La découverte, Sciences sociales du vivant, 2020
Polyphème, le monstre géant, cyclope – qui n’avait qu’un œil – ça vous dit quelque chose ? Vous souvenez-vous de l’histoire que nous rapporte Homère dans l’Odyssée ? Ulysse et ses compagnons trouvent de quoi festoyer dans une grotte et décident de se rassasier sans s’interroger davantage. Or, malheur, ils étaient tombés dans l’antre même de Polyphème qui, de retour de la chasse, les enferme dans cette espèce de garde-manger… et commence à dévorer deux compagnons par jour… Mais Ulysse le rusé va lui faire perdre la tête en lui proposant de l’alcool… A cette occasion, Polyphème demande son nom à ce petit humain qui prétend s’appeler « Personne ». Puis, le cyclope une fois endormi, Ulysse et ses compagnons lui crèvent son seul œil. Cependant, réveillé et hurlant de douleur, il ne peut accuser personne. Plus tard, Ulysse et ses compagnons réussissent à s’échapper de la grotte de l’ogre en s’accrochant à la laine du ventre des moutons lorsque le bétail sort.
Ça vous revient ? Eh bien cette histoire est si ancienne qu’elle pourrait même dater de plusieurs milliers d’années ; Homère reprend là un motif bien connu de la préhistoire, adopté et intégré à la légende d’Ulysse ! En effet, à de nombreux endroits de la planète on retrouve cette même histoire, à quelques détails près. Comment l’expliquer ?
Si l’on constate que des mythes sont les mêmes ou se ressemblent beaucoup en des contrées bien éloignées de la planète, on pourrait l’expliquer, soit par le hasard – mais cela semble peu probable, soit par la résurgence universelle d’un archétype, sorte de modèle mental qui se reproduit – mais c’est une hypothèse un peu forte, soit par le fait d’une révélation primitive – mais il faut être croyant, soit par le fait d’influences très récentes ou d’un ancien phénomène de diffusion. Cette dernière hypothèse rencontra l’adhésion de chercheurs bien connus comme Marcel Grenet, sinisant, ou encore Georges Dumézil, ou encore Claude Lévi-Strauss, que tout le monde connaît. Dans ce contexte, Julien d’Huy propose, lui, une nouvelle approche méthodologique, fondée sur les études statistiques et leur usage en phylogénétique : pourquoi ne pas proposer un arbre généalogique des mythes ?
La préface de Jean-Loïc Le Quellec vient d’expliquer quelques points méthodologiques préalables et nécessaires à la compréhension de l’ouvrage. A sa suite, dans son Prélude, Julien d’Huys formule son hypothèse forte « Il semble […] exister une corrélation mondiale, mais aussi locale, entre la diffusion des mythes et celle des gènes. […] La phylogénétique des mythes pourrait donc permettre de reconstruire les migrations et les contacts entre populations depuis le Paléolithique. » (p. 24)
Qu’allons-nous découvrir dans ce livre passionnant ? « On passera des différentes versions d’un mythe (Polyphème) à l’étude comparée de différentes traditions (autour de la création du monde et des mythes de catastrophes) en finissant par l’étude comparée d’aires culturelles (autour des mythes de découverte du feu et de matriarchie primitive), la dernière partie récapitulant, à partir de l’étude de la Femme-Oiseau et de la Ménagère mystérieuse, les différents niveaux d’analyse. » (p. 25)
Premier mouvement / Le cycle de la terre
Polyphème
Cinq versions du même mythe ?
« Un homme se rend dans la demeure d’un maître des animaux ou d’un berger monstrueux et, menacé de mort, ne peut s’enfuir qu’en se couvrant d’une peau ou en se cachant sous un animal qui se dirige vers l’extérieur. » (p. 49)
Entre temps, dans certaines versions, il a percé l’œil du monstre à l’aide d’un pieu durci par le feu ou le lui a brûlé. Parfois, il donne son nom : Personne ! afin de ridiculiser le monstre lorsque ce dernier tente de dénoncer son agresseur. Où trouve-t-on cette histoire ?
- Chant X de l’Odyssée
- Mythe gascon
- Mythe Niitsitapi / Pieds-Noirs, groupe amérindien de la famille algonquine, version 1
- Mythe Niitsitapi / Pieds-Noirs, groupe amérindien de la famille algonquine, version 2
- Mythe selon les gros-ventres / Atsina.
Comment procède-t-on ? Quelle est la méthode ? – on décompte le nombre de points communs entre les mythes. On peut alors en déduire le tableau (p. 47) d’une généalogie du mythe.
Décompter les points communs des mythes nécessite de considérer qu’on accède au sens sans se soucier de la langue et de ce qu’elle implique. Ce n’est pas l’objet d’étude de JdH et il se débarrasse – un peu vite, à mes yeux – des considérations linguistiques et des hypothèses de Sapir-Whorf, certes… toujours à l’état d’hypothèses. (p. 39)
Se trouve néanmoins rappelée une règle des métaphores scientifiques « la caractéristique d’un système de métaphores véritablement scientifiques est que chaque terme dans son usage métaphorique conserve toutes les relations formelles avec les autres termes du système qu’il pouvait avoir dans son usage original. » (Maxwell [1870], in Niven, 1965) (p. 56)
« Cependant, tous les auteurs étudiés admettent qu’un récit oral peut se décomposer en unités discrètes héritables et que celles-ci peuvent être modifiées lors de leur transmission, conduisant à l’apparition de nouvelles versions du même récit, sans que cette modification soit complète, car un tel bouleversement conduirait à la disparition de la notion de « groupe ».
La biologie évolutive et la mythologie comparée se rejoignent donc avant tout sur des questions de taxonomie et la manière dont elles codent des unités discrètes héritables pour établir des liens entre les entités, espèces vivantes ou récits mythologiques, qu’elles étudient. Par conséquent, rien n’empêche que des méthodes conçues pour étudier l’évolution des espèces puissent être intégrées et adaptées à celles en pratique pour l’étude des mythes, à condition que l’utilisation des arbres phylogénétiques porte sur un matériau compatible avec leurs conditions d’utilisation. » (p. 57)
De l’approche phylogénétique en mythologie comparée
Des mythes et des arbres – Edward A. Armstrong (1959) semble avoir été le premier à proposer d’étudier le folklore en utilisant la méthode phylogénétique (p. 58) mais le premier à l’avoir testée véritablement serait Thomas Aber, dans les années 80, à partir de 41 versions différentes d’un mythe iroquois de création du monde. (p. 59)
A partir des travaux qui se sont développés, JdH a pu montrer « que les versions d’un même récit-type se groupaient à la fois par aires géographiques et par aires linguistiques, qu’elles étaient souvent liées à une migration de population et que le changement géographique d’un récit conduisait à une accélération des changements dans son contenu. » (p. 62)
L’arborescence des mythes – « Dit simplement, un arbre phylogénétique est une représentation des relations hypothétiques existant dans le passé entre un ensemble d’espèces. Ses différents sommets représentent autant d’espèces étudiées. » (p. 63) Attention, cet arbre est la modélisation d’une hypothèse (p. 64) et l’on peut en élaborer plusieurs en variant les caractéristiques et les critères de choix. « Il est ordinairement construit en regroupant des taxa présentant des modifications de traits par rapport à l’ancêtre présumé et partageant ensemble ces modifications. » (p. 64) Plusieurs méthodes et algorithmes concourent à l’élaboration d’arbres complexes, dans lesquels on trouve parfois des cycles (ou boucles) – une histoire qui s’alimente elle-même et auto-engendre des modifications. Il reste difficile de savoir comment se transmettent les récits, sur quelle durée, et s’il s’agit de transmission de type mère-fille ou de type horizontal, transversal. Dans un même arbre, on peut faire l’hypothèse de la coexistence des deux. Pour finir, même lorsqu’on parvient à montrer que l’arbre hypothétique est « solide », il faut encore se méfier : « un biais important pourrait par exemple résulter de la sélection et de l’interprétation des données. » (p. 72)
Sur le plan géographique – la structure des arbres peut permettre de retracer les déplacements humains. « La première route inclurait des versions du Caucase, du Pays Basque et de l’Europe du Nord-Ouest (Royaume-Uni, Samis) et correspondrait à l’expansion des premiers éleveurs. La seconde vague se serait diffusée sur le pourtour méditerranéen, dans le sud (Gascogne) et le centre de l’Europe. » (p. 74)
