Etienne KLEIN, Matière à contredire

(ChampsSciences, Flammarion, 2019)

Après une belle introduction où Etienne Klein explique classiquement les raisons d’être de son ouvrage, nous découvrons une série de petits chapitres, chacun dédié à un aspect de la physique, que l’on pourrait aborder également en termes philosophiques…

Esprit d’ouverture es-tu là ?

Parce que contrairement à Wittgenstein, repris en cela par Bouveresse, EK pense qu’il existe une continuité entre philosophie et physique !

« à la fin de sa vie, Einstein reconnut que sans la lecture des grands penseurs, notamment Hume, Kant, Schopenhauer ou encore Mach, il n’aurait pas eu la force intellectuelle de contester la conception classique de la temporalité. »

(p. 27)

AH ! et sans les philosophes atomistes… n’aurions-nous pas pris du retard en physique ? (p.29) Leurs erreurs et leurs errances ont bien sûr contribué au développement des recherches qui, finalement, ont rendu caduques leur vision de l’atome.

Le passé existe-il quelque part ? et le présent ?

« Dans son Autobiographie intellectuelle, le philosophe Rudolf Carnap rapportait à ce propos une anecdote éclairante :

Un jour, Einstein me dit que le problème du présent le tracassait sérieusement. Il m’expliqua que l’expérience du présent a pour l’homme une signification spéciale qui la différencie radicalement de celle du passé et du futur, mais que cette différence ne peut être mise en évidence au sein de la physique. Que cette expérience ne puisse être prise en charge par la science lui semblait aussi navrant qu’inévitable. Je lui fis remarquer que tout ce qui a objectivement lieu devrait pouvoir être décrit par la science : d’un côté, la succession temporelle des événements peut être décrite par la physique ; de l’autre, l’expérience particulière que l’homme a du temps, y compris ses appréhensions différentes du passé, du présent et du futur, peut être décrite et (en principe) expliquée par la psychologie. Mais Einstein pensait que les descriptions scientifiques ne sont pas faites pour combler nos attentes d’être humains ; qu’il y a quelque chose d’essentiel à propos du présent qui demeure hors du domaine de la science. »

(p. 69-70)

Mais alors le présent nous échappe-t-il ? N’y a-t-il rien ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que le rien ?

Amusant, pour Parménide, le vide n’existe pas. Il est même impensable. Et cet espiègle d’E.K d’ajouter entre parenthèse « ce qui pose tout de même la question de savoir comment il a pu y penser, mais nous n’ergoterons pas ici. » (p. 74)

Parménide, fin du VIème siècle

Epicure, bien sûr, ce génie, avait eu l’intuition du vide, sans lequel nous ne pourrions pas nous mouvoir, explique-t-il (p.78). Aristote en revanche, une fois n’est pas coutume, fut moins inspiré (p. 79) Mais Einstein également ! qui aurait décrété que le vide n’existait pas : « cette affirmation revenait à considérer que la lumière se propage d’elle-même dans le vide, sans avoir besoin d’un quelconque support. » (p.81)

Epicure, IVè-IIIème siècle av JC

Finalement, ce vide que l’on recherche tant : « le vide quantique, l’énergie noire, la constance cosmologique, ou encore le champ scalaire de Higgs […] sont autant d’avatars contemporains de la vieille idée du vide. » (p.83)

Après plusieurs exemples, EK finit par montrer qu’en fait, il n’est pas de vide de rien ; c’est toujours un vide de quelque chose dont il s’agit. 

« En conséquence, évoquer le vide « en l’air », sans insérer le mot dans un tissu d’arguments, de relations et de raisonnements à propos des entités que l’on considère comme réelles, n’a guère plus de sens que de discuter du sexe des anges : c’est parler du vide dans le vide.

Par exemple, selon la physique quantique, le vide n’est pas l’espace vide. Il apparaît rempli de ce qu’on pourrait appeler de la matière « fatiguée », constituée de particules bel et bien présentes mais n’existant pas réellement. »

(p. 89)

On parle alors de particules virtuelles. Pour les faire exister, il faut « leur donner l’énergie qui manque à leur pleine incarnation. » (p. 89) et comment ? « Il y a un moyen […] de réveiller les êtres interlopes qui peuplent le vide quantique : il suffit de faire entrer en collision, au-dessus de leur tête, deux particules de haute énergie. Celles-ci offrent alors gratuitement leur énergie au vide et du coup, certaines particules virtuelles deviennent réelles et s’échappent hors de leur repaire. » (p. 90)

C’est génial non ? On peut faire exister de la matière ! La matière, un peu comme la considérait Aristote, un état avant la forme, un potentiel.

Pour la cause, de l’œuf ou de la poule, la cause est-elle vraiment entendue ? EK passe en revue l’état de la question… ou devrait-on dire DES questions. Je m’arrête sur celles-ci :

« Quel est le statut des lois physique et comment parviennent-elles à s’appliquer aux objets physiques ? » (p.89)

« En langage moderne, cela reviendrait à dire que les équations mathématiques exprimant les lois physiques sont « transcendantes » et non pas immanentes, c’est-à-dire indépendantes de l’univers empirique et que ce dernier n’en constitue qu’une image mobile et imparfaite. Le monde serait en quelque sorte un écho physique dégradé de la pureté mathématique qui le tiendrait sous sa coupe. Mais si tel est le cas, comment le monde des équations parvient-il à structurer « à distance » le monde des phénomènes ? Ou, redit en langage platonicien, comment les formes intelligibles participent-elles aux formes sensibles ? »

(p. 115)

Et si Platon évoque un démiurge… que pouvons-nous aujourd’hui invoquer de satisfaisant ? 

A ce sujet tout de même, notons l’importance que semblait accorder Einstein aux mathématiques, lui qui écrivit : « aucune méthode inductive ne peut conduire aux concepts fondamentaux de la physique. » (p. 121) Et de déplorer que les philosophes du XIXè ne l’aient point compris. 

Plus tard, dans une conférence à Oxford, Einstein s’explique : « L’expérience peut bien entendu nous guider dans notre choix des concepts mathématiques à utiliser, mais il n’est pas possible qu’elle soit la source d’où ils découlent. C’est dans les mathématiques que réside le principe vraiment créateur. En un certain sens, donc, je tiens pour vrai que la pensée pure est compétente pour comprendre le réel, ainsi que les Anciens l’avaient rêvé. » (p. 122)

Et il s’en étonne : « Comment est-il possible que la mathématique, qui est produit de la pensée humaine et est indépendante de toute expérience, puisse s’adapter d’une si admirable manière aux objets de la réalité ? La raison humaine serait-elle capable, sans avoir recours à l’expérience, de découvrir par la pensée seule les propriétés des objets réels ? » (p. 127)

EK de commenter : « Tout s’est passé comme si Pythagore avait fini par détrôner Démocrite. » (p. 127)

Bon moi j’ai ma petite idée sur le sujet ^^ je parlerais volontiers d’homomorphisme entre les structures de la pensée et le monde tel qu’il est donné à voir à ses structures… mais c’est un autre sujet !

En tout cas, la question n’est pas stupide et « l’histoire de la physique montre en effet que certaines crises ont été résolues de façon législative, d’autres par des ajouts ontologiques. » (p. 137)

De manière ontologique, c’est-à-dire en supposant l’existence de quelque chose qui permettrait à la loi physique de bien fonctionner. « Par exemple, on postule qu’il existe une « entité » ou une « substance » non encore découverte dont l’existence permettrait d’annuler le désaccord entre la théorie et l’expérience. » (p. 136)

Et c’est ainsi qu’en 1930, on découvrit le neutrino (la transformation d’un neutron en proton) (p. 137) Quant à la découverte du fameux champs de Higgs, il s’agit « d’une solution à la fois ontologique et législative : elle consistait, d’une part, à postuler l’existence d’un champ quantique emplissant tout l’espace (ajout ontologique), d’autre part à décrire comment les particules élémentaires, effectivement sans masse, interagissant plus ou moins fortement avec ce champ, ce qui a pour effet de ralentir leurs mouvements de la même façon que si elles avaient une masse (ce qui correspond à une nouvelle loi physique qui bouleverse notre façon d’associer particules élémentaires et masse). » (p. 138)

Le monde fait-il bloc avec lui-même ?

Mais revenons à ce qui ne cesse d’étonner les penseurs, Einstein ici nommé : « Comme beaucoup d’autres physiciens, Albert Einstein s’émerveillait de la capacité qu’ont les mathématiques à mordre si efficacement sur la réalité physique. Mais par quoi, se demandait-il, les objets « réels » se caractérisent-ils donc ? » (p. 147)

A partir de 1920, la physique quantique vient bouleverser les questions de la physique et en pose de nouvelles ; elle sème de grands troubles, parmi lesquels : « elle n’accorde par aux atomes (ni aux particules qui les constituent) une position, ni une trajectoire, ni une forme qui soient bien déterminées, ce qui rompt déjà avec le mécanisme un peu simplet des origines de la physique moderne ; ensuite et surtout, elle renonce à faire usage de l’idée, pourtant élémentaire, consistant à attribuer aux particules une réalité qui serait pleinement indépendante de nos moyens de l’observer. » (p. 149)

Le hasard ? Einstein refuse cette hypothèse. (p. 151) « Einstein tenait au réalisme « ordinaire » des physiciens : la physique se doit de défendre l’idée d’un monde réel dont les plus minuscules parcelles existent objectivement […] que nous les observions ou non. » (p. 151)

Une grande discussion s’ensuivit avec Niels Bohr, jusqu’au fameux EPR, l’article conjoint de Einstein, Podolsky et Rosen (1935) dans les détails duquel je serais bien incapable d’entrer, encore moins capable de résumer.

Niels Bohr

Einstein et Bohr se rencontre en 1937 et c’est passionnant… ça vous étonne ?

« En fait, leurs positions respectives étaient irrémédiablement figées. Bohr croyait que la physique quantique était une théorie fondamentale et complète, et c’est sur elle qu’il édifia sa conception philosophique du monde : « c’est une erreur de croire que la tâche de la physique est de découvrir comment est la nature. La physique traite de ce que nous pouvons dire de la nature ». Quant à Einstein, il avait un point de vue rigoureusement opposé. Il fondait sa compréhension de la physique quantique sur la croyance inébranlable en l’existence d’une réalité indépendante de l’observateur. » (p. 159)

De nature apparemment philosophique, le désaccord semblait immuable… et pourtant, dans les années 80, fut mise au point une expérience physique « qui montra que, en l’occurrence, ce sont les prédictions de la physique quantique telle qu’elle est qui sont justes, et non celles des théories alternatives. En définitive, c’est toute la classe des théories réalistes locales qui se trouvait là réfutée. » (p. 162)

Einstein avait tort. Et s’il avait vécu 150 ans, il aurait eu matière à contredire sa pensée (p. 164) Mais bon… nous, simples mortels, avons-nous bien compris de quoi il était question ? L’enquête est encore longue.

Qu’avons-nous compris en somme ?

« Que dans certaines situations, deux particules qui ont interagi dans le passé ont des liens que leur distance mutuelle, aussi grande soit-elle, n’affaiblit pas : ce qui arrive à l’une des deux est irrémédiablement « intriqué » à ce qui arrive à l’autre, par l’entremise d’une connexion étrange, sans équivalent dans le monde ordinaire, car elle ne résulte pas de la transmission d’une information à distance. […] En somme, le tout qu’elles forment d’une part n’a pas de localisation précise, d’autre part est plus que l’ensemble de ses parties. Les différentes parties d’un tel système n’ont pas d’existences indépendantes et les mesures faites sur chacune d’elles peuvent influencer instantanément les propriétés des autres, sans que cela viole les principes de la théorie de la relativité (notamment l’impossibilité de dépasser la vitesse de la lumière) puisque aucun signal n’est échangé entre elles… »

(p. 162)

« Ce phénomène étrange, qu’on appelle la « non-séparabilité » ou la « non-localité », impose de renoncer définitivement à interpréter la physique quantique dans le sens des idées d’Einstein. »

(p. 163)

Et nous finissons avec une longue citation de Bernard d’Espagnat, le maître en philo-physique d’Etienne Klein (p. 19), qui propose une adhésion contemporaine aux thèses de Plotin, une voie entre matérialisme et idéalisme.

« Choses et événements sont, en dernière analyse, des apparences. Des ombres que l’on discerne sur la paroi de la caverne. Mais comme tout ombre, ce sont des ombres de… On voit ainsi que je rejette aussi bien le matérialisme (car ce sont des ombres) que l’idéalisme intégral (puisque ce sont des ombres de…). Une de mes divergences d’avec le mythe platonicien consiste en ce que pour moi ces ombres sont toutes ombres d’une réalité unique, indivisible, même par la pensée, en parties. Autrement dit, hors de l’espace et sans doute aussi du temps. Cette réalité, qui se rapproche finalement qu’une peu de l’Un de Plotin, est ce que j’appelle « la réalité indépendante » ou « le réel ».

(p. 166)

Sur ce, je vous laisse méditer… mais pas extrapoler ! 😉

La Grèce antique à la découvert de la liberté, de Jacqueline de Romilly

Un livre incontournable pour appréhender la liberté dans la Grèce antique, là où peut-être une partie de ce que l’on entend aujourd’hui y nait, pourtant dans un contexte bien différent.

En effet, ce qui m’a d’abord frappée, en lisant ce livre de Jacqueline de Romilly, c’est le contraste avec notre façon de vivre notre liberté chérie aujourd’hui en occident : le citoyen athénien n’est libre qu’au sein de la cité ! À l’extérieur d’Athènes, à l’extérieur de la civilisation qui est la sienne, il est en proie à tous les dangers, et notamment le pire : devenir un esclave !

La liberté est donc à comprendre, au premier chef, comme un statut opposé à celui d’esclave, et garanti par l’appartenance à la cité – si toutefois vous n’êtes pas un esclave des athéniens – cité en dehors de laquelle vous prenez le risque énorme d’être fait esclave !

C’est donc l’idée que JdR développe dans son premier chapitre, intitulé l’expérience première :

« La notion d’homme libre se définit d’abord de la façon la plus simple et la plus concrète : celui-là est libre qui n’est pas esclave. Mais cette idée, d’où est parti Max Pohlenz dans son étude sur La Liberté grecque, prend dès que l’on regarde les textes, un relief tout autre. Car l’expérience première, qui a ému et terrifié les Grecs, n’est pas celle d’une différence sociale, qu’ils avaient toujours connue, ainsi que la plupart des peuples, mais la possibilité, par la guerre et par la défaite, de devenir esclave. » (p.23)

Les textes dont parle JdR sont, par exemple, l’Iliade, où le mot « libre » n’apparaît que 4 fois, seulement dans le contexte de la menace de la perdre (p. 23-24)

Quelques anecdotes et rappels dans ce chapitre : 

*Notre célèbre Platon connut l’esclavage. Lors de son premier voyage en Sicile, il fut arrêté et vendu sur le marché d’Egine où il fut racheté et libéré par un homme de Cyrène. (p. 25)

*Solon, un des plus célèbres hommes politiques de Grèce antique, avait aboli l’asservissement pour dettes ; nous comprenons donc que jusqu’alors, il était possible de devenir esclave parce qu’endetté. (p. 25)

* Le vaste sujet des femmes : à l’issue des guerres, les hommes étaient tués, mais les femmes étaient rendues esclaves.

Or, pour elles comme pour les hommes, c’est carrément l’horreur et la honte : l’esclave est le repoussoir absolu. Être un esclave est une grande infamie : « C’est le fait d’un esclave, de ne pas dire ce que l’on pense ! » trouve-t-on dans les Phéniciennes, 392. (p. 29)

Regardons de plus près l’étymologie de LIBRE telle que la souligne JdR :

« L’étymologie admise pour le mot signifiant « libre » en grec, […] semble l’appartenance au groupe de croissance, à la souche, au « gens ». C’est en effet quand on perdait cette appartenance que se perdait l’essentiel, et tout ce qui fait le prix de l’existence – à savoir la liberté. » (p. 28)

De l’indo-européen commun *h₁leudʰ qui a également donné līber en latin, людинъljudinŭ (« homme libre ») en vieux slave, et leōd en anglo-saxon. Que l’on retrouve dans LEUTE, « les gens », en allemand.

Oui, hors du groupe, on n’est rien, on n’est justement pas libre, et voilà une conception bien différente de la nôtre !

Les Grecs dépendent donc fortement de la Cité. Si la Cité est perdue ou rendue esclave, les citoyens aussi. Les Grecs se battent donc avant tout pour leur Cité, pour qu’elle demeure libre.

C’est bien ce qui étonne Xerxès : les athéniens ne se battent pas pour un roi, mais pour la liberté de leur Cité et pour le maintien de leur loi. En effet, si les athéniens acceptent d’être soumis, c’est à leur loi… pas à un maître. Ecoutons-le, d’après Hérodote (VII, 103) :

« Comment mille hommes, dix mille, cinquante mille même, tous également libres et qui n’obéiraient pas à un chef unique, pourraient-ils tenir tête à une telle armée ? […] S’ils obéissaient à un seul homme comme chez nous, la peur du maître leur inspirerait peut-être plus de courage que la nature ne leur en a donné ; le fouet les contraindrait à marcher, même peu nombreux, contre des forces supérieures aux leurs. Si on les laisse agir librement, ils ne sauraient faire ni l’un ni l’autre. » (p. 40)

Or les Grecs, justement, s’enorgueillissaient de cette différence : « Aux barbares, il convient que les Grecs commandent et non, ma mère, les barbares aux Grecs ; chez eux, c’est l’esclavage et nous, nous sommes libres. » (Iphigénie à Aulis, 1384-1401)

Nous le comprenons donc, être libre, pour un athénien de l’antiquité, ce n’est pas pouvoir sortir quand on veut ou acheter ce qu’on veut, c’est avant tout ne pas être un esclave et ne pas avoir de maître. Surtout pas un maître étranger.

Dans un deuxième chapitre cependant, intitulé Deuxième découverte : la liberté démocratique, JdR présente comment la liberté est garantie par la loi, à l’intérieur de la cité. Elle souligne ce parallèle, suivant lequel :

  • Pour exprimer la liberté politique, la liberté de la Grèce vis-à-vis des puissances étrangères, nous avons Hérodote et Eschyle, l’historien et le tragique.
  • Pour rendre compte de la liberté démocratique, celle qui peut régir les rapports entre citoyens, nous avons Thucydide et Euripide, l’historien moderne et le tragique plus récent.

