Le hasard sauvage, Comment la chance nous trompe ? Nassim Nicholas TALEB

Un titre alléchant, n’est-ce pas ? De la part de cet auteur atypique qu’est Nassim Nicholas Taleb. Regardons comment il se présente lui-même :

« Pour moi, Levantin, Grec orthodoxe, Méditerranéen oriental, citoyen de l’empire romain d’Orient déchu, c’est comme si mon esprit était toujours lié au souvenir de ce terrible jour de printemps, il y a environ cinq siècles, où Constantinople sortit de l’histoire, écrasée sous l’assaut turc, nous abandonnant, sujets perdus d’un empire défunt, minorité extrêmement prospère – mais extrêmement fragile – dans un monde islamique – ou pire encore, minorité encore plus perdue parmi les nationalismes modernes. » (p.88)

Cet esprit drôle et fantasque, parfaitement libre, est devenu trader. Pourquoi un tel métier ? Là encore, il s’en explique lui-même :

« je m’étais lancé dans une carrière de trader et j’étais dans une phase non intellectuelle : j’avais absolument besoin de gagner de l’argent pour rebâtir l’avenir que je venais de perdre avec ma fortune, engloutie par la guerre du Liban (jusque-là, j’avais grandi dans l’idée de vivre confortablement sans rien faire d’autre que méditer, comme certains membres de ma famille depuis deux siècles). Soudain je fus plongé dans un état de précarité financière et redoutai d’avoir à devenir employé d’une société quelconque, qui ferait de moi un esclave en col blanc dépendant de la culture d’entreprise (quand j’entends l’expression « culture d’entreprise », je comprends « médiocrité inefficace »). J’avais besoin d’un compte en banque confortable afin de gagner du temps pour pouvoir réfléchir et profiter de la vie. » (p148)

Nous l’avons compris, un esprit brillant et souple, devenu trader pour gagner suffisamment d’argent et occuper son intelligence subtile à d’autres loisirs fort stimulants…

Dans ce livre, tout pêle-mêle… mathématiques, philosophie, neurosciences et remarques ou anecdotes personnelles amusantes. Une grande liberté de ton et d’agencement des idées, c’est ce qui caractérise ce livre ! D’ailleurs, Taleb revendique cette liberté, envers et contre tout…

« Presque tous les éditeurs m’ont suggéré de modifier la syntaxe de mes phrases (pour « améliorer » mon style) et la structure du texte (au niveau de l’organisation des chapitres) : à quelques exceptions près, je n’en ai pas tenu compte, et j’ai découvert ensuite qu’aucun de mes lecteurs ne jugeait ces changements nécessaires – en fait, je trouve que l’apport de la personnalité de l’auteur (imperfections comprises) rend un texte plus vivant. L’industrie du livre souffrirait-elle du classique « syndrome de l’expert » qui établit des règles générales n’ayant aucune validité dans la réalité ? Après avoir été lu par plusieurs centaines de milliers de lecteurs, j’ai découvert qu’on n’écrivait pas les livres pour les éditeurs. » (p20)

A la fin de son énorme livre – Taleb s’est interdit d’y mettre une quelconque limite – on trouve la liste des notions et références invoquées au fil de son texte, avec ses commentaires et notes de lecture. C’est bien la première fois que je vois ça, réalisé avec un humour et un détachement bien éloignés des ouvrages universitaires.

C’est ainsi que la lecture de ces 400 pages ou presque restent fort distrayante… On rencontre en effet au fil des pages quelques histoires passionnantes :

La lettre mystérieuse :

Vous recevez une lettre chaque début de mois vous prédisant avec justesse l’évolution du marché et de la bourse… vous finissez par investir alors une grosse somme d’argent auprès de cet informateur anonyme qui a fini par gagner votre confiance. Puis, plus rien ! C’était une arnaque. Votre voisin a reçu les mêmes lettres, mais le courrier s’est tari plus vite. Explication ?

« L’imposteur tire au hasard 10 000 noms dans l’annuaire. Il envoie une lettre haussière à la moitié de cette population, une baissière à l’autre moitié. Le mois suivant, il sélectionne les noms des gens à qui il a envoyé la prédiction qui s’est vérifiée : ils sont 5000. Le mois suivant, il recommence avec les 2500 noms restants, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ne lui en reste plus que 500. Là-dessus, il y aura 200 victimes. Voilà qu’il ne lui en reste plus que 500. Là-dessus, il y aura 200 victimes. Voilà comment quelques milliers de dollars investis dans des timbres peuvent rapporter des millions. » (p. 181)

Le cancer, les miracles et Lourdes… comment faire des inférences ?

« L’astronome défunt Carl Sagan, ardent défenseur de la pensée scientifique et ennemi juré de la non-science, a étudié les cas des patients dont le cancer guérissait après un pèlerinage à Lourdes et un simple contact avec les eaux sacrées. Il a découvert une chose intéressante : le taux de guérison pour le total des patients était inférieur au taux statistique des rémissions spontanées ! Plus bas que ceux qui ne faisaient pas le voyage à Lourdes ! Un statisticien osera-t-il prétendre que les chances de survie des patients diminuent après le pèlerinage ? » (p.190)

Les pigeons de Skinner

Lorsqu’en 1948, le psychologue Skinner invente un programme aléatoire de distribution de nourriture dans une boite pour pigeons…

« il assista alors à une chose tout à fait extraordinaire : les pigeons se mirent à inventer une « danse de la pluie » extrêmement sophistiquée, dictée par leur mécanique statistique intérieure. » (p.251)

Le tout entrecoupé de réflexions sérieuses !

« Pour l’être humain, tirer des leçons de l’histoire n’est pas une chose naturelle : c’est manifeste quand on considère la suite ininterrompue d’essors et de baisses, suivant la même configuration, qui se sont succédés sur les marchés modernes. […] Je le répète : il n’est pas dans notre nature d’apprendre de l’histoire. Nous détenons suffisamment de preuves pour penser que nous ne sommes pas faits pour le transfert d’expérience par la culture mais par la sélection de ceux qui portent en eux les caractéristiques favorables. Tout le monde sait que les enfants apprennent seulement de leurs propres erreurs. » (p. 83)

On y trouve même la critique d’un livre qui en dit davantage sur son auteur que sur le sujet abordé ! ^^

Le livre « malencontreux » L’esprit millionnaire »…

« Il [l'auteur] y fait remarquer que, sur les mille sujets de son étude, la plupart n’étaient pas des enfants particulièrement brillants ; il en infère que ce ne sont pas les qualités avec lesquelles on naît qui nous font devenir riche, mais plutôt le travail. On pourrait naïvement en conclure à notre tour que la chance ne joue aucun rôle dans le succès. Pour ma part, je dirais de façon intuitive que, si ces millionnaires sont doués de qualités proches de celles de la moyenne de la population, cela signifie (même si cette interprétation est plus dérangeante) que, dans leur cas, la chance a effectivement joué un rôle. La chance est démocratique et touche tout le monde, quels que soient les dons naturels de la personne. L’auteur de l’Esprit millionnaire, lui, aurait remarqué chez les individus qu’il a étudiés des degrés de ténacité et d’endurance au travail différents du reste de la population : autre confusion entre le nécessaire et le causal. Dire que tous les millionnaires sont des travailleurs acharnés et persévérants n’implique pas nécessairement que les travailleurs acharnés et persévérants deviennent des millionnaires. » (p.16-17)

Oui car au fil des pages, Taleb distribue les outils du scepticisme et de l’esprit critique, fournit quelques armes de recul… comme

La règle de Wittgenstein :

« A moins d’avoir confiance en la fiabilité de la règle, si vous utilisez cet objet pour mesurer une table, vous pouvez tout autant utiliser la table pour mesurer la règle. » Autrement dit : « Il existe une méthode de probabilité appelée l’information conditionnelle : à moins que la source soit hautement qualifiée, l’information exprimée en dit plus long sur son auteur que sur son sujet. » (p.243)
La stochastique…
 « Le processus stochastique est une référence à la dynamique des événements qui se déroulent au fil du temps. Le terme « stochastique » est un emprunt au grec qui signifie « hasard ». Cette branche des probabilités étudie l’évolution d’événements aléatoires successifs, ce qu’on pourrait appeler les mathématiques historiques. La clef de ce processus est qu’il se réfère au temps. » (p. 77)

Or,

« Nous ne sommes pas faits pour comprendre les probabilités, point sur lequel nous ne cesserons de revenir tout au long de ce livre » (p. 68)

Le mathématicien ? Cet animal curieux !

« le mathématicien est entièrement absorbé par ce qui se passe dans sa tête, alors que le scientifique étudie ce qui se passe en dehors de lui-même. » (p. 60)

Ou bien une note sur les effets secondaires de la mémoire combinée à l’induction :

Le ménage mémoire & induction

« Notre mémoire est une grosse machine qui sert à faire des inférences inductives. Prenez les souvenirs : qu’y a-t-il de plus facile à se rappeler, une série de faits aléatoires juxtaposés les uns auprès des autres, ou une histoire offrant un ensemble de liens logiques ? La causalité est plus aisée à mémoriser. Cela demande moins d’efforts à notre cerveau. Et cela prend moins de place. Qu’est-ce exactement que l’induction ? C’est aller d’un ensemble de faits particuliers vers le général. C’est très commode, puisque le général occupe moins de place dans notre mémoire qu’un ensemble de faits particuliers. Cette compression a pour effet de réduire le degré de hasard apparent. » (p.153)

Finalement, une opinion que je partage à 100% :

« Notre esprit n’est pas vraiment conçu pour comprendre comment fonctionne le monde, mais plutôt pour nous aider à trouver rapidement notre place afin de procréer. » (p. 86-87)

Pas si fou tout de même… A la moitié du livre, l’auteur rassemble ses idées et présente la suite :

« Dans la première partie, j’ai décrit des situations où les protagonistes ne comprennent pas les événements rares. Ils ne semblent accepter ni la possibilité qu’ils se produisent, ni leurs graves conséquences lorsqu’ils adviennent. […] L’objectif de cette deuxième partie est par conséquent plus terre à terre : j’essaierai de rapidement faire la synthèse des différents biais liés au hasard, qui sont traités dans beaucoup d’autres livres.
  1. Le biais du survivant : il vient du fait que nous distinguons seulement les vainqueurs, ce qui déforme notre vision des données de base
  2. La plupart du temps le succès fulgurant est dû à la chance
  3. Nous souffrons d’un handicap biologique : nous sommes incapables de comprendre les probabilités ! » (p.161)

Et il conclut la deuxième partie comme suit :

« Nous allons refermer ce chapitre sur l’idée suivante : je me considère aussi dupe du hasard que n’importe qui d’autre, en dépit de ma profession et du temps que j’ai passé à étudier le sujet. Il existe cependant une différence : je sais que je suis très faible en ce domaine. Mon humanité tendra toujours à me faire échouer : je dois rester sur mes gardes. Je suis né pour me laisser berner par le hasard. C’est ce que nous allons voir dans la troisième partie. » (p.238)

Moi, ce ne sera pas par hasard, que je vous conseille  le sexy Etienne Klein dans cette interview ! Il y établit les liens subtils entre hasard, causalité et indétermination ! ^^


Jean-Marie Blas de Roblès, Dans l’épaisseur de la chair

Ce livre m’a été offert par ma mère, qui est ce qu’on appelle « pied-noir ». Elle me dit que j’y trouverais des questions… intéressantes, des informations sur ce qu’avait pu vivre mon grand-père, corrézien d’origine, étant parti vivre en Algérie et s’étant engagé dans l’armée de libération de la France, lors de la seconde guerre mondiale. Je le lis donc avec une grande curiosité. Des questions, j’en ai trouvé !

Mais également de bonnes réponses. Le livre est écrit par un narrateur qui est en train de se noyer. Il se souvient alors des conseils de Marc Aurèle, tellement bons qu’il me plait de vous les rapporter :

« Vivez une bonne vie. S’il y a des dieux et qu’ils sont justes, alors il ne se soucieront pas de savoir à quel point vous avez été dévots, mais ils vous jugeront sur la base des vertus par lesquelles vous avez vécu. S’il y a des dieux mais qu’ils sont injustes, alors vous ne devriez pas les vénérer. S’il n’y a pas de dieux, alors vous ne serez pas là, mais vous aurez vécu une vie noble qui continuera d’exister dans la mémoire de ceux que vous avez aimés. Je n’ai pas peur. » (p. 218)

Voici une morale qui m’est chère et familière. En voici la version plus pratique et brève :

R.E.S.C.A.P.

R pour Raison de vivre

E pour État d’esprit positif permanent

S pour Se maîtriser

C pour Calculez vos risques

A pour Analysez rationnellement les actions à mener

P pour Pensée non conventionnelle !

[…]

Le cerveau crée, paraît-il, les substances chimiques capables de nous faire réussir, mais à condition de « penser positif ». Pas de paroles tristes, dire l’espoir, refuser la négation, jusque dans la tournure des phrases. Cultiver l’humour ! » (p. 215)

Pensée non conventionnelle ? Bon, une fois n’est pas coutume, j’ai lu un roman.

Un homme en train de se noyer, donc, se remémore la vie de son père, de sa famille entière, des pieds noirs espagnols d’Algérie. Le livre s’ouvre sur une question : qu’est-ce qu’un « vrai » pied-noir ? Ou plutôt sur une accusation paternelle qui le laisse sans voix : « Mais toi, tu n’es pas un vrai pied-noir… » Mais qu’est-ce qu’un vrai pied-noir ?

Dans sa ville natale, Bel-Abbès, et sans doute dans toute l’Algérie, c’est plutôt l’hostilité qui règne, malgré l’entr’aide réelle et visible.

« A Bel-Abbès, les colons n’auraient jamais fait entrer dans leur famille un fils ou une fille d’Espagnols, quel que fût son statut dans la société. Ils se mariaient strictement entre eux ou avec des officiers de la Légion, le lustre de l’armée compensant l’opprobre de la naissance. Avec les Arabes, ceux qu’ils appelaient « ratons », « melons », ou « merles » quand il s’agissait de leur tirer dessus, cela n’était même pas envisageable. Les Juifs aussi se mariaient entre eux, les Espagnols et les Italiens, pareil. Idem pour tous les autres. Chacune de ces catégories cultivant avec la même hargne l’orgueil de sa propre ascension sociale. Des histoires d’argent, de race et de préjugés absurdes, vieilles comme le monde, mais qui reproduisaient un schéma identique dans toutes les couches de la population. » (p. 209)

Mais finalement, le rejet et la haine du différent, la famille du narrateur la retrouve à son arrivée en métropole, après la guerre d’indépendance de l’Agérie. (p.255) Le père, Manuel, héros du livre, Manuel, chirurgien en Algérie, ne trouve pas de travail dans sa branche. Les directeurs d’hôpitaux n’en veulent pas. Ils arguent explicitement de son origine « pied-noir » pour ne pas l’embaucher. Manuel se convertit finalement à la médecine généraliste et s’installe avec sa femme. Il se rappelle que, couché sur la liste noire des français, il était aussi sur une liste noire, en Algérie :

« Ton père était déjà sur la liste noire des deux camps : condamné à mort par les fellaghas, parce qu’il soignait les blessés de l’OAS, et par l’OAS parce qu’il soignait également les fellaghas qu’on lui amenait à l’hôpital. » (p. 277)

C’est alors que sa mère résume la situation et le contexte à son fils – le narrateur – en quelques phrases.

« Je t’explique : tu sais où se trouve l’Algérie ? Bien. Au début du siècle dernier, c’était un pays peuplé de tribus berbères gouvernées par des représentants de l’Empire Ottoman, la Turquie actuelle. Je te passe les détails, mais voilà qu’un jour, en 1830, le roi Charles X décide d’envahir leur territoire et de l’annexer à la France. Cela n’a pas été facile, et il y a eu des centaines de milliers de morts, mais le fait est qu’à peine cinq ans plus tard, des Espagnols et des Italiens comme tes arrière-grands-parents sont venus s’y installer pour travailler, nourrir leur famille, etc… » (p. 277)

Et nous arrivons au fond du problème, au cœur des questions, où il faut affronter sans complaisance les temps cruels :

« Pour une étude sur le patrimoine archéologique de l’Algérie, et sans doute, je m’en aperçois maintenant, à cause de ce contact invisible avec le cœur sacrificiel de ma ville natale, j’ai lu nombre de récits, de rapports, de carnets de route rédigés par les militaires français qui ont mené la conquête du pays. Contre toute attente, j’en ai tiré une sorte de respect pour ces soldats d’un âge révolu. Ils sont racistes, certes, mais comme la grande majorité de leurs contemporains ; cruels, bien sûr, mais autant que n’importe qui lorsque le fiel de la guerre nous dévore ; obtus, souvent ; imbéciles, parfois ; imbus d’eux-mêmes, presque toujours, mais jamais ou très rarement déloyaux. Ils ont été les seuls à voir la réalité en face et à prendre la mesure de la résistance berbère. Bugeaud l’a clamé sur tous les tons sans être entendu : « Il n’est pas dans la nature d’un peuple guerrier, fanatique et constitué comme le sont les Arabes, de se résigner en peu de temps à la domination chrétienne. Les indigènes chercheront souvent à secouer le joug, comme ils l’ont fait sous tous les conquérants qui nous ont précédés. Leur antipathie pour nous et notre religion durera des siècles. » (p. 76)

Bugeaud, j’ai souvent entendu son nom. Il se prenait en effet pour les conquérants romains… Jugurtha !

« Quant aux méthodes de guerre de Bugeaud – politique de la terre brûlée, mise à sac des douars, massacres de civils, etc. – elles ne sont pas plus novatrices, ni plus féroces que le modèle dont elles s’inspirent : celui du consul Metellus, durant le conflit qui l’opposa à Jugurtha. » (p. 78)

Cette cruauté, cette injustice, il faut l’avaler. Il faut tâcher de la comprendre, et Manuel s’y attèle. Il essaie de comprendre le point de vue de son père :

« Ce qu’il veut dire, je crois, c’est qu’il y aurait eu là-bas une chance de réussir quelque chose comme la romanisation de la Gaule, ou l’européanisation de l’Amérique du Nord, et que les gouvernements français l’avaient ratée. Par manque d’humanisme, de démocratie, de vision égalitaire, par manque d’intelligence surtout, et parce qu’ils étaient l’émanation constante des « vrais colons » - douze mille en 1957, parmi lesquels trois cents riches et une dizaine plus riches à eux dix que tous les autres ensemble – dont la rapacité n’avait d’égal que le mépris absolu des indigènes et des petits Blancs qu’ils utilisaient comme main-d’œuvre pour leurs profits. » (p. 305)

Et après tout, si on regarde vraiment l’histoire, sans fixer des dates arbitraires de début de colonisation…

« L’histoire des hommes, après tout, n’est faite que de ces ethnocides stratifiés. Se pose-t-on jamais la question pour la préhistoire ? Les hommes de Neandertal sont arrivés quelque part, voici trois cent mille ans, puis d’autres sont venus qui les ont avalés, puis d’autre encore, et ainsi à l’infini. […] Après une Algérie maure, carthaginoise, romaine, byzantine, vandale, arabe, ottomane, pourquoi n’y aurait-il pas eu une Afrique du Nord française, comme il y a aujourd’hui une Amérique du Nord anglo-saxonne ? Une conquête, une spoliation de terres, d’innombrables victimes, puis un lent processus de rééquilibrage conduisant à un président noir ? » (p. 306)

Alors l’auteur, après avoir endossé la vision paternelle, répond à la question : suis-je un vrai pied-noir ?

« Si être pied-noir consiste à faire partie du million de petites gens que le non-respect des accords d’Evian a humiliés, spoliés, chassés de leur terre natale, et qui portent en eux ce déchirement irrémédiable, alors je suis, de fait, un de ceux-là.

Si être un « vrai » pied-noir consiste à déplorer que la France ne soit pas allée jusqu’au bout de son « œuvre civilisatrice » à admettre la colonisation comme un péché véniel dont on pourrait s’affranchir au vu des améliorations introduites en Algérie, alors mon père a raison, je n’appartiens pas à cette catégorie. » (p. 308)

Après toutes ses réflexions, le narrateur, qui au début de livre, était en train de faire naufrage, réagit et repart retrouver son père.

Mais revenons sur l’injustice. Je suis toujours épatée par ce mélange de solidarité et de racisme ou, pour le moins, de xénophobie, mais également de barbarie. Dans cette guerre pour libérer la France, où tous luttaient ensemble dans un seul but, notre histoire officielle cache tout de même quelques exactions. Alors parlons-en de l’Italie !

« Quoi qu’en dise mon père, ces crimes l’avaient suffisamment marqué pour qu’il s’en souvienne avec dégoût ; s’étonner d’y avoir été insensible, c’était se reprocher de n’avoir rien fait jadis pour essayer d’y mettre fin.

La vérité, pourtant, c’est qu’en matière d’exactions sur les populations civiles, goumiers et tirailleurs n’ont pas été plus sauvages que les GI lors de la libération de la France. Entre trois et cinq mille viols pour le corps expéditionnaire français en Italie, à peu près la même chose pour les soldats américains en France et en Angleterre, les Russes remportant la palme, avec cent-vingt mille femmes violées dans la seule ville de Berlin.

Plus qu’une sordide décompensation de soldats épargnés par la mort, le viol a toujours été une véritable arme de guerre. La pire, sans doute, avec le rapt et la torture. On ne blâme pas Ajax d’avoir violé Cassandre lors de la prise de Troie, mais seulement de l’avoir forcée tandis qu’elle agrippait une statue d’Athéna, accident qui transformait sa juste récompense en une fâcheuse profanation. » (p. 147)

Un goumier, c’est un soldat appartenant aux goums, unité d’infanterie légère de l’Armée d’Afrique, composé de troupes autochtones marocaines.

Alors pourquoi le viol de femmes ? Est-ce que tout le monde l’acceptait ?

(p. 139) « Au soir de ce même jour encore, dans le village de Seggiano, Peyrebrune châtia un goumier surpris en train de violer une fillette. Après l’avoir fait déshabiller et attacher à un arbre de la place, il le cravacha lui-même durant de longues minutes jusqu’à le laisser pour mort. »

Ah quand même ! C’est bien fait. Mais tout s’explique… ?

« Comme le général Guillaume, Peyrebrune connaissait ses goumiers depuis la campagne de Tunisie. Courageux jusqu’au sacrifice, irremplaçables en terrain montagneux, ces hommes ne combattaient qu’avec l’espérance d’un butin de guerre. Dans leur esprit, soutenait-il, les femmes relevaient de cette récompense, et somme toute, ils ne faisaient avec elles que ce que les soldats italiens avaient infligé aux leurs en Afrique du Nord. Et puis face aux Boches, il valait mieux passer pour des barbares que pour des dégonflés. » (p. 134)

La dernière phrase résonne. Violer pour passer pour des barbares et non des dégonflés… face à d’autres hommes qui, probablement, violaient eux aussi, des femmes qui passaient donc pour des dégonflées ?

Et puis je tombe sur Jean de Lattre de Tassigny… Des rues Jean de Lattre de Tassigny, en googlelisant, on en trouve à Issoudun, Cannes, Colmar, Autun, Limoges… et qui s’est interrogé sur qui est-ce ?

« Le bellâtre, tout le monde le savait depuis l’Italie, au moins parmi les soldats, c’était Jean de Lattre de Tassigny, dit aussi « le roi Jean » ou « l’excité », dont on moquait moins les manières d’aristocrate que sa façon de s’entourer de jeunes efféminés. Marigny faisait allusion au théâtre, évidemment. Un « pédé », avait dit Petitpoisson, l’air navré, quand on avait appris qu’il remplacerait Juin à la tête de l’armée d’Afrique. » (p. 152)

Wikipedia confirme ce surnom, « le roi Jean ». Né en 1889 et mort en 1952. Il s’est battu, encore jeune officier, lors de la Première Guerre mondiale. Il participe à la guerre du Rif, au Maroc, puis se bat contre l’Allemagne jusqu’à l’armistice du 22 juin 1940.

Parmi ses hauts faits, si j’ai bien compris, il refuse l’ordre de ne pas combattre, ordre donné par le gouvernement de Vichy, et continue à commander à ses troupes de s’opposer aux Allemands. Il est, pour cela, arrêté et condamné à dix ans de prison. Il réussit à s’évader et rejoint la France libre et De Gaulle. Ce dernier lui confie la 1èrearmée. Il réussit à réunir l’ensemble des résistants, de gauche ou de droite, et de tout horizon. Il mène la campagne dite du Rhin et du Danube, contre le Troisième Reich. De Toulon à Colmar. L’armée « invincible », la fameuse 1èrearmée.

Qu’est-ce que c’est que cette campagne du Rhin et du Danube ? C’est cette 1èrearmée qui est parfois surnommée Rhin et Danube ? Pour finir, je vais publier une affiche, faite par ma tante, en hommage à son père, mon grand-père, que j’ai très peu connu, qui résume un peu sa participation à cette guerre.

poster guerre louis

Gérald Bronner, Déchéance de rationalité

C’est un super livre, drôle, facile à lire et instructif !!!

Le sous-titre : « Les tribulations d’un homme de progrès dans un monde devenu fou » est somme toute fort adapté, à condition d’en bien comprendre les termes, notamment de « progrès » et « fou », tour à tour indirectement définis par l’auteur au fil de ses « tribulations ».

Les tribulations, ce sont des aventures plus ou moins désagréables… et en effet, Gérald Bronner nous confie, entre autre, son désarroi, en particulier face aux complications administratives des instances ministérielles dont, naïvement, l’on aimerait attendre un peu plus ?

C’est parfois la recherche désespérée du formulaire A38… ou pire : l’attente (naïve ?) d’un rappel, de la mise en application de décisions prises en réunion interminable…

Des passages assez cocasses rendent donc cette lecture très amusante. Par exemple, Gérald, perdu dans la campagne, à la recherche du centre de déradicalisation… ^^

« Le pire est arrivé plus d’une fois, le GPS du diable me conduisait alors à traverser la forêt en me faisant suivre un petit chemin de terre qui aboutissait à un bloc de béton. Donc un cul-de-sac. […] Plus que tout, peut-être, le fait de me perdre en voiture, c’est-à-dire le sentiment que je ne retrouverai jamais – mais jamais plus – le chemin paisible d’une carte banalisée, me plonge dans une crise que je ne crains pas de rapprocher de la spasmophilie. » (p. 122-123)

Mais ne nous y trompons pas ! Le sujet est sérieux : Oui, il s’agissait bien de se rendre au « centre de déradicalisation » !

Pour donner les grandes lignes, le livre commence d’ailleurs ainsi :

« Chacun se souvient de ce qu’il faisait lors des attentats du 11 septembre 2001. C’est une façon simple et efficace de reconnaître un événement qui est appelé à devenir un moment de l’histoire universelle, comme le rappelaient dans leur dialogue Jürgen Habermas et Jacques Derrida. »

En effet, mon souvenir est très clair : je finissais la rédaction de ma maîtrise sur la Bhagavad Gîtâ, en septembre pour cause d’Erasmus à Rome, seule dans le salon des parents où trônait l’unique ordinateur de bureau et la télé allumée en fond sonore… Et le 7 janvier 2015 ? J’usais pour la première fois d’un arrêt maladie, clouée sur mon canapé par une horrible grippe qui ne me laissait que l’énergie de regarder la télé… Bref, tout le monde se souvient de ces événements et tout le monde connaît la suite, qui se serait accompagnée d’une véritable explosion (sur le net) des théories du complot ; rappelons tout de même qu’entre 2001 et aujourd’hui, internet n’a fait que se développer, les réseaux sociaux également, facebook ne naît qu’en 2004 et je ne m’y suis abonnée qu’en 2008…

Devant l’ampleur des désastres, d’une radicalisation d’une partie de la population, des menaces de l’État Islamique, de la montée des théories du complot, le préfet Pierre N’Gahane  est nommé en 2013 secrétaire général du Comité Interministériel pour la Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation (CIPDR). Dans ce contexte, il « prend le risque » (dixit) (p. 37-38) d’envisager la création de centres de déradicalisation, ambitionnant même d’en créer plusieurs, un par région.

Nous arrivons à l’objet principal du livre. Pour mener à bien cette entreprise ambitieuse, il cherche à rencontrer des spécialistes, dont Gérald Bronner, entre autres.

« Il avait déjà pas mal consulté avant notre rencontre : Fethi Benslama, par exemple, mon collègue de Paris 7 qui développait en psychanalyse la thèse du « surmusulman », une sorte d’injonction permanente faite aux musulmans d’être dans l’exhibition d’une forme de pureté ostentatoire de la foi, ou encore Farhad Khosrokhavar, un collègue de l’EHESS qui était un des pionniers des recherches sur la radication islamique en France. » (p.38)

La question primordiale que finalement ces intellectuels se posent, c’est :

« Est-il possible de convaincre quelqu’un qu’il se trompe lorsque cette erreur est l’expression d’une croyance à laquelle il tient ? C’est une question essentielle évidemment car si la radicalisation est un phénomène éminemment multifactoriel où se mêle la complexité des parcours individuels, des blessures personnelles ou identitaires, il n’en reste pas moins que le socle narratif, en l’occurrence l’idéologie djihadiste, est un facteur causal évident du passage à l’acte violent » (p.40)

Et c’est bien la question qui taraude pas mal d’enseignants, beaucoup de collègues qui font des efforts pour éveiller à l’esprit critique (un exemple bien connu, abordé p. 151, Sophie Mazet, auteur du Manuel d’autodéfense intellectuelle, Paris Robert Laffont, 2015). Mais les bonnes intentions suffisent-elles ? N’y a-t-il pas un risque ? Le risque d’engendrer un phénomène de boomerang, de renforcement des croyances complotistes en guise de défense, ou pire : de faire connaître des théories complotistes à des jeunes qui les ignoraient… Comment faire face aux problèmes de croyances ?

« Une enquête du politologue Sébastian Roché montre que parmi les élèves musulmans, 83% peuvent être considérés comme « affirmés », c’est-à-dire qu’ils affirment que la religion est « importante ou très importante » dans leur vie quotidienne. [à titre de comparaison, les « catholiques affirmés » représentent 22% des catholiques selon cette même enquête : http://www.cnrs.fr/inshs/recherche/adolescents-et-loi.htm] Parmi ces jeunes musulmans « affirmés » seuls 6% croient en la théorie de Darwin, ce qui constitue une autre différence importante avec les élèves des autres confessions (et a fortioriavec les athées). » (p.158)

Voilà le tableau des difficultés inhérentes au projet… Des croyances et des biais cognitifs !

« Le cerveau mobilise des ressources impressionnantes pour ne pas renoncer à son système de représentation. Il est capable de n’aller chercher que des informations qui vont affermir sa croyance, de ne mémoriser que les éléments qui lui seront favorables, d’oublier et de transformer tous les faits qui pourraient l’affaiblir, de discréditer tous ceux qui tenteraient de lui opposer des contre-arguments… L’empire des croyances est une citadelle presque imprenable en un temps bref. » (p. 40)

D’après la sociologue Romy Sauvayre (Croire à l’incroyable, Paris, PUF, 2012), il faudrait entre 6 et 8 ans à un membre d’une secte pour en sortir (p. 41). Comment faire ? Une piste ?

« Par exemple, de nombreuses théories du complot se nourrissent de la confusion banale que notre esprit est capable d’opérer entre corrélation et causalité. » (p. 44)

A côté de ces interrogations argumentées et nourries, on peut lire aussi des prises de position de Gérald Bronner, pour moi fort réjouissantes (quand je vous dis que ce livre est particulièrement riche).

Allez, voilà mon passage préféré !

(p.55) « Je souffrais alors, et je souffre toujours, de l’affaiblissement des valeurs universalistes dans le débat public. Alors qu’elles étaient hier encore un élément génétique de la pensée progressiste, elles sont de plus en plus considérées, par un curieux retournement de l’histoire des idées, comme provocatrices. L’époque est plutôt au fractionnement identitaire et à ses revendications, à ce que certains nomment l’intersectionnalité par exemple. Il me semble qu’au terme de cette logique, le croisement infini de nos spécificités identitaires finirait par nous laisser seuls à revendiquer des droits particuliers, tous persuadés de souffrir d’une forme de discrimination, renonçant pour cette raison à vivre ensemble sans ressentiment. Dans ce contexte, revendiquer l’unité de l’espèce humaine, les invariants du fonctionnement de notre cerveau, le socle commun qui fait que nous pouvons nous comprendre, ressentir des émotions ensemble même lorsque nous sommes issus de cultures différentes… tout cela fait problème plutôt qu’évidence. Cela vous fait passer au mieux pour un rêveur naïf, au pire pour un adepte d’une forme de néo-colonialisme combattu par ceux qui pensent que l’universalisme est une invention de l’Occident et qu’à ce titre, son idée centrale est sans existence objective. »

L’auteur cherche, non des coupables, mais peut-être des responsables ou des contributeurs… Bruno Latour, par exemple, qui fut pourtant un des défenseurs de la relativité et un grand critique des méthodes scientifiques, est curieusement appelé à la rescousse par l’Éducation Nationale…

 « Il était assez piquant d’imaginer qu’une des figures de proue du relativisme contemporain serait la personnalité idoine pour penser le problème de la diffusion de la connaissance scientifique. » (p. 156)

Bruno Latour, le « pompier incendiaire » (p157) !

Michel Onfray en prend pour son grade également : dans une vidéo intitulée « Les loups sont entrés dans Paris », il tente de montrer que l’élection de Macron est le résultat d’un vaste complot…

« Le monde est beaucoup plus chaotique et désordonné que Michel Onfray ne paraît l’imaginer. Penser, c’est être capable de faire face intellectuellement au non-sens et au hasard. S’il faisait preuve d’un peu de méthode, Onfray se rappellerait que n’importe quelle élection peut être narrée comme une conjonction de faits qui peuvent passer a posteriori pour improbables. » (p. 168)

Plusieurs pages sont consacrés à la critique des positions de Pierre Rabhi, admirateur du fondateur de la société anthroposophique, désigné comme mouvement sectaire par la Miviludes et malheureusement suivi, crédité par Nicolas Hulot, Edouard Philippe, Françoise Nissen (p. 238-239).

Un petit tacle à Lordon !

« parmi les commentateurs tout autant incompétents que navrants […], philosophe qui s’est construit sur la scène contemporaine l’image d’un intellectuel intransigeant.[…] Il sait, lui, ce que veut le peuple. À la façon d'un ventriloque sa marionnette, i nous fait entendre que son aspiration profonde serait la lutte contre ce qu'il est convenu d'appeler la mondialisation néo-libérale. Cependant, cette aspiration est contrariée par le "système" qui l'empêcherait de penser librement et le conduirait vers les affres de la théorie du complot et de la post-vérité. c'est de cette façon, mais par des tounrures plus sibyllines, qu'il évoque sur un blog qu'il tient dans les pages du Monde diplomatique, certaines formes de la crédulité contemporaine. Le conspirationnisme, écrit-il, 'est le sympôme nécessaire de la dépossession politique et de la confiscation du débat public' » (p. 161)

Mais malgré l’évocation de ses déceptions, GB ne perd pas de vue le sujet principal de son livre : construire un programme de défense de la rationalité ?