« Si les mythes se sont diffusés en même temps que les populations, peut-être serait-il possible de trouver une trace des déplacements humains dans la structure des arbres phylogénétiques obtenus à partir de différentes versions des mythes ? Répondre à cette interrogation nous conduira à proposer un modèle d’évolution général d’un mythe à travers le temps. » (p. 81)
Par exemple, la structure causale d’un récit influe sur sa mémorisation. « Toute action appartenant à la chaîne qui relie le début à la fin d’une histoire – autrement dit, toute action importante, achevée et faisant avancer le récit – sera mieux retenue que d’autres actions, secondaires, inachevées, sans effet sur le déroulement de l’intrigue ou inutiles à sa bonne marche. Plus un événement est important dans l’enchaînement causal, plus il sera jugé important dans l’absolu et mieux il sera retenu. » (p. 84) Vient alors une période dite de stase, ou stabilisation, pendant laquelle « la permanence du mythe s’appuierait sur un double mouvement, sans cesse répété, de simplification puis de développement » (p. 86) mais « entre pression sociale et structure logique, toute énonciation d’un mythe est solidaire d’une énonciation passée, prise comme modèle et à laquelle celui qui parle doit bien consentir. […] Comment est alors rompu l’équilibre de la stase ? » (p. 86)
Quatre causes principales :
– la diffusion par bonds ; un petit groupe se sépare du groupe principal (p. 87)
– l’affirmation d’une variante au nom d’une recherche identitaire « La version d’un mythe adoptée par un groupe, en contestant la vision du monde des autres, lui permet alors de se singulariser en se démarquant. » (p. 88)
– « la modification de l’infrastructure sociale, économique ou technique, qui est susceptible de déterminer un changement dans la structure du mythe (alors que l’inverse n’est pas vrai) » (p. 89)
– le changement du moyen de transmission (oral, écrit, influence de l’écrit sur l’oral)
Reconstitution du mythe d’origine – le mythe de Polyphème pourrait bien être un mythe d’origine du gibier. (p. 93) A été montrée « la très grande ancienneté du motif de l’émergence de l’humanité et de la faune sauvage du sous-sol de notre planète, motif qui daterait de la première sortie d’Afrique de l’humanité. » (p. 93) Cela pourrait corroborer l’hypothèse de la croyance en un maître des animaux sauvages, détenteur du gibier. Voici quelle pourrait être la reconstruction de ce proto-récit néolithique européen :
« L’ennemi est une figure complètement solitaire, un géant qui n’a qu’un œil sur le front et que le héros affronte seul. Un être humain [perçoit une lumière au loin sans savoir qui il rencontrera.] Il entre dans la maison du monstre. Le monstre possède un troupeau d’animaux domestiques, des moutons. [Il piège l’homme et ses animaux à l’aide d’une large porte inamovible.] Puis il tombe endormi et une vengeance se produit, liée au feu. Le monstre attend l’homme près de l’entrée pour le tuer. Pour s’enfuir, le héros s’accroche à un animal vivant.] (p. 95)
Cette version du mythe ne peut être antérieure à la domestication du mouton, qui a eu lieu il y a entre 9000 et 10000 ans, en Mésopotamie. Ce fait permet de corroborer l’origine méditerranéenne des versions récentes de Polyphème en Europe. » (p. 95)
Interlude : le gardien des eaux
Que nous disent les mythes en rapport avec les cours d’eau ? Tout comme il existerait « une créature surnaturelle maîtresse du gibier », il existerait aussi « un serpent gardien et donateur de l’eau ». On trouve cette figure en Eurasie et en Amérique du Nord. Cf le serpent Vrta dans l’Inde ancienne, qui contient toutes les eaux du monde et que tue Indra pour les libérer. Cf le dieu mésopotamien Ninurta qui affronte « le serpent des eaux primitives Kur ». Chez les Sioux, on trouve des histoires similaires. On trouve également des récits de décapitation des serpents, y compris de couleuvres pourtant certainement connues comme inoffensives (p. 106). « Cette proximité des croyances eurasiatiques et amérindiennes interroge : pourraient-elles remonter au Paléolithique ? » (p. 99)
Pour y répondre, on peut utiliser la méthode aréale, soit « l’étude exhaustive de la diffusion d’un ou de plusieurs types de mythes afin d’en inférer l’âge et d’en reconstituer hypothétiquement l’histoire. » (p. 100) Cet interlude permet à l’auteur de conclure : « Une solution élégante serait d’y voir un rituel visant à maîtriser le débit de l’eau en éliminant symboliquement son rétenteur. L’analyse statistique des mythes offre ainsi une interprétation possible de ces vestiges archéologiques, pour lesquels il n’existait jusqu’à présent, du moins à ma connaissance, aucune explication dépassant le simple constat. » (p. 100)
Deuxième Mouvement : Le cycle de l’eau
JdH rapporte le mythe maidu, expliquant l’apparition de la terre comme surgissant de l’eau grâce à l’action d’une tortue, en Californie centrale (Dixon, 1902 : 39-40)
Le plongeon cosmogonique
Dumézil, l’un des grands mythologues du XXè, dans sa préface au Traité d’histoire des religions de Mircea Eliade, « énumère trois approches possibles de l’histoire des religions : l’histoire d’une religion spécifique, la typologie généralisée et la généalogie de religions génétiquement apparentées ». (p. 111) Dumézil suppose donc « l’existence d’une tradition « intellectuelle » commune à toutes les cultures liées aux langues indo-européennes, ces dernières ayant évolué, par scission successives, d’une origine commune hypothétique aux écotypifications sociolinguistiques plus récents. » (p. 111)
On peut par exemple comparer l’Indien Sisupala, le scandinave Starkadr et le grec Héraclès : tous trois héros monstrueux, subissant la rivalité entre deux divinités antagonistes, avec une vie d’exploits et une mort violente, accompagné d’un retournement final face au dieu antagoniste. (p. 112)
Selon Dumézil, l’univers indo-européen était marqué par une tripartition du corps professionnel : les prêtres, les guerriers et les producteurs. Or, les corps sacerdotaux faisaient des études de mémoire et étaient les garants de la tradition. (p. 112) Mais « ce processus, fondé sur la transmission d’une mémoire orale codifiée et dogmatisée, ne saurait avoir eu lieu partout. Dans ces conditions, comment démontrer la permanence, non d’un seul mythe, mais d’un ensemble de mythes ? […] Un corpus de mythes peut-il constituer une entité suffisamment stable dans le temps pour permettre d’y inclure des récits ou des motifs mythologiques recueillir parfois à plus d’un siècle de distance ? » (p. 113)
L’interprétation géologique
« Traiter la mythologie comme s’il s’agissait du souvenir d’un fait historique réel est une approche très ancienne. En Grèce, du Vè ou 1er s avjc, des auteurs comme Prodicos, Évhémère, Diodore de Sicile ou Strabon considéraient que les dieux étaient originellement des hommes si importants qu’ils avaient été divinisés par leurs contemporains. » (p. 116) Cela reste difficile à démontrer, néanmoins, l’interprétation géologique propose en effet d’expliquer certains mythes par des faits géologiques, des catastrophes naturelles, face auxquelles un humain a su réagir : « pour le chercheur et vulgarisateur scientifique britannique Stephen Oppenheimer (1998 : 238-239), le Plongeon cosmogonique aurait été de la même façon, inspiré par un phénomène géologique. Cet auteur rappelle qu’à la fin de l’ère glaciaire et au fur et à mesure que la glace fondait, les terres des régions subarctiques se sont élevées plus rapidement que le niveau de la mer. » (p. 117) La terre s’était affaissée et de vastes territoires se retrouvaient sous le niveau de la mer. « La remontée des terres hors de la mer aurait alors été interprétée comme le produit de l’action d’un être surnaturel, à l’origine du mythe du Plongeon cosmogonique. » (p. 117) Cependant, cette explication ne peut pas à elle seule rendre compte du nombre considérable de versions différentes ni de la diffusion de ce mythe.