En effet, apparaît alors le concept d’égalité, qui s’avère consubstantiel de celui de liberté. La liberté est garantie dans le cadre de l’égalité par la loi et de l’égalité du droit de parole :

Chez Thucydide, on peut lire : « Quand les lois se trouvent écrites, pauvres et riches ont mêmes droits. Le faible peut répondre à l’insulte du fort, et le petit, s’il a raison, vaincre le grand. » (p. 58)

JdR propose une analyse : « Relisons le texte : quand il parle d’égalité entre le riche et le pauvre, c’est déjà de cela qu’il s’agit. Le mot à mot, l’enchaînement des idées : tout le confirme. Le texte dit en effet : « le peuple gouverne grâce à des fonctions annuelles exercées à tour de rôle, sans attribuer la plus grande part au riche, car le pauvre a mêmes droits. » Et, de même lorsque le texte de Thucydide montre la part faite au pauvre, c’est à l’exercice des droits politiques qu’il pense : « Inversement, la pauvreté n’a pas pour effet qu’un homme, pourtant capable de rendre service à l’État, en soit empêché par l’obscurité de sa situation. » Dans les deux textes, il s’agit du droit d’intervenir à l’Assemblée, du droit de décider – droit qui fait, aux yeux des Athéniens d’alors, que l’on n’a pas un maître, et donc que l’on est libre. » (p. 59)

Grâce à la loi et au droit, deux libertés sont assurées : 

  • La liberté de parole : le faible peut répondre à l’insulte du fort.
  • La liberté de pensée : « On pouvait en effet, à Athènes, penser ce que l’on voulait et accueillir des divinités étrangères. Mais il y eut, au début de la guerre du Péloponnèse, de nombreux procès d’impiété ; les sophistes furent parfois poursuivis et, à la fin de la guerre, Socrate fut condamné à mort sous le motif qu’il corrompait la jeunesse et qu’il ne reconnaissait pas les dieux de la cité : il en introduisait de nouveaux. » (p. 64)

Oui… c’est pas encore la laïcité quand même ! ^^

Mort de Socrate, par Jacques-Louis David (1787)

Néanmoins, comme en témoignent les extraits analysés dans les chapitres suivants, une certaine tolérance semble être de mise, grâce à laquelle les citoyens jouissent d’une certaine liberté.

Chez Thucydide encore (II, 37, 2) « Nous pratiquons la liberté, non seulement dans notre conduite d’ordre politique, mais pour tout ce qui est suspicion réciproque dans la vie quotidienne : nous n’avons pas de colère envers notre prochain, s’il agit à sa fantaisie, et nous ne recourons pas à des vexations, qui, même sans causer de dommage, se présentent au-dehors comme blessantes. » (p. 70)

Tout le monde vit librement, mais le respect des lois empêche de faire l’illégal. (Thucydide, II, 37, 3) (p. 73)

Malgré notre admiration pour la démocratie athénienne, il faut cependant noter qu’elle fut renversée, à deux reprises, par deux oligarchies : celle des 400 et celle des 30, chacun de ces deux régimes oligarchiques n’ayant duré qu’1 an.

Si Socrate a été mis à mort sous la démocratie, Théramène, lui, fut mis à mort de façon très arbitraire sous l’oligarchie, alors même qu’il en avait fait partie, selon de Xénophon. 

Théramène

C’est inspiré par ce problème, ou ce dilemme, oligarchie ou démocratie, que Platon écrit les Lois et La République, où il développe son projet idéal. À sa suite, Aristote analyse les différents systèmes et propose le classement suivant des 6 régimes connus :

Trois sont « droits » : monarchie, aristocratie et régime politeia (soit constitutionnel – parfois traduit pas « République »)

Trois sont « déviés » : tyrannie, oligarchie, démocratie.

Il faut comprendre alors qu’ici, la démocratie est comprise comme « le règne tyrannique du parti populaire ». À cela, Aristote préfère la politeia, sorte de mélange entre démocratie et oligarchie, régime constitutionnel au sein duquel on ne parle plus vraiment de liberté (eleutheria) mais plutôt de droits.

Cette réflexion autour de la démocratie amorcée au Vè, poursuivie au IVè, se retrouve chez Cicéron, à la Renaissance et jusque chez Montesquieu, avec ses trois régimes et ses principes qui les sous-tendent, jusqu’à Tocqueville sur La Démocratie en Amérique. « Les orientations se renouvellent, mais les questions majeures viennent de ce moment de malaise qu’a connu la démocratie athénienne quand elle a vu la liberté, poussée trop loin, lui éclater au visage et créer un désastre. » (p. 134)

JdR écrit alors cette étonnante phrase : « Cette recherche des remèdes ne se réclamait pas de la liberté : les Grecs n’ont jamais connu l’hypocrisie de nos propagandes modernes. » (p. 131), dévoilant alors le regard qu’elle portait en 1989 – date d’édition du livre – sur nos sociétés luttant pour une liberté dont elles auraient perdu, peut-être, le sens ?

Chez les Grecs, cependant, la liberté a une saveur toute particulière, qu’elle prend notamment à l’épreuve des guerres, de l’asservissement à des étrangers ou à ses propres passions ; ces événements entraînent une nouvelle réflexion sur la liberté intérieure, qui va occuper les derniers chapitres du livre de JdR.

Elle commence d’abord par souligner comme, au travers de l’usage du mot, on note des connotations et associations d’idées qui en disent long sur les aspects moraux : la liberté est vertu parce qu’elle permet la franchise, la générosité et le courage. Elle implique des qualités d’aisance, de cœur, de désintéressement. (p. 143)

On peut d’ailleurs critiquer un comportement en le jugeant « indigne d’un homme libre » (p. 142)

A l’inverse, en toute logique, une éducation d’esclave rend menteur et hypocrite.

Néanmoins, on peut être esclave de soi-même, on peut être esclave de ses propres désirs.

Les passions commencent à être perçues clairement comme une servitude. (p. 144)

Ce sont les exemples que nous donne à voir Euripide, à travers Médée, Phèdre, Agamemnon.

On retrouve cette lutte à mener contre soi-même chez Platon, malgré sa défiance affichée bien souvent à l’égard de la liberté. Cette lutte intérieure est décrite dans Le Phèdre : on imagine un attelage conduit par la raison et comportant deux chevaux, dont l’un obéit au cocher tandis que l’autre n’écoute que ses désirs. » (p. 147) – cela me rappelle le yoga , dont l’étymologie est la même que le joug, et qui est justement développé dans la Bhagavad-gîtâ : Arjuna va en guerre, et Krisna est son cocher.

Or, cette maîtrise de soi devient liée à l’idée de liberté pour en devenir même une condition :

« à partir de Socrate, elle est présente chez tous ; et elle s’impose avec force. Obéir à la raison, comme, en politique, obéir à la loi, c’est s’assurer le pouvoir en soi comme le citoyen se l’assure dans la cité. La raison, en somme, est gage de liberté. » (p. 147)

Deux traits commencent à poindre :

  1. « Certaines âmes peuvent maintenir leur liberté en dépit des circonstances – en dépit de la mort. » (p. 148) « l’indifférence du sage à ce qui relève du sort, son indifférence à la fortune, son acceptation de la mort. »
  2. Importance grandissante du libre choix : le droit commence à distinguer les fautes volontaires ou involontaires.

La mort de Socrate, en homme libre, secoue son temps et entraîne des bouleversements chez les intellectuels. Ce mouvement contribue à nourrir les bases du stoïcisme, III siècle av JC, Zénon, Cléanthe et Chrysippe.

Cependant, un siècle auparavant, Diogène, contemporain d’Aristote, choquait déjà tout le monde en poussant son indépendance des passions au plus loin : « le mépris des biens extérieurs lui faisait mépriser non seulement le luxe et les honneurs, mais la propreté, l’usage des maisons, le fait de boire dans une coupe… Tout cela était esclavage à ses yeux. » (p. 150)

Diogène le cynique (et des chiens ^^)

« C’est en effet Épictète, le grand stoïcien de l’époque de Néron, qui, recommandant cette liberté intérieure qui consiste à ne pas s’émouvoir pour ce qui ne dépend pas de nous, donne en exemple Diogène et cite longuement un beau texte où Diogène aurait présenté Antisthène comme celui qui l’a « libéré ». Il raconte en effet comment Diogène, capturé et vendu comme esclave, garda l’âme sereine, indifférent au lieu où on l’emmenait. « Voilà, dit Épictète, comment on acquiert la liberté. » Et, il continue, parlant de Diogène : « Aussi disait-il : « Depuis qu’Antisthène m’a libéré, je n’ai jamais subi l’esclavage. » Comment le libéra-t-il ? Écoute ce qu’il dit : « Il m’a appris ce qui est à moi et ce qui n’est pas à moi. La propriété n’est pas à moi, parents, proches, amis, réputation, lieux familiers, conversations avec les hommes, tout cela m’est étrangers. » Qu’est-ce donc qui est à toi : « L’usage des représentations (ou des idées). Il m’a montré que cet usage, je le possède inviolable et soustrait à toute contrainte. Personne ne peut me faire obstacle, personne ne peut me forcer à user de mes représentations autrement que je le veux. Qui donc a encore pouvoir sur moi : Philippe, Alexandre, Perdiccas, ou le Grand Roi ? Comment l’auraient-ils ? Pour être asservi à un homme, il faut l’être bien avant par les choses… » Dès lors, quiconque ne se laisse dominer ni par la souffrance, ni par la gloire, ni par la richesse (…), de qui un tel homme est-il encore esclave, de qui est-il sujet ? » (p. 152)

Il n’est pas inutile de rappeler que les esclaves étaient légion. Notons même qu’Antisthène était fils d’une esclave thrace tandis qu’Épictète lui-même était un esclave phrygien. 

Cette liberté intérieure, recherchée et peut-être acquise par les stoïciens, entre autres philosophes, pouvait conduire Diogène ou Aristippe, l’un des fondateurs de l’hédonisme, à se revendiquer citoyen du monde. Ne nous y trompons pas cependant : ils faisaient bel et bien scandale et figures d’exception dans un monde où demeure tout de même prégnant, durant toute l’antiquité, l’antagonisme des Grecs contre le reste du monde. Les efforts d’union, bien que notables, « visent toujours une union des Grecs, parents entre eux, contre les barbares. Et les ligues elles-mêmes auront toujours pour toile de fond cet antagonisme. » (p. 161)

Comme le conclut JdR partiellement, « Liberté des peuples, liberté des citoyens, liberté intérieure des consciences ; tout se suit. » (p. 164) et tout s’imbrique.

En guise de conclusion elle choisit alors de revenir sur cette notion de destin, avec laquelle le concept de liberté doit toutefois composer. Pour un stoïcien, comme on l’a vu, il s’agira de ne pas être affecté par son destin, auquel on ne peut échapper. Mais depuis quelques siècles déjà, les témoignages d’une destinée implacable, voulue par les dieux, sont nombreux dans les œuvres grecques, les épopées comme les Tragédies. S’y trouve alors conciliée cette apparente contradiction entre le destin et ces conceptions émergentes de la liberté, et notamment d’un certain libre arbitre que l’on voit poindre à travers la notion de choix, comme on en voit de nombreux exemples dans les tragédies, aussi curieux que cela puisse paraître – Antigone évidemment, entre autres. On trouve exprimée et revendiquée comme telle une part de libre arbitre et de choix, y compris dès l’Iliade et l’Odyssée. Si l’on demeure loin du fatalisme que l’on trouve dans d’autres civilisations – je pense au dharma des indiens – et, s’il est question de liberté politique, il n’est tout de même pas question de liberté devant les dieux.

« On cherche à plaire aux dieux ; on les redoute ; mais, le plus souvent, ce souci même confirme la part de responsabilité qui reste toujours à l’homme. » (p. 173) et je reprends ici cette remarque de JdR en guise de conclusion : « Dire avec précision où passait la frontière serait bien difficile. Les Grecs ne se posaient pas ces problèmes comme nous avons appris à le faire. En plus, ils ont certainement varié selon les époques, selon les individus, peut-être selon les heures. Savons-nous bien nous-mêmes, avec certitude, ce que nous pensons en la matière ? Nous avons remplacé le destin par le poids de l’histoire et de la société, des hérédités et des gènes, ou bien des traumatismes de l’enfance, mais les choses sont-elles plus claires ? » (p. 172)

Sorcières, la puissance invaincue des femmes, de Mona Chollet

A l’évidence, il ne s’agit pas là d’un travail d’historien, ni même d’un travail universitaire. Il est d’ailleurs curieux que ce livre ait tant été attaqué sur ce point. Voici deux critiques :

(rapide et expéditive) Lettres It Be : Sorcières de Mona Chollet : la pire escroquerie féministe du 2019 ?

(plus longue et argumentée), sur mediapart et avec l’historienne Catherine Kikouchi, cliquez ici.

Le livre de Mona Chollet est davantage un recueil de pensées personnelles, d’élucubrations parfois, de sur-interprétations sûrement, ce dans le but d’illustrer le thèse de Silvia Federici, Caliban et la sorcière, elle aussi largement critiquée, ici par exemple.

Le livre de Mona Chollet ressemble à un mille-feuilles argumentatif doublé d’un cherry picking assez fou-fou, allant même jusqu’à piocher dans les séries télévisées ou des livres pour enfants (Floppy, p. 9, dès le début), comme si ces illustrations d’idéologie certes en cours étaient représentatives du réel en passant par les souvenirs d’enfance de l’auteur ou certaines expériences de journaliste :

« Par bien des aspects, je suis stupide.

En toutes circonstances, et depuis toujours, s’il s’agit de poser une question idiote, ou de faire une réponse totalement à côté de la plaque à une question, ou de formuler un commentaire absurde, à tous les coups je suis la femme de la situation. Il m’arrive de surprendre un regard incrédule posé sur moi et de deviner ce que cette personne est en train de se dire : « pourtant il paraît qu’elle écrit des livres… » ou « la vache, ils engagent vraiment n’importe qui, au Monde diplomatique… ». J’en retire le même sentiment de honte que si j’avais trébuché et effectué un vol plané avant de m’écraser au sol sous les yeux d’une assemblée ébahie (chose que, par ailleurs, je suis parfaitement capable de faire aussi). » (p. 177)

Donc voilà, nous y sommes. Tout est dit. Inutile de s’acharner. 

Les pires passages concernent à mes yeux l’extrapolation des résultats de la physique quantique, largement inspirée voire directement reprise de Starhawk (et si répandue de nos jours, malheureusement). Par exemple :

« Quand un système d’appréhension du monde qui se présente comme suprêmement rationnel aboutit à détruire le milieu vital de l’humanité, on peut être amené à remettre en question ce qu’on avait pris l’habitude de ranger dans les catégories du rationnel et de l’irrationnel. De fait, la vision mécaniste du monde témoigne d’une conception de la science désormais caduque. Les découvertes les plus récentes, au lieu de les renvoyer dans le domaine du farfelu ou du charlatanisme, convergent avec les intuitions des sorcières. « La physique moderne, écrit Starhawk, ne parle plus des atomes séparés et isolés d’une matière morte, mais de vagues de flux d’énergies, de probabilités, de phénomènes qui changent quand on les observe ; elle reconnaît ce que les chamans et les sorcières ont toujours su : que l’énergie et la matière ne sont pas des forces séparées mais des formes différentes de la même chose. » (p. 30)

Alors moi je ne sais toujours pas comment on peut prétendre, d’une part, comprendre la physique quantique sans être physicien ; d’autre part, une fois qu’elle n’est donc pas vraiment comprise, établir des analogies entre cette chose mal comprise et d’autres qui demeurent aussi mystérieuses et plurielles que le sont les connaissances des chamans et sorcières.

Je n’adhère pas non plus à cette revendication qui se veut féministe et qui explique que « la » femme est du côté du sensible et l’homme du rationnel ; que la raison serait masculine et qu’en tant que telle, elle aurait étouffé ou attaqué les voix autres et proprement féminines (lesquelles ?) de la connaissance (pp. 180-185). Que la raison et les mathématiques soient typiquement l’apanage des hommes, c’est ce que certains d’entre eux aimeraient nous faire croire, empêtrés qu’ils sont dans leurs problèmes d’égo blessé.

Malgré tout, je vais vous faire part des petites « cerises » que j’ai trouvées par ci par là et qui m’ont fort interpellée.

Les tortures et les mises à mort :

D’abord, des choses horribles… connaissez-vous les piqueurs ?

« Après leur arrestation, les accusées étaient dénudées, rasées et livrées à un « piqueur » qui recherchait minutieusement la marque du Diable, à la surface comme à l’intérieur de leurs corps en y enfonçant des aiguilles. N’importe quelle tache, cicatrice ou irrégularité pouvait faire office de preuve et on comprend que les femmes âgées aient été confondues en masse. Cette marque était censée rester insensible à la douleur. » (p. 18)

Bon, sur la page wikipedia dédiée à l’inquisition, je n’en trouve pas de trace… 

Ni même à la page torture

Mais on en parle ici, sur Raconte-moi l’histoire !

En recherchant la fameuse Yolande dont il est question ci-dessus, et qui aurait été piquée, notamment parce que son crâne était dépigmenté, puis brûlée vive, je trouve dans la liste des victimes de chasses aux sorcières quelques faits affreux :

Même si le XVIIè chrétien semble être le plus meurtrier, et de loin, notons tout de même qu’en 2005, sœur Irina a été crucifiée, en Roumanie, soupçonnée qu’elle était d’être possédée par le diable ! En 2010, Fawza Falih, en Arabie saoudite, condamnée à être décapitée pour sorcellerie et cruauté sur les animaux, serait finalement décédée en prison d’un étouffement accidentel, selon les autorités saoudiennes. Amina bint Abdul Halim bin Salem Nasser, toujours en Arabie saoudite, a elle bel et bien été décapitée en 2011 pour sorcellerie.

Bref. Et je n’ai pas trouvé Yolande. ^^

Autre instrument traumatisant :

 (p. 156) « Au XVIè siècle, en Angleterre et en Écosse, l’insolence féminine était également punie au moyen de la « bride de mégère » ou « bride de sorcière » : un dispositif métallique qui enserrait la tête, muni de piques qui transperçaient la langue au moindre mouvement. »

Voilà de quoi bien vous donner envie de couper la parole tout le temps et en tout lieu aux hommes. Et ça, c’est fort documenté !

La lutte politique des femmes

Plus subtiles, dans le cadre des premières luttes politiques féministes aux États-unis, les différences entre les femmes noires et les femmes blanches.

« les femmes noires, descendantes d’esclaves, n’avaient jamais été soumises à l’idéal de domesticité dénoncé par Betty Friedan (auteur de la Mystique féminine 1963). Elles revendiquaient fièrement leur statut de travailleuse, comme l’avait théorisé dès 1930 l’avocate Sadie Alexander, première africaine-américaine à décrocher, en 1921, un doctorat en économie. L’impressionnante Annette Richter, par exemple, qui a le même âge que Gloria Steinem et qui, comme elle, a vécu essentiellement seule et est restée sans enfants, aurait sans doute mérité de devenir une figure aussi célèbre qu’elle. » (p. 45)

Oui, c’est vrai, en effet, Annette Richter semble bien difficile à retrouver sur le net… contrairement à Gloria Steinem.

Un combat intéressant qui nous agita nous aussi, en Europe, le combat pour la disparition du « Mademoiselle », chez nous, avait une allure bien plus pertinente outre-atlantique, à  mon avis. Là-bas, il s’est agi de se battre pour un MS qui ne correspond ni à Madame, ni à Mademoiselle. Pas mal non ? A quand notre Madamelle ?