« Ce combat a en fait duré des siècles. En raison du caractère polymorphique de l’empire des croyances, ce combat est loin d’être terminé et ne le sera sans doute jamais. Il est surtout porteur d’un programme plein d’espoir : il parie sur le fait qu’il y a assez de points communs et d’humanité en chacun de nous pour que notre rationalité, lorsqu’elle s’applique à la pensée méthodique, aboutisse à une conclusion universellement valable au-delà de nos différences culturelles. C’est pourquoi les énoncés scientifiques sont universellement vrais et non pas vrais pour un Chinois et non pour un Ghanéen par exemple. Les ressources de la pensée méthodique révèlent notre commune humanité qui est enfouie sous l’amoncellement de nos différences. Ainsi, le rationalisme est un universalisme et il n’y a pas d’universalisme possible sans rationalisme. C’est pourquoi j’ai pu dire et je répète malgré la naïveté apparente de la formule : tant qu’il y a de l’humain, il y a de l’espoir et ce n’est pas autrement que j’ai abordé les bénéficiaires du centre de Pontourny. » (p. 243)

Bref, GB lutte contre le complotisme et pour un rationalisme universel, et à titre personnel, je l’en remercie !…

Et pour ceux qui se poseraient la question, non, GB n’est pas resté assis bien au chaud dans son salon ou dans des réunions sans suite, il s’est bien perdu en bagnole et s’est bien livré à l’expérience revigorante qu’un certain nombre d’enseignants expérimentent : il nous raconte en détail comment il a mis en place progressivement des méthodes diverses d’éveil à l’esprit critique… comment il sympathise, ou non, réussit ou échoue dans son entreprise auprès de la petite dizaine de jeunes qui lui furent confiés… et je ne spoile-divulgache pas la fin ! 🙂

 

Dieu obscur, Cruauté, sexe et violence dans l’Ancien Testament, par Thomas Römer

Dans ce court livre de 150 pages publié en 2009, l’un des objectifs de Thomas Römer consiste à s’interroger sur les épisodes de la Bible hébraïque où Dieu serait présenté comme machiste, cruel, guerrier et incompréhensible.

Il nous montre de façon claire et précise que non seulement il ne faut jamais oublier de situer le texte biblique dans sa perspective historique, mais en outre, qu’il faut comprendre que les multiples visages de Dieu contribuent à la composition d’un être suffisamment complexe pour ne jamais correspondre à des catégories humaines, trop humaines.

« Espérons pourtant que l’examen des énoncés difficiles sur Dieu a pu montrer que ces discours ont vu le jour dans des situations historiques précises. Souvent, ces textes veulent mettre leurs destinataires en garde contre des conceptions trop humaines de Dieu et insister sur les limites des discours théologiques. » (p. 143)

Dieu est-il mâle ?

Le dieu de l’ancien testament a certainement hérité des attributs de Baal, un terme générique pour désigner les dieux masculins du Proche-Orient ancien. Le Baal est un roi parmi les dieux et c’est un mâle (p. 34). YHWH est lui aussi présenté sous les traits d’un époux ou d’un amant, soit lorsqu’il séduit Israël, sa fiancée (p. 36) en Os 2, 16-17 ou Jr 2,2, soit lorsqu’il est trahi par Israël qui se vautre dans l’adultère auprès de dieux étrangers…Os 2, 15 ou Jr 3, 6-8.

Pourtant, les premières réformes du judaïsme visant le culte exclusif de YHWH ont eu à cœur d’éliminer celle qui a pu être sa déesse, sa compagne ou maîtresse, Ashera, reine du ciel. Elle est évoquée dans plusieurs passages de la Bible (p. 42), notamment en Jr 44, 17-18, tour à tour chassée du Temple, réhabilitée, regrettée, chassée à nouveau…

En Genèse 1, Dieu fait pourtant l’homme à son image, mâle et femelle (26-28). Dieu aurait-il des traits féminins ? Notons que s’il est parfois présenté comme accouchant de son peuple (Dt 32), il n’est pour autant jamais appelé « mère » mais toujours « père », comme dans beaucoup d’autres religions d’ailleurs (p. 44). C’est l’appellation que le christianisme conserve, même si YHWH ne devrait pas être défini comme un humain

(Os 11, 9) « Je suis Dieu, et non pas un être humain ».

Dieu est-il cruel ?

T.R. évoque quatre moments où Dieu se montre cruel, notamment par son silence ou ses menaces : le sacrifice loupé d’Abraham, le sacrifice réussi de Jethro (que l’on peut rapprocher de la légende grecque du sacrifice de Iphigénie par Agamemnon), le combat de Jacob et la circoncision de Moïse par sa mère, Zipporah.

Il conclut de la cruauté du dieu vétérotestamentaire

« Le comportement divin qui nous paraît aujourd’hui cruel est celui qui vient mettre en question la cruauté des hommes. Autrement dit : ces textes traitent en premier lieu de la cruauté des hommes et non de la cruauté de dieu. […] La plupart des grands textes religieux de l’humanité contiennent des récits dans lesquels une divinité s’acharne contre un homme, souvent sans raison apparente. Ces textes rappellent à l’homme la fragilité de son existence, mais aussi celle de ses conceptions théologiques. Là où Dieu apparaît comme un Dieu obscur, voire cruel, il ne reste au croyant qu’une seule solution : se mettre à l’école de Job. Celui-ci au moment même où il dénonce avec une audace inouïe la cruauté de Dieu, n’a pas d’autre recours que de s’écrier : « je sais que mon rédempteur est vivant » (Job, 19, 25) et d’en appeler ainsi à Dieu – contre Dieu. » (p. 73)

Dieu est-il despote et guerrier ?

Plusieurs passages de la bible dépeignent un Dieu guerrier, qui cherche à agrandir son territoire. Or cette figure divine, que l’on retrouve en particulier dans le Livre de Josué,  pourrait bien être largement inspirée des Assyriens.

« Depuis le règne de Tiglath-Piléser (745 – 727), le Levant est intégré dans l’Empire assyrien. Le royaume d’Israël doit payer des tributs dès 738 et, dès 722 (chute de Samarie), il perd son autonomie et se transforme en province assyrienne. Le roi de Juda, quant à lui, devient vassal du roi assyrien en 734. Les petits Etats de la Syrie-Palestine sont alors soumis à la pax assyrica, qui est une sorte de marché commun avant l’heure. La création d’une vraie infrastructure (routes servant à des fins militaires et commerciales, système de communication entre le centre et la périphérie) est à l’origine d’une mobilité sans pareille dans l’histoire de la Mésopotamie. A cela s’ajoutent d’autres innovations : l’enrôlement des soldats des pays annexés dans l’armée assyrienne et la déportation d’une partie des populations soumises. En fait, ces déportations concernaient surtout l’intelligentsia (fonctionnaires, scribes, militaires importants, prêtres, artisans d’élite) et cela dans le but d’empêcher l’organisation de soulèvements éventuels. Ces déportés furent « remplacés » soit par des fonctionnaires assyriens, soit par d’autres groupes étrangers qui ne pouvaient que collaborer avec l’administration assyrienne sur place. L’omniprésence de la culture et de la propagande assyrienne provoqua un « choc culturel » en Israël et en Juda, comme dans les petits royaumes voisins, qui, jusque-là, avaient été à l’abri de la grande politique internationale. Les Assyriens diffusaient des documents juridiques et de propagande dans lesquels le roi d’Assyrie exigeait la soumission totale de ses vassaux et où l’on célébrait les victoires assyriennes et l’extermination de tous les ennemis d’Assur. «  (pp. 76 – 77)

Et presque tout est dit, à tel point que pour Thomas Römer, sans les assyriens, il n’y aurait probablement pas eu de Bible !

En effet, il semblerait que pour la rédaction d’un premier noyau au VIIè, les intellectuels judéens furent fortement imprégnés de l’idéologie assyrienne : ils auraient même copié le style de la propagande assyrienne pour détourner le sens général des textes en leur faveur, remplaçant par exemple le nom du roi d’Assur par YHWH.

Dieu est-il moralisateur et l’homme pêcheur ?

L’idée que l’homme serait pêcheur depuis les origines, cette théorie du péché originel provient de Paul (Romains 5, 12-21 ; 7, 13-23) mais elle ne se trouve pas vraiment dans la Genèse.

Quel est alors véritablement le rôle du serpent soi-disant tentateur ? On peut imaginer qu’il obéit aux ordres de dieu ! (p. 97)

« Le serpent est un animal important et ambigu dans de nombreuses mythologies. Pour les anciens, il est associé à l’immortalité puisqu’il mue et paraît ainsi pouvoir inverser le processus de vieillissement. » (p. 97)

Dans ce récit, il semble évident que dieu s’attend à la désobéissance. Il n’évoque d’ailleurs pas ce qui se passera si Adam et Ève obéissent au commandement. Il n’informe des suites que de la désobéissance !

En fait, il s’agit pour l’homme de conquérir sa liberté, son libre arbitre :

« C’est dieu lui-même qui pousse l’homme à assumer sa liberté, en transgressant son commandement. Donc, cette liberté n’est pas absolue, puisque Dieu « manipule » en quelque sorte la situation. » (p. 99)

Mesurer à quel point, dans la Bible, Dieu est responsable ou à l’initiative de ce qui se trame tout en laissant l’homme seul face à ses décisions est particulièrement difficile.

Dieu est-il violent et vengeur ?

Dans la Genèse, Abel et Caïn sont en rivalité : ils font l’expérience de l’inégalité à cause de la préférence de YHWH. Ils font l’expérience de l’arbitraire divin : la vie n’est pas « juste ». C’est en Genèse 4, 7 que le mot « péché » apparaît pour la première fois, et ce n’est pas à propos de la pomme, mais bien à propos de la transgression d’un interdit divin : le vrai péché est de laisser libre cours à la violence. Pourtant, dans les Psaumes, notamment, on trouve non seulement des témoignages de la vengeance divine (Ps 136, v. 1.17-18) mais également des appels à la vengeance (Ps 58, v. 7.11-12)

« Dieu ! Casse- leur les dents dans la gueule ! […] Le juste se réjouira en voyant la vengeance : il lavera ses pieds dans le sang des méchants. Et les hommes diront : ‘’ Oui, le juste fructifie ; oui, il y a un Dieu qui juge sur la terre.’’ »

Néanmoins, il sait aussi, à d’autres endroits, conseiller la clémence

(Lv 19, 18) « Ne te venge pas et ne sois pas rancunier à l’égard du prochain. »

et se montrer lui-même sous un jour pacifique :

(Os 11, 9) « Je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère […] car je suis Dieu et non pas un homme, je ne viendrai pas avec fureur. »

Dieu est-il compréhensible ?

Derrière toutes ces questions, c’est la question du mal qui taraudent certains passages de la Bible. Dieu est responsable du mal sur terre, puisqu’il est le créateur de tout ! Un Dieu qui punit et se venge, mais qui parfois se tait, ou dispense des messages contradictoires n’apparaît guère compréhensible. C’est dans Job et le Qohéleth que sont soulevées ces questions.

Job est harcelé de malheurs, comme autant d’épreuves envoyées par Dieu, et s’interroge, se plaint même du silence divin. Ce qu’il faut apprendre, c’est que l’on ne doit pas chercher à comprendre. C’est bien ce que tente d’illustrer le Qohéleth.

(Qo 6, 10-11) « On sait ce que c’est l’homme : il ne peut entrer en procès avec plus fort que lui. Quand il y a des paroles en abondance, elles font abonder la vanité »

Et vanité, tout n’est que vanité est le leitmotiv bien connu du Qoléleth, qui signifie « celui qui s’adresse à la foule » et que l’on traduit généralement par l’Écclésiaste – à ne pas confondre avec l’Écclésiastique, appelé aussi le Siracide, livre de l’Ancien Testament reconnu par les juifs alexandrins, les chrétiens orthodoxes et les catholiques.`

« Job et le Qohélteh veulent surtout nous apprendre à sortir de l’automatisme d’une pensée rétributive. » (p. 139)
 « Nous avons vu que la conception traditionnelle israëlite expliquait le malheur et la souffrance, en règle générale, comme sanction divine des fautes d’un individu et d’un peuple. Le livre de Job et de Qohéleth ont cassé cette explication basée sur l’idée de la rétribution. Se pose alors la question du « statut » du mal par rapport au Dieu unique, créateur de l’univers. » (pp. 136-137)

La Genèse aurait tendance à exclure le mal de la création divine. Cela pourrait pousser les croyants à croire en un dualisme bien mal, dans lequel le mal serait une autre entité, comme Satan. Est-il une hypostase de la colère divine ? On le trouve notamment en Chronique.

« L’insistance sur Satan comme protagoniste du mal induit néanmoins une tendance au dualisme où le mal apparaît comme virtuellement aussi puissant que le Dieu créateur du bien. » (p. 138)

Pour contrer une éventuelle pente dualiste, le Deutéro-Esaïe avait pourtant écrit :

« Je suis YHWH, il n’y en a pas d’autre, je forme la lumière et je crée les ténèbres, je fais le shalom et le mal, moi, YHWH, je fais tout cela. » (45, 5-7)

Conclusion

Thomas Römer a voulu montrer diverses facettes du Dieu de l’Ancien Testament.

« Il va de soi que les chrétiens liront toujours la Bible hébraïque autrement que les juifs. Mais il serait souhaitable que les chrétiens prennent au sérieux le fait que leur Ancien Testament est plus qu’un simple prologue. Le Dieu que la Bible hébraïque présente aux juifs, aux chrétiens, à l’humanité entière n’a pas fini de nous interroger, de nous étonner et de remettre en question des discours théologiques trop bien rodés. » (p. 146)

1177 av JC Eric H. Cline : Le jour où la civilisation s’est effondrée

1177 av JC : pourquoi cette date ?

476 ap JC est la date bien connue de la fin de l’Empire romain d’occident… mais à quoi correspond exactement cette date ? Déjà auparavant, Rome avait été détruite en 410 par les Wisigoths puis en 455 par les Vandales. La chute de Rome ne s’explique pas par un seul événement, mais par la convergence de nombreux éléments indépendants ou interdépendants ; ce sont les historiens qui s’accordent sur l’an 476, date des invasions des Ostrogoths.

Pour des raisons similaires, 1177 av JC pourrait être la date qui marque la fin du bronze récent. L’ouvrage de Eric H. Cline explore les arguments en faveur de cette date.

1177 correspond à la huitième année du règne du pharaon égyptienne Ramsès III.

« A en croire les récits égyptiens, c’est à ce moment-là que les Peuples de la Mer ont balayé la région, la ravageant pour la seconde fois. La même année, de grandes batailles eurent lieu dans le delta du Nil, sur terre comme sur mer ; l’Égypte se battait pour sa survie ; de grandes civilisations de l’âge du bronze avaient déjà eu une fin brutale. » (p. 198)

Qu’y avait-il, avant le drame ?

« Pendant plus de trois siècles, à l’âge du bronze récent – en gros du début d’Hatshepsout, vers 1500 av JC, jusqu’à l’effondrement en 1200 av JC – le bassin méditerranéen a vu fleurir un monde international complexe dans lequel Minoens, Mycéniens, Hittites, Assyriens, Babyloniens, Mitanniens, Cananéens, Chypriotes et Égyptiens interagissaient, créant un monde cosmopolite et globalisé, ce qui ne s’est reproduit que très rarement avant l’époque actuelle. » (p. 197)

Oui, car c’est bien cette interdépendance des civilisations qui rend complexe la détermination précise des éléments en cause dans la fin du bronze récent, éléments qui se seraient succédés les uns les autres par un effet domino… mais de quels éléments s’agit-il et dans quel ordre se seraient-ils enchaînés ?

L’hypothèse d’un effondrement multifactoriel…

L’hypothèse de l’effondrement inéluctable des systèmes complexes est bel et bien une hypothèse sérieuse, notamment formulée par Ken Dark (p. 193) de l’université de Reading qui explique que :

« au fur et à mesure que ces systèmes deviennent plus complexes, et que le niveau d’interdépendance entre leurs différentes parties augmente, maintenir le système dans un état stable devient plus difficile. […] Et plus un système est complexe, plus il est susceptible de s’effondrer. »

Un autre chercheur, Neil Johnson, s’est intéressé à ce type de modèle pour décrire la naissance et le développement d’événement complexe.

(p. 191) « La science ou théorie de la complexité est l’étude d’un ou de plusieurs systèmes complexes afin d’expliquer « le phénomène qui émerge d’un ensemble d’objets en interaction ». Elle est utilisée pour tenter d’expliquer et parfois résoudre des problèmes aussi divers que les embouteillages, les krachs boursiers, des maladies comme le cancer, les changements environnementaux, et même les guerres, si l’on en croit Neil Johnson de l’Université d’Oxford. […] Johnson rappelle que, pour que l’on puisse lui appliquer cette approche, un problème doit former un système qui « contient un ensemble de multiples objets ou « agents » interagissant ». Dans notre cas, ce serait les différentes civilisations actives à l’époque du bronze récent : les Mycéniens, les Minoens, les Hittites, les Égyptiens, les Cananéens, les Chypriotes, etc. »

Eric H. Cline, dans le livre que je présente ici, s’il renonce à ranger dans l’ordre les dominos, propose en revanche d’examiner les dernières recherches en archéologie ; comme d’habitude, j’y ai glané ce qui m’intéressait et m’interpellait !

Remontons 3 siècles auparavant…

Du XIVè au XIIè, voici les acteurs principaux :

« Hittites, Égyptiens, Mitanniens, Kassites/Babyloniens, Assyriens, Chypriotes, Cananéens, Minoens et Mycéniens, tous présents et représentés. Ils interagirent entre eux, à la fois positivement et négativement, au cours des deux siècles suivants, même si certains, comme Mitanni, quittèrent la scène bien avant les autres. » (p. 79)

Trois siècles de prospérité !

« l’Égypte s’impose alors comme une des grandes puissances pendant toute la période de l’âge du bronze récent, aux côtés des Hittites, des Assyriens et des Babyloniens / Kassites, en plus de nombreux autres partenaires comme les Mitanniens, les Minoens, les Mycéniens et les Chypriotes, que nous retrouverons, pour la plupart, dans les prochains chapitres. » (p. 57-58)

Dans les textes, on voit apparaît soudain des envahisseurs qui proviendraient de la mer : les peuples de la mer ! Qui sont-ils et auraient-ils une responsabilité dans l’effondrement globalisé de l’époque ?

Les peuples de la mer ? 

(p. 11) Des guerriers apparaissent soudain. Ce sont « les peuples de la mer ». Les égyptiens les appellent plutôt les Peleset, Tjeker, Shekelesh, Shardanes, Denyen et Weshesh.

D’après les égyptiens, ils viendraient de Sicile, de Sardaigne, d’Italie, ou du monde grec, d’Anatolie occidentale, ou de Chypre, ou de Méditerranée orientale ?

– Shekelesh et Shardanes pourraient venir de Méditerranée et auraient fui en Sardaigne et Sicile (p. 15)

– les Peleset serait les Philistins… ils viendraient de Crète, si l’on en croit la Bible.

(p. 21) En 1177, les égyptiens vainquirent les « peuples de la mer », pour la deuxième fois et définitivement. (la première, c’était en 1207)

Mais en 1177, on constate en réalité un effondrement un peu partout, dont les peuples de la mer ne peuvent être les seuls responsables !

« il est bien plus probable qu’une concaténation d’événements à la fois humains et naturels - notamment un changement climatique, la sécheresse, des catastrophes sismiques sous forme de tremblements de terre en série, des révoltes intérieures et un effondrement systémique » - se soient joints en une « tempête parfaite » qui conduisit l’âge du bronze à sa perte. » (p. 25)

Des points qui ont retenue mon attention…

1) Les Hyksos

Les Hyksos seraient les envahisseurs haïs des égyptiens et auraient dirigé l’Égypte de 1720 à 1550. Leur capitale était Avaris (ou Peru-Nefer), une ville du delta du Nil en Basse-Égypte.

(p. 28) « Les Hyksos étaient des étrangers, des Sémites venus de la région de Canaan, c’est-à-dire de la région qui comprend les actuels Israël, Liban, Syrie et Jordanie. On trouve des représentations des Sémites en Égypte dès le XIXè siècle av JC – par exemple, un mur peint dans une tombe égyptienne à Beni Hasan, qui montre des négociants et des commerçants « asiatiques » transportant des marchandises. L’invasion de l’Égypte par les Hyksos marqua la fin de la période du Moyen Empire (d’environ 2134 à 1720 av JC). Leur succès pourrait être dû à une supériorité technologique militaire et à leur capacité de première frappe car ils possédaient des arcs composites à bien plus grande portée que les arcs traditionnels. Ils disposaient aussi de chars tirés par des chevaux, inconnus en Égypte. Après la conquête, les Hyksos régnèrent sur l’Égypte, essentiellement à partir de leur capitale Avaris dans le delta du Nil, pendant la seconde période intermédiaire (de la XVè à la XVIIè dynastie, c’est-à-dire presque deux siècles, de 1720 à 1550 av JC. De 3000 à 1200 av JC, c’est la seule période où ce pays fut dirigé par des étrangers. »

Puis les Égyptiens chassèrent les Hyksos qui se réfugièrent alors à Retenu (ancien nom égyptien donné à Israël et Syrie, aussi appelé Pa-ka-na-na ou Canaan).

Avaris devient Peru-Nefer, ville aux palais ornés de fresques de tradition crétoise et grecque, et non pas égyptienne.

2) Un premier témoignage d’un seul dieu

Akhenaton succède à Aménophis III en 1353 av JC et instaure la révolution El-Amarna :

« il ferme les temples consacrés à Ra, Amon et autres divinités de premier plan, s’empare de leurs gigantesques trésors, concentrant entre ses mains un pouvoir inégalé en tant que chef de gouvernement, chef militaire et religieux. Il interdit le culte de toutes les divinités égyptiennes hormis Aton, le disque du soleil que lui – et lui seul – a le droit de célébrer sans intermédiaire. » (p. 68)

3) Les échanges et les cadeaux 

Les échanges et les cadeaux représentaient aussi une formidable occasion d’influence. Les messagers, marchands et marins transportaient des cadeaux :

« Des médecins, des sculpteurs, des maçons et d’autres travailleurs qualifiés, qui circulaient entre les différentes cours, faisaient partie des cadeaux échangés entre les dirigeants du Proche-Orient à l’âge du bronze. » (p. 77)

Il n’est donc pas étonnant que l’on trouve des ressemblances entre les architectures des différentes régions concernées, mais également au cœur des récits comme Gilgamesh, Iliade, Odyssée… Ces témoignages qui attestent des influences ne permettent donc pas de valider des hypothèses d’invasions.

4) La grande bataille de Qadesh entre Hittites et Égyptiens

…dans laquelle des Shasou jouèrent un rôle… en 1274

Il y eut une grande et longue lutte cruelle. Les égyptiens rapportent que les Hittites envoyèrent deux hommes, des Bédouins Shasou, espionner le côté égyptien. Ils se laissèrent capturer très facilement : leur objectif était de fournir au camp égyptien de fausses informations selon lesquelles les Hittites stationnaient encore loin de Qadesh. Ramsès II décida alors de précipiter son départ pour arriver avant les troupes hittites et leur tendre un piège. Mais ce sont eux qui furent pris. Au final, il n’y eut pas de vainqueur, mais Qadesh demeura la frontière entre les deux empires.

5) À propos de l’exode (pp. 108-114)

C’est l’un des événements les plus connus de la Bible, mais également l’un des plus difficile à prouver.

« Certains indices du récit biblique suggèrent que si l’Exode a bien eu lieu, ce serait au milieu du XIIIè siècle av JC, moment où les Hébreux étaient fatigués de construire les « villes d’entrepôts » appelées Pithom et Ramsès pour le pharaon (Exode, I, 11-14). Les fouilles archéologiques réalisées sur les sites de ces anciennes villes montrent que leur construction a commencé vers 1290 av JC, sous Seti Ier – qui pourrait donc être « le pharaon qui ne connaissait pas Joseph » - et s’est poursuivie sous Ramsès II (vers 1250 av JC) qui pourrait être le pharaon de l’Exode. » (p. 109)

La chronologie biblique ne concorde pas avec cette datation puisque dans le livre des Rois I (VI, 1), l’exode aurait eu lieu 480 ans avant la construction du temple par Salomon, soit en 1450 av JC. Or à cette époque, régnait Thoutmosis III, qui tenait fermement le pays de Canaan, n’aurait jamais laissé les Israëlites fuir la région. Par ailleurs, rien ne témoigne de la présence des Hébreux / Israëlites dans le pays de Canaan au XVè et XIVè. Donc si Exode il y eut, ce fut plutôt vers 1250. Mais en fait, aucune trace archéologique ne permet de témoigner de l’exode, de l’errance ou des plaies d’Égypte.

La livre de Josué rend compte de la conquête des villes cananéennes de Meggido, Hazor, Bethel, Aï… mais là encore, l’archéologie contredit la Bible. Meggido et Lachish ont été détruites plus d’un siècle plus tard (vers 1130) tandis que Jericho ne présente aucune trace de destruction au XIIIè. Seule Hazor pourrait correspondre.

Bref, impossible de savoir la vérité…

« Pour l’instant, ce dont nous sommes sûrs, c’est que les preuves archéologiques, sous forme de céramiques, d’architecture et d’autres aspects de la vie matérielle, indiquent certainement la présence des Israëlites, en tant que groupe identifiable, à Canaan, à la fin du XIIIè siècle av JC, et que c’est leur culture, à côté de celle des Philistins et des Phéniciens, qui a émergé des cendres de la destruction de la civilisation cananéenne au XIIè s. C’est l’une des raisons pour lesquelles la question de l’Exode nous intéresse ici : les Israëlites font partie des groupes qui ont inventé un nouvel ordre mondial, à partir du chaos de la fin de l’âge du bronze récent. » (p. 114)

Retour au XIIè siècle et aux éléments qui contribuèrent à un effondrement…

(p. 121) « Le XIIè siècle av JC […] est davantage marqué par les malheurs et les destructions que par les relations commerciales et internationales […]. »
  • Par exemple, la ville d’Ougaritet son port Minet el-Beida ont été fouillés ; « tous ces travaux ont mis en évident les vestiges d’une ville et d’un port débordants d’activité, prospères, mais soudainement détruits et abandonnés au début du XIIè siècle av JC. » (p. 122)
  • Meggido aurait été détruite plus de 40 ans après l’arrivée des Peuples de la Mer dans la région, en 1177 av JC. (p. 137)
  • Lachish a pu être détruite « par les Peuples de la Mer, ou par quelqu’un ou quelque chose d’entièrement différent. » (p. 141)
  • Dans le sud de Canaan, deux des cinq principaux sites ont été détruits et une nouvelle culture matérielle émerge : « Cela semble indiquer soit un changement de population soit l’afflux de nombreux nouveaux venus – les Philistins, suppose-t-on – suite à l’effondrement de Canaan et au retrait des forces égyptiennes. » (p. 142)
  • Les destructions en Mésopotamie, notamment menées par le roi d’Elam contre Babylone, ne peuvent pas être attribuées aux Peuples de la Mer. (p. 143)
  • Chez les Hittites, en Anatolie, les villes comme Hattusa, la capitale, et d’autres sites, ont le plus souvent été abandonnés. Les hypothèses mettant en cause les Peuples de la Mer sont aujourd’hui mises de côté. (p. 146)
  • En Grèce continentale, Pylos aurait été détruite à la suite d’un terrible incendie (p. 150) et Mycènes par un tremblement de terre au milieu du XIIIè, suivi d’incendies. Le site tombe en ruine petit à petit. (p. 151)
  • Les Égyptiens, avec Merneptah, semble avoir vaincu la première vague d’invasion des Peuples de la Mer en 1207.
« Même s’il est clair que la Méditerranée orientale et grecque a connu des destructions massives à la fin du XIIIè av JC et au début du XIIè, on ne sait pas vraiment qui – ou quoi – en est responsable. » (p. 159)
« [Des innovations] semblent indiquer l’existence de contacts avec le monde grec, voire la présence de personnes venues du monde grec, ce qui pourrait aussi traduire la globalisation qui s’est poursuivie pendant les années tumultueuses de la fin de l’âge du bronze.

« Quant à cette fin elle-même, elle pourrait avoir exigé bien plus que les dégradations de maraudeurs itinérants telles qu’elles sont rapportées par les Egyptiens – les « Peuples de la Mer » comme on les appelle maintenant. Si souvent montrés du doigt par les premiers chercheurs comme uniques responsables de la fin de la civilisation dans cette zone très étendue, ils pourraient avoir été autant victimes qu’oppresseurs, comme nous le verrons dans le prochain chapitre. » (p. 159)

Alors, que s’est-il passé ? Une convergence de catastrophes diverses… (p. 161) ?

Comme on l’a dit, il est très difficile de le savoir… mais probablement :

  • Une série de tremblements de terre
    • en Grèce entre 1225 et 1175 : Mycènes, Tirynthe, Midéa, Thèbes, Pylos, Kynos, Lefkandi
    • en méditerranée orientale : Troie, Karaoglan, Hattusa, Ougarit (1250 le premier), Meggido, Ashod et Akko…
  • un changement climatique engendrant sécheresse et famine
« Ainsi, la sécheresse a longtemps été l’explication favorite des premiers chercheurs pour expliquer la migration des Peuples de la Mer à partir de l’ouest de la Méditerranée vers les terres orientales. Leur postulat était qu’une sécheresse survenue dans le nord de l’Europe avait obligé la population à migrer vers le sud, dans la région méditerranéenne, où ils avaient provoqué le déplacement de populations en Sicile, Sardaigne et Italie, et peut-être dans le monde grec. » (p. 165)

« Le changement climatique a provoqué désastres agricole, pénurie et famine, précipitant ou accélérant les crises économiques et sociales à l’origine de migrations humaines régionales à la fin de l’âge du bronze récent en Méditerranée orientale. » (p.169)

Mais les tremblements de terre et les famines ne peuvent expliquer à eux seuls la fin de l’âge du bronze récent…

  • Des révoltes intérieures

Par exemple, destruction de Hazor entre 1230 et les premières décennies du XIIè pourrait avoir été causée par une révolte des habitants de la ville et non pas une invasion extérieure.

  • Des envahisseurs (possibles) et effondrement du commerce international
« dans le nord de la Syrie, on a trouvé de nombreux documents attestant que des envahisseurs venus de la mer avaient attaqué Ougarit à cette époque. » (p. 173)
  • Une décentralisation et une montée en puissance des marchands privés
=> « passage d’une économie contrôlée pour l’essentiel par les palais à une économie dans laquelle les marchands privés et les entités plus petites bénéficient d’une plus grande liberté économique. » (p. 177)

Après la pluie le beau temps

Cette plus grande liberté économique pourrait avoir contribué à une certaines renaissance. Après chaque effondrement, c’est souvent un nouveau monde que l’on voit apparaître.

« Même si on note une relative continuité dans certaines régions, en particulier avec les Néo-Assyriens en Mésopotamie, partout de nouveaux pouvoirs se sont installés, marquant le début de nouvelles civilisations : les Néo-Hittites en Anatolie du sud-ouest, au nord de la Syrie, et dans des régions plus à l’ouest, les Phéniciens, Philistins et Israélites dans ce qui avait été Canaan, les Grecs dans la Grèce géométrique, archaïque puis classique. L’alphabet et d’autres inventions ont surgi des cendres de l’ancien monde, sans oublier une extraordinaire augmentation de l’usage du fer, qui a donné son nom à la nouvelle époque – l’âge du fer. C’est un cycle que le monde a connu encore et encore, et que beaucoup jugent inexorable : l’essor, le déclin et la chute des empires, suivies par l’essor de nouveaux empires, qui finalement chutent à leur tout pour laisser place à des empires plus nouveaux encore, en une séquence répétitive de naissance, croissance et évolution, déclin et destruction, avant un ultime renouveau sous une nouvelle forme. » (p. 201)


(PS : certains lecteurs m’ont signalé des critiques qui ont été faites à l’encontre de ce livre. Notamment qu’il se prêterait trop à une comparaison avec notre monde actuel… c’est faux. Eric H. Cline ne fait que quelques allusions à ce parallèle et cette lecture en fin d’ouvrage. Pour le reste, je laisse les plus curieux en juger par eux-mêmes.
http://www.passion-histoire.net/viewtopic.php?p=479846&fbclid=IwAR09huDgSa5oXaGGntfT2qVtbli3p1X-Neb-tQXyyB09xXwMVOZyRk6l09A#p479846)

APPRENDRE, Stanislas DEHAENE

En prélude à tout propos, voici la citation que nous livre Stanislas Dehaene (S.D.) :

« Commencez donc par mieux étudier vos élèves ; car très assurément nous ne les connaissez point. »
JJ Rousseau. Emile ou De l’Education (1762)

Même s’il ne manquera pas d’attaquer les naïvetés de JJ. Rousseau, Dehaene donne ici la direction générale de son livre, très agréable à lire et très facile à suivre – et parfois même drôle !

Tout commence par une introduction fort complète qui aboutit à la traditionnelle annonce du plan. Ce faisant, S. D. applique ses propres conseils : présenter de quoi l’on va parler en général tout en piquant notre curiosité, puis entrer plus longuement dans les détails de ce qui sera abordé. Répéter pour consolider à chacun des trois principaux chapitres :

I- qu’est-ce qu’apprendre ?

II- comment notre cerveau apprend ?

III- quels sont les quatre piliers de l’apprentissage ?

Pour cette dernière partie, annonçons-les, ils seront l’horizon des deux précédents chapitres.

Qu’est-ce qu’apprendre ?

« Apprendre, c’est affiner un modèle du monde. Notre cerveau porte en lui des milliers de modèles du monde extérieur. Métaphoriquement, ce sont comme des maquettes, des modèles réduits plus ou moins fidèles à la réalité qu’ils représentent. » (p. 39)

Plus on aime apprendre, mieux on apprend. Apprendre, c’est donc optimiser une fonction de récompense – ce n’est pas donné à tout le monde, et parfois il est trop tard. Mais il est bien reconnu aujourd’hui par l’imagerie cérébrale que savoir et apprendre procurent du plaisir.

Apprendre, c’est donc prendre du plaisir à exploiter le potentiel de la combinatoire et à explorer l’espace des possibles – c’est-à-dire savoir multiplier les hypothèses. Apprendre, c’est projeter des hypothèses a priori : étonnant ? Il s’agit de « partir d’un jeu d’hypothèses a priori (même s’il peut être très vaste), projeter ces hypothèses sur les données et sélectionner celles qui conviennent le mieux. Il faut donc ajuster les paramètres d’un modèle mental que l’on adapte en permanence à ce qui est observé dans un jeu de projection – vérification, d’hypothèses validées ou invalidées. L’adaptation, c’est en fait l’élimination d’hypothèses jugées comme non valides. Avoir un grand nombre d’hypothèses en tête peut aider à comprendre un phénomène. Néanmoins, il faut également savoir en invalider certaines en s’appuyant sur l’observation et la vérification. Les signaux d’erreur, c’est-à-dire les hypothèses non validées sont autant d’indices qui permettent d’ajuster le modèle. Il faut donc « découvrir une hiérarchie d’indices appropriés au problème posé. » (p. 51) Comme le dit Jean-Pierre Changeux dans l’Homme neuronal : « Apprendre, c’est éliminer ». (p. 65). Apprendre, c’est restreindre l’espace de recherche. Se focaliser, au risque parfois de négliger d’autres détails.

De tout cela, et spécialement de ce jeu des possibles hypothèses à combiner, S.D. conclut que notre cerveau apprend mieux qu’une machine, qui, elle, fonctionne plutôt comme un marteau. La machine ne sait pas [encore ?] hiérarchiser les informations. (P. 68)
Au contraire, notre cerveau hiérarchise, mais « extrait aussi les principes généraux, logiques, explicites. » (p. 68)

Nous avons la capacité d’extraire des formes générales ou de généraliser des formes particulières (comme conjuguer n’importe quel verbe pourtant inventé qui se terminerait en –ER) ; nous apprenons la systématicité et comment, à qui, quand l’appliquer. Apprendre, c’est inférer la grammaire d’un domaine et réagir en bon statisticien.

Comment notre cerveau apprend ?

A la suite de cet exposé sur ce que c’est qu’apprendre, exposé assorti de nombreux exemples, on trouve les conclusions d’expériences effectuées sur les bébés ! D’étonnantes intuitions ont été mises à jour, d’autres ont été battues en brèche.

Par exemple, d’après les expériences récentes en neuroscience, loin d’être une acquisition, le concept même d’objet pourrait bien être inné. Les bébés naîtraient avec le concept d’objet (p. 98), le sens du nombre (p. 102), l’intuition des probabilités : la preuve, les bébés font très tôt preuve de surprise.

« Lorsque nous sommes surpris, c’est signe que nous pensions que cet événement avait une chance infime de se produire – et donc que notre cerveau a fait un calcul de probabilités » (p. 105)

Les bébés auraient également la connaissance rapide des animaux et des personnes, la perception des visages, et le don des langues… La discrimination des sons s’opère très tôt, dès la gestation.

« Il a fallu des avancées méthodologiques importantes en sciences cognitives pour mettre en évidence l’extraordinaire base de données avec laquelle chaque bébé vient au monde : objets, nombres, probabilités, visages, langage, etc. » (p. 98)
« Aucune autre espèce de primate ne présente de telles capacités » (p. 113)

Et pour cause…

En fait, le cerveau du bébé apparaît déjà bien structuré, dès le ventre de sa mère. Pour se la bien représenter, il faudrait imaginer l’arborescence cérébrale en devenir comme les mains : elles apparaissent elles aussi parfaitement dessinées, avec de tous petits doigts, prêt à fonctionner. Voilà comment l’arborescence cérébrale voit le jour, elle aussi.

« Dans les premières semaines de grossesse, l’organisme s’auto-organise sur une base génétique. Aucun apprentissage n’est nécessaire pour que les cinq doigts se forment et reçoivent une innervation spécifique. De même, l’architecture fondamentale du cerveau se met en place sans apprentissage. Dès la naissance, le cortex est déjà organisé, plissé et connecté d’une manière propre à tous les êtres humains. » (p. 121)
En fait, « notre génome contient tous les détails du plan de notre corps… » (p. 122)
« Dès la naissance, l’audition active les aires auditives, la vision les aires visuelles, le toucher les aires tactiles sans que nous ayons besoin de l’apprendre. Cette organisation en territoires distincts pour chacune des modalités sensorielles nous est donnée par les gènes, elle se met en place chez tous les mammifères, et son origine se perd dans la nuit de notre évolution. » (p. 118)

Bien sûr, tout n’est pas figé à l’avance : la part de l’acquis n’est certes pas négligeable. Néanmoins, la plasticité du cerveau n’est pas illimitée.

Quel est alors le rôle de l’apprentissage ?

L’apprentissage modifie les circuits neuronaux chez les enfants :

« Il nous faut admettre qu’en plus du renforcement des voies organiques préétablies, des voies nouvelles se créent par ramification et croissance progressive des arbres dendritiques et axonaux. » Santiago RAMON Y CAJAL, prix Nobel de médecin (1904)

Ramon Y Cajal est un nom à retenir !

Notre cerveau enregistre les informations et les événements importants selon l’importance qu’on leur donne et l’émotion qui va s’y attacher. La plasticité de notre cerveau et la forme qui en découle en dépendent.

« C’est pourquoi la plasticité synaptique est modulée par les grands réseaux de neurotransmetteurs, particulièrement l’acétylcholine, la dopamine et la sérotonine, qui déterminent les épisodes importants à apprendre. » (p. 136)
« Leurs effets sont massifs. Si vous vous souvenez si bien de ce que faisiez le 11 septembre 2001, lorsque vous avez appris l’attentat du World Trade Center, c’est qu’un ouragan de neurotransmetteurs a balayé vos circuits cérébraux ce jour-là, notamment dans l’amygdale, siège des émotions fortes, et que vos synapses en ont été massivement altérées. » (p. 136)

Ceci est désormais rangé dans votre mémoire. Mais laquelle ?

Les chercheurs en distinguent 4 :

  • La mémoire de travail ou mémoire à court terme
  • La mémoire épisodique : c’est l’hippocampe, qui mémorise le contexte.
  • La mémoire sémantique : la nuit, les souvenirs de l’hippocampe sont rangés et classés. « l’épisode unique est devenu connaissance durable et le code neural s’est déplacé de l’hippocampe vers le cortex. » (p. 140)
  • La mémoire procédurale, dont on ne se rend pas vraiment compte, enregistre des actions routinières.

Il s’agirait donc plutôt de la mémoire épisodique.

Quel est le rôle de la mémoire dans les apprentissages, et notamment dans l’apprentissage des langues ? Langue maternelle comprise.

Les langues

Notre fameuse « aire de Broca », consacrée au Langage, est particulièrement développée chez les humains, contrairement aux autres singes. L’apprentissage du Langage ne nécessite que très peu de temps, les humains seraient « câblés » pour ça…

La reconnaissance et la prononciation des sons…

« Vers 12 mois, quelque chose se fige dans notre cerveau, et nous perdons cette capacité d’apprendre. Sauf extraordinaire, nous ne pourrons jamais plus prétendre être japonais, finnois ou hindi -  la phonologie, c’est (presque) fini. » (p. 159)

La grammaire et la structure de la langue…

« La capacité d’apprendre la grammaire d’une langue étrangère, elle, reste ouverte un peu plus longtemps, mais elle finit également par s’effondrer aux alentours de la puberté. » (p. 160)
« La modélisation de ces données suggère que la capacité d’apprentissage d’une langue étrangère décline faiblement au cours de l’enfance, mais périclite brutalement vers l’âge de 17 ans. » (p. 161)

Bon, S.D. est optimiste : on apprend des langues à tout âge. Mais le cerveau est moins souple, modifiera à grand peine les circuits qu’il emprunte habituellement depuis tant d’années.

La lecture

S. D. rappelle que lors de l’apparition de l’écriture, les anciens se sont inquiétés de ce qu’elle allait concurrencer la mémoire. Il cite Platon, mais bien avant, chez les indiens d’Inde, où les hymnes RigVeda, Mahabharata, étaient, comme en Grèce, appris par cœur, cette inquiétude était déjà présente. Si l’on écrit tout, inutile de retenir… alors la mémoire va s’atrophier ? Les anciens avaient peur de l’oubli. Cela semble logique. La réponse des neurosciences va vous surprendre…

« Autant pour Platon, qui croyait naïvement que l’apprentissage de la lecture, en nous permettant de nous reposer sur la 
mémoire externe du livre, allait ruiner notre mémoire interne. Rien n’est plus faux. Le mythe du barde ou du griot qui, bien qu’illettré, posséderait sans effort une immense mémoire a vécu. Tous, nous devons exercer notre mémoire – et le fait d’être allé à l’école et d’avoir appris l’alphabet aide énormément. » (p. 174)

La lecture recycle les circuits de la vision et du langage parlé :

« Lorsque nous apprenons à lire, nous réorientons ces circuits afin que les régions visuelles reconnaissent les chaînes des lettres et qu’elles les envoient vers les aires du langage. Le résultat, c’est que chez un bon lecteur, les mots lus sont traités exactement comme des mots entendus : l’alphabétisation crée une nouvelle porte d’entrée visuelle vers les circuits du langage » (p. 189)

Et oui, car, comme évoqué plus haut, il y a des aires spécialisées dans notre cerveau. Des espaces dédiés à telle ou telle activité. Et il y a mieux, encore plus amusant :

Les neurones prendraient la forme de ce à quoi ils sont destinés… c’est trop rigolo !

(180… ^^) Les neurones permettant de compter seraient alignés pour former des longueurs ; ceux qui permettent de se repérer dans l’espace ressemblent à un champ quadrillé etc. !

Bien entendu, ces analogies et ses outils déjà présents, cette formidable base de données, tout cela se trouve confronté à des limites !!

« Nous pouvons bien sûr apprendre des faits nouveaux, mais encore faut-il qu’ils trouvent leur niche neuronale, un espace de représentation adaptée à leur organisation naturelle. » (p. 181)

De quels types sont nos limites ? Elles restent importantes. Elles proviennent bien sûr de la forme même de notre arborescence cérébrale. Mais elles peuvent également provenir d’accidents cérébraux ou de nos gènes, mais également de notre nutrition. Les carences en alimentation peuvent empêcher un développement optimal de notre intelligence.

Enfin, après ce rapide tour de ce qu’est l’apprentissage et de ce qui se passe lorsque nous apprenons, nous sommes prêts pour aborder les 4 piliers de l’apprentissage :

« Notre cerveau s’est doté de quatre fonctions majeures qui maximisent la vitesse avec laquelle nous parvenons à extraire des informations de notre environnement. » (p. 207)

« - l’attention, qui amplifie l’information sur laquelle nous nous concentrons ;

- l’engagement actif, un algorithme qu’on appelle également « curiosité », et qui incite notre cerveau à évaluer sans relâche de nouvelles hypothèses ;

- le retour sur erreur, qui compare nos prédictions avec la réalité et corrige nos modèles du monde ;

- la consolidation, qui automatise et fluidifie ce que nous avons appris, notamment pendant le sommeil. » (p. 208)

Reprenons-les un à un…

L’attention :

L’attention peut être décomposée en plusieurs phases. L’alerte : on comprend qu’il va se passer quelque chose. L’orientation de l’attention, c’est-à-dire le moment où l’on comprend ce qu’on attend de nous. Le contrôle exécutif consiste à maintenir son attention. (p. 213)

Point important que S.D. note et qui ne saurait tomber dans l’oreille d’un enseignant sourd : l’apprentissage se fait en société. Un écran ou une vidéo ne saurait remplacer les interactions humaines. Des expériences le montrent (p. 233)

« Le contact oculaire induit en lui (le bébé) une « posture pédagogique » qui l’induit à penser que l’information est importante et généralisable. » (p. 234)

(Parenthèse personnelle : j’aurais préféré « provoque en lui » et « qui le conduit à penser »… ah, l’induction…)

« Parents, enseignants, gardez constamment à l’esprit ce fait capital : votre attitude et votre regard changent tout pour l’enfant. S’attacher l’attention de l’enfant par le contact visuel et verbal, c’est garantir que celui-ci partage votre attention, et multiplier d’autant les chances qu’il retienne l’information que vous cherchez à lui transmettre. » (p. 235)

BREF : enseigner, c’est faire attention à l’attention de l’autre.

Bien sûr, ce formidable avantage comporte son revers. En réalité, nous transmettons beaucoup plus que de simples informations ou comportements. Nous transmettons aussi tout un comportement et une gestuelle, un environnement affectif et une capacité d’influence. En stimulant suffisamment l’attention, certains d’entre nous peuvent devenir des gourous et transformer les petits scientifiques que sont les enfants en simples moutons…

L’engagement actif :

Approfondir les notions que l’on doit apprendre facilite l’apprentissage.

On sait déjà que l’apprentissage actif est plus efficace. La science le prouve désormais. On connait moins les échecs démontrés des pédagogies dites « actives » ou « pédagogie de la découverte », mais l’on a montré que la pure pédagogie de la découverte est un mythe. Les enfants ont besoin d’être guidés et engagés.

D’autres mythes que la science a détruits, d’après S. D. : Les enfants d’aujourd’hui auraient une connaissance innée de la technologie, ayant baigné dans cet univers depuis tout petit… c’est faux. Chaque enfant possède son propre style d’apprentissage… faux aussi. En tout cas, aucune recherche n’a prouvé que certains enfant seraient plutôt visuels et d’autres plutôt auditifs (sauf les aveugles, bien entendu – Dehaene n’a pas oublié d’être drôle)

L’une des solutions aux problèmes rencontrés dans l’apprentissage :

« Elle est bien connue de la plupart des enseignants. Il s’agit de récompenser la curiosité et non de la punir : encourager les questions, demander aux enfants de faire des exposés sur ce qui les passionne, féliciter chaque élève pour ses initiatives, même maladroites… Les neurosciences de la motivation sont extrêmement claires : pour avoir envie de faire une action, il faut anticiper qu’elle conduira à une récompense, laquelle peut être directe ou cognitive. » (p. 262)

Le retour sur erreur

Récompenser la curiosité et indiquer l’erreur. En corrigeant, on informe l’élève de son erreur : c’est le retour sur erreur, et c’est un excellent stimulant pour l’apprentissage.

« L’important, c’est la surprise, c’est-à-dire le décalage entre la prédication et la réalité. C’est cela qu’on appelle un signal d’erreur. » (p. 270)

Alors dans ce contexte, quid des notes ?… elles ne servent à rien, ou presque.

« La note sèche, lorsqu’elle n’est pas accompagnée d’appréciations détaillées et constructives, constitue donc un bien piètre retour sur erreur. Non seulement, elle n’est pas précise, mais elle est souvent différée de plusieurs semaines, ce qui fait que l’élève a tout oublié de ce qui l’a induit en erreur. » (p. 278)

Mais attention, corriger n’est pas punir. En effet,

« On ne « punit » pas un réseau de neurones, on l’informe simplement des endroits où il s’est trompé, en étant le plus précis possible sur la nature et le signes de ses erreurs. » (p. 277)

Donner la bonne réponse pourrait sembler équivaloir à signifier à l’élève qu’il s’est trompé. Mais ce n’est pas le cas. L’aspect affectif joue un rôle clé dans l’apprentissage. Il est important de comprendre que ce retour sur erreur n’a rien à voir avec une punition.

L’erreur est donc bénéfique à l’apprentissage. Mais attention, il ne faut pas négliger le bénéfice de la répétition des succès :

« Recevoir un retour sur erreur améliore la mémoire, même lorsqu’on a choisi la bonne réponse. […] le surapprentissage est donc bénéfique. » (p. 289)

La consolidation

La répétition fréquente des mêmes exercices permet de consolider les connaissances. Dans l’idéal, pour apprendre, on peut même augmenter au fur et à mesure l’intervalle qui sépare chaque révision.

« Mieux vaut quinze minutes de travail tous les jours de la semaine que deux heures concentrées sur une seule journée. » (p. 285)
« Même lorsqu’une compétence est maîtrisée, il [Le cerveau] continue de la surapprendre. Il dispose de mécanismes de routinisation qui « compilent » les opérations que nous utilisons régulièrement sous la forme de routines plus efficaces. Il les transfère dans d’autres régions du cerveau où elles pourront se dérouler inconsciemment, en toute autonomie, sans perturber les autres opérations en cours. » (p. 293)

Une fois rangée et automatisée, elles permettent l’accès à d’autres connaissances et réflexions. S. D. donne une illustration très éclairante de la difficulté d’accéder au sens lorsque l’on commence à lire.

« Hin hotomobilist kit Nanth pour Pari à katorzeure. La distensse ai de troa sans quilomaitre. Ile harive à dicesetteure. Kaile été sa vitaisse moi hyène ? » (p295)

Qui a compris et pu résoudre en même temps ce problème de mathématique ?

Importance du sommeil :

« Il semblerait que, parmi tous les primates, notre sommeil soit l’un des plus profonds et des plus efficaces. » (p. 308)

Il est important et primordial de bien dormir pour bien apprendre. Mais attention là encore aux fausses idées, on ne découvre rien pendant le sommeil…

« Le cerveau endormi n’apprend pratiquement rien, il ne peut que rejouer ce qu’il a déjà éprouvé ». (p. 303)

et de fait, c’est ce qu’il fait. C’est pourquoi le sommeil joue un rôle primordial dans la consolidation.

Expériences : l’apprentissage du matin s’effondre avec le temps. L’apprentissage de minuit reste stable (avec au moins deux heures de sommeil).

« Dormir semble empêcher d’oublier » (p. 297)

Conseils pour les parents et les enseignants :

Laissons les enfants et les adolescents dormir.

« La chronobiologie a démontré qu’avec la puberté, le cycle de sommeil se décale : les adolescents ne ressentent pas le besoin de se coucher tôt, mais, comme chacun a pu le constater, ils éprouvent les plus grandes difficultés à se lever. » (p. 310)

Il faudrait différer l’entrée à l’école d’une demi heure, voire d’une heure et tout irait déjà bien mieux : l’attention augmente, l’absentéisme diminue, ainsi que l’obésité, la dépression…

Engageons la refonte des emplois du temps de nos bambins et adolescents…

Si l’on doit retenir quelques slogans pour les enfants (p. 318)

« Concentrez-vous totalement »

« Participez en classe ! »

« Faites des exercices ! »

« Profitez de chaque jour et de chaque nuit ! »

Des têtes bien faites

Défense de l’esprit critique

Sous la direction de Nicolas Gauvrit et Sylvain Delouvée

« Des têtes bien faites » est un livre bien fait ! Bien fait pour les novices, bien fait pour les avertis et les intéressés, bien fait pour nous tous !