L’interprétation psychanalytique
Pour cela, contentons-nous de la conclusion. « L’analyse psychanalytique des récits mythologiques court donc le risque de se réduire à une logorrhée sauvage se déroulant sans aucune possibilité de contrôle extérieur, à un soliloque verbeux dont le lecteur deviendrait prisonnier. Lévi-Strauss remarquait avec justesse que, avec ce type de théorie, on se trouvait face à une « dialectique qui gagne à tous les coups » et qui, quelle que soit la situation réelle trouvera le moyen d’atteindre à la signification. » (p. 119)
L’auteur continue de passer en revue diverses interprétations : l’interprétations aréale et l’interprétation structurale. Il s’arrête finalement sur une version sibérienne du Plongeon cosmogonique. JdH utilise alors l’approche structurale. Les mythes de Sibérie et nord-est de la Chine « racontent que la Terre était autrefois presque entièrement couverte d’eau. Ce fut le mammouth qui retourna les sols sous-marins avec ses défenses, permettant à la terre ferme, à l’origine très petite, de s’agrandir, en faisant surgir montagnes et falaises. Un compagnon serpent rampa à sa suite, se tortilla entre les reliefs, et fit apparaître l’eau terrestre derrière lui. Ces mythes relèvent d’une mythologie du paysage, très répandue à travers la planète, attribuant l’aspect actuel d’un site à l’action de personnages mythologiques ou à des événements mythiques. (Le Quellec et Sergent, 2017 : 1013) » (p. 125) L’approche structurale permet au chercher de supposer avec une assez grande certitude que le mythe du Plongeon cosmique se serait diffusé d’Asie en Amérique au Paléolithique supérieur. (p. 132)
Des mythes en rapport de transformation (conclusions partielles)
Il est remarquable que les récits d’émergence et les récits de Plongeon cosmogonique, dont Yuri Berezkin et Jean-Loïc Le Quellec ont mis en évidence la répartition contrastive, soient également en rapport de transformation :
« Les récits d’émergence sont ainsi structurés par un mouvement ascensionnel permettant l’apparition d’êtres vivants dans un monde désert en attente de peuplement, tandis que les récits de Plongeon cosmogonique sont structurés par un mouvement de balancier (descente-ascension) permettant l’émergence d’un élément dans un monde désert en attente de viabilisation. Dans un cas, la terre doit céder pour permettre l’émergence et la multiplication des êtres vivants, tandis que dans l’autre cas, et pour une conséquence similaire, la terre doit tenir. Dans les deux cas, seule la rupture d’une occlusion due à une membrane (terre/eau) rend possible l’apparition de la vie. Le mythe du Plongeon cosmogonique semble ainsi être une transformation du mythe d’Émergence, ce qui rendrait compte de leur distribution complémentaire. Parallèlement, le mythe d’Émergence pourrait s’être affaibli sous la forme des mythes de Polyphème, ce qui expliquerait que leur diffusion, limitée à l’hémisphère nord, coïncide avec celle du Plongeon cosmogonique. » (p. 133-134)
Comment se transmettent les traditions mythologiques
Les méthodes aréologique et structurale permettent de situer les mythes dans le temps – par exemple le mythe du Plongeon cosmogonique remonterait au Paléolithique – mais ne permettent pas de déterminer les lieux d’émergence de mythes, de création de groupes. (p. 135)
Pour y répondre, de très importantes données peuvent être analysées. C’est ce que propose de faire JdH en utilisant la tradition culturelle comme unité d’analyse pour organiser les données. (p. 136)
Yuri Berezkin a mis en ligne en 2017 et 2018 une très importante base de données. (p. 136)
Comment ça se passe ? « La conquête du monde s’est faite par de petits groupes humains emportant avec eux une partie de la mythologie de la population plus large dont ils venaient. Imaginons que, dans une population mère, la majeure partie de ses membres connaisse les motifs A, B, C et D. Des populations-filles, de plus petite taille et donc possédant une mémoire sociale moins importante, ne retiendront, pour l’une que les motifs A, C, D et pour l’autre, les motifs A, B, C, tout en inventant d’autres motifs qui leur seront propres, et qui seront à leur tour partiellement transmis aux futurs groupes issus de ces populations. Au cours de ce processus, certains motifs peu significatifs dans la population d’origine pourront voir leur importance s’accroître, alors que d’anciens motifs tomberont en désuétude ou seront remplacés par d’autres. » (p. 141)
Peut-on trouver le point d’origine du Plongeon cosmogonique ? – À l’aide de statistiques et de données géographiques, de calculs des distances séparant les différentes traditions mythologiques et de leur corrélation avec les variations des récits, les chercheurs supposeraient « l’existence d’une diffusion plus spécifiquement nordique de certains motifs, en lien avec la création du monde et les catastrophes cosmogoniques, depuis l’Asie du Sud-Ouest. Ceux-ci auraient ensuite été emportés via le nord de l’Asie jusqu’en Amérique du Nord. (p. 145) Une telle route de diffusion permettrait de rendre compte avec élégance de la distribution centrée sur l’hémisphère nord de certains mythes, comme le Plongeon cosmogonique ou le mythe de Polyphème, qui auraient pu être apportés en Amérique du Nord par une migration humaine ultérieure au premier peuplement du Nouveau Monde, et dont les traces génétiques demeurent parmi les populations actuelles. » (p. 146) Mais l’origine se situe-t-elle bien en Afrique ? ou, plus largement : « Comment tester l’hypothèse selon laquelle les traditions mythologiques peuvent présenter une forme arborescente ? » (p. 146)
Superposer les arbres linguistiques aux arbres de récits n’a pas fonctionné. (p. 146-147) La méthode statistique permet en revanche la reconstruction de proto-motifs et d’arbres relativement « solides ». (p. 151) Il reste cependant difficile de déterminer avec certitude quelle la variante serait ou non à l’origine du récit ou une simple mutation, corrélée avec une migration ! Par exemple, dans certains mythes, c’est un oiseau qui plonge, suivant l’ordre d’un dieu ou d’un diable, ou un dieu plonge lui-même, ou parfois un diable. (p. 154) mais dans d’autres récits, ce sont des objets qui sont jetés à l’eau. Comment comprendre cela ?
« Il est possible que, lors de la sortie d’Afrique, les mythes d’Émergence aient inspiré un nouveau récit, qui aurait existé en Asie du Sud-Ouest avant de disparaître. Celui-ci aurait donné naissance à deux types de mythes : le Plongeon cosmogonique et les Objets jetés, qui se seraient diffusés pour l’un par le nord, pour l’autre par le sud du continent. Si tel est bien le cas, ce groupe de transformation corroborerait une origine du Plongeon cosmogonique en Asie du Sud-Ouest et confirmerait une diffusion de ce dernier en même temps que les premiers peuplements du nord de l’Eurasie. » (p. 157)
Le Terre-mère ? – L’auteur ouvre une parenthèse pour aborder les problèmes méthodologiques et les difficultés inhérentes à ces reconstructions. Si l’on trouve bien souvent une représentation féminine de la Terre, y compris très ancienne – « en accord avec notre reconstruction statistique, c’est dès l’Aurignacien, soit à l’arrivée des « Indo-européens », que les vulves dominent dans l’art des parois et des blocs, les phallus dans l’art mobilier (Delluc, 2006 : 300) » – on ne doit pas y voir cependant la « manifestation d’un archétype au sens jungien » : en effet, le motif de la Terre mère n’est pas universel (p. 159). « Or le moins qu’on puisse attendre d’une manifestation directe de la psyché humaine est qu’elle se retrouve partout et à toute époque, sans jamais s’inverser en Terre masculine. L’existence du motif d’une Terre féminine au Paléolithique supérieur ne peut donc être qu’historique, non psychologique. » (p. 159)
« Une autre question se pose : la Terre femelle possédait-elle au Paléolithique un pendant masculin dans le ciel ? La répartition différenciée des phallus et des vulves pourrait notamment illustrer une opposition entre le mobile, le léger – l’art mobilier, le ciel – et le lourd, le difficile, voire l’impossible à porter – l’art pariétal, la Terre. » (p. 160)
Conclusion provisoire – « En nous appuyant à la fois sur une approche aréologique, structurale et statistique, nous avons confirmé l’origine paléolithique du Plongeon cosmogonique, qui serait apparu en Asie du Sud-Ouest avant de se diffuser, sans doute en même temps que les premiers peuplements, dans le nord de l’Eurasie jusqu’en Amérique du Nord. Cette route de diffusion est en accord avec les acquis de chacune des méthodes utilisées pour analyser le mythe. » (p. 162)
Interlude : le serpent a t-il volé le soleil ?