(p. 48) « Choisissez MISS et vous voilà condamnée à une immaturité infantile. Choisissez MRS et vous voilà condamnée à être le bien meuble d’un type. Choisissez le MS et vous devenez une femme adulte pleinement responsable de sa vie. »

à propos des enfants !

A propos de notre injonction à être mère, si pénible et lourde pour beaucoup, le témoignage fort touchant de Simone de Beauvoir (p. 113) dans la Force de l’âge (1960) : « Mon bonheur était trop compact pour qu’aucune nouveauté pût m’allécher. […] Je ne rêvais pas du tout de me retrouver dans une chair issue de moi. […] Je n’ai pas eu l’impression de refuser la maternité ; elle n’était pas mon lot ; en demeurant sans enfant, j’accomplissais ma condition naturelle. »

Celui-ci suivi de témoignages de femmes qui ne voulaient pas d’enfants, qui m’ont particulièrement interpellée !

L’actrice Anémone témoigne : « je me suis fait un enfant dans le dos. » pour exprimer à quel point les contraintes n’avaient pas été envisagées : « Faut compter vingt ans, dit-elle. Après le bébé tout rond, il y a l’enfant qui devient osseux et qu’il faut inscrire et emmener à des petits cours de tout et n’importe quoi. C’est usant, la vie file et ce n’est plus la vôtre. » La journaliste Françoise Giroud, elle aussi, disait de son fils : « Du jour où il est né, j’ai marché avec une pierre autour du cou. » (pp. 122-123)

Elle évoque aussi les critiques qui ont fondu sur Virginia Woolf entre autres, ces femmes à qui on reproche de ne pas avoir enfanté ou que l’on soupçonne toujours d’avoir été frustrée de ne pas avoir enfanté. (pp. 115-120) : emmerde-t-on autant les hommes avec ces questions ?

Nicholas Nixon

Je ne connaissais pas Nicholas Nixon (p. 148) que je découvre grâce à ce livre. Incroyable ce travail minutieux, patient et cette persévérance dont si peu d’entre nous sont capables !

« Aux antipodes de cette logique, le photographe américain Nicholas Nixon réalise chaque année depuis 1975 un portrait de groupe en noir et blanc de son épouse, Bebe Brown, et de ses trois soeurs, Heather, Mimi et Laurie. Il documente ainsi sereinement leur vieillissement, le montrant comme un objet d’intérêt et d’émotion, laissant imaginer l’état intérieur de chacune, leurs relations les unes avec les autres, les événements qu’elles ont traversés. « Nous sommes chaque jour bombardés d’images de femmes, mais les représentations de femmes qui vieillissent de manière visible restent trop rares, observe la journaliste Isabel Flower. Plus étrange encore, des femmes dont nous savons bien qu’elles ont vieilli nous sont montrées suspendues dans une jeunesse chimérique, flirtant avec le bionique. Nicholas Nixon, lui, s’intéresse à ces femmes en tant que sujets, et pas seulement en tant qu’images. Ce qu’il veut, c’est montrer le passage du temps, et non le défier. Années après années, ses photographies des sœurs Brown en sont venues à rythmer l’avancée de nos propres vies. » (p. 148)

Puis je découvre un livre qui mériterait d’être étudié, celui de Matilda Joslyn Gage, Woman, Church and State , qui date du XIXème siècle ! 

« Ce furent les sorcières qui développèrent une compréhension approfondie des os et des muscles, des plantes et des médicaments, alors que les médecins tiraient encore leurs diagnostics de l’astrologie. » Autrement dit, l’audace, la clairvoyance, le refus de la résignation et l’arrachement aux vieilles superstitions n’étaient pas forcément du côté que l’on croit. « Nous avons des preuves abondantes du fait que les prétendues « sorcières » figuraient parmi les personnalités les plus profondément scientifiques de leurs temps », écrivait déjà Matilda Joslyn Gage en 1893. Les associer au Diable signifiait qu’elles avaient outrepassé le domaine auquel elles étaient censées se cantonner, et empiété sur les prérogatives masculines. « La mort par torture était la méthode de l’Église pour réprimer l’intellect des femmes, la connaissance étant considérée comme maléfique entre leus mains. » (p. 218)

Je reste perplexe en lisant « des preuves abondantes »… ^^

Et pour finir, j’aimerais beaucoup lire cette parodie dont il est plusieurs fois question dans le livre : La femme et le docteur Dreuf, de Mare Kandre.

The Flower of Suffering, par Nuria Scapin (Extraits)

Sous-titre : Théologie, Justice et le cosmos chez Eschyle : Orestie et pensées des Présocratiques

Pour mieux comprendre comment étaient conçues la Justice et la Nécessité chez les philosophes présocratiques, j’ai entrepris la lecture d’une trentaine de pages du livre de Nuria Scapin, The Flower of Suffering, éditions De Gruyter.

Il s’agit du chapitre 5, intitulé « Justice cosmique et métaphysique des opposés : Anaximandre, Héraclite et Parménide » (Cosmic Justice and the Metaphysics of Opposites : Anaximander, Heraclitus and Parmenides), lui-même intégré dans la deuxième partie de la thèse, intitulée « Justice cosmique ; entre métaphysique de l’harmonie et métaphysique du conflit » (Cosmic Justice : between Metaphysics of Harmony and a Metaphysics of Conflict)

Ce cinquième chapitre est divisé en 4 parties, se rapportant chacune à l’étude en contexte du mot δίκη dikè, qui signifie en grec « usage, manière d’être ou d’agir » mais aussi « ce qui sert de règle, droit, justice ».

  • Dikè (justice) dans la période archaïque
  • Dikè comme une métaphore de l’ordre cosmique
  • La métaphore étendue : la notion de justice cosmique
  • Dikè, nécessité et les opposés dans le poème de Parménide
Eschyle

En préambule, NS note que le sens du mot dikè, pour un grec ancien, dépasse le strict cadre de la réparation des injustices pour concerner également l’ordre naturel. La thèse de NS, dans un plus large objectif, contribue à montrer que chez Eschyle, on trouve l’illustration d’une conception de cette justice divine, en quelque sorte, à double tête.

1. Dikè (justice) dans la période archaïque

Grâce au travail de Gagarin, l’on peut comprendre la véritable contribution des présocratiques à l’élargissement du champ sémantique de dikè. On peut le comprendre comme évoquant, au sens le plus large, une force universelle. Mais reprenons les choses dans un ordre chronologique.

* Chez Homère, dikè signifie généralement un principe de correction d’une situation jugée inique, une sorte de rééquilibrage.

* Chez Hésiode et Solon, nous assistons sans aucun doute à une élargissement du sens : dikè est alors mis en relation avec le concept social de bien-être, l’acquisition vertueuse de richesse et la prospérité. Ces auteurs ne s’arrêtent pas à décrire ce qu’est dikè, mais vont jusqu’à décrire ce qu’elle devrait être. 

Chez Solon en particulier, dans un contexte de mesures politiques et législatives, la justice est ce qui freine les excès des individus et crée un équilibre à Athènes.

Difficile de savoir ce que Solon doit à Hésiode. La conception de la justice chez Solon marque tout de même un tournant par rapport à ce qu’on trouve chez Hésiode. Solon semble croire à la cohérence de l’intervention de la justice tandis qu’Hésiode l’appelle de ses vœux.

2. Dikè comme une métaphore de l’ordre cosmique

Il s’avère important pour la suite de bien comprendre en quel sens l’on peut envisager dikè comme métaphore. Il ne s’agirait pas ici d’une figure de style mais plutôt d’un processus de pensée qui repose sur les mêmes plans que les métaphores du quotidien, ce type d’images, qui reflète un passage à l’abstrait et repose sur un ensemble d’expériences partagées par des gens de même culture.

Dans ce cadre, on remarque que le mot justice a plusieurs sens : cas, procès, peine, réparation, jugement, justice etc. La relation entre ces termes pourrait bien être de nature métonymique. C’est en tout cas un tel fond sémantique que pouvaient avoir à l’esprit les Présocratiques quand il s’approprièrent le mot dikèen un sens nouveau.

Bien sûr, pour le montrer, les sources sont maigres et nos fragments des présocratiques si peu nombreux. Néanmoins, NS en analyse quelques-uns que nous n’allons pas tous retranscrire.

Dikè

Néanmoins, ce fragment d’Anaximandre DKA9B1 est suffisamment célèbre pour qu’on s’y attarde un peu :

ἐξ ὧν δὲ ἡ γένεσίς ἐστι τοῖς οὖσι͵ καὶ τὴν φθορὰν εἰς ταῦτα γίνεσθαι κατὰ τὸ χρεών διδόναι γὰρ αὐτὰ δίκην καὶ τίσιν ἀλλήλοις τῆς ἀδικίας κατὰ τὴν τοῦ χρόνου τάξιν

Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité ; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps 

NS compare ce fragment avec un autre, de Solon (12W)

ἐξ ἀνέμων δὲ θάλασσα ταράσσεται . ἢν δέ τις αὐτὴν μὴ κινῆι, πάντων ἐστὶ δικαιοτάτη.

La mer est perturbée par les vents, mais si personne ne la dérange, elle est la plus juste de toutes les choses. 

Ici, il faut comprendre dikè au sens de loi de la mesure qui impose des restrictions ou des limites à ne pas dépasser. Mais tandis qu’Anaximandre s’attache à une métaphore complexe du phénomène physique du changement dans le monde naturel, Solon emprunte une image naturelle – la mer – pour l’appliquer ensuite à la politique.

Ce qui est intéressant, c’est que la nature est chargée d’une notion de balance ou de réciprocité. La mer est juste, uniforme, équilibrée, quand elle n’est pas perturbée.

Ce fragment d’Anaximandre est resté très célèbre et de multiple fois interprété. Anaximandre pensait peut-être aux phénomènes météorologiques qui alternent ou aux qualités opposées. Peut-être concevait-il un monde où luttaient des choses caractérisées par une nature intrinsèquement belligérante ? Mues par elles-mêmes ou une force supérieure ? Cela reste un objet de controverse.

Quelle est la relation entre la justice et l’Illimité (en grec, apeiron) ? Aucune ? Ou bien l’Illimité pourrait-il contrôler le processus de la justice, mais indirectement ? Ou encore l’Illimité serait-il continument et activement impliqué dans le processus de Justice ?

Dans le fragment d’Anaximandre, la justice et l’injustice peuvent être mis en relation avec la naissance et la destruction. L’excès qui pourrait dérégler l’équilibre présupposé serait châtié.

Il y aurait donc la vision d’une régulation autonome et d’un ordre naturel immanent.

Ici, d’après Vernant, l’Illimité aurait plutôt la fonction de médiateur. Il impose la même dikè à chaque individu comme une loi commune.

Le temps dont il est question, comment l’interpréter ? Est-ce la figure presque divine du Temps ? Certains chercheurs récents s’opposent à cette interprétation. L’Illimité a déjà le rôle de garant du décret / ordre cosmique. Le Temps ne semble pas avoir ce rôle chez Anaximandre.

Bien qu’il soit difficile de déterminer si Anaximandre concevait déjà dikè elle-même comme quelque chose de plus qu’un des éléments inclus dans une métaphore complexe et comme une loi universelle spécifique, il l’a certainement transférée, à travers une pensée métaphorique, à la sphère cosmologique. Sans aucun doute, sa façon de voir la genèse et le fonctionnement du cosmos diffère des travaux poétiques hésiodiques par exemple, en cela qu’il adopte une approche réductive et naturaliste. Anaximandre se détache des explications divines à caractère anthropomorphique pour atteindre davantage d’abstraction philosophique. Par conséquent, même si on ne peut guère avancer beaucoup au sujet d’Anaximandre, on peut toutefois reconnaître, avec Kahn (1960, 8) qu’il s’agit là de l’expression la plus ancienne d’une vision grecque du monde naturel comme un cosmos organisé par la loi.

3. La métaphore étendue : la notion de justice cosmique

Si la question reste ouverte de savoir si Anaximandre conçoit lui-même la justice comme un pouvoir cosmique, en revanche pour Héraclite, c’est le cas. Dikè est en quelque sorte un principe universel qu’il appelle à gouverner l’ensemble du réel, à côté de logos (le verbe) et théos (le divin).

Héraclite

Chez Héraclite (B80), dikèn’est pas conçu comme l’opposé de adikia(injuste), mais comme la somme totale des peines (i.e. réparations) et des crimes. Tout ce qui arrive, arrive selon le modèle ou le paradigme du conflit. D’ailleurs, en B53, polemos(la guerre, le conflit) est appelé le père de tout.

Pour Héraclite, la justice est un principe universel suivi par l’ensemble du réel, un principe de discorde et d’antithèses conflictuelles, auquel est attribué la paternité de tout.

L’étymologie de dikè, dérivé de deiknumi, serait bien « la direction et l’indication ». La dikè montre la voie à suivre. Or, pour Héraclite, s’il n’y a pas le conflit, on ne peut pas connaître la justice. (B23)

Chez Héraclite comme chez Anaximandre, on retrouve le κατὰ τὸ χρεώνkata to chreôn, « selon la nécessité ». Il s’agit presque d’une fatalité ou d’un destin, qui rapproche dikèdes Moires, les trois divinités du destin. Notons d’ailleurs que dans la cosmogonie d’Hésiode, dikèest donnée comme sœur des Moires.

4. Dikè, nécessité et les opposés dans le poème de Parménide

Chez Parménide, associé à la compulsion, l’attribution et la nécessité, dikèest un pouvoir divin important. D’après Aétius, un commentateur du Vèmesiècle après J.-C. auquel on doit beaucoup de nos fragments, comme chez Anaximandre et Héraclite, chez Parménide et Démocrite, tout advient par nécessité, κατ’ἀνάγκην, kat’anankên. Le cosmos est alors organisé autour d’une nécessité intrinsèque.

Parménide

La Justice soutient l’Être comme la Nécessité soutient le ciel : Justice et nécessité sont impliqués dans la vérité divine au sujet de l’être.

Parménide partage avec Anaximandre et Héraclite la conviction que l’ensemble du réel peut être expliqué en principes primordiaux. Tandis qu’Anaximandre décrit le processus de destruction et de renaissance des éléments en terme de réciprocité cosmique, il l’appelle dikè, Héraclite décrit le conflit lui-même comme dikè, Parménide pousse plus loin la notion poétique de dikècomme la gardienne de la porte des échanges entre le Jour et la Nuit.

Comme pierre angulaire de la pensée philosophique grecque, dikè repose fondamentalement sur la relation entre le conflit et l’harmonie des opposés, le temps et la nécessité. Voilà quel sera l’héritage d’Eschyle.

Mon oncle Napoléon, de Iradj Pezechkzad

C’est un livre recommandé par Abnousse Shalmani que je vous présente ici ! Elle en parle dans L’éloge du métèque comme LE livre de chevet des Iraniens… et comme j’aime le monde chamaré et bigarré d’Abnousse, j’ai cherché à le trouver à travers les bibliothèques universitaires du coin où je me trouve… grâce à un collègue fort efficace, nous le dénichons et je le reçois, bien après la commande, confinement oblige !

Le voici, il est énorme. Il est drôle, rempli de personnages aux prénoms imprononçables pour moi, tous hauts en couleurs et très originaux !

L’histoire se déroule dans l’immense propriété familiale où vivent frères et sœur, avec leur famille respective, au moment de l’occupation de l’Iran par les Alliés de la Seconde guerre mondiale . Le narrateur est un jeune garçon. Sous ses yeux craintifs ou ébahis, se déploie un drôle de vaudeville, à coup de drames intestins, de burelesques dialogues et d’exagérations en tout genre. Une grande pièce de théâtre avec tous les excès que l’on prête parfois facilement aux méditerranéens. L’ire est reine, les gens hurlent, ils se cachent parfois dans les buissons de la propriété, s’espionnent et se jalousent, d’humilient ou se couvrent.

Mash Gassem, personnage omniprésent, relai, domestique de tout le monde, mais fidèle compagnon de l’oncle Napoléon, commence chacune de ses phrases par : « Ma foi, à quoi bon mentir ? La tombe n’est qu’à quatre pas. »

(J’aurais dit l’inverse pour ma part : Ma foi, à quoi bon dire la vérité ? La tombe n’est qu’à quatre pas !?)

On y trouve un proverbe de Mésopotamie : « Fais une bonne action au bord du Tigre, pour que Dieu te la rende en plein désert. »

Oui, il ne faut pas attendre que tout aille mal pour se porter secours. Il faut s’aider quand tout va bien… ! Mais en l’occurrence tout ne va pas bien : L’aîné des frères, celui qu’on appelle Oncle Napoléon (Cher Oncle, dans le version originale), à cause d’une mythomanie aiguë qui le fait parfois se prendre pour l’empereur lui-même et qui n’en finit pas de broder et arranger ses faits d’arme, est également colérique, fantasque et très vindicatif : ainsi fait-il régner la terreur dans la propriété.

« Mon oncle était, depuis son plus jeune âge, amoureux de Napoléon. Plus tard, nous apprîmes qu’il avait réuni dans sa bibliothèque tous les livres disponibles en Iran sur Napoléon, rédigés en persan ou en français (car il avait quelques vagues notions de cette langue). En vérité, les étagères de sa bibliothèque ne contenaient que des livres sur Napoléon. Il était impossible d’imaginer une discussion scientifique, littéraire, historique, juridique ou philosophique sans que mon oncle n’évoque une citation de Napoléon, au point que, influencés par sa propagande, la plupart des membres de la famille considéraient Napoléon Bonaparte comme le plus grand philosophe, mathématicien, politicien, homme de lettres et même poète de tous les temps. » (p. 15-16)

Alors que se passe-t-il dans cette espèce de huis-clos hystérique sous la coupe de ce personnage un peu fou ?

Une histoire d’amour contrariée : notre jeune narrateur tombe amoureux fou de Leyli, la fille du fameux oncle si revêche et caractériel, promise cependant à un autre, son cousin, Pouri. Comble de mauvaise fortune, le propre père du narrateur, Agha Djan, beau-frère de l’Oncle Napoléon, n’a de cesse que de vouloir rabaisser l’orgueil incommensurable du mythomane. Or ce dernier est susceptible et n’entend pas qu’on lui manque de respect. Autant dire que ça part mal ! ^^

Arrivent en scène d’autres personnages, comme Doustali Khan, un autre oncle, qui a trompé sa femme, avec Tahéreh, la très belle et tout aussi infidèle épouse de Shirali, le boucher, celui qui tue à la hache les amants de sa femme quand il le peut. La femme de Doustali, Aziz-ol-Saltaneh a cherché à se venger de l’infidélité de son mari en tentant de lui couper le… oui, vous m’avez compris, mais il n’est jamais nommé… le membre viril ! Ce dernier, de peur, s’est enfui. La police le recherche. La famille est accusée de meurtre, et l’inspecteur, que le prince prend d’abord pour un domestique, est assez mal reçu :

« Monsieur n’est pas un domestique… M. le lieutenant Teymour Khan est l’inspecteur de la Sûreté. » (p. 105)

Pour se venger de l’oncle Napoléon, des membres de la famille soutiennent que l’infidèle est bien mort et enterré sous l’églantier chéri et préféré de l’oncle terrible. 

