Pourquoi le monde n’existe pas

Markus GABRIEL

Le titre postule d’emblée que vous n’existez pas non plus. Vous allez pourtant lire ce livre et découvrir au fil des pages une revue quasi historique et presque scolaire de différents courants de la pensée philosophique. Une revue assez critique tout de même puisqu’il s’agira alors de montrer pourquoi ces courants… n’existent pas – ou sont faux.

Allons tout de suite à la fin et gâchons ce suspense qui nous taraude : existons-nous ? Ce livre n’en donne pas la réponse. L’amie qui me prêta ce livre a même commenté : « conclusion vague et décevante ». Je suis assez d’accord et vous laisse l’appréhender :

« Nous nous trouvons tous ensemble dans une gigantesque expédition – arrivés jusqu’ici depuis nulle part, nous avançons ensemble vers l’infini. »

Et au-delà ? Tous ensemble dans le même bateau ? C’est cela ? Regardons de plus près et accordons-lui davantage de temps. Qu’ai-je appris ou où-ai-je souri ? Pourquoi devriez-vous le lire ?

Comme le commente en exergue mon amie : « le monde n’existe pas, c’est-à-dire qu’il n’existe pas en tant qu’objet fini, que totalité qu’on pourrait définir et qui parait régie par les mêmes lois. l’existence est certes une totalité « ouverte ». Le concept même de totalité est banni par l’auteur. »

Allons voir ce que nous pouvons tirer de ce traitement plus ou moins rhétorique de la question, traitement plus ou moins hilarant toutefois, parfois.

Par exemple, il réfute le matérialisme

En expliquant d’une part qu’on ne peut pas prouver l’existence du matérialisme :

« et c’est ainsi que le matérialisme n’est pas une théorie démontrable par les sciences de la nature. Mais il y a plus : cette doctrine est aussi purement et simplement fausse. » (p. 45)

Le premier problème que MG voit, c’est que le matérialisme serait contradictoire en cela que pour distinguer, parmi les amas de particules subatomiques – matériels donc – qui nous entourent, la forme de tel ou tel objet du monde devrait en quelque sorte pré-exister dans votre esprit (^^) … et donc « le matérialisme doit reconnaître l’existence de représentations idéelles pour être à même de les dénier par la suite. C’est contradictoire. »

Cependant, je ne suis pas convaincue par cet argument. D’abord, il en va des idées comme du reste ; elles ne sont pas plus immatérielles que le Web est virtuel… il y a bien un data center dans ta tête, et d’ailleurs, si tu l’écrases à coup de massue (pourquoi pas ?) tes idées disparaitront… non, elles ne s’envoleront pas dans l’air pur. Et ces formes qui ont une réalité matérielle dans ton cerveau, se sont peu à peu créées par l’interaction matérielle entre toi – tu as d’ailleurs dû apprendre, dans les premières semaines de ta vie, que tu avais des contours corporels – et l’extérieur. Tu as constaté pléthore de chutes, de résistance, de mollesse, de transparence pour te repérer, et cet ensemble de représentations idéelles – comme tu dis – est un corps, certes diffus et dont nous ne pouvons – et pour cause – appréhender le contour, domicilié cependant à coup sûr dans ta boîte crânienne – sans pour autant que son contenu ne devienne immatériel.

« Le second problème, plutôt fatal au matérialisme, est le suivant : le matérialisme lui-même n’est pas matérialiste. Le matérialisme est une théorie pour laquelle tout sans exception est uniquement composé d’objets matériels (particules élémentaires ou quoi que ce soit d’autre). » (p. 46)

Et ce second argument est tellement proche du premier dont il semble n’être pour ainsi dire qu’un cas particulier. J’ai envie de dire : Oui, et alors ?

Plus loin, il s’attaque au constructivisme. « Avec le concept de constructivisme, j’entends que nous ne pouvons « pas constater de fait ‘en soi’ », mais que nous avons construit nous-mêmes tous les faits ou événements. » (p. 56)

Notons à quel point cette représentation du monde est compatible avec le matérialisme critiqué au préalable – la construction mentale dont il parle est bien aussi matérielle que les algorithmes qui me permettent de lire cette page.

À la page 68, voici un résumé sympathique de où nous en sommes du raisonnement de l’auteur.

« Résumons les cinq conclusions les plus importantes de ce premier chapitre :

1. L’univers est le domaine d’objets de la physqiue

2. Il y a beaucoup de domaines d’objets

3. L’univers est un domaine d’objets parmi beaucoup d’autres (même s’il est de taille impressionnante) et par conséquent l’univers est une province ontologique.

4. Beaucoup de domaines d’objets sont aussi des domaines de parole. Quelques domaines d’objets ne sont même que des domaines de parole.