Plusieurs mythes font du serpent un dévorateur ou un dissimulateur du soleil. (p. 165) Si d’autres mythes parlent plutôt d’un tigre ou d’un jaguar, on trouve partout la coutume de faire du vacarme pour éloigner un animal ou un monstre prêt à dévorer le soleil ou la lune : peut-être un héritage d’un vieux fonds paléolithique, d’après Lévi-Strauss (1964 : 296).
Quid du serpent ? il faut d’abord reconstruire la proto-mythologie de l’animal à laquelle les hommes modernes semblaient adhérer avant même leur sortie d’Afrique. (p. 166)
Après étude, il s’avère que le motif de « l’animal qui change de peau est immortel » serait un des premiers à être sortis d’Afrique. D’autres motifs sont également répandus, notamment une relation entre le serpent et l’élément igné. (p. 168)
« L’ancienneté du combat entre un dieu de l’Orage et un serpent a été mise en évidence par l’universitaire américain Joseph Fontenrose (1980) qui a remarqué sa diffusion sur l’ensemble de l’hémisphère nord, tandis que le philologue et indianiste germano-américain Michael Witzel (2008, 2012) faisaient une constatation similaire s’agissant du motif plus général du combat entre le héros et un serpent mythologique. Il y a donc tout lieu de croire que si le serpent était en lien avec l’orage dans l’Eurasie paléolithique, il affrontait alors le tonnerre, qui adoptait la forme d’un oiseau géant. » (p. 170)
Parfois, c’est le serpent qui est géant et porte même des cornes (Amérique du Nord notamment). On trouve bien sûr le dragon à tête de mammifère, parfois un cochon, en Chine. Il est aussi l’arc-en-ciel, celui qui va faire pleuvoir. (p. 172-173)
« Ici, les images rupestres accompagnées de leur commentaire contemporain permettent d’attester la présence d’une même mythologie du serpent en Afrique, en Eurasie, en Océanie et en Amérique à l’époque pré-colombienne, et laisse donc supposer une diffusion du motif du serpent cornu et associé à l’eau en même temps que les premières vagues de peuplement de la planète. Mais est-il réellement possible de reconstruire une mythologie si lointaine ? C’est ce que nous allons vérifier, maintenant que le serpent a été innocenté du vol du soleil. » (p. 174)
Troisième mouvement : le cycle du feu
Un mythe koryak, à travers l’histoire d’une jeune femme, Yini’a-nawgut, qui doit se marier, raconte celle d’un de ses prétendants qui aurait mangé le soleil. Elle le tue pour récupérer la lumière, entre autres curieuses aventures.
Le vol du feu
Récit du mythe de la déesse Amaterasu (Japon) « En Eurasie et en Amérique, un grand nombre de sociétés racontent encore aujourd’hui que l’astre fut un jour dérobé ou se cacha lui-même, ce qui conduisit à l’obscurité et au chaos. Un héros vint le reprendre ou le sortir de sa cache. […] tentons de vérifier, en examinant la question sous des angles nouveaux, que les similitudes entre les récits de Soleil volé s’expliquent davantage par les liens généalogiques qu’ils entretiennent les uns avec les autres que par une série d’émergences spontanées. » (p. 181) l’étude qui va suivre devrait permettre de « corroborer ou réfuter l’existence du motif du Soleil volé ou caché au moment où l’homme est parti à la conquête du nord de l’Eurasie. » (p. 182)
Soleil caché, soleil volé
« la vaste diffusion de récits où un dieu du soleil part se cacher, mourant aux yeux de tous, puis ressuscite grâce à un rire et/ou une danse, semble indiquer une origine paléolithique » (p. 183) mais qu’en est-il de l’aire de répartition ? Plusieurs hypothèses sont à l’étude.
Une lignée nord eurasienne ? – à l’aide de calculs statistiques et de la méthode phylogénétique, JdH peut supposer que le mythe a été connu lors du peuplement du nord de l’Eurasie, « hypothèse qui rejoint les résultats obtenus dans le chapitre précédent et qui suggère un lien possible entre la diffusion de ce type de récit et celles du Plongeon cosmogonique et de Polyphème. » (p. 187)
Bouche d’ombre – voici quelle pourrait être la reconstruction du récit au paléolithique supérieur :
« un individu cache le soleil dans sa bouche. Le monde est plongé dans l’obscurité et le chaos. Un ou plusieurs individus rejoignent le lieu où vit le voleur et use du rite pour récupérer l’astre du jour. Le soleil est libéré et revient définitivement. » (p. 187)
« Après l’émergence et la diffusion du mythe du Soleil volé en Eurasie, les deux arbres phylogénétiques montrent un premier passage en Amérique via le détroit de Béring, lorsque cela était encore possible, au Paléolithique supérieur. » (p. 189) « le mythe du Soleil volé serait donc paléolithique et se serait diffusé dans le nord de l’Eurasie avant d’atteindre le nord du Nouveau Monde. Le mythe d’Amaterasu utilisé par certains chercheurs pour prouver l’origine paléolithique du type constituerait une élaboration secondaire d’un substrat plus primitif. » (p. 191)
Le feu à la source du soleil
Le rire et la danse – cette reconstruction nous rappelle un autre grand récit, celui où le feu est dérobé grâce à un rire et/ou à une danse. Sa présence en Afrique australe, en Australie et en Amérique du Sud suggère qu’il était connu avant la sortie de l’homme moderne d’Afrique. A contrario, l’aire de distribution des mythes où le soleil est obtenu par le rire et/ou la danse est plus limitée. Ces mythes seraient donc plus récents que les précédents et en découleraient. » (p. 192)
Quand les femmes détenaient le feu – il existe plusieurs mythes où les femmes détiennent le feu, voire le secret du feu, et dans certains récits, elles le cachent dans leur vulve. « Comme l’enseignent les exemples ci-dessus, la création ou l’obtention du feu ont souvent une connotation sexuelle. Le feu est dissimulé dans le vagin ou est associé à l’accès au vagin. Or une équivalence symbolique peut être établie entre bouche du haut et bouche du bas. Pensons au motif du vagin denté, faisant la synthèse des deux orifices et dont la vaste diffusion laisse suggérer une origine paléolithique au symbolisme du repas, qui renvoie à la consommation sexuelle » (p. 194) « il est alors possible de reconstruire l’enchaînement des mythes ayant conduit aux récits où le soleil se cache ou est volé. Ces mythes trouveraient leur origine dans les récits racontant comment le feu fut volé en provoquant le rire de leur propriétaire. Ces récits découleraient à leur tour de l’idée que la femme possédait primitivement l’élément. » (p. 195)
Analyse statistique – cette étude nécessite un découpage en mythèmes (éléments du mythe) que l’on va rechercher à travers de très vastes bases de données. « Tout mythe, même s’il évolue lentement, finit par disparaître, et la perte d’information est irréversible. Ce phénomène est d’autant plus sensible dans l’hémisphère sud où la mythologie conservée serait plus ancienne que celle de l’hémisphère nord. Cette inéluctable déperdition expliquerait la difficulté à reconstruire une mythologie australe cohérente. Les mythes ayant été diffusés plus tôt, ils auraient eu plus de temps pour diverger, brouillant leur apparentement, parfois s’effaçant sans laisser de trace ou survivant dans une aire de diffusion clairsemée. » (p. 196) Certains oiseaux sont associés à cette histoire, comme le corbeau. « Comme le note Frazer (1930 :215-216), les mythes d’origine du feu permettent d’expliquer certaines caractéristiques des animaux, dont la couleur » (p. 200) « Alimentant le fil du corbeau, que nous avons commencé à dérouler dès le premier chapitre, l’analyse phylogénétique corrobore de surcroît notre hypothèse de départ. Dans l’imaginaire des premiers Hommes anatomiquement modernes, le feu était déjà lié à la femme, qui en était le premier propriétaire, voire l’inventrice. Ce n’est que plus tard que l’autre sexe put en profiter. Cette croyance s’est diffusée en même temps que l’humanité. Mais comment la femme put-elle si longtemps dissimuler cet élément essentiel aux yeux des hommes ? En le cachant dans sa vulve. Cette réponse logique permet d’expliquer, par glissement de la bouche du bas à la bouche du haut, l’apparition du motif faisant de l’orifice buccal d’un individu le réceptacle de l’élément. Le feu serait ainsi passé de la vulve à la bouche. » (p. 201)
Conclusion partielle
Dans ces mythes, « la femme sert de système d’échanges et d’alliances matrimoniaux, il lui revient aussi selon le mythe, d’assumer cette fonction entre la terre et le feu, donc de s’occuper du foyer. » (p. 202) et Lévi-Strauss (1971 : 558)
Les mythes de matriarchie primitive
D’après les mythes de l’humanité, la femme possède le feu à l’origine. Et quoi d’autre ?
Le matriarcat originel : un récit patriarcal
« Comme le montrent différents récits, l’inimitié entre les sexes se radicalisent souvent dans les mythes, et la croyance en un peuple de femmes, se tenant volontairement isolées des hommes et souvent l’arme au poing, se trouve largement diffusée à travers le monde. » (p. 204)
En 1861, Johann Jakob Bachofen écrit Le Droit maternel, livre dans lequel il défend l’idée d’une matriarchie primitive, autour des valeurs de douceur, paix et entente, érigée malgré les hommes et pour se défendre de leurs abus. Dans cette histoire, malheureusement, la violence des hommes aurait fini par avoir le dessus. (p. 205)
A sa suite, cette idée est devenue une hypothèse de recherche féconde. À l’étude, il semblerait alors que les mythes racontent plutôt l’échec de la matriarchie, un peu comme un avertissement qui proviendrait au contraire justement de l’idéologie patriarcale. Mais cette analyse ne tiendrait pas compte de la très large répartition des mythes impliquant un matriarcat primitif. En effet, d’après Yuri Berezkin, il existe des mythes relatant cette supposée ancienne domination des femmes en Afrique, Australie, Mélanésie et Amérique du Sud. (pp. 206-207)
Une symbolisation fondatrice
La genèse de ces mythes serait-elle africaine ?
Il se trouve que l’arbre obtenu par la méthode phylogénétique dont nous avons déjà parlé est similaire à celui construit à partir du corpus lié aux serpents ou encore à l’acquisition du feu. Il montre également une diffusion hors d’Afrique le long du littoral sud de l’Asie puis en Australie avec une diffusion en Amérique en trois vagues. (p. 209) Une partie des mythes matriarcaux possèdent une origine commune et suivent un même chemin de diffusion (p. 211).
« Comme nous le verrons un peu plus loin, la structure des arbres s’accorde aussi très bien avec ce que l’on sait des premières migrations humaines. » (p. 211)
« Soulignons au passage la cohérence des motifs retrouvés à la racine de l’arbre avec une hypothèse proposée par Françoise Héritier (1996-2002). Selon l’anthropologue, la hiérarchisation symbolique que l’on observe à travers toutes les sociétés serait fondée sur le refoulement par les hommes d’une crainte fondamentale : que les femmes, capables de produire des enfants des deux sexes, se passent d’eux pour se reproduire. Cette crainte aurait conduit les hommes à exercer sur le sexe opposé un contre-pouvoir symbolique plus violent encore, faisant de la femme un être faible et inférieur, et ce, « dès les temps originels de l’espèce humaine » (Héritier, 2002 : 14) » (p. 212)
« La phylogénétique des mythes confirme que cette crainte aurait pu exister avant même la sortie d’Afrique, puisqu’elle établit la présence dans la mythologie d’alors du motif des […] femmes se passant avantageusement des hommes-, et de l’homme réduit à l’état d’objet par le sexe opposé et de la matriarchie primitive conduisant les hommes à abandonner les femmes. » (p. 213)
Faire du mythe à partir du mythe
« La matriarchie primitive n’a sans doute jamais eu d’autre existence qu’imaginaire » (p. 213) Les « restes » d’une matriarchie primitive supposée dans notre monde actuel invoquées par la recherche, comme celle de Heide Göttner-Abendroth (2017), ne constituent pas des preuves. On peut se demander à quoi tient « la permanence et le succès de l’hypothèse matriarcale dans l’imaginaire occidental ? » (p. 214) Sans doute fait-elle écho aux combats actuels. Pourtant, le message premier de ces mythes « était de justifier la domination des hommes sur les femmes par les abus et les mésusages du pouvoir commis par ces dernières quand elles en disposaient. » (p. 214)
Se libérer des mythes ?
Cela semble impossible. Mais « révéler les forces évolutives structurant les mythes est alors un moyen de modifier le rapport que nous entretenons avec eux […] La reprise des mythes de matriarchie primitive par certaines féministes ne constitue donc un obstacle à la libération de leur emprise que s’ils sont interprétés à la lettre, et non s’ils sont réfléchis comme inversion volontaire de valeurs passées. » (p. 218)
La maîtresse des animaux
Il demeure très difficile de reconstruire le passé ; il faudrait concevoir puis examiner une infinité d’hypothèses. « La préhistoire est immense, et les systèmes de pensée des populations humaines, foisonnants et complexes, n’ont pas été conçus pour satisfaire la logique classificatoire d’un lointain descendant. » (p. 219) Malgré tout, continuons !
Retour à Polyphème
Génial, un résumé !
« Dans la première partie, nous avons montré la probable existence, lors du peuplement du nord de l’Eurasie, de la croyance en un maître des animaux, détenteur du gibier sauvage. L’interlude a permis de corroborer, sur de nouvelles bases, le caractère plus général d’un imaginaire mettant en scène de tels « maîtres » au Paléolithique supérieur, gardiens des ressources naturelles nécessaires à l’espèce humaine.
« Dans la deuxième partie, nous avons vu que ce motif était sans doute une évolution d’un récit bien plus ancien, sorti d’Afrique en même temps que l’humanité moderne, selon lequel les hommes et les animaux auraient émergé du sol. Nous avons aussi découvert que, sur la même période et sur la même aire de distribution que les mythes de type Polyphème, la terre était féminine ou associée à une femme et que, par ailleurs, le mammouth pouvait être une maîtresse des animaux, dont la forme du crâne aurait inspiré les versions cyclopéennes de Polyphème.
« Dans cette troisième partie, nous avons mis en évidence que, lors de la sortie d’Afrique, l’humanité transportait dans ses bagages symboliques un mythe selon lequel les femmes étaient les premières détentrices d’accessoires cultuels, mais aussi de biens essentiels, comme le feu, que les hommes s’approprièrent.
« En synthétisant ces trois acquis, nous pouvons nous demander si le premier maître des animaux, lié à la terre (féminine) et possesseur et donateur des animaux, a minima du gibier, n’était pas une femme. » (p. 220) Telle est donc la nouvelle hypothèse pour la suite de notre ouvrage !