Par un coup de théâtre amusant, et pour éviter la mort de l’églantier, le prince Asdollah Mirza, encore un autre oncle, avoue avoir tué lui-même l’amant et mari adultère, Doustali. Il accepte cet arrangement avec l’oncle Napoléon pour que ne soit pas révélée la liste interminable des amants de la fameuse de Tahérah, liste dont il fait partie. En effet, il ne tient pas à finir en article de boucherie.

Le tout jeune narrateur rêve de démystifier le vieil oncle gênant : « j’avais envie d’interrompre leur conversation et de crier que toute la famille se moquait de la terreur que les Anglais inspiraient à l’oncle Napoléon. J’avais envie de dire à mon oncle que, en lui insufflant cette idée, Agha Djan cherchait à le ridiculiser aux yeux de tous, que les Anglais n’allaient pas se donner la peine de se venger d’un simple sous-officier cosaque qui au temps de Mohammad Ali Shah avait tiré quelques balles contre des bandits de grand chemin. Mais je savais que non seulement ma parole ne servirait à rien, mais qu’en plus je serais puni par Agha Djan [son père], peut-être même recevrais-je une véritable raclée. » (p. 210)

Mais au milieu du tumulte des adultes devenus fous, notre narrateur, tout de même assez couard, reste impuissant et assiste passif au déroulement des événements qui vont contrarier durablement et définitivement son amour partagé pour Leyli. 

Ce n’est pas faute d’avoir reçu de l’aide et des conseils, notamment de son oncle le prince Asdollah Mirza : il lui faut faire San Francisco… on comprend rapidement qu’il s’agit d’une métaphore sexuelle, que le conseilleur développe ainsi : « Bon si tu ne veux pas aller jusqu’à San Francisco, fais un tour au moins dans sa banlieue. Fais comprendre que tu es un voyageur potentiel ! »

Les choses se gâtent. Doustali Khan serait maintenant accusé d’avoir mis enceinte sa belle-fille, à moitié folle. Sur ce, la paranoïa de l’oncle Napoléon augmente : « Je n’ai aucun doute sur le fait que cet épisode fait partie intégrante du plan global de ceux qui cherchent à me nuire. Un plan concocté par ce vaurien d’espion indien, exécuté par son laquais, mais dont les ficelles sont tirées de plus haut. – Donc, d’après vous, chaque fois que les Anglais détestent quelqu’un, ils envoient un grand gaillard pour déshonorer son arrière-petite-cousine ! s’esclaffa Asdollah Mirza. » (p. 296-297)

Mais l’oncle Napoléon reste imperturbable dans sa paranoïa. Les Anglais viendront se venger de ses hauts-faits, il en est certain. Alors soit, on marie la belle-fille à demi folle avec un aspirant, de classe bien inférieure, au grand dam de la famille entière, mais que faire ? L’aspirant arrive avec sa sœur, un peu vulgaire, et sa mère, un peu poilue. On apprend alors que « les femmes poilues aiment les jeunes garçons. » (p. 330)

De rebondissements en coups de théâtre, la famille entière protège et assaille à la fois l’oncle Napoléon et sa grande mythomanie. Certains se dévouent… mais pas trop :

« Pour l’apaisement de mon frère, je suis prêt à sacrifier ma vie, mais enfin mes tapis sont tous assortis deux par deux, je ne voudrais pas les dépareiller… » (p. 429)

Le ton reste léger et l’amoureux transi qu’est le narrateur parvient à nous tirer encore un sourire dans ses moments les plus désespérés : 

« J’ai décidé de me tuer, dis-je d’une voix sourde.

– Bien, très bien, très bonne décision ! sourit Asdollah Mirza après m’avoir jeté un regard. A la bonne heure… ça sera pour quand, inch’allah ?

– Je suis sérieux, tonton Asdollah.

– Moment ! Moment ! Alors tu choisis la solution la plus facile !… l’être humain est toujours à la recherche de la solution la plus facile… Pour certains descendre au cimetière de l’imam Abdollah est donc plus simple que d’aller à San Francisco… bon, chacun sa nature ! » (p. 405)

C’est avec ce charmant personnage libidineux que l’épilogue prend fin : Le narrateur a perdu sa belle, qui s’est consolée dans les bras de son mari. Une dernière fois, son oncle tente de le dévergonder : « ça fait déjà une semaine que je suis à Paris… Et demain matin, je vais descendre dans le Sud de la France… Accompagné de deux demoiselles belles comme deux boutons de rose. Je voulais savoir si tu étais partant pour qu’on passe quelques jours ensemble ?

[…] – Je vous demande pardon, tonton Asdollah, mais j’ai du travail. […] Ce sera, si dieu le veut, pour une autre fois…

Le cri assourdissant d’Asdollah Mirza retentit dans mes oreilles :

– Va au diable ! Enfant, jeune homme ou maintenant, tu n’as jamais été foutu d’aller à San Francisco… Allez, salut ! On se verra à Téhéran ! »

(p. 491)

Alors attention, cet énorme livre très théâtral, publié dans les années 70, a donné lieu tout de même à 14 épisodes d’une série télévisée en 1976 par Nasser Taghvai, diffusée par la RTNI. Je serais bien curieuse d’en voir quelques extraits !!

L’amour existe, par Eugène Triboi

Avec une certaine émotion, j’ouvre ce livre un peu curieux, assez énorme, qui pourrait être la simple correspondance de mon oncle et de ma tante lorsque les embûches politiques les séparaient… mais qui s’avère être bien davantage.

Cette abondante correspondance, Eugène, mon oncle, a pris soin de l’encadrer, de la préparer, de la présenter. C’est le témoignage de l’amour total de cet homme, venue de la Roumanie communiste, pour son épouse, la sœur de ma mère, décédée il y a à peine deux ans.

Bien que je ne partage pas toujours ses idées, je partage néanmoins l’admiration de mon oncle pour ma tante, qui fut ma marraine et un véritable modèle, pour moi, de rigueur et de ténacité, d’intelligence au service du savoir.

C’est donc un recueil de lettres d’amour… mais ce n’est pas seulement ça. Eugène a élaboré toute une organisation originale à la mémoire de l’amour qui les unissait, en englobant le tout dans son contexte familial et historique.

C’est donc avec un immense plaisir que je retrouve l’écriture concise et claire de ma tante qui décrit son enfance à Alger, avant les événements qui la conduisirent, elle et ma mère, enfants, à Bordeaux puis en Corse, comme beaucoup de pieds-noirs de l’époque.

« Mes parents se sont mariés en 1947 et habitaient la ferme où mon père, en jeune ingénieur horticole qui se respecte avait créé un jardin et un verger de collection… un véritable jardin d’Eden où pêchers, poiriers, pommiers, abricotiers côtoyaient figuiers, orangers, bananiers, néfliers du Japon, kakis, grenadiers, pacaniers (noix de Pécan), vigne… quelques ruches au milieu des néfliers finissaient le tableau ! Tous les ans au bon moment, ma grand-mère Lucie prélevait des feuilles sur le murier du jardin et nous intéressait à l’élevage des vers à soie. » (p. 73) Bref, j’y retrouve consignées quelques belles pages de mon histoire maternelle.

Quant à mon oncle, je découvre d’un peu plus près sa jeunesse difficile d’enfant du communisme, qu’il a toujours rejeté comme la peste, sous mes yeux incompréhensifs… je le comprends mieux quand je lis ses combats contre la pression permanente du parti. Excellent étudiant, il reçoit comme de juste les bourses accordées, bourses d’état, puis bourse au mérite et pour couronner le tout une « bourse républicaine » d’un montant assez important en échange de laquelle il a dû s’inscrire au Parti communiste : « évidemment, dans la dernière année, ils m’ont nommé secrétaire de la jeunesse communiste de ma promotion, fonction qui m’a permis entre autre, de sauver quelques collègues qui devaient exclus pour des raisons de comportement, mais aussi d’introduire « gaudeamus igitur » comme un retour à « alma mater ». (p.93)

« Gaudeamus igitur », [réjouissons-nous donc!], credo d’Eugène, se retrouve ici, en réponse à la question d’un journaliste pour une publication éditée en Roumanie : « Cuvantul » [des entretiens qui ont pour but de retrouver l’identité de la Moldavie à travers des témoignages] :

« Comment préférez-vous passer votre temps libre ?

« Je n’ai pas de temps libre ! Autrement, je n’aime pas la notion de temps libre ! Le Ministre du Temps libre, c’est une véritable horreur, c’est une invention socialiste ! Quand tu as du temps libre, tu es mort ! Je préfère parler de l’homme libre, qui est actif et qui voit que le temps est entre les différents projets qui se bousculent dans sa tête ! Donc, je dirai que le temps se répartit entre création, transmission et repos. Chaque jour, on peut découvrir quelque chose de nouveau mais il faut avoir le plaisir de regarder autour de soi. La beauté est partout ! » (p. 99)

Je ne peux qu’applaudir des deux mains.

Après ces témoignages historiques des deux protagonistes, nous voici plongés dans leur correspondance, de deux êtres que les obstacles politiques en particulier séparent. 

Tout commence par un formidable coup de foudre, suivi par des lettres enflammées, pleines de promesses et d’espoir. Arrivent néanmoins les ombres, comme toujours : Les craintes et les jalousies minimes n’épargnent pas ce couple en attente d’une lettre, d’un espoir de se trouver enfin réunis. Mais ils tiennent bons, jusqu’à leur mariage, une première fois refusé…

« Le choc a été terrible. Je verrai toujours Anne-Marie pleurer sur les marches du Palais et du Conseil d’État. On a réussi à avoir une audience au Conseil d’État… » (p.583)

Pour une seconde fois accordé !

Des passages amusants, pour les deux scientifiques chercheurs qu’ils devinrent :

« Heureusement que je ne crois pas tellement dans les signes. Un type d’ici qui commence à m’inquiéter par ses préoccupations (yoga, signes astrologiques, etc horoscope) est venu avec une sorte d’horoscope chinois. La différence essentielle avec l’horoscope que nous connaissons réside dans le fait qu’ici les signes sont fonction des années, et pas des mois. Il est venu pour deviner notre futur.

« Pour moi, né en 42, il a trouvé le signe du cheval sur lequel il m’a dit tant de choses. Tu sais comment ça se passe : tu peux toujours trouver des choses que tu crois, qui sont possibles, mais aussi des anomalies. Entre autre, il m’a dit que je dois prendre garde d’un autre signe qui pourrait me faire beaucoup de mal, c’est le rat. Surtout il m’a précisé que le mariage avec une femme « rat » est détruisant [sic] pour le cheval. Puis, par curiosité, je lui demande le signe qui correspond au 18 février 48 [date de naissance de ma tante]. Stupéfaction : c’est le rat ! Il est écrit que « le rat » est caractérisé par l’intelligence, beaucoup d’intelligence, de persévérance et que les femmes « rat » aiment toujours avec passion. Ma chérie, après tout ça, j’ai voulu le mettre à la porte pour en finir au plus vite avec toutes ces bêtises. Mais même si j’avais été un croyant fanatique, je m’en serais foutu car je sais que je t’aime et que tu m’aimes et c’est tout. » (p. 179)

A travers leur correspondance, ils lisent et citent, leur voyage intellectuel, passent de Michelet à Sapeur Camembert.

Michelet sur l’amour : « vivre l’un de l’autre… se confier chaque jour la pensée, trouver l’un dans l’autre un si doux oubli de soi-même… mourir et créer ensemble. Être ensemble des dieux. » (p. 428)

Et Sapeur Camembert (p. 550) que je découvre à cette occasion.

La suite va jusqu’à leur réunion professionnelle, et donc amoureuse, rendue possible par Mme Blanc et Louis et Véra Gachon, auxquels ce livre rend aussi un hommage.

Le livre s’achève sur les discours de mes cousins et de mon oncle qui nous ont tiré tant de larmes lors de la cérémonie d’adieu à ma tante, en décembre 2018. 

Je remercie Eugène de m’avoir rendu ma chère marraine un peu vivante à travers ces presque mille pages !

Je salue le courage dont il a fait preuve pour faire face avec beauté et amour au chagrin du deuil. A travers ses mots, son ton, sa langue et ses tournures de phrases, on croirait l’entendre s’exclamer et parler avec la véhémence et l’emportement qu’on lui a toujours connus. Éperdu de peine, il n’a cependant pas baissé les bras mais a cherché à rendre un dernier hommage à sa femme adorée, en criant à qui veut l’entendre l’amour qu’il lui portera toujours, pour continuer à « être ensemble comme des dieux« .

Le Coran des historiens, Tome 1 (synthèse 2/2)

Avant de poursuivre, il est impératif de lire le volet 1/2.

En guise d’introduction, nous rapportons ici ce que les historiens contributeurs de cet énorme ouvrage ont cru bon de préciser :

Introduction : La Méthode historico-critique

1. Faire de l’histoire, qu’est-ce ?

Et en particulier de l’histoire des religions…

« L’historien des religions est cet individu un peu étrange qui parle des religions au moyen d’un discours qui prend le contre-pied exact de ce que le discours religieux prétend être. » (p.31)

« […] la relation entre l’approche historique et l’approche confessionnelle est une relation asymétrique. En effet, le discours religieux – c’est vrai en tout cas pour le judaïsme, le christianisme et l’islam – prétend parler de choses éternelles et transcendantes avec une autorité transcendante et éternelle. Le discours historique, en revanche, parle de choses temporelles, humaines, terrestres, locales, contingentes, circonscrites ; et il en parle d’une voix faillible, révisable, partielle – bien que tirant son autorité en principe d’une pratique critique rigoureuse. » (p.31)

On retrouve les mêmes familles que pour le milieu biblique, soit : 

– « les maximalistes [qui] supposent que l’histoire biblique (c’est-à-dire l’histoire telle qu’elle est racontée dans la Bible) est plus ou moins correcte, à moins que les archéologues ne prouvent le contraire (leur devise serait « l’absence de preuve n’est pas la preuve d’une absence ») ; 

– les minimalistes [qui] jugent que l’histoire biblique, sauf si elle peut être confirmée de manière indépendance, doit être lue, non pas comme des narrations, certes embellies, mais pour l’essentiel fiables, mais comme des récits qui ont pour objectif de construire le passé en y projetant un certain nombre de stratégies de pouvoir et de savoir qui méritent d’être étudiées avec les outils de l’analyse critique du discours. » (p.23)

2. Trouver des traces : quels sont les manuscrits du Coran ?

« En raison de l’évolution du système graphique défectueux des débuts (emploi de plus en plus systématique des signes diacritiques, introduction d’une notation des voyelles brèves, etc.), mais aussi du contrôle croissant exercé par les autorités sur le texte, il faut en effet attendre le Xè siècle pour que le texte atteigne un état similaire à celui que nous connaissons. Les utilisations du texte mais aussi des manuscrits au sein des communautés musulmanes évoluent également. Les copies produites au cours de cette période permettront de suivre de près ces développements. » (p. 660)

L’inventaire : les fonds et l’histoire des collections :

« Les corpus des matériaux coraniques est considérable et n’a été, pour l’instant, que partiellement exploité. Dans l’état actuel de nos connaissances, on peut avancer qu’il existe environ 300 000 fragments de folios coraniques datables, ou datés, des quatre premiers siècles de l’Islam. Ces centaines de milliers de fragments appartiennent évidemment à un nombre moindre de codices, dont beaucoup attendent encore leur remembrement. Le Coran est un texte relativement court. Copié dans une écriture assez large et bien lisible, en occupant tout l’espace, il peut tenir sur 200 feuilles de format A4. » (p. 666)

« A l’heure actuelle, nous pouvons localiser quatre dépôts qui abritaient d’importantes collections de corans datables des trois premiers siècles de l’islam. D’autres manuscrits nous sont parvenus sans transiter visiblement par ces dépôts, mais ces derniers représentent des cas isolés, dont les pérégrinations sont, bien souvent, difficiles à reconstituer. » (p. 667)

– Les 4 genizah (ou Gueniza)(lieux sources)

1. Mosquée de ‘Amr à Fustat (le Caire)

2. La grande mosquée à Kairouan (Tunisie)

3. La grande mosquée des Omeyyades à Damas (Syrie)

4. La grande mosquée de Sanaa (Yémen) : « en 1973, la réfection du plafond de la grande mosquée a mis au jour un grand nombre de fragments de parchemins, dont des fragments coraniques, entreposés dans l’espace entre le plafond et le toit. » (p. 672)

« Indépendamment de ces quatre fonds, d’autres manuscrits anciens ont circulé. » (p. 673)

« En somme, les matériaux disponibles aujourd’hui peuvent-ils être représentatifs de la transmission du Coran ? l’existence de manuscrits circulant en dehors des fonds pose la question des bibliothèques disparues, notamment en Irak et en Arabie, deux centres qui eurent leur importance dans la transmission du texte coranique. Il n’est donc pas impossible que de nouvelles bibliothèques coraniques soient mises au jour dans le futur et que de nouveaux matériaux nous amènent à revoir l’histoire de la transmission manuscrite. » (p. 675)

3. Dater les matériaux : quelles méthodes, quels outils ?

« Actuellement, on ne dispose pas de jalons assurés pour établir la chronologie des trois premiers siècles de la transmission manuscrite du Coran. Les premiers colophons qui nous sont parvenus sont relativement tardifs. Le plus ancien colophon, récemment identifié dans la collection provenant de Damas est daté de 246 de l’hégire, soit 860. Il en existe d’autres, postérieurs à cette date, notamment le Coran copié à Palerme en 982-983 et un autre, achevé à Ispahan en 993. » (p. 676)

Comment dater de façon absolue un manuscrit ?

a. La chronologie absolue 

Elle peut s’obtenir soit par les actes de waaf (= « une note signalant que le volume a été constitué bien inaliénable en faveur de telle ou telle mosquée. » (p. 676)), soit par le radiocarbone. Cependant, cette dernière propose une marge d’erreur de plus ou moins 35 à 40 ans, voire davantage. « La datation par la radiocarbone n’est donc pas encore totalement fiable dans le cas des manuscrits coraniques. » (p. 679)

« En somme, la chronologie absolue de la transmission manuscrite du Coran au cours des trois premiers siècles de l’islam reste encore incomplète. Il est donc nécessaire d’envisager une méthode d’étude apte à reconstituer l’histoire de cette transmission. On attend de cette méthode qu’elle propose des critères d’identification afin de repositionner les manuscrits à la fois dans le temps et dans l’espace. » (p. 679)

b. La paléographie

« Le paléographe adopte deux approches. L’une est synchronique : il cherche à comprendre la date et le lieu de création d’un artefact en observant l’écriture employée. L’autre est diachronique dans la mesure où il doit reconstituer le processus de transformation des signes individuels et du système graphique global. » (p. 679)

c. La codicologie

« La codicologie ou « science du livre » s’intéresse à tous les éléments constituants le manuscrit, depuis le processus de transformation de la peau en parchemin jusqu’à l’ajout des couleurs du décor. Elle reflète à la fois les contraintes économiques et les enjeux sociopolitiques de la société dans laquelle ces manuscrits ont été conçus puis ont été utilisés. » (p. 686)

d. La philologie

L’analyse philologique (orthographe, système de signes diacritiques, découpage du texte et vocalisation) permet de confirmer les hypothèses de la paléographie et de la codicologie. (pp. 693-700)

4. Le fameux Coran des pierres

Qu’est-ce ? C’est l’épigraphie arabe lapidaire ! Une émission à ce sujet ? c’est ici.

« L’épigraphie arabe lapidaire est une science auxiliaire de l’histoire qui s’attache à étudier la civilisation arabo-musulmane au travers de textes gravés, incisés, ou peints à l’encre sur des supports tels que les rochers, les parois ou les murs de monuments d’époque arabe ou antique. Les documents épigraphiques représentent des témoignages uniques et originaux qui ne connaissent pas de processus de recopie durant lequel leur contenu pourrait être changé ou soumis à une quelconque censure linguistique, politique ou religieuse. » (p. 709)

Qu’y trouve-t-on ? des citations de fonds bien connus, des formules, profession de foi ou basmala (formules qui évoquent le nom de dieu). Et on en trouve un peu partout.

Ces graffitis sont difficiles à dater, et ne sont datables qu’au ¼ de siècle près ; on ne peut pas utiliser la datation carbone. On en retrouve une petite centaine qui datent des deux premiers siècles de l’hégire. (pp.720-724)

« Le Coran des pierres est le fruit du Coran des cœurs : les citations coraniques que les graveurs avaient copieusement mémorisées étaient écrites dans la pierre suivant un processus de gravure qui pouvait durer plusieurs heures. Durant cette longue et difficile opération, les personnages avaient le temps de s’imprégner des versets qu’ils avaient choisi de reproduire : dans ces conditions, les écarts de langue ou d’orthographe ainsi que les libertés qu’ils pouvaient prendre avec la lettre du Coran ne doivent rien à l’étourderie ou à la méconnaissance du texte. » (p. 728)

« Il n’existe finalement pas de réelle homogénéité au sein de ce coran épigraphique […] Cependant, cette fragmentation fait sens pour ce qu’elle apporte à notre connaissance des liens intimes qui unissaient les musulmans des débuts de l’islam à leur texte sacré. » (p. 729)

Le Coran

1. Un texte assez déroutant 

* Un texte sans contexte, un texte anhistorique :

« On dit souvent du Coran qu’il est un « texte sans contexte ». Une part très importante du Coran est en effet constituée de récits mettant en scène des personnages des traditions juives et chrétiennes (Moïse, Abraham, Noé, Adam, Marie, Jésus et le diable [Iblis ou Shaytan] sont les figures le plus souvent mentionnées) qui sont si allusifs qu’ils ne semblent pouvoir être compris que par des gens qui connaissent déjà les histoires auxquelles il est fait référence. » (p. 737) 

* Un texte polémique

Le texte fonctionne par slogans ; son agencement laisse perplexe. Il n’y a pas de cadre narratif même pour les scènes des controverses entre le messager coranique et un groupe d’adversaires, à l’identité qui demeure d’ailleurs inconnue. (p. 739)

* Un texte divers

« Le Coran est un texte où se rencontrent des genres littéraires très divers (sermons, récits dialogués, controverses et polémiques, proclamations oraculaires, versets juridiques, prescriptions rituelles, hymnes – voire «psaumes» – et textes liturgiques, prières), mais tous ces textes, d’un point de vue formel, sont présentés de manière parfaitement identique. » (p. 740)

« Le Coran présente donc un caractère décousu, désordonné, déconcertant et obscur – ce que la tradition islamique elle-même a reconnu, et a dû prendre en compte. Elle a néanmoins fourni un récit destiné à donner au Coran un cadre, un contexte, et d’une certaine manière, un ordre. » (p. 741)

2. Les hypothèses des chercheurs et le paradigme nöldekien

Les chercheurs s’interrogent en effet : « Comment décrire alors cette révolution en cours – et le désordre, au moins provisoire, qui l’accompagne ? Il me semble que l’approche la plus pertinente consiste à reconnaître que nous assistons à un changement de paradigme. » (p. 744)

a. Qu’est-ce qu’un paradigme ?

C’est une notion développée par le philosophe Thomas Kuhn. Le paradigme serait « un cadre définissant les problèmes et les méthodes légitimes d’une discipline ou d’un champ de recherche donné. Un paradigme naît « d’une découverte scientifique universellement reconnue qui, pour un temps, fournit à la communauté des chercheurs des problèmes type et des solutions » (La Structure des révolutions scientifiques, p. 11) Autrement dit, un paradigme fournit un langage commun aux savants et canalise leurs recherches. […] C’est de cette façon que fonctionne (en général plutôt bien) ce que Kuhn appelle « la science normale ». (p. 744)

b. Le paradigme nöldekien

Il provient de Theodor Nöldeke (1836-1930) ; il est « en fait une ‘laïcisation’, une ‘naturalisation’, des récits de la tradition musulmane. Là par exemple, où la tradition parlera de l’ange Gabriel dictant le Coran à Muhammad, on fera simplement de Muhammad l’auteur du Coran. Le surnaturel est évacué ». (p. 745)

D’après Nöldeke, il faudrait envisager les hypothèses suivantes : le Coran est l’œuvre d’un humain, Muhammad et il reflète une époque et un lieu. Il a été ré-édité par le calife ‘Uthman une vingtaine d’années après la mort de Muhammad. La transmission orale aurait été plus précise que celle écrite qui, à cause du système de l’écriture arabe ne notant ni les points diacritiques ni les voyelles, était sujette à erreurs. (pp. 746-748)

Cependant, le paradigme de Nöldeke se heurte à des problèmes, notamment celui de s’appuyer sur la tradition islamique. Si le Coran n’est que le recueil des proclamations de Muhammad, alors que faire de ce texte ? (p. 750)

« Dans une phrase célèbre, Michael Cook a affirmé qu’en ne se fondant que sur le Coran, « on pourrait probablement déduire que le protagoniste du Coran est Muhammad, qu’il a vécu en Arabie occidentale et qu’il en voulait amèrement à ses contemporains qui récusaient ses prétentions à la prophétie. Mais on ne pourrait pas dire que le sanctuaire se trouvait à La Mecque ni que Muhammad lui-même venait de là, et on ne pourrait que supposer qu’il s’était établi à Yathrib [=Médine] » Cook, Muhammad, p. 70 » (p. 752)

Et encore ! Notons que Muhammad, le protagoniste, n’est mentionné que 4 ou 5 fois dans l’ensemble du corpus ! (p. 752)

BREF : « de nombreux historiens, notamment ceux qui adhèrent au paradigme nöldekien, ont pris pour argent comptant le cadre général induit par les sources sunnites, alors qu’il n’y a pas de véritable confirmation indépendante de la véracité, ni même de la plausibilité, de plusieurs affirmations centrales du paradigme nöldekien – et il y a même, comme on le verra, plus loin, des raisons de douter. Si tel est le cas, alors ce cadre général, et les différentes thèses qui l’accompagnent, ne peuvent pas constituer un fondement sûr » (p. 753)

« Il faut donc adopter une méthode bien connue dans le cas de l’étude des Évangiles […] au lieu donc, d’étudier le Coran – non seulement son contenu mais aussi son histoire – avec les lunettes fournies par la tradition islamique plus tardive, il semble préférable de trouver et rassembler autant d’indices que possible dans le texte lui-même, sans présupposer le modèle traditionnel de la genèse du Coran, comme la chronologie sourates mecquoises/ sourates médinoises, ou l’idée que le travail qui a mené à la constitution du mushafa seulement consisté en un réarrangement de péricopes préexistantes (la soi-disant « collecte ») ». (p. 755)

3. Le contexte mal déterminé

« Il existe au moins deux manières pertinentes (et complémentaires) de réfléchir au(x) contexte(s) du Coran. La première part de deux questions simples : de quoi parle le texte, et comment ? La seconde s’intéresse aux aspects du Coran qui contredisent le cadre général fourni par la tradition islamique. » (p. 760)

La tradition musulmane raconte que Muhammad s’est opposé à La Mecque aux polythéistes et à Yathrib aux juifs. Or le contexte semble être plutôt chrétien, et plus vaste, géographiquement, que La Mecque et Médine. (pp. 763-764)

Pourquoi pensons-nous qu’il s’agit d’un contexte chrétien ?

1) ce sont des figures chrétiennes qui occupent une grande place dans le Coran.

2) si les récits coraniques mettent aussi en scène des personnages de la tradition judéo-chrétienne, ils sont présentés d’un point de vue chrétien.

3) La polémique anti-juive est une émanation de la polémique chrétienne anti-juive.

4) Formulations, métaphores et figures de style indiquent un arrière-plan plutôt chrétien.

5) Certains textes coraniques sont adressés aux chrétiens.

6) Certains passages du Coran ont été composés par des rédacteurs qui ont une connaissance approfondie du christianisme et des textes chrétiens. (p. 769)

« Si on veut avoir une approche cohérente, il faut donc introduire du christianisme à La Mecque ou à Médine, ou mettre le Coran, ou une partie du Coran, hors d’Arabie occidentale. Dans tous les cas, on s’écartera substantiellement du récit traditionnel. Toute la difficulté est de savoir de quelle manière il convient de le faire, et aucun consensus ne semble avoir été atteint sur cette question. » (p. 771)

Une première option consiste à supposer qu’il y avait des chrétiens dans le Hedjaz (ou Diyaz, Hijaz) (p. 772) mais « on peut reconnaître que la religion arabe traditionnelle a pu rester assez prégnante dans le Hedjaz central – comme on peut le voir dans diverses pratiques de l’islam originel, qui peuvent difficilement s’expliquer autrement que comme la conservation d’éléments polythéistes préexistants, suffisamment enracinés dans les pratiques sociales pour ne pas être éliminés, et qui sont soumis à un processus de re-sémantisation. » (p. 776)

Une deuxième option consiste à supposer la dissémination orale, dans le Hedjaz ou ailleurs, à travers des rencontres (marchands, voyageurs etc.) sans oublier le rôle probable des moines et missionnaires. (p. 777) La démonologie coranique (c’est-à-dire les passages concernant les démons, djinn et Shaytan ou Iblis) pourraient nous entraîner à supposer que le processus de dissémination orale « a impliqué des acteurs variés, avec des auteurs / rédacteurs qui appartiennent au même milieu que leurs auditeurs » (p. 782) « On devrait ici plutôt penser à un discours de prosélytes ou missionnaires chrétiens (tout à fait plausible dans le contexte de la fin du VIè et du début du VIIè siècle), qui représenterait le noyau du discours coranique sur les figures du mal, discours qui, dans son contenu et dans sa forme, est profondément façonné par les topoi habituels des missionnaires, et réinterprète et traduit les croyances et les attitudes de la communauté ciblée en un nouvel idiome. » (p. 782)

Une troisième option suppose une communauté autour du Coran installée hors du Hedjaz central. (p. 783)

Une quatrième option « serait de déconnecter davantage la rédaction du Coran de la carrière de Muhammad et considérer ainsi qu’une part du Coran a pu être rédigée après la mort de Muhammad, ou indépendamment de lui. Cela semble la solution la plus adéquate pour rendre compte des caractéristiques de certains textes, notamment si l’on considère la datation et la localisation de certaines sources, le profil des rédacteurs… » (p. 784)

Conclusion >> Ces options sont plus complémentaires qu’exclusives.

Le Coran a plusieurs contextes. 

4. La tradition islamique

a. La légende…

« La tradition musulmane raconte, dans les grandes lignes, l’histoire suivante, que l’on serait tenté d’appeler, de manière un peu impropre, un récit-cadre, au sens où l’ensemble des (innombrables) traditions islamiques sur la descente et la prédication du Coran sont censées s’insérer dans le cadre fourni par ce récit. » (p. 741)

D’après la tradition islamique : Muhammad reçoit pendant 23 ans les révélations de l’ange Gabriel, de 610 à 632, date de sa mort. Gabriel dicte le Coran de façon régulière. Avant la mort du prophète, il y aurait eu une révision finale du texte par Gabriel. La communauté apprend par cœur des morceaux du Coran et peut ainsi le préserver le texte. Ce type de récit remplit une « fonction théologique et politique » qui confère de « l’authenticité et de l’autorité » au texte. (p. 742)

b. La version traditionnelle (pp. 856-867)

« La version traditionnelle de l’histoire du Coran, telle qu’elle est généralement reconstruite à partir des sources islamiques – al Bukhari et quelques autres témoignages-, combine plusieurs akbhar (« récits ») censés remonter, pour la plupart, à Ibn Shihab al-Zuhri. On peut la résumer ainsi :

À l’époque de Muhammad, plusieurs Compagnons avaient mémorisé une part importante de la Révélation : certains en avaient même écrit des fragments sur des matériaux divers (parchemins, pétioles de palmier, omoplates de chameau…). Le calife Abu Bakr (règne 632-634) répondant à la crainte du futur calife Umar (règne 634-644) que la Révélation ne disparaisse avec ces témoins, chargea l’un des scribes de Muhammad, Zayd b.Thabit, de transcrire ces textes sur des feuillets (suhuf) qui furent remis au calife, passèrent ensuite à Umar, puis à sa mort, à sa fille Hafsa, l’une des veuves de Muhammad. Plus tard, au début de la seconde moitié de son règne, le calife Uthman (règne 644-656) pour couper court aux divergences dans la récitation du Coran, décida d’imposer un texte unique, fondé sur les sushufde Hafsa (qui ne constituaient pas un livre proprement dit). Il créa une commission de scribes, toujours sous la direction de Sayd, pour établir un véritable codex (mushaf). Des copies de ce codex, qui ne comportait que le rasm (ductus consonantique – points de repère consonantiques) et ne notait ni les points diacritiques, ni les voyelles, furent envoyées dans plusieurs villes de l’empire par Uthman qui ordonna également que soient détruits les autres codex. » (pp. 856-857)

Muhammad al-Bukhari(810-870) sources Wiki

Érudit musulman sunnite perse. A écrit l’ouvrage de compilation de hadiths, le Sahih al-Bukhari. Cet ouvrage de référence pour les musulmans compilent les actions et les enseignements oraux du prophète de l’islam. Son livre est très souvent considéré comme le plus authentique (Sahih) de la religion islamique, et en particulier du sunnisme, après le Coran.

Un calife

est le successeur de Muhammad après sa mort en 632. Cependant, la branche des Ibadites ne reconnaît plus aucun calife depuis 657 ; ce titre est aboli chez les Chiites après la mort d’Ali et chez les sunnites en 1924.

Un codex (au pluriel codices) 

est un cahier formé de pages manuscrites reliées ensemble en forme de livre. A été inventé à Rome au IIè av JC et s’est répandu à partir du 1ersiècle pour remplacer peu à peu le papyrus (volumen).

D’après la version musulmane sunnite : « la genèse du Coran est totalement différente de celle des livres bibliques et néotestamentaires : le Coran n’est pas une œuvre collective mais le travail d’un seul homme Muhammad ; le développement du Coran n’a pris que le temps d’une vie humaine ; la recension uthmanienne n’est qu’une copie des feuillets de Hafsa, dont la mise par écrit date du califat d’Abu Bakr ou au plus tard de celui d’Umar. » (p. 859) Bon… cela reste à voir, et c’est ce que nous allons voir…

5. Genèse du Coran et établissement du canon

Quid de cette collecte uthmanienne ? Cette hypothèse semble faire l’unanimité. 

* Cependant, unanimité ne veut pas dire vérité (p. 868) En effet, la tradition veut que Muhammad meure en 632 à Médine alors qu’en réalité, il serait plutôt mort au moment des conquêtes en Palestine en 634-635 ; son prénom n’aurait pas été Muhammad, « celui qui est l’objet de louanges » qui serait plutôt un surnom.

* D’après al-Bukhari, 3 récits sont attribués à al-Zuhri. Mais ces récits sont remplis d’invraisemblances et d’incohérences concernant la constitution du canon (pp. 871-882)

Et les chercheurs de supposer raisonnablement que la collecte (mushaf) uthmanienne est peu crédible : « En fait, [ces traditions] ne peuvent acquérir un semblant de plausibilité qu’à condition d’imaginer un Coran omniprésent dans la vie des musulmans, et virtuellement prêt dès la mort de Muhammad. Or c’est là que se situe le nœud du problème : rien ne confirme que le Coran était très connu dans la communauté musulmane avant l’époque marwanide. » (p. 882) (Premier calife Marwanide en 685, Abd-al Malik)

Les traités et inscriptions du VIIè semblent imprégnés du lexique coranique… mais peut-on pour autant en conclure qu’il existait et était diffusé sous une forme précise ? « on peut voir les choses de manière inverse : ces inscriptions relèvent plutôt d’une forme de piété répandue dans le Proche-Orient de l’époque, constituant le milieu dans lequel le Coran émerge. » (p. 884) En effet, avant l’époque marwanide, les références au Coran sont absentes. « l’idéologie sufyanide officielle consistait pour l’essentiel à se réclamer d’un Dieu unique miséricordieux et de rien d’autre : il n’est question ni du Christ, ni de Muhammad, ni du Coran. «  (p. 884)

Quelques précisions : la branche omeyyades des sufyanides s’empare du pouvoir en 661 avec pour capitale Damas ; les Omeyyades sont issus de la tribu arabe chargée de la protection et de la maintenance de la Kaaba à la Mecque (WK Omeyyade : « en effet, l’Arabie pré-islamique est parsemée de sanctuaires, certains renfermant des bétyles, comme la Kaaba, et cette dernière est considérée par les Arabes, largement polythéistes à cette époque, comme leur sanctuaire le plus sacré. » Nous verrons plus loin qu’ils n’étaient peut-être pas si « largement » polythéistes. Cela reste encore à prouver en tout cas.)

Les choses changent vraiment sous les Marwanides, avec Abd-al Malik : « il y a maintenant un relais de l’autorité, politique et religieuse du calife. » (p. 886)

Les Marwanides sont la branche issue du troisième fils de l’aîné de Abd Manaf, l’arrière-arrière grand-père de Muhammad. Tous ces personnages sont de la même immense famille. Le premier calife était issu du fils aîné du premier fils de Abd Manaf, le 3ème calife Thman, du second fils du premier fils de Abd Manaf.

De plus, puisque l’on note de grandes différences entre la loi islamique et ce que le Coran énonce, que les exégètes sont souvent incapables d’expliquer clairement certains termes et passages coraniques, c’est qu’il y a discontinuité dans la transmission. « Autrement dit ce qui, selon la tradition, était censé être connu et même omniprésent, ne l’était pas. » (p. 887)

En fait, « la constitution du corpus coranique (une activité littéraire) et la décision de la canoniser (une décision politique) peuvent bien sûr être deux événements simultanés, mais ils peuvent tout aussi bien ne pas l’être. » (p. 889)

On peut proposer quelques réflexions et un bilan concernant la Genèse du Coran :

« Si l’ont revient aux questions initiales – quand, comment, pourquoi ? – on se rend compte qu’on a plus de doutes et de questions que de certitudes. » (p. 898)

1. Le Coran est un texte composé et composite. Il serait formé de plusieurs blocs peut-être indépendants que Kropp appelle des Texgut, et qu’on pourrait traduire par « bien textuel », défini comme suit : « il s’agit d’un objet d’une certaine nature, qui est la possession d’une communauté, qui a de la valeur pour elle et qui remplit une ou plusieurs fonctions pour les personnes qui fabriquent ce bien et pour celles qui l’utilisent. » (p. 899)

2. Cette façon de concevoir le Coran comme un ensemble de Texgut permet d’envisager une pluralité autour de ces textes qui n’auraient pas tous la même autorité, ni la même notoriété, la même fonction ou la même nature

3. Certains de ces textgut ont d’ailleurs été intégrés aux hadiths.

4. Le Coran est un texte répétitif. 

5. C’est le texte d’un prophète annonçant la parousie (=seconde venue du Christ) imminente, soit encore une fin du monde, qui aurait dû advenir de son vivant. Il y avait donc plus urgent que de collecter soigneusement des textes. Vingt ans plus tard, Uthman doit pourtant s’occuper des Texgut dans un grand effort – parfois maladroit – de centralisation. (p. 902). La transmission est un système de copie et non de dictée. Kropp propose « l’hypothèse d’un groupe de rédacteurs érudits qui travaillent sur des matériaux préexistants et qu’ils connaissent » avec « un esprit d’archivistes appliqués » (Kropp, Comment se fait un texte, p. 144)

6. « Le règne d’Àbd al-Malik constitue une période cruciale dans la dissémination du texte et dans le développement d’une idéologie et d’une mémoire collective islamique » (p. 903) En effet, ce n’est qu’à partir de cette époque qu’une éventuelle canonisation a peu avoir lieu ou même, commencer. « L’islam doit apparaître comme la religion définitive qui efface et accomplit le judaïsme et le christianisme – autrement dit, qui les rend caducs, aussi bien sur le plan de la foi que sur le plan de la loi. Or les juifs et les chrétiens ont un livre : il est impossible que les musulmans n’en aient pas un. » (p. 904)

Notons que l’on oublie parfois de remarquer l’importance de l’Irak dans le Coran. Pourtant, il existe de nombreux mouvements politico-religieux dissidents (ex celui d’al-Mukhtar vers 687), voire rebelles, qu’il convient d’étouffer par une volonté de contrôle, et notamment un contrôle de la mémoire (p. 905).

« Or même si le chiisme, durant son histoire, a souvent été quiétiste (= en quête d’un cheminement vers dieu), il repose sur un principe – l’existence d’une parole prophétique, toujours vivante – qui, virtuellement, constitue un danger politique redoutable pour la légitimité du pouvoir en place. La canonisation du Coran, c’est-à-dire sa codification, sa diffusion, sous l’autorité du calife (avec des conséquences sur le rituel, qui se fait dorénavant sur la base du codex), la mise en avant d’une figure du passé, celle de Muhammad, dont on entend, autant que possible, contrôler la mémoire – tout cela participe d’un mouvement que l’on peut définir comme l’excarnation de la prophétie. L’excarnation est bien sûr le contraire de l’incarnation : la parole prophétique n’est plus celle d’un individu, prophète ou imam, mais celle d’un livre. » (p. 906).

6. Le texte

a. Composition

La composition correspond à la phase initiale de la création d’un texte. Elle se distingue de la rédaction, travail plus tardif dans lequel le ou les rédacteurs insèrent du matériau nouveau dans une œuvre existante. (p. 804)

Quelques chiffres (pp. 790-791)

* 114 chapitres, appelés « sourates » de longueur très inégale – allant de 3 versets à 286 versets pour le plus long.

* 77400 mots dans le texte arabe, soit la moitié du Nouveau Testament grec (138020 mots)

Plusieurs genres littéraires (pp. 791-799)

* La prière, individuelle ou collective. Prières de supplication ou prières de louange (ou hymnes)

* Des récits ou narrations, sans doute les plus nombreux, qui exhortent ou avertissent (sermons)

* Quelques rares textes d’instruction (Béatitudes)

* La proclamation oraculaire (serments)

* Des malédictions, des controverses, des discours de guerre

Agencement des sourates

« Le classement et l’arrangement des sourates et du corpus sont un sujet complexe sur lequel de nombreux travaux restent à mener. […] Tout d’abord, la première sourate joue un rôle d’introduction à l’ensemble du corpus […] alors que les deux ou les trois dernières sourates jouent un rôle de conclusion. Le corpus […] est ainsi encadré par une prière d’un côté et par une profession de foi et des prières apotropaïques de l’autre. […] Ensuite, les sourates sont, en règle générale, classées par ordre décroissant de longueur, selon une pratique déjà connue dans les cultures scribales de l’Antiquité. » (p. 799)

Les chercheurs travaillent à trouver un motif d’agencement au Coran. Bell y voit plutôt l’agencement désordonné et anarchique de sourates brèves tandis que Cuypers repère des parallélismes et chiasmes tout le long.

 « le Coran n’est pas un livre mais un corpus, à savoir la réunion de textes :

1. qui n’étaient pas destinés, à l’origine, à être réunis en un codex, et qui n’ont donc pas été composés en ayant cet objectif à l’esprit ;

2. qui sont hétérogènes : ils relèvent d’une grande variété de genres littéraires, et expriment parfois des idées divergentes (même s’il y a aussi des idées et des préoccupations qui reviennent tout au long du corpus de manière cohérente et systématique) ;

3. qui sont, dans certains cas, indépendants, et dans d’autres, dépendants les uns des autres : il y a ainsi de nombreux textes parallèles dans le Coran – certains passages réutilisent d’autres passages, parfois les réécrivent, les corrigent, ou y répondent. » (p. 785-786)

« Le Coran apparaît comme un ouvrage à la fois composite et composé : composite parce qu’il rassemble des textes en partie indépendants et hétérogènes, composé parce que sont mises en œuvre des techniques de composition qui relèvent souvent d’un contexte scribal, lettré, et non de la seule spontanéité orale ou d’une collecte hasardeuse, même si ces derniers éléments peuvent aussi s’y trouver » (p. 786)

« Puisque le Coran est un corpus rassemblant des textes du VIIè, il nous offre une fenêtre privilégiée pour comprendre les origines de l’islam, non pas parce qu’il serait seulement le recueil des ipsissima verbade Muhammad, mais parce qu’il porte la trace d’écritures et de réécritures qui nous renseignent sur les évolutions de la communauté ou des communautés, à l’origine du développement textuel du Coran. » (p. 788)

Répétitions

C’est à plusieurs égards un texte répétitif. Peut-être s’agit-il de la même histoire racontée sous différents points de vue ? Peut-être la même histoire mais de tradition différente, avec variante régionale par exemple ? Ou la trace de plusieurs récitations orales de la même histoire ? Ou la révision et reprises successives d’une même histoire dans le but d’une nouvelle composition ? 

b. La rédaction

« Ici, selon les genres littéraires impliqués, on peut voir poindre les figures du visionnaire, du missionnaire, du prédicateur, de l’orateur, de l’enseignant et du leader politique et religieux – savoir s’il faut forcément lier ces figures au personnage de Muhammad tel qu’il est vu traditionnellement est la [question suivante]. » (p. 804)

Q° : « Toute la question est alors de savoir qui est responsable de ce travail rédactionnel, et quand il a lieu : tout s’est-il déroulé uniquement lors de la carrière de Muhammad ? Cela s’est-il fait à l’initiative de Muhammad seul, ou bien doit-on y voir plutôt un travail collectif et collaboratif entre Muhammad et son cercle de scribes ? Y a-t-il eu un travail rédactionnel après la mort de Muhammad ? Si oui, de quelle nature était-il, et a-t-il été accompagné d’un travail compositionnel ? Selon la version traditionnelle, issue du paradigme nöldekien, il n’y a pas eu, après la mort de Muhammad, de travail compositionnel d’une telle sorte, et le travail des scribes s’est pour l’essentiel limité à un travail rédactionnel de type éditorial. » (p. 805)

Qui écrit ?

Un exemple amusant, Coran 55 :

[7] Le ciel, Il l’a élevé, et Il a établi la balance

[8] Ne fraudez pas dans la balance

[9] Établissez la pesée avec équité et ne fraudez pas dans la balance

[10] La terre, Il l’a établie pour l’humanité.

Quid des versets 8 et 9 ? La balance est bien une constellation, le signe de la justice et l’instrument de pesée… comment expliquer cette insertion ? Les chercheurs supposent un rédacteur n°1 , brillant et savant, avec un vrai talent poétique ; puis un rédacteur n°2 qui n’aurait pas compris le sens de « balance » et ne l’aurait interprété qu’à l’aune de son savoir plutôt « marchand » – son insertion n’a pas non plus été contrôlée par un savant. 

« On dit parfois qu’il y a un fossé entre le corpus coranique et les premiers exégètes musulmans, les mufassirun, qui ne comprenaient plus le sens de certains passages ou de certains mots. C’est certainement vrai. Ce que cet exemple montre, c’est que ce fossé est aussi présent à l’intérieur même de la genèse du corpus coranique. » (p. 822)

« On sait en effet que le Coran – en tout cas le ductus consonantique – a pris la forme que nous connaissons entre le début et la fin du VIIème siècle : […] suffisamment tard pour qu’une pluralité d’auteurs soit non seulement possible mais même plausible. » (p. 826)

c. Le lexique du Coran

Le lexique provient de l’araméen ou de langues arabiques différentes de l’arabe, de plusieurs types de variétés dialectales de l’arabe.

Quand on étudie le lexique du Coran, beaucoup de termes se révèlent être d’origine étrangères. Un bon exemple est celui de el-Rahman, terme d’origine araméenne, qui désigne dieu et signifie « le clément ». Un autre exemple : bab (a long), qui signifie « porte », est également attesté dans l’araméen rabbinique et proviendrait de l’akkadien. (p.85)

« Les exemples de racines ou de termes saba’iques éclairant indirectement le lexique coranique sont également nombreux. Par exemple, le verbe s1tlm signifie « se soumettre » à un dieu (ou à un roi). […] Cette forme avec t infixé de la racine S1LM donne un sens réfléchi (« se soumettre ») au verbe factitif (« soumettre »). Elle invite à s’interroger sur la signification originelle des mots islam et muslim, dérivés de la forme factitive qui, selon les théologiens, traduirait l’idée de « se livrer entièrement à la volonté de Dieu », et « qui se livre entièrement à la volonté de Dieu ». Néanmoins, ce mot semble prendre parfois d’autres significations tout au long du Coran. (p.92-93)

Notons également que « La catégorie des jinn, êtres surnaturels bienveillants ou non, qui n’est pas attestée avant l’islam, pourrait aussi être un emprunt, probablement à la Syrie. » (p. 93)

d. Allâh, un dieu parmi d’autres ?

Un témoignage d’un Allah pré-islamique ? Abraha, un roi himyarite !

Ce roi aurait engagé son peuple, juif, à se convertir au christianisme. Dans ce but, il élève même une cathédrale à Sanâ’a pour concurrencer le pèlerinage païen qui se déroule à la Ka’aba !

Oui, vous avez bien lu : dans l’ère pré-islamique, la Ka’aba était un lieu de culte païen dédié à Allah, et même…

« A la Mecque, à l’époque  de Muhammad, la Ka’ba est un « temple » (byt) […] voué à Hubal, mais aussi à Allâh. » (p. 115) Le culte d’Allâh aurait été introduit dans le temple mecquois vers 565, cohabitant alors avec les divinités originelles du sanctuaire, dont Hubal. (p. 102)

Quels sont les noms d’Allah, d’ailleurs, dans le Coran ? et d’où vient ce nom ?

Le nom que les arabes chrétiens donnaient à dieu étaient al-ilâh, provenant probablement de Il, ou El. Mais ce nom n’apparaît pas dans le Coran. On trouve trois appellations :

1. la périphrase : le maître des cieux, le maître de l’Orient et de l’Occident etc… (p. 100)

2. Allah… « Il faut tout d’abord savoir que, dans le Proche-Orient, à époque très ancienne, la manière commune de dire « dieu » est êl, sans qu’on sache si êl est initialement un nom propre (El) qui serait devenu un appellatif ou le contraire. » (p.100).

3. Notons qu’on l’appelle aussi el-Rahman, « le clément », qui provient de l’araméen (p.104).

D’où vient le nom Allah, quelle est son étymologie et que peut-on apprendre de cela ?

1. Il s’agirait de Il, avec l’introduction d’un voyelle par analogie avec les modèles déjà existants dans la langue, donc Ilâh : « Pour dire « dieu » en Arabie, il y a deux mots : le premier est îl (‘l), qui a été emprunté, et le second ilâh, qui dérive de îl avec introduction d’une troisième consonne radicale pour se conformer au modèle de désormais dominant. Parmi les noms de Dieu, chez les Juifs himyarites, on trouve logiquement Îlân et Îlâhân, qui sont îl et ilâh avec l’article -ân postposé. » (p. 100)

2. Mais a aussi existé un dieu « dont le nom est écrit ‘Ih à Qaryat al-Fa’w, centre d’une petite principauté du désert entre 300 av et 300 ap JC, à environ 300 km au nord-est de Najrân. […] La vocalisation de ‘Ih est al-Lâh (ou Allâh) et non Ilâh […] et son pendant féminin est la déesse al-Lât. » (p. 101) « Il est donc raisonnablement assuré qu’il a existé un dieu nommé Al-Lâh à Qaryat al-Fa’w vers le début de l’ère chrétienne. Un dieu nommé hal’Lâh ou al-Lâh était également vénéré dans le nord du Hijâz et le sud du Levant si l’on se fonde sur les sinscriptions dédânites, nabatéennes, nabatéo-arabes, thamûdéennes hismâ’ites et safa’itiques. La paire al-Lâh et al-Lât (ou Lâh et Lât) n’est pas aussi étrange qu’on pourrait le penser : chez de nombreux peuples, on a divisé en deux un être divin pour donner naissance à une divinité masculine et à une divinité féminine (Petersmann, « Le culte du Soleil chez les Arabes », p. 406) » (p. 102)

Comme dit plus haut, un dieu Allâh est mentionné pour la première fois vers 565 et intègre le panthéon de la Mecque.

« On a supposé que le dieu Allâh de La Mecques était issu du polythéisme même si, à l’époque de Muhammad, il ressemblait déjà beaucoup au Dieu unique, comme les propos que tiennent, selon le Coran, les adversaires mecquois de Muhammad le suggèrent. Mais une autre hypothèse commence à se faire jour (p. 102) Avant l’Islam, les chrétiens arabes nommaient Dieu al-Ilâh, c’est-à-dire « le Dieu », appellation décalquée du syriaque Alâhâ, qui s’inspirait lui-même du grec ho Théos ou du latin Deus. » (p. 103) Or l’étude de l’onomastique montre que le prénom Abdallah était assez répandu chez les chrétiens dès lors qu’ils s’enracinent dans la région, mais très peu répandu avant. « Il en résulte que Abdallâh (nom initialement polythéiste) est devenu au VIè siècle le nom emblématique de la communauté chrétienne de Nâjran. On peut en déduire également que les chrétiens de Najrân nommaient Dieu al-Ilâh en contexte formel (comme dans les inscriptions gravées dans la pierre), mais Allâh dans la vie courante, avec l’aphérèse (ou chute) de la première consonne. » (p. 103)

« Si Allâh est bien l’un des noms que les chrétiens arabes donnaient à Dieu en 523, il en résulte que, lors de l’introduction du culte d’Allâh à La Mecque près de cinquante ans plus tard, le nom d’Allâh était tout à la fois le nom d’une très ancienne divinité polythéiste relativement marginale, mais aussi le nom donné à Dieu par les chrétiens arabes qui appartenaient alors au courant religieux le plus influent dans la Péninsule. Une telle ambiguïté étant un avantage plutôt qu’un inconvénient parce qu’elle permettait d’attirer des fidèles et des pèlerins d’orientations diverses, aussi bien des conservateurs attachés aux rites ancestraux que des réformateurs en quête d’une religion plus spirituelle. » (p. 104)

e. Les filles de El !

Dans le Coran, Allah a des filles !!! Qui sont-elles ?

Et bien elles « sont connues principalement par les inscriptions et les images sudarabiques, qui s’étalent de 700 av l’ère chrétienne jusqu’aux premières décennies de cette ère. » (p. 109). 

L’idée que Allah aurait eu des filles se trouvent bien dans le Coran, mais elle est combattue par Muhammad et d’autres, qui luttaient contre le polythéisme et la croyance en des êtres surnaturels, et ce, bien avant l’avènement de l’islam monothéiste.

« L’idée que, selon les adversaires de Muhammad (ou certains d’entre eux), Allâh ait eu des filles « parmi les anges » se trouve bien dans le Coran comme nous l’avons vu. En d’autres termes, les polythéistes de La Mecque appelaient « Filles d’Allâh » les êtres surnaturels que Muhammad dénommait « anges ». Ils avaient donc une conception du monde divin très semblable à celles des polythéistes d’Arabie du Sud, du Néguev et de Palmyre. » (p. 112)

Et pourtant, étaient-ils polythéistes ?