Trois grandes parties [comme j’aime], chacune précédée d’une introduction à ses chapitres.

  • La première, « Les ratés de la raison », analyse les raisons de la croyance, ou plutôt des raisons qui pourraient expliquer ces phénomènes d’adhésions ;
  • La deuxième, « Croyances étranges » passe en revue certaines d’entre elles, du soucoupisme (la croyance aux extra-terrestres), à la vie après la mort, en passant par les mythes de fin du monde, sans oublier la non-croyance au réchauffement climatique, ce avec force chiffres et sources.
  • La dernière et troisième partie, « Diffuser et enseigner », permet aux enseignants de piocher quelques idées dans des exemples concrets d’éducation à l’esprit critique, à l’auto-défense intellectuelle.

Rappel : Comme à mon habitude, je n’écris pas une critique exhaustive du livre, mais je publie plutôt ce qui m’a interpellée, amusée, intriguée.

Par exemple, chers collègues enseignants, sachez que l’esprit critique a désormais été reconnu comme l’une  compétences clés du XXIè siècle par l’OCDE (p.78)  Une compétence… et non pas vraiment une discipline. Le dernier chapitre de la première partie, 5. La science de l’esprit critique, par Niluphar Ahmadi et Maud Besançon, présente l’histoire de cette compétence transversale depuis fort longtemps. En effet, il est question d’esprit critique tant en philosophie, qu’en psychologie cognitive et en sciences de l’éducation (p. 79).

Selon la taxonomie de Bloom (p. 80), objet d’étude des sciences de l’éducation, on trouve les compétences liées à l’esprit critique comme faisant partie des plus hauts niveaux, à savoir analyse, synthèse et évaluation. Une équipe de chercheurs (p. 82) a complété cette liste pour aboutir à la liste suivante (p. 83) :

– l’interprétation

– l’analyse

– l’évaluation

– l’inférence

– l’explication

Mais comment enseigner l’esprit critique ? Au moins trois façons de procéder ont été testées :

– l’approche générale (explicite, hors contexte)

– l’approche par infusion (explicite, en contexte)

– l’approche par immersion (implicite)

Sans surprise pour les enseignants qui ne croient pas à la magie, des études montrent que les deux premières approches sont les plus efficaces.

Voici donc ci-après un brin de théorie générale, pour une approche explicite hors contexte… 😉

L’enseignement de l’esprit critique peut s’appuyer sur de nombreuses études portant sur les croyances elles-mêmes, mais notamment et surtout sur ce qui peut expliquer ces croyances. Encore faut-il parvenir à les identifier ?

Paul Bertin et Sylvain Delouvée, dans 3. L’être humain, animal social sous influence énumèrent différentes expériences sociologiques qui mettent en lumière des types de comportement de groupe : l’effet spectateur – plusieurs personnes assistent à une scène sans y prendre part comme autant de spectateurs extérieurs (p. 47), l’adoption de la norme du groupe quand bien même celle-ci déplait (p. 51), les travaux bien connus de Kelman (p. 54)…

Dans l’effet-gourou, Dan Sperber (2010) identifie entre autres ce qu’il appelle la charité interprétative, c’est-à-dire la tendance à compléter ou améliorer soi-même ce que l’on vous dit, avant de l’assimiler, voire de le répéter. Quoi qu’il en soit, une adhésion minimum – charitable – est parfois requise. Anouk Barberousse, auteur du chap 1. L’attachement obstiné aux croyances fausses l’explique ainsi (p. 25) :

« Le non-spécialiste est démuni face à ces immenses quantités de connaissance qui sont contenues de façon implicite dans tout article scientifique ; la lecture d’articles scientifiques ne saurait donc être un moyen simple de se forger des repères, même dans les domaines bien établis. »

Il est donc difficile de « se forger des repères fiables » et nous sommes contraints d’adopter des croyances temporaires.

Toutefois, si une dose d’imprudence peut s’avérer nécessaire… nous n’oublierons pas de rester prudent devant cet ensemble d’études. Paul Bertin et Sylvain Delouvée nous le rappellent (p. 60).

« Les phénomènes psychosociaux sont d’une grande complexité et ne peuvent être abordés de manière satisfaisante suivant une dimension unique. »

Mais une étude de Lewin rapportée p. 56 et qui montre que rendre les gens acteurs du changement bénéficie au changement a particulièrement attiré mon attention d’enseignante ainsi que ma conscience politique.

 « Lewin a démontré l’importance de la participation des acteurs du groupe dans la conduite du changement afin que celui-ci ne se heurte pas aux normes préétablies. »

Par le truchement de la participation conjugué à l’effet positif d’appartenance au groupe, on peut amorcer des changements…

Dans ce contexte, il était impossible d’éviter de traiter des réseaux sociaux, qui impliquent la participation active de chacun des membres pour exister. Certes, comme le rappelle le spécialiste des croyances, Gérald Bronner, dans 4. Internet peut favoriser la crédulité, les humains croient et adhèrent depuis longtemps à toutes sortes de choses et n’ont pas attendu internet pour divulguer des âneries faits non vérifiées ou faire naître des théories du complot. Mais cet article montre par les chiffres comment internet permet une contamination plus large et surtout plus rapide. 27 jours pour la première théorie du complot autour de l’assassinat de Kennedy en 1963. 0 jour pour l’attentat de Charlie Hebdo en 2015. Par ailleurs, internet bouleverse notre connaissance des rapports de force, ou plutôt notre hiérarchie des savoirs, des expertises.

En effet, les informations parviennent à nous aisément. L’effort qu’il faudrait fournir pour les vérifier avant d’en faire étalage et grand bruit semble parfois, sinon hors de portée, du moins « prise de tête », surtout quand les têtes ne sont pas bien faites. Mais justement, comment sont faites les têtes ?

La pensée et sa représentation du monde s’appuient sur des catégories ou des prototypes ; j’ajoute qu’elles sont cristallisées dans les mots de la langue. C’est l’idée que l’on trouve chez Platon dans sa caverne, ou bien dans les catégories d’Aristote – qui essaie d’en sortir – ou encore dans ce que dit du langage Nietszche :

« Le monde apparent, c'est un monde vu selon des valeurs, ordonné, choisi d'après des valeurs, donc à un point de vue utilitaire, dans l'intérêt de la conservation et de l'augmentation de puissance d'une certaine espèce animale » (XVI, 66).

Le langage fige des catégories et des valeurs qui leur sont attachées ; ainsi permet-il aux humains de vivre en faisant preuve d’un certain pragmatisme… en se contentant bien souvent d’approximations nécessaires et suffisantes.

Mais revenons à notre livre : On peut être plus ou moins dans le vrai ou dans le faux. Par exemple, par rapport à la catégorie « oiseau » et à ses attributs, Nicolas Gauvrit fournit cet exemple (p. 38) :

« On se trompera moins en considérant que l’autruche n’est pas un oiseau qu’en considérant que l’aigle n’en est pas un. »

Il y a donc une gradation dans l’erreur ou dans l’approche de la vérité. Ces catégories ou prototypes se révèlent parfois flous ou non ajustés pour un usage bien précis et c’est ce qu’explique Nicolas Gauvrit dans 2. La mollesse du raisonnement humain. Après avoir abordé la logique floue de Finetti (p. 32) ou les probabilités Bayésiennes (p. 33), il conclut (p. 38) :

« De même qu’on peut représenter les valeurs de vérité naturelles sur un continuum allant de totalement faux (0) jusqu’à parfaitement vrai (1) – mais pouvant passer par toute valeur intermédiaire -, de même un objet peut ne pas appartenir du tout à une catégorie (0), lui être central (1), ou bien être représentatif à un degré intermédiaire pouvant se situer n’importe où dans l’intervalle [0, 1]. »

C’est cette souplesse que Nicolas Gauvrit appelle « mollesse ». Or malgré cette « mollesse » et « ce mode de raisonnement probabiliste » (p. 38), nous signons et persistons. Pourquoi ? D’après l’auteur (p. 39), pour deux raisons, entre autres.

« La première tient au type d’inférences que nous avons besoin de faire dans un monde mental incertain par nature. La seconde tient à ce que nous essayons vraiment de faire lorsque nous argumentons. »

Et voilà mon passage préféré, parce que mon sujet préféré (p. 39), [parce que je fulmine dès que j’entends « cela induit » à la place de « cela provoque »…]

« Faire des inférences, c’est tirer, d’une manière ou d’une autre, des conclusions de prémisses (c’est-à-dire d’informations préalables). »

Deux types d’inférences à noter ! Number one :

« En Mathématiques, on produit des déductions : partant de prémisses absolument certaines, on raisonne « vers l’avant », appliquant des règles logiques qui ne laissent aucune place à l’incertain. »

Or ce type de logique imparable n’est pas du tout celui que nous utilisons au quotidien… et pour cause, nous n’avons pas toujours – même pas souvent – accès aux prémisses du monde !!

Et le deuxième type d’inférence, bien plus répandu… j’ai nommé l’induction.

« Donner du sens au monde qui nous entoure, comprendre pourquoi tel ami nous a trahi ou pourquoi notre couple bat de l’aile, cela ne suppose pas d’appliquer une loi un tant soit peu universelle mais bien au contraire de découvrir une telle loi à partir d’observations et d’une expérience limitées. Un tel exercice ne relève pas de la déduction mais au contraire de l’induction. Autrement dit, une forme d’inférence qui marche à rebours : du particulier au général et qui consiste à découvrir des règles, des généralités à partir d’exemples limités. » (p. 40)
« Contrairement à la déduction, l’induction amène ainsi des conclusions discutables, incertaines. » (p. 41)

Et pourquoi faisons-nous cela ? Et bien sans doute parce qu’il le faut. Parce que cela est nécessaire pour vivre en société. Parce que nous sommes des êtres pris dans une communauté d’êtres. Parce que cela donne du sens à ce que nous observons.

C’est ainsi avertis que nous pouvons tâcher de comprendre les « Croyances étranges » de la deuxième partie (p. 103)

« L’être humain a besoin de récits qui lui expliquent qui il est et d’où il vient. En ce début de XXIè siècle, nous avons l’impression d’être sortis de la mythologie, mais ce n’est qu’une illusion. Nous sommes toujours en quête de sens. »

mais aussi d’altérité, explique Jean-Michel Abrassart, qui compare les fées aux extraterrestres (p. 102) !

« Le folklore ufologique est la forme contemporaine du folklore féerique : il s’agit d’un changement d’emballage, largement cosmétique. »

Avec la croyance aux extraterrestres, sont analysées dans cette deuxième partie des raisons de croire dans une vie après la mort, dans les mythes de fin du monde ou de ne pas croire au réchauffement climatique. Je vous invite à parcourir ces chapitres car pour ma part, pour des raisons pédagogiques, je m’attarderai surtout sur les théories du complot. Pourquoi ? Parce que les complotistes (p. 159),

« sous couvert d’esprit critique, en arrivent à douter de tout sauf de leur propre croyance et se fourvoient dans les labyrinthes des biais de raisonnement. »

Autrement dit, c’est comme s’ils étaient pris à leur propre piège…

L’un des nombreux mérites du chapitre 10. Les croyances conspirationnistes de Pascal Wagner-Egger et Sylvain Delouvée réside dans les deux définitions liminaires précises et fort appréciables (p. 160)

 « Les complots, entendus comme des actions secrètes menées par un groupe d’individus, ont toujours existé : de la Conjuration de Catilina à Rome en 63 av. J.-C. au Watergate… » […] « Par contraste, les théories du complot sont définies comme des « allégations non vérifiées de complot » […] le terme théorie est ici à comprendre comme la volonté de théorisation des événements en question. »

Il ne faut donc pas être totalement dénué d’esprit critique et d’intelligence pour croire aux théories du complot.

D’ailleurs, l’expérience de Kahan et ses collègues de l’Université de Yale conclut (p. 118) :

« L’intelligence semble rendre encore plus résistant au changement (certains diront que c’est parce que les personnes les plus intelligentes ont moins souvent tort, sans doute). Il semble que l’intelligence ne soit pas toujours utilisée pour mieux comprendre les arguments d’autrui, mais plutôt pour former des contre-arguments à tout discours qui contredit une position préalable. »

Mais n’allez pas si vite casser les pieds à tout le monde en étant contradictoire par principe, dans l’espoir de passer pour plus intelligent… parce que p. 171 :

« Une recherche expérimentale a également montré qu’une plus forte croyance aux théories du complot était associée à une forme de pensée intuitive, non rationnelle. »

Ajoutons p. 174 :

« Le fanatique des théories du complot est immunisé contre la réfutation de ses croyances […] tout élément démontrant l’inanité de la théorie du complot que pourra produire un expert pourra être imputé au complot lui-même »

Bref. Les complotistes sont mal barrés. Et ils sont finalement assez nombreux. Un chapitre de Rudy Reichstadt et Valérie Igounet, dans la troisième partie, est consacré à l’histoire de Conspiracy Watch, site créé en 2007 pour lutter contre les théories du complot en les recensant et en les rendant accessibles au public. Entre autres faits édifiants, on y apprend notamment que « les séniors résistent mieux au complotisme que leurs enfants et petits-enfants – sauf sur les théories du complot relatives au réchauffement climatique ou à l’immigration. » (p. 190)

La dernière partie, « Diffuser et enseigner » est consacrée au travail accompli par des chaines comme La Tronche en biais, Hygiène Mentale ou la page Zététique ou Observatoire de Zététique sur Facebook.  La menace théoriste (Acermendax) que je vous invite à connaître si ce n’est déjà fait. Pour l’information scientifique, consultons Science et pseudo-sciences de l’AFISAllons lire le Manuel d’autodéfense intellectuelle de Sophie Mazet, présenté ici

Des enseignants rapportent leurs expériences et projets d’éducation aux médias, en primaire comme dans le secondaire, dans le cadre de l’EMC. Ils encouragent les élèves à vérifier par eux-mêmes les informations à l’aide de divers jeux de rôle ou interviews de journalistes ;  ils les entraînent à chercher la source véritable des photos (avec Google images), à se méfier des cadrages suggestifs et douteux, à prendre en compte le contexte, à utiliser « Decodex », à évaluer rapidement l’identité d’un site (en lisant les Mentions légales par exemple), à se méfier des mises en scène horrifiques ou grandiloquentes… (musique et ambiance). Un exemple réjouissant de ce qu’on peut réaliser en pédagogie par projet, celui du journal Médiaparks, relaté ici.

Retenons pour finir quelques conseils de prudence et de précaution.

Gardons à l’esprit bien fait que (p. 162) :

« Toute théorie scientifique est entourée d’un « océan d’anomalies », à savoir de faits non expliqués et / ou (momentanément) ignorés. »

N’oublions pas que la charge de la preuve (p. 163)

« stipule qu’un scientifique qui exprime une affirmation extraordinaire devra fournir les preuves de ce qu’il avance, sous le feu nourri de la critique des autres scientifiques. »

Le feu nourri de la critique des autres scientifiques… à méditer !

 

La condition anarchique, Frédéric LORDON

Dans ce livre, il ne sera pas question d’anarchie. Lordon plante le décor et nous fait un peu d’étymologie… L’anarchie devrait s’appeler « a-cratie », « conformément à sa visée d’un monde sans pouvoir ni domination ». (11). Oui, car CRATIE, c’est le pouvoir et la domination. Tandis que ARCHIE, c’est en fait le fondement, le principe fondateur, l’origine, le commencement… La condition anarchique que nous condivisons, pauvres mortels, avec Lordon, l’an-arkhè, c’est d’être au monde sans fondement, sans raison, sans connaître l’origine, la valeur, le sens de sa vie… c’est l’absurde de Camus – Lordon s’y réfère plusieurs fois.

« Mais il faut commencer par le commencement », dit-il non sans ironie (11)

Quel est le Projet du livre (12) ? Nous déprimer ?

Si Durkheim proposait que l’on constituât [le style Lordon est contagieux] la science sociale comme théorie générale de la valeur, Lordon propose, lui, de poursuivre ou continuer ce « mouvement », avec les moyens conceptuels du spinozisme (12) puisque Spinoza, comme de par hasard, développe une théorie de la valeur.

Lordon constate l’absurde : « le vide de la condition anarchique, l’incertitude axiologique de tout : des valeurs, des œuvres, de soi et des personnes également. Si tout est interrogeable, c’est que rien n’est sûr. » (16) et propose d’examiner les tenants et les aboutissants de l’axiomachie qui est son inévitable camarade.

Bien sûr, il aborde longuement la valeur-travail… et s’appuie là explicitement sur le travail de Bernard Friot. Ici à partir de 40 mn.

Passage au sujet de Bernard Friot, ici expliqué

à 40’

Mais comme Lordon est amoureux de Spinoza, il s’y plonge. Quel est le problème ?

« Le problème : le monde est insignifiant, les objets sont mutiques. La solution : c’est nous qui faisons parler le monde, et voilà pourquoi il nous est sensé. Nous le faisons parler par nos investissements passionnels. Nos joies, nos tristesses, colorent les objets d’amour ou de haine, d’attraction ou de répulsion. Donc du désir de poursuivre ou de les éloigner. Les voilà dotés de valeur. » Et pour la création de valeurs communes « la société est un affect commun ; ce sont des affects communs qui font être la société comme société. C’est là le cœur de la pensée politique de Spinoza. » (45)

[Parenthèse : qu’est-ce que l’affect ? « être affecté, c’est inséparablement enregistrer un effet dans son corps » 46]

Ou pour le dire autrement « Il n’y a aucune vie dans les choses, tout particulièrement dans les choses marchandes, il n’y a de vie que dans et par les autres hommes, dans et par la société, c’est pourquoi la perte de leur contact conduit immanquablement à l’effondrement vital. » (156)

OK les choses n’ont aucune valeur en elles-mêmes. C’est ça, la condition anarchique. Les choses n’ont de valeur que parce qu’on les désire.

Le problème, c’est QUI décide ? Qui règle les désirs ? « Loin donc, que le désir se règle sur des valeurs donnés, préexistantes, qu’il n’aurait plus pour ainsi dire qu’à re-connaître, c’est lui-même, par ses investissements, qui est l’instituteur de la valeur. » (21)

Oui, mais vous me direz… et l’évolution ? C’est l’évolution, c’est par l’histoire qu’on explique que ceci a davantage de valeur que cela ? Ah oui, mais lequel ? Connaît-on cette origine avec certitude ? Non. Il y a peut-être un début, mais il n’est pas connaissable (25) : c’est l’anarchie ! Pas de commencement. Néanmoins, quelque chose s’est inlassablement poursuivi et perpétré, avec des évolutions et des changements d’orientations, par l’imitation sociale. Parfois, on ne sait pas pourquoi les hommes ont fait de tels choix, et Pascal d’asséner : « Parce qu’il a plu aux hommes ! » (45)

« Ce sont donc les imaginations (Pascal), des croyances ou des opinions (Durkheim), des affects, ou plutôt des idées affects (Spinoza) qui viennent trancher dans l’indifférencié de la condition anarchique. Et, par construction, tout ce qu’élira l’affect du « plaire aux hommes » fera l’affaire. » (47)

Cela donne une impression d’arbitraire et de sans concession. Le hasard ou le déterminisme joue ici le même rôle. Lordon cite Pascal [encore] : « Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. » Seule la contingence des investissements de la potentia multitudinis est ici souveraine. (49) Il n’y a pas de héros causa sui. » (63)

Reprenons : Chez Marx, la valeur, c’est le travail. Or, Lordon pense que les marxistes font erreur. « La valeur ne s’établit pas dans la substance du temps de travail abstrait, mais dans la convergence du désir. » (114) « Il est bien certain en effet que, du côté des acheteurs, le prix donne une mesure de l’intensité du désir – une mesure exacte quand il est un prix d’enchère, une borne inférieure dans une situation de prix fixe. » (113)

Ce qui fixe la valeur, c’est le désir, même si ce désir est créé de toutes pièces par des décideurs, des prescripteurs [=des gens puissants, des gens à la mode].

Ce n’est pas comme en amour ou en amitié [Lordon ouvre une tendre parenthèse], où en principe, rien ne se monnaie explicitement… : « Timesis [Timesis signifie estimation, évaluation, en grec] est le nom que peut prendre l’ensemble des opérations par lesquelles on formule des jugements d’équivalence sans mesurer, on évalue sans calculer, et ceci notamment dans des relations, comme l’amour ou l’amitié, qui ne doivent leur viabilité qu’à la prohibition impérative de toute métrique explicite. » (77) [en clair, où il est absolument interdit de tenir un cahier de compte de ce qui est fait pour l’autre, comparativement à ce que l’autre a fait pour nous]. [Notez au passage le style inimitablement juste un peu cuistre de Lordon…]

Oui, les bons comptes (muets) font les bons amis…

Arrivons à l’argent alors… La dématérialisation a empiré le processus : « la dématérialisation des signes monétaires a atteint un stade qui a rompu avec toute caractéristique substantielle d’objet. » (99) Pour l’argent et pour que l’argent s’auto-augmente, il lui faut […] une série de portage, en réalité indifférencié. (82) « le capitalisme est cette formation sociale, historique, où un nombre immense de choses se laissent abréger sous l’argent. » (84) [Ici, je ne peux m’empêcher de mettre cette réflexion en relation avec ce que dit Christine Delphy sur le travail domestique [elle est hyper drôle] ou avec ce que j’en remarquais dans l’article précédent, sur les femmes en Mésopotamie]

Mais retour à l’axiomachie. Puisque « rien ne vaut, tout est valorisé » (119), Lordon nous invite à examiner le combat pour les valeurs, l’axiomachie. Comment attribuer la valeur et qui l’attribue ? Comment se gagne le pouvoir d’affecter de la valeur ? « Tous les champs tournent autour de l’enjeu d’ « en être » ou pas – du champ lui-même et de ses plus hautes positions -, c’est-à-dire de prétentions à la valeur instituée par le champ. Les luttes qui s’y déroulent sont des luttes véridictionnelles : on se bat à coups d’assertions. » (CF Pascal au-dessus)

[Véridictionnel signifie « qui dit la vérité… »]

Un prix Nobel (exemple 121-122) peut bénéficier d’être auréolé du pouvoir de dire… il a l’autorité pour lui. « Pour que la véridiction fonctionne comme assertion sociale, comme proposition discursive privée mais socialement validée, le locuteur doit ajouter une puissance d’échelle sociale  – faute de quoi il est un locuteur comme les autres, et son assertion n’ira pas au-delà de son rayon d’action individuel. » (122) Et là, je me demande quid de la science ? Continuons…

Selon les prescripteurs, les donneurs d’ordre, la mode… l’affection de la valeur peut relever de la politique. Pourtant « Qu’elles passent ou non par l’État, les luttes véridictionnelles sont des luttes argumentatives, spécialement du côté des dominés qui doivent abondamment tenir discours, là où les dominants ont pour eux le fait axiologique accompli, la force d’inertie de leurs valeurs installées. » (126)

Ce sont donc des luttes argumentatives, OK mais à coup de … preuves scientifiques ? On dirait que Lordon ne parle et ne pense qu’aux arguments d’autorité ? Il parle d’ailleurs de « la forme assertive brute » (Re-CF Pascal)

D’où tu parles ?

Et en effet, Lordon s’engage dans le « d’où tu parles » : c’est ce qui va soutenir la parole d’autorité ou non « La véridiction n’est pas affaire de choses dites, elle est affaire de qui les dit, et des auras sociales qui nimbent ceux qui les disent » (133) Il cite Spinoza à l’appui (134) (TP, VII, 27), passage qui aurait inspiré Bourdieu (Leçon sur la Leçon, Paris, Minuit, 1982).

Les personnes moins instruites ou provenant de milieux défavorisés se censureraient d’eux-mêmes. Néanmoins, les réseaux sociaux semblent aujourd’hui bouleverser la hiérarchie ancestrale.

Il y a pourtant une véritable lutte véridictionnelle…

« Les réseaux sociaux se présentent maintenant comme l’espace de l’axiomachie générale, le lieu de toutes les batailles véridictionnelles, quel que soit leur objet, ouvert à tous ceux qui estiment avoir en cette matière une proposition à formuler. » (141) Les Youtubeurs, suivant le même procédé, s’autorisent eux-mêmes à se prononcer sur tout type de sujet. Ce n’est pas une crise de l’autorité ! « en effet, puisque de nouveaux autorisés ont pris la relève. De quoi s’autorisent-ils ? Mais toujours de la même ressource : d’une captation réussie de puissance de la multitude, de la convergence sur eux des regards, c’est-à-dire d’un affect commun. » (142)

« Tout le monde a bien compris que les réseaux sociaux élargissaient sans limite, du moins formellement, l’accès à la compétition pour la reconnaissance. » (143)

La science ?

On peut avoir une idée du statut de la science là-dedans (Lordon s’appuie sur Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leur mythe ?) : « D’Hésiode qui « sait qu’on le croira [et] est le premier à croire tout ce qui lui passe par la tête » à Einstein ou, dit Veyne, aux bactériologistes que nous croyons sur parole sans disposer nous-mêmes du premier savoir bactériologique de première main, il se produit une transformation de régime de l’autorité. Celle-ci migre auprès d’instances « spécialisées », socialement reconnues comme telles. » (138) [comprendre : les institutions]

OK, donc de démarche scientifique, point n’est question… et pourtant…

Lordon se demande comment conjurer l’anarchie : vous serez surpris de sa réponse.

D’abord, il y a le groupe. « Heureusement, par construction, derrière les valeurs communes, il y a l’affect commun. Les individus ne sont donc pas laissés à composer chacun par-devers soi avec les apories de la condition anarchique. » (181)

« Parce même chez l’individu humain, le conatus n’est en aucun cas un fait de conscience ou de volonté : il est un dynamisme du corps. Ensuite parce que l’individu humain n’a aucun monopole sur la catégorie d’individu : l’univers entier est une gigantesque hiérarchie de l’individualité composée. » Lordon lâche le mot « c’est que tout « individu » est notoirement divis – l’individu humain comme les autres. » (164) Attention Lordon est plutôt déterministe : « Bien sûr, ex nihilo nihil : si, rigoureusement parlant, il n’y avait rien – rien que des individus radicalement indéterminés -, quelle que soit la forme de leurs interactions, il n’en sortirait rien. » (207)

Ensuite, il y a les institutions [comprendre : l’État]. Enfin, il y a les effets de modes… On se tourne les uns vers les autres : et toi, qu’est-ce que tu en penses ? Retour au pouvoir du plus grand nombre.

Mais comment se débarrasser de cette colle et y voir clair ? Qu’en disait Spinoza ?

Car Spinoza n’était pas relativiste (222). Il posait deux régimes de la valeur : 1) les affects passifs et 2) le bien véritable…

Mais d’une part, les affects changent selon les gens… « Des hommes différents peuvent être affectés par un seul et même objet de manière différente » (Eth., III, 51).

En effet, qui décide de ce qui est beau ? Selon la culture, le milieu… tous ne sont pas réceptifs. Et Bourdieu, et Pascal sont appelés à la rescousse bien sûr.

Et d’autre part, le « vrai » bien… c’est difficile à atteindre. « Ou plutôt son universalité » (251) L’universalisme marxiste a échoué… Et que ferait Spinoza si on lui opposait l’inévitable pluralité des universels ? Il a déjà eu à répondre à telle objection « Je ne prétends pas avoir trouvé la philosophie la meilleure, mais je sais que j’ai connaissance de la vraie. » (252)

Et contre toute attente, l’issue inespérée, c’est la voie de la raison !

Mais « la seule chose qui vaille, ou peut-être faudrait-il dire qui méta-vaille, c’est la règle de vie offerte par la raison. Car seule [sic] les valeurs imaginaires et le nuage des passions qui tournent autour font disconvenir les hommes entre eux… » (226) […] Dans cet amoncellement de faux objets, et de vraies désorientations, la raison s’impose comme l’unique source de convenance nécessaire puisque non seulement elle offre une joie en soi inaltérable, mais elle ne peut être l’objet d’aucune lutte d’appropriation exclusive. »

« Placer sa vie sous la conduite de la raison, c’est atteindre, par le troisième genre de connaissance, la plus haute satisfaction de l’esprit qu’il puisse y avoir » (Eth. V, 27), une joie stable, inaltérable même, en fait l’expérience d’une « certaine espèce d’éternité » et cela est vrai. (253) Mais il n’est pas simple d’y parvenir, et en attendant, nous sommes condamnés à errer dans les caprices des foules prescriptrices de valeurs… les vagues et les ouragans [C’est une métaphore que Lordon tire de Faulkner (266)].

Oui, c’est difficile, et d’ailleurs, même Spinoza abandonne !

Dixit Spinoza : « En vérité, ce n’est pas sans raison que j’ai usé de ces mots : si seulement je pouvais m’engager sérieusement. En effet, si clairement que mon esprit perçût cela, je ne pouvais cependant me dépouiller totalement de la cupidité, du plaisir et de la gloire » (268)

Mais cela rend Spinoza plus humain à nos yeux et préserve Lordon d’une adoration sans borne qu’on pourrait lui soupçonner s’il ne s’en était par avance défendu « Cette faillibilité le rend-elle plus humain, en tout cas, nous sauve-t-elle de l’adoration » (229), dit-il.

Mais parle pour toi hé… Ni dieu ni maître ici.

[PS : je ne suis ni anarchiste, ni libertaire]

Les femmes dans la Mésopotamie, IIIè-Ier Millénaire av JC

Ah bah oui, où étaient les femmes ?

Alors, sans grande surprise, tandis que les humains mâles étaient déjà plutôt des hommes du bâtiment ou du régiment, qui allaient régulièrement emmerder le voisin pour lui prendre sa terre ou ses biens, ou encore pour lui vendre sa camelote(1), mesdames restaient au chaud et s’occupaient des choses importantes de la vie : toute la maison et toute la famille. Entretien, habillement, alimentation, gestion des stocks… mais également, rejetons divers et variés et personnes âgées (la belle-mère… ou les belles-mères). Pas mal non ?

Mais ce rôle, non négligeable et à l’abri, se paie. Oui, tout se paie. En échange, les femmes ont dû abandonner leur prétention à la liberté et à l’indépendance.

Bon à cette époque si reculée, en vrai, à part peut-être le roi (et encore), personne n’est libre ni indépendant. Chacun doit tenir son rôle. La plupart sont esclaves ou dépendants d’un maître. Le maître est lui-même dépendant du palais et / ou du temple. Les autorités religieuses dépendent de la faveur des dieux, dont on interprète les volontés par la lecture du mouvement des astres, des viscères animales, du vol des oiseaux ou des rêves [je n’ai pas dit qu’on volait des oiseaux ou des rêves^^]. Ce qui laisse la porte ouverte à pas mal d’arnaques, certes. Mais en somme, chacun est soumis à plus haut que soi, et le plus haut… reste à savoir s’il existe. Notons que la question ne se posait pas. La liberté n’est donc pas là ce qui compte. Ce qui compte, c’est le sonnant, le trébuchant.

Ce qui compte, c’est l’argent ! Le pouvoir d’achat ! La liberté des femmes ou leur indépendance, ce n’est pas vraiment le problème. Ce n’est le problème de [presque] personne ! Le nerf de la paix, c’est l’argent. Et là, on peut constater que les femmes étaient souvent exclues du système économique… mais pas toujours !

Dans le formidable livre La Mésopotamie que j’épluche en ce moment, on trouve des renseignements sur ces valeureuses oubliées de l’histoire… ainsi qu’une étude spécifique, en fin d’ouvrage, destinée à répondre à la question : mais où sont les femmes ? Ou plutôt, où furent les femmes ? [La Mésopotamie, L’apport des gender studies, pp. 978-981]

A l’époque du royaume d’UR (IIIè – Ier millénaire), les femmes travaillent. Elles sont employées en équipes de travailleuses dépendantes non seulement à moudre le grain, filer et tisser la laine, mais aussi lors de la moisson pour transporter les briques, pour le halage
des barques sur les canaux de Sumer.

Les reines et les princesses, elles, disposaient de domaines qu’elles géraient en toute indépendance.

Plus on monte dans les sphères, plus est prégnante la bipartition « fonctionnelle » qui consacre les femmes à l’économie domestique. Plus on est pauvre, plus les femmes doivent travailler. Mais l’argent gagné ne leur revient pas.

Toutefois, certaines classes intermédiaires bénéficient d’une indépendance financière. C’est le cas notamment des religieuses-naditum, héritières de leur famille et gérant leurs biens comme elles l’entendent. Les religieuses-naditumdu dieu Shamash à Sippar du XIXè, sont attestées à Babylone et Kish.

Les femmes des marchands d’Assur gèrent également les biens familiaux en l’absence de leur mari, partis négocier au loin (i.e. vendre leur camelote)

La situation n’est cependant pas stable sur deux mille ans.

Au fur et à mesure des siècles, la situation juridique des femmes s’améliorent… ou se dégradent.

Par exemple, dans les codes de Lois d’Hammurabi (1769) – un célèbre roi Babylonien – ou les lois médio-assyriennes (XIVè av JC), les femmes sont considérées comme des « mineures » légales, mais elles ont des droits, qui sont mentionnés et sauvegardés. (Cf Femmes, droit et justice dans l’Antiquité orientale. Contribution à l’étude du droit pénal au Proche-Orient, Fribourg, Academic Press, Sophie Démare-Lafont 1999)

A Sumer, au début du IIè millénaire, si les femmes bénéficiaient d’une certaine autonomie, leur situation se dégrade sous la pression masculine. Le panthéon des dieux illustre d’ailleurs cette sorte de déclassement ; les déesses féminines se trouvent reléguées au second plan, ou au plan d’ « épouse de », à l’exception d’Ishtar et de Gula (pour les malades).

Ishtar était présente partout au Moyen-Orient sous les noms d’Innana (Sumer), Istar (Babylonie, Assyrie), Shaushka (mond
e hittite et hurrite), Astarté (Phénicie) ou Ashera (Israël et Juda).

Au milieu du IIè, malgré un sévère raidissement des conditions économiques de leur survie, les femmes du nord assyrien et de l’ouest conservent une certaine autonomie ainsi que des droits légaux dans le domaine de l’autorité parentale, l’accès à l’héritage des biens immobiliers, le culte des ancêtres.

Bien plus tard, à l’époque néo-assyrienne (VIIIè), la Maison de la Reine assyrienne abritent des femmes au pouvoir économique considérable : la reine et la shakintu (administratrice royale) dirigent certaines parties du palais.

Dans la Babylonie du 1ermillénaire, les archives (nombreuses) montrent que les femmes des notables géraient toujours l’économie du foyer aidées de tout le groupe féminin, domestiques, enfants etc… et se chargeaient de la toilette, de l’habillement, de la nourriture, des enfants et des personnes âgées avec toute l’autorité de la « maîtresse de maison ».

Dans les classes moins riches, les femmes travaillaient comme main d’œuvre. Les femmes restées célibataires pouvaient être rattachées au temple tout en jouissant d’une certaine autonomie.

Finalement, avoir le pouvoir sur la maisonnée, gérer comme maîtresse de maison une aussi grande organisation relevait d’une grande responsabilité. Sans parler de la population féminine des palais (cf Nele Ziegler, Le Harem de Zimri-Lim, Florilegium Marianum IV, Paris, 1999) légèrement privilégiée, dans les maisons riches, à l’instar des maisons romaines, on  compte des esclaves, des enfants, la famille plus ou moins éloignée, les « obligés » ou clients… parasites qui, ne sachant se nourrir de son propre travail et préférant l’oisiveté venaient réclamer son dû.

Le mariage était arrangé… les femmes mourraient souvent jeunes en couche. On ne considérait les enfants que passés 7 ans. Malgré tout, celles qui survivent puis se retrouvent veuves ont intérêt à avoir fait des enfants : les fils sont chargés des soins de leur parent, et notamment de leur mère car cette dernière n’hérite pas de son mari… sans doute une précaution du gars pour ne pas se voir empoisonné, vieux et moche, par une fringante jeunette qui le prendrait en abhorration et rêverait d’indépendance. Dans d’autres pays, on brûle les veuves… c’est le rite du Sati.

Les hommes se méfient des femmes, reines du foyer.

Dans le Dialogue du Pessimiste, fin du IIè millénaire, on lit : « Ne tombe pas amoureux, ô mon maître, ne tombe pas amoureux ! La femme est un vrai puits, une citerne, une fosse, la femme est une dague de fer affilée, qui coupe la gorge de l’homme ! »

Et comme de par hasard, dans la magie, si les hommes sont de bienfaisants exorcistes, les femmes, elles, sont de vilaines sorcières.

L’histoire se souviendra cependant de trois femmes, non pas pour leur linge lavé ou la super gestion de leur maisonnée ou leur éducation exemplaire ou encore leur succulent pâté de dattes, comme de par hasard… mais pour de tout autres exploits, bizarrement.

* La fille de Sargon d’Akkad, (2324-2285), En-heduanna, est l’auteur le plus ancien que l’on connaisse. Elle écrivit de nombreux hymnes religieux et fut grande prêtresse du dieu Nanna à Ur. Elle était également le relais du pouvoir royal akkadien dans le Sud ; son père l’ayant placé là pour assurer sa présence… (et oui, faut pas rêver non plus)

* Naqi’a, VIIè siècle, épouse de Senachérib et mère d’Assarhadon : elle fut régente et reine d’Assyrie.

* Sammu-ramat, mère du roi d’Assyrie Ada-nerare III (810-783), qui a inspiré la légende de  Sémiramis.

Sémiramis passe juste pour la fondatrice de Babylone ; c’est aussi elle, les fameux jardins suspendus… de quoi se venger a posteriori de l’invisibilité des femmes…

(1) N’allez pas croire à cause du boutade que les hommes ne servaient à rien… ils ont échangé les produits locaux, comme les céréales, les tissus, contre des métaux et autres denrées qui manquaient…

Pour davantage d’informations, lisez cet article ! Quelle place occupent les femmes dans les sources cunéiformes de la pratique, de Céline Michel.

Et en bonus, deux petites cartes de dieux  !

Mark Lilla, La Gauche identitaire, l’Amérique en miettes

J’ai découvert Mark Lilla en écoutant France Culture ; sociologue américain, il présentait un point de vue sur les dérives identitaires assez proche du mien et j’ai cherché à en savoir davantage…

Son livre, « La Gauche identitaire », sous-titré « L’Amérique en miette », relève du pamphlet bien plus que du livre d’analyse historique. Aussi sa lecture nécessite-t-elle une certaine connaissance de l’histoire récente des États-Unis pour en comprendre les remarques très allusives et les interprétations de faits qui ne s’y trouvent pas rappelés en détails. Néanmoins, après une première impression de noyade et de submersion, voici ce que j’ai pu retenir de ce texte aussi court – 150 pages – que véhément.

Qui est Mark Lilla ? Laissons-le se présenter :

« Je suis un modéré de gauche – en termes américains, un « libéral ». Pour cette raison, je veux indiquer clairement à mes lecteurs français ce que ce livre n’est pas. Ce n’est pas un livre contre le multiculturalisme, lequel est un fait social dans tous les pays occidentaux. Ce n’est pas non plus un livre contre le communautarisme, sur quoi les expériences américaines et européennes sont très différentes. Et ce n’est pas un livre contre l’immigration, même s’il ouvre des pistes de réflexion. Ce livre défend un certain républicanisme, la forme la plus digne et éclairée de la démocratie moderne. » (10-11)

« J’écris en tant qu’Américain de gauche frustré. » (22)

À la lecture de Lilla, on se souvient du décalage… les gauchistes français passeraient pour des communistes aux E.-U. tandis que les mecs de droite des États-Unis trouveraient l’extrême droite française bien à gauche. Mark Lilla cite d’ailleurs à deux reprise l’un des plus gros vilains de droite que l’on puisse imaginer, le président des Americans for Tax Reform, lobby défendant en ces termes les intérêts du contribuable :

« Nous ne cherchons pas un dirigeant intrépide. Nous n’avons pas besoin d’un président pour nous dire dans quelle direction aller… (59)

et il rêve tout haut à un monde meilleur !

« Mon citoyen idéal, c’est le type qui travaille à so compte, qui éduque ses enfants à la maison, qui possède des plans d’épargne retraite, ainsi qu’un permis de port d’arme. Car cette personne n’a pas besoin de demander quoi que ce soit au putain d’État. » (35)

[Dans mon immense naïveté, je ne savais pas qu’on pouvait ainsi s’exprimer… en public, en sus.]

Mark Lilla sait très bien à qui il s’adresse… à des gens comme moi. Il parle aux français de gauche et voici d’ailleurs son petit avis sur la gauche française :

« À l’extrême gauche, de soi-disant indigènes racisés raillent les enfants de chœur républicains qui chantent La Marseillaise et ignorent le fait que la France reste un pays raciste condamnant les sans-dents, les jeunes, et les musulmans en particulier à vivre dans des quartiers inhumains, où ils sont privés d’espoir. Et les défenseurs sincères du républicanisme, beaucoup de ceux que j’admire, sont si résolument concentrés sur la laïcité qu’ils semblent avoir oublié le principe de solidarité, et ont adopté un ton si apocalyptique qu’ils font fuir les jeunes et ratent des opportunités de les accueillir et les inspirer. » (16)

Voici enfin le sujet du livre, qu’il résume lui-même à plusieurs reprises :

La thèse du livre :

« Les États-Unis sont en proie à une hystérie morale – notre sport national – sur les questions de race et de genre, qui rend impossible tout débat public rationnel. » (14)

Comment a pu-t-on en arriver là ?

« La politique identitaire de gauche s’est tout d’abord adressée à de vastes segments de la population – les Afro-américains, les femmes -, cherchant à réparer les torts dont ils avaient été victimes au cours de l’Histoire, en les rassemblant puis en se servant de nos institutions politiques pour faire valoir leurs droits. » (25)

Et Mark Lilla de déplorer la dispersion des luttes, en lieu et place d’une convergence qu’il appelle pourtant de ses vœux. Il cite en exemple de dispersion contre-productive la page d’accueil du Parti Démocrate, sur laquelle on trouverait 17 groupes d’identité différente et 17 messages différents !! (27)

« Nous sommes devenus une société bourgeoise hyperindividualiste, matériellement et culturellement. » (44)

Mais Comment a pu-t-on en arriver là (bis) ?

« La grande démission de la gauche a commencé durant les années Reagan. » (24)

Ah, pourquoi ? Et comment ?

« L’histoire de la transformation d’une politique de gauche fondée sur la solidarité et couronnée de succès en une stérile pseudo-politique identitaire n’est pas simple à raconter. Entrent en jeu les changements profonds de la société américaine qui ont eu lieu après la Seconde guerre mondiale, l’essor du romantisme politique que l’opposition à la guerre du Viêtnam a déclenché dans les années 1960, le repli de la Nouvelle Gauche dans les Universités et plus encore. » (74)

Mark Lilla en veut surtout aux universitaires, dont il fait partie et qu’il dit bien connaître, de par le fait… Ces derniers auraient dû « enseigner aux jeunes gens qu’ils partagent un destin avec tous leurs concitoyens, et qu’ils ont envers eux des devoirs. Au lieu de quoi, ils ont incité les étudiants à être les spéléologues de leur propre identité et en ont fait des êtres sans aucune curiosité pour le monde extérieur. » (74)

Quel contexte historique peut expliquer cela ? Lilla étaie sa thèse.

  1. Les nouvelles banlieues cossues des années 50 :

Les hommes et les femmes de ces nouvelles banlieues vendues comme des promotions sociales, se sont finalement sentis aliénés par un système qui en fait des machines à travailler et à consommer. Est alors montée la peur d’être englouti par la société de masse… « C’est l’âge de la crise identitaire, formule inventée au début des année 1950 par le psychologue allemand Erik Erikson pour décrire un état très répandu. » (83)

Tocqueville lui-même l’avait pressenti, note Lilla : « Plus les colons des nouveaux territoires se sont libérés des nécessités économiques et sociales, plus ils ont eu du mal à savoir quoi faire de leur liberté. » (83) (Tocqueville est très à la mode en ce moment… et Lilla le sait !)

  1. Le romantisme politique (autocentré)

Dans ces banlieues, on assiste à un déferlement inédit du romantisme politique dans les années 60.  Autour du slogan « le privé est politique » (81) selon les mots d’Emerson, qui prétend également « Partout la société conspire contre l’humaine nature de chacun de ses membres ». (84) Tout est dit. Une pensée complotiste assumée.

Lilla attire notre attention sur un extrait du manifeste de Port Huron publié en 1962 par le mouvement étudiant Students for a Democratic Society (SDS) : « Le but n’est pas d’avoir gain de cause mais d’agir selon son propre libre arbitre. » (86)

Ah le libre arbitre, vaste sujet… mais revenons à nos moutons romantiques et banlieusards…

  1. Le communautarisme qui monte

Dans les années 70 et 80, Lilla note une disparition du sentiment de citoyenneté. « Les gens ont commencé à parler plutôt de leur appartenance personnelle, de leur homoncule, petit être intérieur composé de plusieurs facettes à l’image de leur race, leur orientation sexuelle, leur genre. Le défi de Kennedy, que puis-je faire pour mon pays ? – qui avait inspiré la génération du début des années 1960 -, est devenu incompréhensible. La seule question significative était devenue profondément personnelle : que me doit mon pays en vertu de mon identité ? » (80)

Mais quel est le rapport avec la montée du communautarisme, me direz-vous ? Facile, pour ceux que Lilla appellent les romantiques, tout est lié [la fameuse inter-sectionnalité, peut-être].

Que s’est-il alors passé avec la nouvelle gauche ?

« La Nouvelle Gauche a été déchirée par les dynamiques intellectuelles et personnelles qui tourmentent toutes les gauches – plus une nouvelle : l’appartenance identitaire. Les divisions raciales n’ont pas tardé à se manifester. Les Noirs se sont plaints que la plupart des leaders étaient blancs, ce qui était vrai. Les féministes se sont plaintes que la plupart étaient des hommes, ce qui était également vrai. Bientôt les femmes noires ont commencé à se plaindre à la fois du sexisme des hommes noirs radicaux et du racisme implicite des féministes blanches – elles-mêmes critiquées par les lesbiennes qui leur reprochaient de considérer la nature hétérosexuelle de la famille comme allant de soi. » (88-89)

La Nouvelle Gauche a tout de même fait des trucs bien, relevés par Lilla « discrimination positive, diversité, féminisme, acceptation des LGBT » (90), mais elle a également « délaissé la notion de bien commun pour se concentrer sur la différence. » (91) Cela aurait débuté avec le manifeste de Port Huron en 1962 [cf au-dessus] et sa stratégie politique d’enseignement qui aurait rendu les villes et les étudiants bobo…

L’université a permis de flatter notre goût naturel pour l’introspection, à la vingtaine en particulier, de tout un vocabulaire « érudit […] fluidité, hybridité, intersectionnalité, performativité, transgressivité » (99). Le postmodernisme à l’américaine enseigne que « tout est malléable à l’infini » (99), que le moi n’existe pas (Foucault) et que finalement, l’on peut se définir à l’instar du modèle Facebook : « Le moi comme page d’accueil que j’élabore à l’instar d’une marque personnelle, lié aux autres à travers des associations que je peux « liker » ou pas à volonté. » (100)

Yes, and so what ? Quel est le problème ? Le problème est un problème de priorité !

« Avec la montée de la conscience identitaire, s’engager dans un mouvement social de portée universelle (pour protéger l’environnement, par exemple) a perdu de son attrait, et la conviction s’est installée que les mouvements les plus significatifs pour soi étaient, sans surprise, organisés autour de soi. » (95) Lilla en veut pour preuve – parmi d’autres – la déclaration des féministes de Combahee River Collective (1977) : « La politique la plus profonde et potentiellement la plus radicale émane directement de notre propre identité, et non pas de la lutte pour en finir avec l’oppression d’autrui. » (96)

Quelle est la conséquence dans le débat politique ?

« Ainsi, les discussions en salle de classe qui jadis auraient commencé par Je pense A et voici pourquoi, prennent aujourd’hui la forme En tant que X, je suis choqué(e) que vous puissiez affirmer B. Ceci est parfaitement sensé si vous croyez que l’identité détermine tout. » (103)

« Seuls ceux ayant un statut identitaire approuvé sont autorisés, tels des chamans, à s’exprimer sur certains sujets. » (103)

Retour d’un fantôme marxiste

Alors Lilla s’amuse à faire intervenir un marxiste qui analyserait la situation comme suit : « Ce n’est pas un hasard […] si un culte de l’identité personnelle s’est développé dans nos universités sous l’ère de Reagan pour devenir l’idéologie dominante de l’élite de l’aile gauche du Parti démocrate, des médias, et du monde de l’éducation ainsi que des professions juridiques. » (107)… en fait, c’est une alliance qui sert l’idéologie capitaliste. « La politique identitaire n’est pas l’avenir de la gauche. Ce n’est pas non plus une force hostile au néo-libéralisme. La politique identitaire, c’est du reaganisme pour gauchistes. » (107)

Lilla écrit pour nous secouer et nous donner des injonctions. Alors, que faire ?

Nous devons devenir une gauche républicaine (31)

« Une vague populiste venant de la gauche s’est élevée pour résister à celle, populiste, venant de la droite, et c’est encourageant. Mais « résister » ne suffira pas. » (33)

Il faut regarder par delà Trump et unir nos forces… « le seul adversaire qui nous reste, c’est nous-mêmes ». (114)

Lilla conclut longuement par quelques leçons à tirer de l’Histoire.

« Les trois premières s’articulent autour des priorités : donner la priorité à la politique institutionnelle plutôt qu’à l’action militante ; à la persuasion démocratique plutôt qu’à l’expression vaine de soi ; et à la citoyenneté plutôt qu’à l’identité d’un groupe ou d’une personne. La quatrième relève du besoin urgent d’éducation civique dans une nation toujours plus individualiste et fragmentée. » (116)

Il termine en des accents de plus en plus passionnés… un résumé :

« Dès que vous présentez un problème exclusivement en termes d’appartenance identitaire, vous invitez votre adversaire à faire de même. […] Et cela ne fait que donner à votre adversaire une excuse supplémentaire pour être indifférent à votre sort. » (141)

Or il faut redonner du sens et du souffle au concept de citoyenneté. (134)

Ne pas oublier dans son ouverture les gens et les idées que l’on trouve condamnables…

« En tant que gens de gauche dignes de ce nom, vous avez appris à ne pas vous comporter ainsi  [en les regardant de haut] avec les paysans des contrées lointaines ; faites de même avec les pentecôtistes du Sud et les propriétaires d’armes à feu des Rocheuses. Tout comme il ne vous viendrai pas à l’esprit de taxer les croyances d’une autre culture de simple ignorance, n’attribuez pas automatiquement à la machine médiatique de droite (aussi répugnante et nuisible soit-elle) tout ce qu’on vous dit. » (128-129)

[je n’ai pas pu m’empêcher de mettre cela en rapport avec la condamnation rapide des gilets jaunes au nom de l’allégeance de certains d’entre eux aux mouvements d’extrême droite].

Mais Lilla va même plus loin. Alors qu’il se présente radicalement PRO IVG, il explique qu’on ne devrait pas rechigner à s’allier momentanément et faire des compromis avec les anti-avortements (130)

Enfin ses recommandations ultimes avec un seul objectif : renverser Trump… (et les autres vilains)

« Être curieux du monde extérieur et des gens différents de soi. Se soucier du pays et de ses concitoyens – tous -, et être prêt à se sacrifier pour eux. Et avoir l’ambition d’imaginer un avenir commun à l’ensemble du pays. Tout parent ou enseignant qui inculque ce genre de choses accomplit un travail politique – celui de former des citoyens. Il nous faut avoir des citoyens pour espérer que certains rejoignent les rangs de gauche. Et sans citoyen de gauche, nous ne pouvons pas nous attendre à remettre le pays dans le droit chemin. Si vous voulez résister à Donald Trump et à tout ce qu’il représente, voilà par quoi il faut commencer. » (151)

Pour être bien de son avis sur de larges pans de son livre, je ne pourrai toutefois pas m’associer avec des anti IVG… ni renoncer à un idéal universaliste au nom du respect temporaire que l’on devrait à un multiculturalisme teintée de croyances diverses, louées parfois au seul mérite de leur ancienneté… bref, à la fin du livre, je nous trouve globalement mondialement mal barrés.