Cette hypothèse a déjà été défendue dans les années 80. Cependant, on peut se poser la question : y avait-il une croyance dans une maîtresse des animaux ? Ce que nous pouvons dire, c’est que « le thème est universellement lié au monde de la chasse (Le Quellec et Sergent 2017 : 749-751), l’économie cynégétique étant le mode de subsistance de l’ensemble des sociétés paléolithiques européennes. » (p. 221) Par ailleurs, la croyance en un maître ou une maîtresse des animaux est largement répandue en Eurasie, Afrique et en Amérique. « Il reste alors à vérifier l’ajustement formel entre les vestiges archéologiques et l’hypothèse d’une maîtresse des animaux. » (p. 222)
Dans la caverne obscure
Examinons la grotte de Chauvet, découverte en 1994 et qui a connu deux phases d’occupation, à l’Aurignacien (il y a 37 000 et 33 500 ans) et l’autre au Gravettien (Il y a 31 000 et 28 000 ans) : « dans quelle mesure les données archéologiques permettent-elles de corroborer les reconstructions mythologiques précédentes ? » (p. 223)
Vulves et principe vital
Cinq triangles pubiens, dont un qui semble sortir de terre pour faire face à un impressionnant bestiaire (lion, bison) (p. 223) Les animaux sont perçus comme sortant des parois, c’est pourquoi ils sont parfois, pour s’en prémunir par avance, acéphales ou percés de flèches.
Cycle de vie
Un grand soin semble avoir été apporté au cycle : « Ce lien très fort entre préservation des ossements, conservation de la vie et mode de vie cynégétique, dont on retrouve des traces jusqu’en Grèce antique, est aussi très ancien en Amérique du Nord. » (p. 225)
Comment tester l’hypothèse ? – On peut examiner les rituels paléolithiques entourant la chasse à l’ours (décrits pp. 226-228) : « La coïncidence entre la reconstruction statistique de pratiques cynégétiques entourant l’ours au Paléolithique, qui rétro-prédit l’existence de certains comportements à partir de données actuelles, et les vestiges archéologiques pouvant en témoigner permet donc de mettre cette reconstruction à l’épreuve. Les faits rendent la théorie testable, et réfutable. » (p. 229)
Chasse au gibier et bestiaire rupestre
« La principale objection à l’hypothèse de la maîtresse des animaux réside dans l’absence de connexion entre le gibier chassé et les représentations d’animaux dans les grottes. » (p. 229) Mais peut-être que le peu d’animaux représentés en symbolisent davantage en réalité.
En résumé
« Pas à pas, les liens se resserrent, et les pistes se rejoignent, reconstituant peu à peu l’image d’une maîtresse des animaux qui aurait existé dès l’Aurignacien en Asie du Sud-Ouest et se serait diffusée dans le nord de l’Eurasie en même temps que les premiers peuplements.
Fidèle au principe de prudence, il faut nous demander comment corroborer à nouveau ces résultats. Cette démarche peut être engagée en tentant de répondre à la question suivante : serait-il possible de montrer l’existence d’un mythe paléolithique dans lequel le commerce d’une créature surnaturelle avec les humains formerait le pendant de la relation d’un chamane avec une maîtresse des animaux ? » (p. 230)
Interlude : Du mythe au conte
Dans la mythologie basque, une divinité féminine, Mari demeure dans le monde souterrain et communique avec l’extérieur par des grottes et gouffres. Son époux, Sugaar, « serpent mâle », vit sous la terre. Beaucoup d’autres mythes mettent en scène une divinité féminine et souterraine, mariée ou associée à un ou des serpents. (pp. 231-232)
Le conte d’Églè est particulièrement proche du récit du peuple Isanzu (Tanzanie) : « une femme rencontre dans la nature un serpent qui la séduit puis adopte une forme humaine. Des opposants à cette union, parents ou mari, réussissent à tuer l’ophidien. La femme découvre le lieu du meurtre rougi par le sang. » (p. 234) Rappelons-nous aussi les mythes qui mettent en relation un être dangereux, généralement un serpent, qui empêche quiconque d’accéder à l’eau. (p. 235) « De nombreux récits font le lien entre la victoire contre le serpent et l’obtention de l’eau. Tout aussi nombreux sont ceux qui, dans une même narration, unissent le motif de la victoire contre le serpent et celui d’un lien contraint entre un serpent et une femme. » (p. 235) « Nous saurions autrement dit face à un ancien complexe mythologique joignant l’union contrainte entre une femme et un serpent à une victoire contre ce dernier et à l’obtention de l’eau. Ce récit aurait dérivé en contes, dont certains auraient conservé la forme originelle. » (p. 236) Comment, d’ailleurs, différencie-t-on un mythe d’un conte ? Plusieurs éléments ont été argués pour les distinguer, mais le principal semble être l’importance accordée au récit : le conte est perçu comme une fiction alors que les mythes « sont considérés comme des récits véridiques racontant ce qui s’est passé dans un passé lointain. » (p. 237) « En résumé, le conte est un mythe qui n’est plus pris au sérieux. » (p. 237) Il est possible néanmoins d’utiliser les contes pour reconstituer l’histoire des origines et de la diffusion des mythes, notamment par l’approche de la théorie des graphes : « il est possible de considérer les contes comme autant de sommets ou de nœuds pouvant être reliés par des lignes lorsqu’ils sont en relation. » (p. 238) Nous allons voir ce que cela donne pour le conte de l’homme à la recherche de sa femme perdue.
Quatrième mouvement : Le cycle de l’air
Le récit de la Femme-Oiseau
« Nous avons vu qu’une maîtresse des animaux, détentrice et dispensatrice des bêtes sauvages, a de fortes chances d’avoir hanté l’imaginaire des Eurasiens de l’Ouest, durant le Paléolithique supérieur. À la manière de Polyphème, cette figure aurait été perçue comme dangereuse, tout don consenti par elle réclament un contre-don vital de la part de l’être humain ayant bénéficié de ses mannes. » (p. 243)
L’intermédiaire entre les humains et la créature surnaturelle serait le chamane ? Comment étayer cette hypothèse ? (p. 243)
Une alliance avec la surnature
Le chamane s’unit à une épouse spirituelle, c’est une hypergamie : en échange de gibier, elle attend de lui « les plaisirs humains : ceux de l’amour, ceux des contes et des chants. » (p. 244)
Dans plusieurs contes, la femme est un être surnaturel qui consent à épouser un homme ou s’y trouve forcée par lui, qui lui confisque ses vêtements originaux ou son accoutrement. Lorsqu’il le lui rend, elle s’enfuit. (p. 246)
« Le mythe de la Femme-Oiseau apparaît propice à la démonstration de l’existence d’une croyance paléolithique en une hypogamie et une hypergamie croisée, entre une femme surnaturelle et un homme « ordinaire ». Encore faut-il dater, et localiser l’origine du récit. » (p. 247)
Un peu de structuralisme pour rejoindre la phylogénétique
Dans un certain type d’évolution du mythe, on assiste à une inversion : « Le récit de la Femme-Oiseau semble en rapport de transformation avec le motif [d’un autre récit :] Un homme se rend dans un village de femmes ; il doit satisfaire chaque femme contre sa volonté ou une femme le revendique pour elle seule. […] Dans le cas de la Femme-Oiseau, un homme épie une femme, puis se saisit de sa peau animale pour la contraindre au mariage. L’épouse demandeuse forçant un homme à l’épouser devient donc l’épouse, demandée, forcée d’épouser un homme. » (p. 247)
Ce renversement peut mettre en évidence une continuité entre le mythe de la séparation primitive entre la femme et l’homme, qu’on retrouve dans le récit de la Femme-Oiseau ou l’histoire de la Fée Mélusine « dont le mari découvre la (sur)nature ophidienne transgressant l’interdiction de l’observer pendant son bain : « le mythe mélusinisien [dont la structure est similaire à celle de la Femme-Oiseau] raconte presque toujours le passage d’un type de société dominé par les femmes (tant que l’interdit est respecté) à un type de société gouverné par les hommes. » (p. 251)
Il est donc possible que le récit de la Femme-Oiseau soit une réélaboration d’un ensemble de mythes plus anciens – en particulier ceux présentant les femmes comme possédant un savoir sacré, étant reliées à la nature et maîtresses de la culture, toute prérogative dérobée par les hommes – « Le mythe de la Femme-Oiseau inverserait alors le schéma d’origine, en mettant en scène la reconquête par les femmes du pouvoir spirituel qui leur avait été confisqué par les hommes et la déconnexion de ces derniers et du sacré. Il reste encore à expliquer le lien unissant la Femme-Oiseau à l’eau. » (p. 252)
Une femme-oiseau aquatique
« Le motif « l’homme prend ou tente de prendre pour femme un être lié au monde sous-marin (poisson, crabe, serpent, animal aquaique, etc.) inverse au moins partiellement le mythe de l’époux aquatique […] il explique bien le lien entretenu entre l’eau et la femme-oiseau, la future épouse se baignant dans un lac au moment où ses habits sont volés. Ce lien puiserait son origine dans la reprise d’un motif archaïque, venu d’Afrique. » (p. 254)
Le contact sexuel avec une femme est mortel : on parle de vagin qui contient des dents ou des pierres pointues, ou encore un animal dangereux ou un brasier. « Le fait que, lors de la sortie d’Afrique, un contact sexuel avec une femme ait été pensé comme dangereux pourrait être mis en relation avec la croyance en un vagin-brasier, dont la profondeur historique pourrait remonter tout aussi loin. » (p. 256)
Le motif du vagin denté pourrait être le parallèle d’un mythe répandu dans l’Ancien Monde faisant de la femme dangereuse celle qui cause la mort de ses partenaires à cause d’une créature maléfique – généralement un serpent – dissimulé en elle. Ces motifs remonteraient au Paléolithique supérieur. (p. 256) Les mythes de la Femme-Oiseau ont donc de profondes racines : « est-il possible de retrouver le lieu et l’époque à partir desquels il commença à s’épanouir ? » (p. 257)
L’approche aréologique
Pour ce qui est de l’aire d’origine du récit, trois hypothèses s’affrontent : Inde, Eurasie du Nord et Asie de l’Est ou du Sud-Est. Par le sanskrit et jusque dans les Mille et une nuits ? Ou une femme-Oie comme ces grands oiseaux migrateurs qui nichent dans le nord ? Ou la Femme-Cygne de l’Eurasie du Nord ? (pp. 258-259)
Approche statistique des mythes de la Femme-Oiseau
Les mythes semblent évoluer par ponctuations, alternant de courtes périodes de changement et de longues périodes de stabilité. (p. 260) On a remarqué à quel point les mythologies du Japon, d’Indonésie et des Amériques étaient proches. Lévi-Strauss « faisait remonter l’explication de cette diffusion aux temps paléolithiques où « une sorte de boulevard terrestre permettait aux hommes, aux objets, aux idées de circuler librement depuis l’Indonésie jusqu’à l’Alaska ». (Lévi-Strauss, 1990 :2011) » (p. 261)
En décomposant les mythes en mythèmes et à l’aide d’arbres bayésien, JdH montre que « le récit semble avoir émergé avant le dernier maximum glaciaire, puis s’être diffusé par le détroit de Béring lorsque celui-ci pouvait être encore franchi à pied. Il se serait simultanément diffusé ou peu après, en Eurasie, avant de franchir de nouveau le détroit de Béring, accompagnant peut-être l’arrivée tardive des Esquimaux. » (p. 262)
Différentes interprétations du récit
« Se pose maintenant la question de ce que peut nous apprendre la reconstruction du protorécit, que l’on sait désormais eurasiatique et paléolithique. Or ce mythe – c’est le moins que l’on puisse dire – a suscité de nombreuses interprétations de la part des commentateurs. » (p. 267)
Pour certains, comme Jung, le mythe est un morceau intime de nous-mêmes et un morceau de l’humanité. Mais les interprétations psychanalytiques de ce type présupposent l’existence d’archétype universels : or il n’existe aucun mythe universel pouvant le rendre manifeste. L’approche structurale explique que « le mythe serait une façon de résoudre ou de réduire des contradictions en proposant une situation idéelle permettant de les dépasser. » (p. 268). Pour d’autres chercheurs, le rite précède le mythe, qui n’en serait que le commentaire plus ou moins élaboré (p. 269) Peu convaincant également. D’autres encore interprètent le mythe de la Femme-Oiseau comme une possible illustration du chamanisme : « ce lien permet de contextualiser la probable croyance dans l’Asie paléolithique d’une union provisoire entre une femme surnaturelle et un homme ordinaire, l’une s’abaissant, l’autre s’élevant pour se rejoindre temporairement. » (p. 272)
La ménagère mystérieuse
Voici un autre mythe : « Celui-ci raconte comment un homme, généralement un chasseur solitaire, rentre chez lui, où il découvre que tout a été rangé et que le repas a été fait. Le phénomène se reproduit à plusieurs reprises, avant que le héros ne se cache, pour surprendre la ménagère modèle. Un animal entre alors, ôte sa peau et se transforme en une femme magnifique. Aussitôt, l’homme dérobe la peau, qu’il cache ou détruit, et la femme se retrouve prisonnière du monde des mortels, contrainte d’épouser l’homme qui l’a piégée. Un jour, elle parvient cependant à s’enfuir, soit qu’elle retrouve sa peau, soit que quelqu’un lui rappelle son origine animale ou l’offense. » (p. 273)
Ce mythe est largement répandu dans le monde, avec ses variantes.
La ménagère mystérieuse et la Femme-Oiseau : un groupe de transformation ?
Des récits de la femme-renard rappellent celui de la femme-oiseau. Pour aboutir à des conclusions probantes, on peut adopter et compléter mutuellement les démarches structurales et les démarches phylogénétiques.
L’approche structuraliste permet d’analyser les mythes qui s’inversent tandis que « l’approche phylogénétique ne s’appuie que sur ce qui est empiriquement mesurable, soit la présence ou l’absence de tel ou tel mythème dans un corpus de récits, pour calculer l’écart différentiel entre différentes versions d’un mythe ou différentes traditions. » (p. 277) Mais ‘il n’existe pour le moment aucun langage dans lequel ces deux théories (structuraliste et phylogénétique) pourraient être traduites l’une dans l’autre sans résidus et sans pertes. » (Kuhn, 1982) (p. 278)
Analyse statistique de la Ménagère mystérieuse
Une apparition de ce groupe de transformation serait à situer en Asie de l’Est, avant le dernier maximum glaciaire ; les deux récits se diffusent ensuite « une première fois jusqu’en Amérique du Sud en même temps que les premières vagues de migration. Une seconde expansion aurait eu lieu plus tard, recouvrant le reste de l’Eurasie puis atteignant une dernière fois l’Amérique arctique, probablement en même temps que le peuplement esquimau. » (p. 279) « la reconstruction contribue cependant à étayer une coémergence des motifs de la Femme-oiseau et de la Mégère mystérieuse, l’une et l’autre histoires s’étant probablement construites par transformations réciproques. » (p. 281)
« Notons que la reconstruction du récit faisant de la Mégère mystérieuse une chienne permet de supposer une très grande ancienneté de l’animal en Chine, et en Corée, antérieure au dernier maximum glaciaire. Cela concorde avec certains travaux de génétique des populations, faisant de cette région le berceau du plus vieil ami de l’homme. » (p. 281)
Exogamie et patrilocalité
« Remarquons que les motifs des Amazones, de l’Épouse aquatique ou de la Femme-Oiseau et de la Ménagère mystérieuse soulignent tous l’idée de prendre femme dans une communauté lointaine. Il est tentant, face à cette reconstruction, de l’utiliser pour proposer un éclairage sur la vie de nos ancêtres, en avançant qu’ils auraient connu un système exogamique. » (p. 282) C’est souvent l’homme qui est statique : on parle alors de patrilocalité, de virilocalité à l’origine de l’humanité. Mais le débat n’est pas encore tranché.
La femme donatrice
« Les groupes de transformation unissant d’une part la Femme-Oiseau et la Ménagère mystérieuse, d’autre part la Ménagère mystérieuse et Polyphème, suggèrent l’existence d’un prototype plus ancien […] Ce récit aurait concerné une femme surnaturelle, soit souterraine, soit céleste, dont il aurait été possible d’obtenir des biens grâce à une union limitée dans le temps et l’espace. Un tel mythe aurait existé dès le début du peuplement de l’Eurasie, adoptant une forme différente au nord (Polyphème) et au sud (Ménagère mystérieuse, puis Femme-Oiseau) du continent, selon une bipartition largement illustrée dans le livre. » (p. 286)
Final en mythe majeur
Finalement, que peut-on retirer de tout cela ? Impossible de dater précisément les mythes, mais ils sont probablement d’une très grande ancienneté, comme le suggère leur répartition aréale. La conjonction de leur stabilité et de leur variabilité autorise l’application de la méthode phylogénétique. Une fois les arbres établis, il faut tester leur solidité ; on utilise pour cela notamment les statistiques ainsi que d’autres méthodes. (p. 288)
À partir de ces résultats, il est tentant de relier la diffusion des mythes et des grandes migrations humaines : des grands ensembles mythologiques à la diffusion de certains haplogroupes.
La sortie d’Afrique et le peuplement de l’Eurasie
« Les données génétiques et paléontologiques tendent à montrer une origine commune à Homo sapiens et situent le berceau de notre espèce en Afrique il y a entre 350 000 ans et 100 000 ans […] La façon dont, à partir de ce continent, Homo sapiens s’est dispersé sur la planète reste à l’inverse sujet à discussion. Deux hypothèses. » (p. 291)
Soit l’humanité moderne serait sortie d’Afrique en une seule vague (entre 50 000/75000 ans) (p. 291), soit il y aurait eu une double sortie d’Afrique, d’abord entre 100 000 et 50 000 ans, ensuite entre 25 000 et 38 000 ans (p. 292) On ne tranchera pas ici ; on ne cherchera pas à savoir pourquoi non plus.
« Ce que nous apprend l’étude de la mythologie à cet égard, c’est qu’Homo sapiens est une espèce affabulatrice qui croit dans ses mensonges. Cette confiance de l’Homme en ses récits fondamentaux, sa capacité à se fier à eux et à s’abandonner à la parole de ceux qui les lui ont transmis pourraient avoir permis à nos ancêtres d’aller toujours plus loin, d’explorer de nouveaux milieux, d’expérimenter des matières premières et des sources d’alimentation inusitées. […] Les mythes peuvent ainsi escorter les hommes, comme autant de compagnons rassurants. Ils sont capables d’expliquer le monde et de réduire le chaos et les contradictions à l’unité […] Les premiers Hommes ayant quitté l’Afrique devaient avoir suffisamment foi dans la puissance explicative de leurs mythes pour braver les dangers et s’aventurer au-delà des sentiers battus. La peur de l’inconnu était pour eux moins forte que le pouvoir, dont ils investissaient les mythes, de l’expliquer. » (p. 294)
Le peuplement des Amériques
Comme l’Amérique est le dernier continent à avoir été peuplé, « il est en cela intéressant de voir ce que l’étude comparée des mythes peut nous apprendre sur le processus de ce peuplement. » (p. 295) L’étude des arbres phylogénétiques des mythes matriarcaux semble montrer deux vagues migratoires : l’une provenant du nord, et l’autre provenant d’Océanie et couvrant les deux Amériques. Mais les autres arbres montrent des diffusions un peu différentes ; au moins deux hypothèses sont encore en concurrence pour décrire le peuplement de l’Amérique.
Un lien entre les peuples
Deux versions d’un même mythe forment un tout, me poussant à inclure l’autre dans mon humanité. (p. 299) « Cette vision contrastive permet de faire passer les croyances personnelles et collectives de chacun de l’état de donnée intérieure à celui d’une réalité extérieure, susceptible d’être objectivement comparée. […] L’approche phylogénétique permet alors d’incorporer cette pluralité de perceptions, avec leurs ressemblances et leurs différences sous forme d’une construction généalogique, et de retracer l’évolution de chaque récit et de chaque mythologie à travers le temps, en les liant à notre histoire. Situant sur un seul et même continuum l’ensemble de ces croyances, passées et présentes, le mythe partagé devient ce par quoi la possibilité de l’universel surgit. » (p. 299)
Pour finir, je vous signale cette chaine qui parle de mythologies comparées et de mythologies !
La chaîne Dynamythes !!!
Les mythes, les contes, certains rêves ont en commun des éléments liés à l’élaboration du psychisme humain. Quel que soit les lieux et les époques où ils apparaissent, nous percevons une structure commune et des différences qui sont agrémentées de métaphores qui dépendent des conditions environnementales du moment, tant du point de vue temporel, spatial et de ce que vivent les sujets. Le rêve apparaît comme fonction psychique pour gérer individuellement le vécu d’un individu, les contes s’adressent à un groupe d’humains qui ont des caractéristiques communes, et les mythes s’adresseraient à des groupes plus larges.
Pour moi, les transmissions des mythes d’un groupe humain à un autre ne peut s’entendre éventuellement qu’au travers des nouvelles données de la physique mais pas par des déplacements de population.
Le psychisme humain crée ce qu’il a besoin pour poursuivre son évolution, qu’il se trouve ici ou en Sibérie…
Bonjour ! Oui mais justement, cette hypothèse est écartée dès la préface par Jean-Loïc Le Quellec, hypothèse selon laquelle cette répartition résulterait de la résurgence universelle d’un archétype (je le cite) « cette façon de voir peut s’envisager pour des images très simples, par exemple le fait de considérer le soleil comme la roue d’un char, mais on ne peut la retenir dans le cas de récits très longs et extrêmement complexes, à l’instar de certains mythes qui nécessitent plusieurs heures, voire plus d’une journée, pour être entièrement contés. […] Vouloir expliquer une énigme par une hypothèse, c’est se condamner à ne rien expliquer du tout (Le Quellec, 2013) » sans compter que cette hypothèse ne permet pas d’expliquer, justement, les variances et les différences… Merci pour votre lecture en tout cas ! 🙂
Merci pour cet article passionnant! Je n’ai pas les moyens de discuter/d’enrichir les réflexions exposées ici (je suis une scientifique), mais je me suis régalée 🙂
Je me demandais si la mythologie judéo-chrétienne fais partie du corpus analysé, ou bien si, trop récente et trop facilement dispersée, elle est exclue des arbres phylogénétiques?
Alors à mon humble avis, la mythologie judéo-chrétienne doit s’inscrire dans les petites dernières branches du grand grand arbre. Le truc, c’est qu’il n’est pas certain que tout provienne de la même grosse branche. C’est même presque sûr que non ! Il faudrait tout reprendre un à un, chaque élément… par exemple, des anecdotes concernant la vie de Jésus dans certains évangiles apocryphes sont directement influencées par les histoires que l’on trouve dans la bible hébraïque (ou ancien testament), elles-mêmes reflet d’histoires plus anciennes (mésopotamiennes par ex), elles-mêmes d’histoires plus anciennes (du néolithique)… le fameux déluge et cette histoire avec Noé pourrait provenir de légendes mésopotamiennes (on l’a montré dans la boule athée ^^) mais ces dernières pourraient être une première mise par écrit de mythes plus anciens. Les histoires des saints, également, s’inspirent parfois de mythologies anciennes, parfois de légendes autour d’un héros… la figure de la vierge Marie est très influencée par l’importance des Vierges, (Athéna / Artémis-Diane en tête) d’une manière générale, dans l’antiquité gréco-romaine (et leur sacralité). Le serpent de la Genèse… d’où vient-il ? Bref, à partir du moment où c’est écrit (4ème millénaire) on a affaire ensuite, à des formes plus abouties / plus sophistiquées des mythes préhistoriques… le fil conducteur, la branche peut-être être démêlée ? Peut-être, mais je ne crois pas qu’on puisse prendre à bras le corps toute la mythologie judéo-chrétienne (qui reste à définir) comme si elle formait une unité avec une seule origine identifiable. Trop d’exemples montrent des origines divergentes. Voilà qui serait bien passionnant à étudier ! 🙂