Moins que la tradition ne voudrait le faire croire. Il est probable que cet endroit de l’Arabie ait été plutôt monothéiste :

« On peut en [des traces archéologiques, épigraphiques notamment] (pp. 133-135) déduire que, lors de l’arrivée de Muhammad en 622, le monothéisme (en l’occurrence le judaïsme) était déjà dominant à Médine (encore appelée Yathrib à cette date) et que seule cette religion avait accès à la sphère publique. » (p.135)

L’auteur conclut que le Coran est bien un texte de son époque, « une production humaine bien datée », dont les influences sont à chercher dans les « productions intellectuelles du monde méditerranéen », mais pas seulement :

« Le Coran puise aussi dans l’héritage de la péninsule Arabique, de l’Himyar et de al-Hira, qui étaient sans doute intégrés dans le monde développée de la Méditerranée et du Proche-Orient […] Le Corant est sans doute une texte de l’Antiquité tardive, mais c’est plus encore un texte composé en Arabie, vers la fin de l’Antiquité tardive. » (p. 135)

Muhammad / Mahomet

1. Les Vies de Muhammad…

On arrive dans le dur et le vif du sujet… et on se heurte au problème que l’on supposait déjà, non ? à savoir

« la plus grande partie des renseignements à son sujet provient de sources qui furent composées bien après les événements qu’elles relatent. » (p.185)

Plusieurs historiens s’affrontent dans cette quête de la vérité… l’un d’eux, Goldziher « démontra que, dans l’ensemble, ces traditions ne prirent forme que durant le second siècle de l’islam, soit environ cent ans après la mort de Muhammad. En outre, même les traditions les plus anciennes étaient de nature bien plus légendaire qu’historique, décrivant Muhammad et les débuts de l’islam d’une manière qui se conformait aux croyances, aux pratiques et aux préoccupations de la communauté musulmane du milieu du VIIIè (Goldziher, Études sur la tradition musulmane). (p. 187)

« La première sira, ou « vie » du prophète de l’islam, ne fut compilée qu’au milieu du VIIIè par Ibn Ishaq (767), soit quelque 120 ans après la mort de Muhammad. »

Et une comparaison que j’ai trouvée passionnante :

« Si l’on comparait une telle situation avec celle des origines du christianisme, comme l’a fait Patricia Crone, on devrait dire que le plus ancien Évangile a été compilé par Justin de Naplouse (100-165) mais n’a été connu qu’à travers la recension d’Origène d’Alexandrie (185-254). Il est difficile d’imaginer à quoi ressemblerait un tel Évangile, mais il est probable que Jésus y apparaitrait davantage comme un philosophe hellénistique que comme un prophète eschatologique juif. » (p.189)

En fait, il y a eu de nombreuses transmissions… et la fidélité au texte originel, s’il y en eu un, est on ne peut plus douteuse (p. 190)

Pour résumer, les enseignements de Muhammad ont circulé de manière orale pendant peu de temps, jusqu’à « rassemblés et mis par écrit sous la direction du calife ‘Uthman (644-656). (p. 201). Puis cette histoire est véritablement mise en circulation au VIIIè (p. 203) mais, le texte du Coran n’aurait pas été standardisé avant le règne d’Abd al-Malik (646-705) (p.205) 

2. La quête du Muhammad historique

Renan l’étonnant !! Figurez-vous que Renan, bien que premier à critiquer la religion chrétienne, défend des positions étranges sur le Coran :

« Renan fut l’un des pionniers des études sur le Jésus historique, et ses idées sur la fiabilité historique des Evangiles firent scandale à son époque. Au vu du refus critique de Renan de considérer qu’une grande partie des Evangiles chrétiens puisse être reconnue comme historique, son approbation de la tradition historique musulmane et du souvenir qu’elle a conservé de la vie de Muhammad doit être souligné. Si même un sceptique de l’envergure de Renan pouvait attester de l’authenticité des biographies traditionnelles de Muhammad, on pourrait s’attendre à ce qu’elles soient en effet des sources historiques de la plus haute qualité ». (p.208)

Alors quelle est la réalité des recherches d’aujourd’hui ?

« Ainsi est-il maintenant largement admis dans les études occidentales sur les origines de l’islam que quasiment rien de ce qui est rapporté par les sources musulmanes anciennes ne peut être considéré comme authentique, et que la plupart des éléments au sujet de Muhammad et de ses Compagnons contenus dans ces récits doivent être considérés avec beaucoup de méfiance. » (p. 208)

« En l’espace d’un siècle et demi seulement, Muhammad est donc passé d’un personnage qui « naît en pleine lumière de l’histoire » à une énigme presque totale. » (p.210)

On doit une approche plus critique à Gustav Weil (1808-1889). A cette époque, certains chercheurs tentent même de montrer que Muhammad avait probablement une maladie mentale (p. 212-213) Par exemple, Sprenger : « Muhammad était complètement dément pendant un certain temps ; la crise après laquelle il devint prophète fut le paroxysme de la folie cataleptique. Cette maladie est parfois accompagnée de tels phénomènes psychiques que même à l’époque moderne elle a engendré de nombreuses idées superstitieuses. » (p. 213)

« On sait néanmoins fort bien qu’il est difficile de séparer la religion de la politique dans la culture musulmane, et tout particulièrement dans la période prémoderne : comme le remarque Patricia Crone, Muhammad n’était pas « seulement un prophète qui s’est engagé dans la politique. Son monothéisme équivalait à un programme politique. » (p. 216)

3. La fabrique impériale : l’invention des Rashidun ?

Comment se passe la succession de Muhammad ? la Umma originelle se fractionne en tout cas.

Ce sont les 4 premiers califes qu’on appelle Rashidun. Il est possible qu’ils aient en effet existé… que leur histoire soit bien celle-là, on ne le sait pas vraiment.

Il sont appelés Rashidun, califes bien guidés, par la dynastie suivante, celle des Abassides (entre le VIIIè et le XIIIè siècle)

D’après El-Hibri, leur histoire est un formidable édifice narratif. 

4. La première dynastie de l’Islam dans la mémoire islamique

Il s’agit de la dynastie des Omeyyades, toujours issu de l’immense famille de Muhammad, du fils aîné de son arrière-arrière grand-père.

Le règne des Omeyyades ne constitue pas une période homogène, dans l’ensemble, mais il reste des témoignages d’une certaine grandeur, notamment sur le plan littéraire et architectural. Le calife Abd al-Malik, et son fils en particulier, furent de grands bâtisseurs (VIIIè) (p. 271) L’empire était cosmopolite et polyglotte. C’est à cette époque que l’on situe al-Akhtal, un illustre poète chrétien.

C’est également la période des grandes conquêtes musulmanes. « Ainsi, la péninsule Ibérique est conquise au détriment des Wisigoths en 711, en même temps qu’à l’extrémité orientale de l’empire les Arabes s’emparent du Sind et progressent dans la vallée de l’Indus. L’avancée se poursuit également en Asie centrale avec la prise de Bukhara (709) suivie de celle de Samarqand (710) et du Farghana en 712. Cette expansion triomphale connaît toutefois un coup d’arrêt majeur en 717 devant les murs de Constantinople, avec l’échec du siège de la capitale byzantine. » (p.273)

A partir de cette date, c’est le début de la fin. Un autre échec que nous connaissons bien : il s’agit de la défaite de Poitiers face à Charles Martel en 732. De l’autre côté, échec face aux forces chinoises de la dynastie Tang, en 751. 

A cette époque, la France n’était pas ce qu’elle est, elle n’existait pas. Et la direction de ce qui était la Francie n’allait pas de soi, il fallait lutter pour la conquérir, la mériter et la conserver.

C’est l’épisode du fameux Charles Martel, (dont la marâtre se prénomait Plectrude, en voilà une idée de prénom qu’elle est bonne) était le père de Pépin le Bref… et de Carleman, ancêtre de Charlemagne (800-814). 

Conclusion : l’hypothèse du Shi’isme !

(L’hypothèse du chercheur Mohammad Ali Amir-Moezzi est tout à fait étonnante pour moi ; je l’ai donc transcrite en ce paragraphe final et particulier, puisque son article termine également le tome 1 du Coran des historiens – pp. 919-961 )

Le constat d’un texte problématique

A la lecture de tout ce qui précède, on peut conclure que le Coran est un texte problématique. En effet, plusieurs conclusions peuvent s’imposer : 

1. Du « caractère décousu, déstructuré et fragmentaire du Coran », les exégètes font un mystère insondable. « La conclusion logique que l’on peut tirer de ce fait c’est que les savants musulmans ne connaissaient pas les raisons du style déstructuré du Coran » (p. 939)

2. La chronologie pose problème. Les sourates sont-elles dans l’ordre chronologique de leur production ? dans l’ordre du plus grand au plus court ? « La conclusion logique qui s’impose à l’historien est que les savants musulmans, même les grands spécialistes reconnus des sciences coraniques, ne connaissent pas l’ordre chronologique des sourates ou en avaient très tôt perdu la connaissance. » (p. 940)

3. Pour ce qui concerne les circonstances de la révélation, « là encore, on ne peut que conclure à l’ignorance de ces derniers quant aux véritables contextes historiques et géographiques des textes coraniques. » (p. 941)

4. Pour ce qui concerne la fameuse « science de l’abrogé et de l’abrogeant », l’ensemble est trop confus : « les savants musulmans ont élaboré tout un genre littéraire pour expliquer et justifier certaines contradictions flagrantes du texte coranique. » (p. 941) « La conclusion qui s’impose, c’est que ces savants, jamais d’accord entre eux, ne savaient pas vraiment ce qui est abrogeant et ce qui est abrogé » (p. 941)

De nombreux aspects du Coran restent énigmatiques et semblent l’avoir été très tôt, dès les premières années après la mort de Muhammad.

Observons maintenant les conflits de ces premières années et premiers siècles de l’hégire, et c’est là que nous allons parler des Shi’ites.

Les premiers siècles mouvementés de l’hégire

« Les rapports entre les musulmans shi’ites et le Coran ont toujours été complexes surtout aux trois ou quatre premiers siècles de l’islam. Ils sont marqués par deux problématiques, celle de la falsification de la Vulgate officielle connue de tous et celle de la nécessité absolue de l’interprétation du Coran par une autorité divinement inspirée. » (p. 921)

Ce que dit la tradition sunnite

Nous avons déjà rapporté ce que raconte la tradition sunnite : « Les révélations divines, très fidèlement et intégralement recueillies par les deux premiers califes Abu Bakr et Umar, furent réunies en un Coran unique par une commission de savants sous le règne du troisième calife Uthman (vers 644-656) c’est-à-dire moins de trente ans après la mort du prophète Muhammad (vers 632). Les recensions coraniques parallèles, jugées indignes de confiance, furent détruites et la version officielle, appelée la Vulgate de Uthman, fut très vite acceptée par toute la communauté des fidèles, sauf une poignée d’hérétiques. » (p. 921)

En réalité, d’après les recherches plus récentes de ces deux derniers siècles, « Le Coran officiel mis a posteriori sous le patronage de Uthman aurait en fait été établi plus tard, probablement sous le califat de l’Omeyyade Abd al-Malik b. Marwan (685-705). Il présente en outre tous les signes d’un long travail rédactionnel effectué probablement au sein d’une équipe de scribes et de lettrés patentés. » (p. 922)

La version historique et la rébellion shi’ite

OR « parmi les savants et les courants opposés à l’état omeyyade, nombre de personnages importants n’auraient pas accepté l’authenticité du « Coran uthmanien » et l’auraient considéré comme une version falsifiée des révélations faites au Prophète ; parmi ceux-là, les alides appelés progressivement shi’ites formulent des critiques les plus systématiques et les plus nombreuses à l’égard de l’intégrité du Coran officiel. D’autres recensions coraniques, parfois assez différentes dans leur forme et leur contenu, par exemple celle attribuée à Ali, cousin germain et gendre du Prophète, quatrième calife et premier imam des shi‘ites ou celles attribuées aux Compagnons Abdallah Mastud continuèrent ainsi à circuler au moins jusqu’au Xè siècle. » (p. 922)

Les guerres et violences des premiers siècles

Quelques faits historiques qui semblent avérés dans les grandes lignes :

– bataille de Badr en 624, première victoire de Muhammad sur ses adversaires Mecquois de sa propre tribu de Quraysh, notamment le clan des omeyyades. (p. 923)

– vague de violences à la mort de Muhammad, puis premières guerre d’Apostasies (ridda) pour empêcher les Arabes nouvellement convertis de retourner à leur ancienne religion. (p. 923)

– deuxième calife Umar : guerres des grandes conquêtes arabes.

– troisième calife Uthman, assassiné : première grande guerre civile entre musulmans. 

– quatrième calife : suite ininterrompue de guerres civiles. […] (p. 924)

« Le règne des Omeyyades fut une longue suite de répressions et massacres de leurs adversaires », notamment des alides, les partisans d’Ali, qui finiront par s’appeler les shi’ites. (p. 924)

Rappel : les Omeyyades, issus de la même grande famille que Muhammad et Ali, contiennent les premiers califes – à compter du 3ème – et sont du côté de Muhammad dans ses guerres. Néanmoins, c’est à la mort du prophète qu’il y a problème et que les partisans d’Ali s’opposent à Abu Bakr ainsi qu’aux califes qui se succèdent comme à autant de traitres du prophète, quand bien même ils seraient issus des Omeyyades, et donc de la grande famille de Muhammad.

La violence qui établit une nouvelle religion n’est pas propre à l’islam ; sont néanmoins propres à l’islam, « la nature de cette violence, à savoir des guerres civiles ayant entraîné la mort d’un nombre considérable parmi ses plus importants personnages historiques et ensuite la longévité multiséculaire des conflits sanglants qui opposèrent très souvent ces derniers entre eux. » (p. 925)

Retenons de ces conflits « l’opposition entre Abu Bakr et Ali où le premier eut rapidement le dessus et devint le premier calife de l’islam. » (p. 925)

L’hypothèse shi’ite des partisans d’Ali

C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre et interpréter l’opposition farouche et tenace des partisans d’Ali. En effet, « d’après les sources shi’ites, Muhammad avait désigné explicitement Ali comme son seul successeur légitime et ce à plusieurs reprises. Encore plus décisif, Dieu lui-même, à travers ses révélations, avait annoncé cette succession. Selon eux, il ne pouvait en être autrement : comment Dieu et son envoyé auraient-ils pu laisser la cruciale question de la succession de ce dernier en suspens ? » (p. 926)

Un Coran censuré et un Messie oublié !

L’un des arguments les plus forts des shi’ites pour prouver la trahison s’appuie justement sur le Coran et sur ses manquements supposés : Ils s’étonnent en effet, et à juste titre semble-t-il, que le Coran ne fasse mention de Muhammad que 4 fois, contre de très nombreuses fois pour Adam, Noé, Abraham, Salomon, David, Moïse, Jésus… ainsi que les ennemis Satan, Nemrod, Pharaon, Ponce Pilate. (p. 927) Et surtout que le Coran tel qu’on le connaît ne mentionne jamais l’immense famille de Muhammad, épouses, enfant, frères et cousins… Comment se fait-ce ?

Les partisans d’Ali expliquent cette absence par la censure de ceux qui ont ourdi et commis le coup d’état.

« Selon cette présentation des faits, ce qui se passa à Saqifa, juste après la mort du Prophète, fut un véritable coup d’État, une conspiration longuement et savamment fomentée par les deux hommes forts de la tribu de Quraysh, Abu Bakr et Umar, aidés par le clan omeyyade, pour écarter Ali, s’emparer du nouveau pouvoir mis en place par Muhammad, transformer la religion de ce dernier en un instrument de leurs propres ambitions. » (p. 928)

Les shi’ites ont alors longtemps soutenu, preuves à l’appui, qu’un Coran trois fois plus volumineux que la Vulgate officiel, existait bel et bien ; ils fournissent quelques centaines d’exemples de censures (pp. 933-938) et développe même une légende : « Rejeté, menacé de destruction, le Coran intégral fut caché par Ali. Il fut ensuite transmis secrètement d’imam à imam jusqu’au douzième et dernier, le Sauveur eschatologique, qui l’emmena avec lui dans son Occulation. Personne, à part les imams, ne connaît son contenu exact, qui ne sera révélé dans son intégralité que lors du Retour de l’imam caché à la Fin du temps. D’ici là, toujours selon ces traditions shi’ites, les musulmans devront se contenter de la version censurée et déformée de la Vulgate uthmanienne, version issue de la trahison des Compagnons. » (p. 934-935) Voilà pourquoi la tradition shi’ite impose de passer par un imam pour interpréter correctement le Coran. 

De plus, pour les fidèles shi’ites, Ali aurait été le nouveau Christ, le Messie qu’annonçait Muhammad justement. 

Alors que s’est-il passé ?

La fin des temps dans le message de Muhammad

On l’oublie parfois mais le message de Muhammad est apocalyptique. « Le Coran insiste en effet à de très nombreuses reprises sur la fin toute prochaine du monde. » (dizaine de sourates et de versets) (p. 942) Ces sourates ont de grande chance de remonter à Muhammad lui-même et son entourage immédiat : « c’est l’argument central de Casanova et plus récemment de Shoemaker pour soutenir la thèse selon laquelle l’annonce de la Fin des temps constituait le principal message de la mission muhammadienne, message que les autorités musulmanes ultérieures avaient tout intérêt à occulter. » (p. 945) Pourquoi ? Parce que la fin des temps ne venait toujours pas. Muhammad meurt. Ali meurt aussi. L’urgence devient de conserver le pouvoir et de l’installer. 

Muhammad et le milieu biblique

« L’apocalyptique coranique appartient, à sa façon, à cette riche littérature largement répandue à son époque. Et pour cause… À cette époque justement l’Arabie est grandement imprégnée de culture monothéiste biblique. Cela a dû être également le cas de la région de Hijaz, malgré l’absence totale de preuves matérielles, absence sans doute causée par la politique de destruction systématiques des vestiges préislamiques dans cette région par les autorités saoudiennes. Contrairement à ce que soutiendra plus tard l’apologétique musulmane, l’Arabie préislamique n’était pas celle de l’ère de l’ignorance, du chaos et de l’idolâtrie, ni l’islam le commencement du monothéisme arabe. Le polythéisme n’y existait probablement plus depuis de longs siècles, sauf peut-être principalement chez quelques Bédouins non sédentarisés. » (p. 946)

Notons également l’hypothèse de Alfred-Louis de Prémare selon lequel Muhammad appartenait sans doute à un groupement sectaire de judéo-chrétien ; « il existait au VIIè des traductions arabes de livres bibliques entiers, des florilèges de citations bibliques et des écrits apocalyptiques juifs ou chrétiens. » (p. 948)

L’annonce de l’avènement du Messie

« D’après un grand nombre d’attestations textuelles, pour un certain nombre de fidèles de Muhammad, Ali était le lieu de manifestation du nouveau Jésus » (p. 950)

Il aurait donc eu un statut spirituel et religieux autrement plus élevé que celui de Muhammad. (p. 952) D’où la nécessité de le faire oublier.

L’empire et l’élaboration d’une nouvelle mémoire collective.

« Comme dans d’autres religions aux proclamations apocalyptiques, ici aussi les problèmes commencent lorsque la fin du monde n’arrive pas ; lorsque le prophète avertisseur ainsi que le messie attendu meurent sans que les temps atteignent leur terme. » (p. 952) De son vivant, Muhammad ne voyant pas la fin du monde advenir, décide de marier sa fille Fatima avec Ali, son cousin germain. Ils ont deux fils. « Le choix de Ali, père de sa seule descendance mâles semble aller de soi, d’autant plus si Muhammad le considérait comme étant le Sauveur de la fin des temps. » (p. 954)

Après la mort d’Ali, les deux fils de Ali et Fatima sont assassinés. Dès le début du califat des Omeyyades, il semble qu’il ait fallu ré-écrire l’histoire et fabriquer une nouvelle mémoire collective. 

L’empreinte définitive d’Adl al-Malik

« Avec ce calife, d’une importance majeure pour la genèse de l’islam comme religion impériale, le processus de « démessianisation » devient déterminant. La figure de Muhammad comme le plus saint et le dernier des prophètes, est réhabilitée et en même temps, son message originellement plutôt « universaliste » réunissant les autres monothéistes appelés les croyants est désormais fortement arabisé. Les différences de ce message et bientôt sa supériorité par rapport au judaïsme et au christianisme sont valorisées et ses fidèles appelés les musulmans. Les symboles suprêmes de l’instauration de la nouvelle religion arabe sont, d’une part, la construction ou l’achèvement du dôme du Rocher à Jérusalem, l’officialisation d’un Coran officiel, appelé la Vulgate de Uthman, désormais déclarée indépendant des Écritures juives et chrétiennes et comme le Livre des musulmans et, d’autre part, la sacralisation des villes arabes de La Mecques et de Médine. Jésus devient un prophète presque identique aux autres dans ce Coran. » (p.957)

Conclusion

Bien sûr, il ne s’agit pas de soutenir que les sources shi’ites disent vrais et qu’elles relatent une vérité historique. Là aussi, les croyances et les légendes abondent, et côtoient les contradictions et incohérences. « Cependant, les notions qui sous-tendent les assertions shi’ites concernant le texte officiel du Coran – et du Hadith – peuvent être approuvées par l’historien des religions en général et l’historien du Coran en particulier : le caractère historique des Écritures, le rôle du contexte politique et social dans la rédaction de celles-ci, l’articulation entre les textes saints et le pouvoir, le poids du travail rédactionnel des scribes, la connivence de ces derniers avec les cercles du pouvoir. » (p. 957)

A bientôt pour les Tomes II et III…

L’Art de la Joie, de Goliarda Sapienza

600 pages avec Modesta, appelée parfois Mody ! Tant de fois, ceux qu’elle rencontre lui font remarquer qu’elle porte un affreux prénom. Un prénom finalement assez ironique quand on termine le livre… Modeste, non, mais exigeante et désirant le meilleur plutôt. Cela dit, ceux qu’elle rencontre ne connaissent pas tous ou pas vraiment l’horreur de sa naissance, qu’elle ne résume d’ailleurs avec un certain détachement qu’à la fin de sa vie : ma mère ne m’a adressé que 4 ou 5 mots dans sa vie, ma sœur était mongolienne, et mon père

Violée par son père, ce sont les Sœurs qui s’occupent d’elle et la recueillent au Couvent. L’une d’elle s’éprend d’amour pour la jeune fille qu’elle devient, pour ses aptitudes à la licence en particulier, et lui lègue toute sa fortune avec de se retirer dans un silence coupable que Modesta ne comprend pas. Mais, désormais riche héritière, la jeune recrue devient Princesse.

Intriguée par l’incipit de ce roman prêté par une amie de longue date, j’ai facilement voulu en savoir davantage.

« Et voyez, me voici à quatre, cinq ans traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux. Il n’y a pas d’arbres ni de maisons autour, il n’y a que la sueur due à l’effort de traîner ce corps dur et la brûlure aiguë des paumes blessées par le bois. Je m’enfonce dans la boue jusqu’aux chevilles mais je dois tirer, je ne sais pas pourquoi, mais je dois le faire. Laissons ce premier souvenir tel qu’il est : ça ne me convient pas de faire des suppositions ou d’inventer. Je veux vous dire ce qui a été sans rien altérer. »

(p. 11, édition Le Tripode 2015)

Tout au long des 600 pages, poétiques, historiques, philosophiques, Modesta raconte sa vie jusqu’à la fin, elle qui vit les deux guerres mondiales, de son Italie, de sa Sicile natale. Le roman de G.S. est parsemé de références historiques et de réflexions personnelles. Les certitudes n’y sont que poétiques ; des analepses et des ellipses qui rendent l’ouvrage si littéraire, un modèle à suivre peut-être : vivre et laisser vivre, ne pas s’empêcher, aller vers la joie et surtout, le plaisir, si présent tout au long du roman – sans pour autant qu’il devienne à son tour le tyran d’une vie.

On suit les aventures humaines du personnage tout au long d’un siècle passionnant, d’idées foisonnantes, qui transparaissent, par touche légère, à travers les dialogues des personnages. Joyce, l’une des amoureuses de Modesta :

« Que d’espoirs pour la cause, que de vraies conquêtes avaient fleuri devant nous dans notre vieille Europe ! Nous les croyions solides. En quelques années tout a été balayé ! Le visage d’Atatürk, le mouvement spartakiste pulvérisé, Rosa Luxembourf assassinée ! Et maintenant ce petit-bourgeois de Hitler dont tout le monde se moquait jusqu’à son putch de la Brasserie, prend « démocratiquement » le pouvoir en gagnant des élections. Une nuit d’enfer, Modesta ! »

(p. 344)

Joyce qui s’intéresse à la psychanalyse envers et contre tous, contre les hommes de la maison notamment :

« Ils n’ont jamais approuvé que, négligeant la politique, je me consacre corps et âme à l’étude de la psychanalyse. José surtout était furieux. Il disait que seule la révolution peut soigner les âmes, et que ces imaginations fascinantes, plus poétiques que scientifiques, n’étaient que les habituelles géniales inventions que sort la bourgeoisie pour distraire les intelligences du problème principal. »

(p. 357-358)

Un peu plus tard, Modesta tâcle un peu ce Freud :

« Joyce, tu le prends pour un dieu, lui qui détestatit aussi la philosophie. Ton Freud est un brave vieux médecin fatigué, malade depuis des années d’un cancer de la bouche. Décidons-nous, pour une fois, de la faire descendre de son piédestal et de regarder ce cancer et, pourquoi pas, de lui appliquer ses propres théories ? »

(p. 412)

C’est un livre où les femmes s’aiment et s’entraident. Un féminisme amoureux, un féminisme solidaire. Elles se prêtent des livres, en particulier ceux qui étaient interdits durant quelques années de fascisme. Point alors cette difficulté du socialisme et du communisme, ce point noir : la place des femmes au foyer n’est-elle pas celle de l’éternelle exploitée ? Mais si elle travaille à son tour, ne deviendra-t-elle pas elle aussi l’exploitant ?

Quelques hommes là-dedans, torturés, fiers, combattants, révoltés, dangereux parfois, fascinants pour certains.

« Parole d’honneur, parole d’homme, silence viril. Un homme qui est un homme sait se taire quand il en fait le serment. »

(p. 460)

Modesta, s’autorisant tous les amours, vieux et jeunes amants, a beaucoup d’enfants, qui à leur tour font des enfants. Elle se retrouve grand-mère, et parfois grand-mère d’adoption, à 40 ans seulement. L’immense famille se contemple, échange, badine et se réjouit d’être athée ; ils cherchent à comprendre.

« Tchekhov dit : Interdire à l’homme l’orientation matérialiste signifie lui interdire la recherche de la vérité. En dehors de la matière probante, il n’y a pas de science et donc pas davantage de vérité. »

(p. 472)

Et quelques petites leçons, au détour d’un dialogue : « ce n’est pas vrai que tout ce qui est naturel est toujours bien, parfois il faut la retoucher, la nature ! » lui assène par exemple, sa dernière compagne, Nina la boutiquière, rencontrée en Prison.

La Princesse sait conserver le bonheur et l’indépendance qui le lui permet.

« La jeunesse et la vieillesse ne sont qu’une hypothèse. […] bien sûr, la fatigue, la misères, les privations font précocement vieillir. Mais pour qui a eu le privilège de se ménager comme moi, la vieillesse n’est qu’un concept inculqué comme tant d’autres. »

(p. 513)

A la fin de sa vie, un dernier amour lui sourit, qui lui fait ouvrir des yeux neufs sur sa propre île.

« De lui [Marco], j’appris l’art, que je ne connaissais pas encore, d’entrer et de sortir de ma terre, de l’oublier parfois, en voyageant à travers continents et océans divers, pour la retrouver ensuite nouvelle et toujours plus riche de souvenirs et de sensations stratifiés. Et que dire de nos soirs et de nos nuits ? pouvoir les arrêter ? ce bonheur de se retrouver seuls, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux, à se raconter impressions, intuitions, à discuter ?

– On parle tant du premier amour hein, Marco ? On ment comme pour tout le reste. »

(p. 600)

Alors qui est cette Mme Sapienza, la créatrice de Modesta ? Une excellente cuisinière qui n’eut pas d’enfants ? Non, ce n’est heureusement pas ce qu’en dit uniquement son éditeur, grâce auquel Modesta, ce personnage qui habitait son auteur depuis des années, put exister. Malheureusement, Mme Sapienza mourut avant de voir son roman publié. Un roman idéologique, revendiqué comme tel par son auteur, et pour cause. Regardons un peu sa vie… il n’en pouvait être autrement.

Sa mère, Maria Giudice, nait en 1880, devient rapidement activiste syndicaliste, recontre Angelica Balabanoff, Lénine et Mussolini. Elle a 7 enfants avec l’anarchiste Carlo Civardi, en union libre – ce qui lui coûtera sa place d’institutrice.

De son côté, le père de Goliarda, Giuseppe Sapienza épouse une femme dont il a 3 fils ; les deux derniers s’appellent Libero et Carlo Marx. 😉

Le père et la mère de Goliarda travaillent tous deux à la chambre du Travail, l’un à Catane, l’autre à Turin – elle est la première femme à occuper ce poste. Elle est nommée en 1917 secrétaire de la Fédération socialiste de la province de Turin et devient rédactrice en chef de l’hebdomadaire socialiste Il grido del Popoplo (le Cri du peuple) auquel collaborera Antonio Gramsci.

Maria et Giuseppe se retrouvent veufs, se rencontrent, s’aiment et vivent ensemble à Catane, avec leurs enfants respectifs – à l’exception de la fille aînée de Maria, restée en Lombardie. Les fascistes et leur lutte commencent à faire des dégâts dans les années 20. L’un des fils de Giuseppe est retrouvé noyé. Goliarda naît en 1924.

Malheureusement, Giuseppe s’éprend de trop près des filles de sa compagne. Elles le quittent. Il est arrêté et fait de la prison pour opposition politique.

Jeune femme, Goliarda, qui a dû quitter l’école assez tôt, s’engage dans les mouvements politiques et artistiques. Elle fait du théâtre et entre dans la résistance anti-fasciste à Rome ; son père a créé les brigades Vespri. Finalement recherchée, elle se réfugie dans un couvent : ce sont les pires années de sa vie, où elle manque même mourir de la tuberculose. Elle y trouvera néanmoins une part de son inspiration.

A la sortie de la guerre, elle s’engage dans le théâtre, rencontre Visconti et travaille avec lui. C’est en 58 qu’elle s’éloigne du théâtre et du cinéma pour écrire. Modesta va la hanter pendant une trentaine d’années, jusqu’à l’écriture finale de l’Art de la Joie.

A découvrir, parce qu’il donne envie de vivre, simplement, facilement !

Métaphysique des tubes, Amélie Nothomb

Amélie est un tube qui se prend pour dieu, ou un dieu qui s’observe comme un tube, durant les vingt premiers mois de sa vie.

Elle naît au Japon, cadette d’un grand frère et d’une grande sœur, fille d’une mère sans emploi et d’un père consul, ou diplomate français au Japon, d’ailleurs chanteur de No (passage très drôle).

Quand elle sort enfin de sa torpeur, torpeur apathique qui lui avait valu le surnom de Plante de la part de sa mère, c’est pour crier, jusqu’au chocolat blanc, délicieux fournisseur de plaisir et éveilleur des sens, que lui avait apporté sa grand-mère. Puis pour apprendre tout assez rapidement. Pour observer le monde et les gens, pour découvrir peu à peu qu’elle n’est pas dieu…

Mon passage préféré, subversif au sens propre, à propos des carpes et des garçons…

« Nous arrivâmes à la pièce d’eau. Je distinguai un grouillement de couleurs. De l’autre côté de l’étang, un bonze vint jeter des granules: je vis les carpes sauter pour les attraper. Certaines étaient énormes. C’était un jaillissement irisé qui allait du bleu acier à l’orange en passant par le blanc, le noir, l’argent et l’or. […]

« Au fond, elles ressemblaient à des Castafiore muettes, obèses et vêtues de fourreaux chatoyants. Les vêtements multicolores soulignent le ridicule des boudins, comme les tatouages bariolés font ressortir la graisse des gros lards. Il n’y avait pas plus disgracieux que ces carpes. je n’étais pas mécontente qu’elles fussent le symbole des garçons.

« Elles vivent plus de cent ans, me dit Nishio-san sur le ton du plus grand respect.

« Je n’étais pas si sûre qu’il y ait de quoi se vanter. La longévité n’était pas une fin en soi. Vivre très longtemps, de la part du cryptomère, c’était donner sa juste ampleur à une noblesse magnifique, c’était lui laisser le temps d’asseoir son règne, de susciter l’admiration et la crainte révérencieuse dues à un tel monument de force et de patience.

« Être centenaire, pour une carpe, c’était se vautrer dans une durée adipeuse, c’était laisser moisir sa chair vaseuse de poisson d’eau stagnante. Il y a encore plus dégoûtant que la jeune graisse : c’est la vieille graisse. […]

« André [le grand-frère], Hugo [un enfant adopté], Juliette [la grande sœur] et moi prenions le bain ensemble. Les deux garnements malingres ressemblaient à tout sauf à des carpes. Ça ne les empêchait pas d’être moches. C’était peut-être ça, le point commun à l’origine de cette symbolique ; avoir quelque chose de vilain. Les filles n’eussent pas pu être représentées par un animal répugnant. »

pp. 84-86, Livre de Poche, n°15284

Malheureusement, les parents lui offrent trois carpes. « C’est une bonne idée, n’est-ce pas ? – Oui, répondis-je avec une politesse consternée. – La première est orange, la deuxième est verte, la troisième est argentée. Tu ne trouves pas que c’est ravissant ? – Si, dis-je en pensant que c’était immonde. » (p. 131)

Et pourtant ces carpes, qui gobent et vous abordent en ouvrant leur corps, elles sont des tubes, comme la petite Amélie et comme nous tous :

« Tu trouves ça répugnant ? À l’intérieur de ton ventre, c’est la même chose. Si ce spectacle t’obsède tellement, c’est peut-être parce que tu t’y reconnais. Crois-tu que ton espèce soit différente ? Les tiens mangent moins salement, mais ils mangent, et dans ta mère, dans ta sœur, c’est comme ça aussi. Et toi, que crois-tu être d’autre ? Tu es un tube sorti d’un tube. Ces derniers temps, tu as eu l’impression glorieuse d’évoluer, de devenir de la manière pensante. Foutaise. La bouche des carpes te rendrait-elle si malade si tu n’y voyais ton miroir ignoble ? Souviens-toi que tu es un tube et que tube tu redeviendras. »

p. 145

Voilà la métaphysique des tubes… la métaphysique étant l’art de raisonner de façon abstraite pour mieux connaître l’être et les causes de ce monde… 🙂

La Lenteur, de Milan Kundera

Je n’ai toujours pas lu L’insoutenable légèreté de l’être… la taille, la présomption, le côté ironique mais élégant, sans doute, m’auront effrayée. Mais la lecture de ce texte si léger, La lenteur, pourrait engager bien des récalcitrants à pénétrer l’œuvre de Kundera.

Par quelle porte ? La neuvième porte, comme il en parle lui-même ? La porte d’un roman où aucun mot ne serait sérieux.

Au cœur de cet étrange roman, la femme du narrateur le lui dit d’ailleurs : 

Tu m’a souvient dit vouloir écrire un jour un roman où aucun mot ne serait sérieux. Une Grande Bêtise Pour Ton Plaisir. J’ai peur que le moment ne soit venu.

p. 110, édition folio, Gallimard 95

Ce roman enferme en un court séjour plusieurs personnages, dont le narrateur, dans un château-Relais. Un colloque, des vaniteux, des femmes qui auraient pu être sexy, qui se dérobent ou se donnent mal, s’abandonnent à la passion éconduite, mais surtout des hommes en quête de gloire et qui se ridiculisent. 

Je ne peux m’empêcher de remarquer, incidemment, que, décidément, la littérature masculine n’offre que très peu de portraits de femmes ravinées par l’ambition ou ridiculisées par la vanité intellectuelle… tout au plus sont-elles jalouses les unes les autres de leurs succès ou de leur beauté ! Serait-ce que nous ne sommes jamais ridicules à leurs yeux ? Ou bien serait-ce que nous ne le sommes jamais en vrai 😀 ? La peau diaphane qu’ils veulent trouer [dixit : « je te percerai avec ma bite et te clouerai au mur ! » (p. 142) protègerait et conserverait immaculé le fameux mystère féminin [qu’ils sont les seuls à voir] ? Peut-être sera-ce parce que les hommes vaniteux se concentrent sur leur devenir idéal de « bite au pluriel » (p. 176) ? En particulier quand ils ne bandent pas… ?(p. 143)

Et pourtant, bien des femmes cherchent à être, comme le Vincent de Kundera, plus drôle ou plus brillante que d’autres, femmes ou hommes confondus, d’ailleurs… mais revenons au sujet du livre, un livre drôle, donc risqué, car il paraît que « le sérieux protège ». Idée saugrenue s’il en est…

A côté de références à Laclos, à l’élégance propre au XVIIIè ou à Jean Hus, et quelques petites réflexions du type :

Le sentiment d’être élu est présent, par exemple, dans toute relation amoureuse. Car l’amour, par définition, est un cadeau non mérité ; être aimé sans mérite, c’est même la preuve d’un vrai amour.

p. 64

On trouve un enchaînement de situations drolatiques et confinant au ridicule… personnages grotesques, très prétentieux, de l’universitaire tchèque qui rappelle combien il a souffert durant les années de dictature puis qui en oublie de lire sa conférence sur ses recherches, sa découverte d’une nouvelle espèce de mouche, en passant par les amoureuses éconduites ou le long passage sur les trou du cul… (108 à 122) : celui, bien réel de la jeune fille que Vincent drague et les figurés – comprendre les personnages précédents – sans négliger un détour par Apollinaire – tout cela pour tenter de changer d’obsession. C’est réussi. On ne se souvient même plus de quoi il voulait débarrasser sa pensée quelque quinzaine de pages auparavant.

Et il y a donc ce personnage tchèque, au nom imprononçable, CECHORIPSKY, qui devient Sechoriqui, puis Chipiqui… qui revient sur la scène des chercheurs après des années d’absence dues au régime dictatorial de son pays. Mais les libres vaniteux sont sans pitié :

« Comment est-il possible qu’ils rient, qu’ils se permettent de rire ? Peut-on passer si facilement de l’adoration au mépris ? (Mais oui, mon cher, mais oui.) La sympathie est-elle dont chose si fragile, si précaire ? (Mais bien sûr, mon cher, bien sûr.) »

p. 98

Et l’auteur de s’adresser à son personnage comme il le fera vers la fin :

« Mon cher compatriote, camarade, découvreur célèbre de la musca pragensis, héroïque ouvrier des échafaudages, je ne veux plus te voir souffrir de te voir planté dans l’eau ! Tu vas attraper la crève ! Ami ! Frère ! Ne te tourmente pas ! Sors ! Va te coucher. Réjouis-toi d’être oublié. Emmitoufle-toi dans le châle de la douce amnésie générale. Ne pense plus au rire qui t’a blessé, il n’existe plus ce rire, il n’existe plus comme n’existent plus tes années passées sur les échafaudages ni ta gloire de persécuté. […]

pp. 160-161

Pour débouler sans transition sur :

« Vincent n’a pas retrouvé son slip, il a enfilé son pantalon et sa chemise sur corps mouillé et s’est mis à courir après Julie. »

p. 161

Alors, va-t-il ou ne va-t-il pas ?

Point de lendemain.

Point d’auditeur.

Je t’en prie, ami, sois heureux. J’ai la vague impression que de ta capacité à être heureux dépend notre seul espoir.

p. 183