5. Le monde n’est ni la totalité des objets ou des choses ni la totalité des faits. Il est le domaine de tous les domaines. » (p. 68)

Alors qu’en est-il de ces objets… ? « Depuis les temps modernes et leurs grands métaphysiciens René Descartes, Georg Wilhelm Leibniz et Baruch de Spinoza, on se dispute pour savoir combien il y a effectivement de substances. Trois thèses sont en lice, qui, à leur tour sont âprement discutées et ont leurs partisans avisés :

1. Le monisme (Spinoza) : il n’y a qu’une seule substance, le superobjet.

2. Le dualisme (Descartes) : il y a deux substances – la substance pendante et la substance étendue. Les dualistes pensent que l’esprit humain est d’une autre nature que le corps humain. […]

3. Le pluralisme (Leibniz) : il y a beaucoup de substances. » (p. 77)

Il y en aurait même un nombre infini. MG pencherait plutôt pour une forme de pluralisme. Mais admirez comment les deux autres positions sont balayées par l’auteur :

« Le monisme est réfuté par cette preuve que le monde n’existe pas, ce qui devrait être clair pour nous, au plus tard après le prochain chapitre. Le dualisme est bien plus facile à réfuter puisqu’un examen superficiel suffit à en démontrer l’absurdité. Si on accepté deux substances, d’où tenons-nous qu’il n’en existe que deux ? Pourquoi deux et pas vingt-deux ? » (p. 77)

Nous voyons un peu ici quel est le ton de l’auteur… ironique et sarcastique. Mais revenons plus loin au matérialisme avec un nouvel argument, proche des précédents, mais convoquant cette fois le concept d’identité.

« Les particules élémentaires dont je suis actuellement composé existaient déjà avant moi, mais dans une autre configuration. Si je leur étais identique, j’aurais existé bien avant ma naissance. Du point de vue logique, nous ne sommes donc pas identiques à notre corps, ce qui n’implique nullement que nous puissions exister sans corps. Les arguments de Kripke et de Putnam ne prouvent qu’une chose : il est impossible, d’un point de vue logique, que nous soyons identiques à des particules élémentaires, tant et si bien qu’il existe quantité d’objets qui ne peuvent pas être ontologiquement rapportés, réduits à l’univers. Le monisme matérialiste est faux parce qu’il y a beaucoup d’objets (nous par exemple, en tant que personnes) auxquels nous pouvons nous référer de manière rigoureuse et dont l’identité logique doit être strictement distinguée de leur réalisation matérielle. » (p. 145)

Voici une résolution portée clairement par Quine, que l’auteur qualifie d’ailleurs d’honnête.

« En ce qui me concerne, en tant que physicien profane, je crois aux objets physiques et non pas aux dieux d’Homère ; et je considère que c’est une erreur scientifique de croire autrement. Mais du point de vue de leur statut épistémologique, les objets physiques et les dieux ne diffèrent que par degré et non par nature. L’une et l’autre sorte d’entités ne trouvent de place dans notre conception qu’en tant que culturellement postulées. Si le mythe des objets physiques est épistémologiquement supérieur à la plupart des autres, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace que les mythes, comme dispositif d’intégration d’une structure maniable dans le flux d’expérience. »

Bah oui. Voilà une vision du monde qui me séduit particulièrement. « Quine est un matérialiste très honnête puisqu’il admet que tout processus de connaissance est lui-même un processus matériel au cours duquel on traite des informations qui viennent de ce que nos terminaisons nerveuses reçoivent un stimulus de l’environnement physique. » (p. 146)

C’est alors que MG débouche sur ce qu’il appelle le représentationalisme mental. (p. 154)

Selon cette doctrine, nous ne voyons en réalité pas une pomme dans une corbeille à fruits, mais nous sommes assis dans l’obscurité de notre boîte crânienne où, suite à des impulsions électriques, se forme un film du monde ou un théâtre du monde que nous visionnons. Ce film nous aide à nous orienter dans le monde extérieur qui n’est en vérité constitué que de particules élémentaires incolores et de leurs combinaisons à un niveau macroscopique plus élevé. Si nous pouvions regarder les choses en soi, pour ainsi dire « avec l’œil de Dieu », la situation serait relativement terrifiante : nous ne verrions que des particules élémentaires vibrantes là où auparavant nous avions distingué une pomme. Mieux encore, nous ne verrions ni la pomme ni notre corps avec sa boîte crânienne, et surtout nous ne serions plus aptes à reconnaître la représentation mentale, l’image visuelle.

Nous ne verrions en somme que des particules élémentaires disloquées et vibrantes, une sorte de bouillon incolore et inodore, une soupe informe dans laquelle, informe également, baignerait notre corps et notre cerveau.

Plus loin, il poursuit la même idée, au sujet du constructivisme, qu’il qualifie d’ailleurs d’absurdité (p. 159) et à côté duquel les sciences de la nature décriraient les choses en soi – si toutefois cela est vrai. En effet, le monde ne serait même pas objet de connaissance ni objet d’étude, comme on vient de l’aborder plus haut et comme cela est développé par la suite :

« Quand nous nous représentons le monde comme quelque chose dont nous pouvons nous faire une image, nous avons déjà présupposé avec cette métaphore que nous nous trouvons face au monde et que l’image que nous nous formons du monde devrait être en quelque sorte comparée au monde lui-même. On suggère souvent la même chose avec l’expression « théorie » ou « modèle ». pour bien des raisons, il ne saurait y avoir de théorie du monde ni même de « théorie du tout ». la raison la plus simple, sur laquelle Heidegger a attiré notre attention, en est que le monde n’est pas objet de représentation. Nous n’observons pas le monde d’un point de vue extérieur à lui et la question se pose donc de savoir si notre image du monde est appropriée. C’est comme si on prétendait faire une photo de tout, appareil photo compris, ce qui est impossible, car si l’appareil photo apparaissait dans notre photographie, l’appareil photographié ne serait pas parfaitement identique à l’appareil photographiant, tout comme mon image dans le miroir n’est pas parfaitement identique à moi-même. Toute image du monde reste à tout le moins une représentation du monde vu de l’intérieur, en quelque sorte une image que le monde se fait de lui-même. » (p. 167)

Et c’est exactement cette représentation en abîme qu’il aurait dû opposer à sa critique basique du matérialisme. Mais passons…

Il s’attaque de nouveau au constructivisme – (p. 168-171)

« Le constructivisme part de cette idée apparemment innocente que nous construisons des théories ou des modèles. On se sert pour ainsi dire de ces théories comme de filets jetés sur le monde pour constater ensuite jusqu’à quel point le monde s’y laisse prendre. Mais on oublie ainsi une idée toute simple, au cœur du nouveau réalisme : l’argument issu de la facticité.

La Facticité est cette circonstance qui fait que quelque chose existe réellement. Cette circonstance est un factum, un fait. L’argument tiré de la facticité objecte au constructivisme qu’il ne se rend pas compte qu’il prend en considération des faits non construits. […] Nous pouvons à présent poser cette simple question : peut-il y avoir un constructivisme universel, un constructivisme qui soutienne donc que tous les faits n’existent que relativement à un système épistémique à préciser encore on ne sait comment ? Et effectivement il y a des personnes pour soutenir sans plus de précision que tout est relatif, ou d’autres qui pensent que nous sommes uniquement capables de concevoir une image du monde, de tracer des modèles ou d’échafauder des théories. S’il en était ainsi, tous les faits concernant le constructivisme seraient naturellement eux aussi relatifs à un système, relatifs au constructivisme lui-même. Mais cela signifierait que nous aboutirions à cette situation très enchâssée d’un fait infini […] Selon ce modèle, il ne saurait rien exister par rapport à quoi tout est relatif. Tout est relatif, mais ce fait (que ce qui est relatif est relatif à quelque chose qui se situe à la fin d’un processus) n’existe pas. La chaîne infinie du relatif demeure pour ainsi dire en suspens. Le constructivisme universel prétend être cette doctrine qui affirme que tout est relatif. Mais si cela implique qu’il n’y a rien par rapport à quoi tout est relatif, on aboutit à un fait unique infiniment enchâssé. »

Sur le désenchantement du monde – à la Weber – et sur la science : peut-elle être considérée comme une religion ?

Fétichisme vient du portugais feitiço, mot dans lequel on retrouve le latin facere, « faire ». Un fétiche est un objet qu’on fabrique de telle façon qu’on s’abuse soi-même en croyant ne pas l’avoir fabriqué. Alors en ce qui concerne l’ « image scientifique du monde », jusqu’à quel point s’agit-il d’une forme de fétichisme ? Et qu’est-ce que cela signifie du point de vue de la religion ? (p. 187)

Le fétichisme : « à partir de cette trame, on peut distinguer deux formes de religion, sachant que la représentation scientifique du monde fait aussi partie de la première : le fétichisme, c’est-à-dire cette idée d’un principe du monde qui englobe tout, maîtrise tout et organise tout, et la religion, en tant que « sens et goût de l’Infini », ainsi que Friedrich Schleiermacher, le théologien romantique amateur de philosophie, l’a définie dans son Discours sur la Religion. » (p. 189)

Vous l’aurez deviné… après avoir montré que la science relève du fétichisme, MG nous envoie tous ensemble vers l’infini et au-delà. Merci cependant pour les sourires et les petites acrobaties mentales, Markus.

Publié par

laetitia

Autrice ! de formation en Lettres Classiques, Docteur en linguistique, prof de Français Lettres Classiques, actuellement d'expression écrite et orale. Je souhaite mettre à disposition de tous des cours, des avis et Compte-rendus de lecture, des extraits de mes romans, des articles de linguistique, des recherches en mythologie et religion… et les liens vers la chaine "La Boule Athée" que je co-créai avec mon ex- compagnon et ami.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *