Lire et écrire à Babylone, Dominique CHARPIN

Pourquoi faut-il le lire ?

C’est ardu, vaste et touffu, mais on apprend des trucs drôlement sympas, du genre…

Le cunéiforme que l’on trouve sur des tablettes de pierre, c’est sûrement ce que l’on retrouvera de nous dans plusieurs millénaires. La première et la dernière écriture !

"Ces supports présentent sur l'argile de la tablette de nombreux avantages : il est ainsi très facile de remanier un texte sur son ordinateur, ou de l'annoter sur une feuille de papier, toutes choses que l'argile ne permet pas ou mal. En revanche, l'argile possède un avantage considérable : elle ne craint ni le feu, ni l'eau, ni les perturbations magnétiques. Bref, dans quelques milliers d'années, nos photos nos livres, disques durs auront sans doute disparu, mais nos collections de tablettes cunéiformes seront toujours là…" (28)

Et alors que découvrira-t-on ? Que nos ancêtres étaient surtout… des comptables!

 

Où et quand ? Mésopotamie ou Babylonie ?

"Parler de "Mésopotamiens" pose un problème à l'historien, puisque les anciens habitants de cette région ne se désignaient pas ainsi et ne se pensaient pas davantage comme tels ; du point de vue géographique, nous sommes frappées par la contraste entre le sud et le nord de l'Irak actuel, qui correspondent respectivement à la Babylonie et à l'Assyrie. Mais ce que nous appelons "Babylonie" ne formait nullement une unité au troisième millénaire et encore au début du deuxième : on y opposait Akkad dans le nord (la région de l'actuelle Bagdad) et Sumer dans le Sud. Par ailleurs, les limites de ce monde "mésopotamiens" sont loin d'être fixes." […] "On parlera de période paléo-babylonienne, pour désigner les quatre siècles du début du deuxième millénaire, dominés par la figure du roi de Babylone Hammu-rabi (1792-1750), ou d'empire néo-assyrien, etc." (28-29)

 

Qu’écrivait-on ?

*Des comptes

Même si les scribes du IIè millénaire prétendent volontiers que l’écriture fut inventée pour faciliter la communication à distance, l’archéologie nous montre aujourd’hui que la naissance de l’écriture répondait plutôt à des besoins comptables et juridiques (161) : plus besoin de se demander si le messager déformait ou non le message initial, c’était écrit. Même si l’on trouve quantité de tablettes qui sont des lettres – notamment entre souverains – on sait que l’écriture proto-cunéiforme a été créée pour répondre à des besoins administratifs (63).

Les sumériens ont d’abord rédigé des informations concernant les comptes, notamment à l’usage des marchands. D’ailleurs, la capacité à lire et écrire était largement répandue chez les marchands paléo-assyriens (53).

*Des documents juridiques & économiques

On trouve également un grand nombre de contrats de droit public, mais aussi de droit privé (mariage, affranchissement d’esclave) (131-135). La tablette tient lieu de preuve signée par l’impression d’un sceau – les fameux sceaux-cylindres (148 & 151). Bien entendu, les actes royaux de donation ou d’alliance ainsi que de vassalité, sont mis par écrit sur tablette, même si d’autres moyens de sceller ou rompre les alliances continuaient de coexister, comme en témoigne cette tablette, provenant d’un vassal du roi de Mari qui dénonce à Zimri-Lim la conduite d’un autre de ses vassaux :

"Une fois, cet homme a siégé devant mon seigneur et il a bu la coupe. L'ayant élevé, mon seigneur le compta parmi les nobles, le revêtant d'un habit et posant sur lui une perruque-hupurtum. Mais à son retour, il a déféqué dans la coupe où il avait bu et il est devenu l'ennemi de mon seigneur." (139)

*Des lettres

Enfin, de nombreuses lettres ont été découvertes et figurez-vous qu’elles portaient déjà des formules de politesse, ou plutôt des formules figées, destinées à indiquer rapidement le statut de l’expéditeur au regard de celui du destinataire. En revanche, on n’y trouve aucune précision temporelle et juridique – ces informations devaient être délivrées oralement par le messager de la tablette lui-même (167). Elles étaient relues puis mises sous enveloppe d’argile, scellée. Le genre épistolaire n’apparaît que vers 2350, soit 8 siècles après l’invention de l’écriture. Néanmoins, cette pratique devient largement majoritaire dès le début du IIème millénaire « et ce n’est sûrement pas un hasard si cette période est aussi celle qui vit l’apogée de la notation phonétique de la langue ». (192)

 

*Des œuvres ou recueils, que l’on retrouve dans les bibliothèques ou archives, toutes deux étant le résultat d’accumulation de traces écrites, dans le premier cas classées, dans le second déposées sans ordre. C’est là que furent trouvés les traces des anciennes cosmogonies ou des épopées, telles que celle de Gilgamesh.

(ci-contre mythe cosmogonique sur tablette, de la fin du IIIè millénaire)

Qui écrit et qui lit ?

Au IIIè millénaire, seule une élite sait écrire. Et lire. D’ailleurs, on ne dit pas « lire une tablette », mais plutôt écouter ou entendre (55).

"Lorsque quelqu'un lit une tablette à autrui, il la lui "fait écouter" (susmum) ; celui qui en prend connaissance l'"écoute" (semum). (55)

Drôle non ? Car quelqu’un la lisait. Savaient-ils lire de façon muette ? On ne sait.

Plus nombreux sont ceux qui savent lire que ceux qui savent écrire, bien entendu.

Les scribes n’étaient pas admirés comme ils l’étaient en Egypte. Mais ils étaient tout de même valorisés (57-59).

"Savoir écrire une lettre était donc considéré comme le minimum : ce qui est intéressant, c'est de voir qu'au deuxième et au premier millénaire ce minimum n'était manifestement pas l'exclusivité des scribes professionnels. Pour finir, il faut noter une différence essentielle entre la civilisation mésopotamienne et celle de l'Antiquité classique. En Mésopotamie, il n'y a pas de lecture "gratuite" : on ne voit personne lire pour son plaisir." (60)

On est scribe de père en fils et par apprentissage, mais c’était le cas en Mésopotamie pour la plupart les métiers. (61)

On parle alors de l’art du scribe. Dès la fin du IIIè millénaire, cet art se diffuse, mais l’on apprend surtout à lire, un peu moins à écrire.

Le scribe du souverain écrit sous sa dictée ou bien rédige lui-même après avoir écouté l’essentiel du message –  certaines tablettes sont d’ailleurs des brouillons (164). Quoi qu’il en soit, on réfléchit pas mal AVANT d’écrire : Zimri-Lim demande ainsi à son ministre de le rejoindre pour rédiger une réponse à une lettre d’Hammu-rabi (au-dessus un exemple de petite tablette de traité : on y retrouve le serment que Zimri-Lin souhaitait que Hammu-rabi de Babylonie lui prête lors de la conclusion de leur alliance contre l’Elam)

"Une tablette m'est arrivée de Babylone ; viens, que nous écoutions cette tablette, que nous discutions et que nous y répondions !" (167)

Et les femmes ?

"On a vu plus haut qu'au sein du panthéon sumérien le patronage des scribes revenait à la déesse Nisaba. Cela ne signifie naturellement pas que le travail du scribe n'était pas avant tout un métier d'homme. Cependant, des femmes-scrives sont occasionnellement attestées, notamment à l'époque paléo-babylonienne, dans deux contextes, il est vrai, particulier. Il d'agit d'abord du monde des temples : parmi les religieuses-nadîtum de la ville de Sippar, certaines avaient manifestement appris à écrire le cunéiforme et une femme appartenant à ce milieu se définit comme "scribe". Par ailleurs, au sein des harems des palais, les scribes étaient des femmes." (50)

 

Quels documents et quelles tablettes ? Combien et de quand ?

Les plus anciennes datent de la fin du 4ème millénaire et les plus récentes du IIIè siècle ap JC. (97). Des milliers de tablettes ont été retrouvées ; beaucoup constituaient déjà des archives qu’on ne prenait plus la peine de consulter tant leur classement est rapidement devenu malaisé (126).

– supports :

* argile préparée avec soin et calame taillé dans un roseau, en os, ou en métal et de section triangulaire

L'impression de ce calame produit un "clou" ou "coin" (en latin, cuneus, d'où le nom donné à cette écriture au XVIIIè). (20)

La tablette d’argile implique de connaître la nature et la taille du message avant de tailler la tablette et de la préparer… (98-99) Sauf pour certains exemplaires destinés aux bibliothèques, les tablettes n’étaient pas cuites de façon à être réutilisées. La mise en page elle-même donne des indications sur la nature du message (108) et les tranches des tablettes étaient également utilisées. Elles étaient souvent enveloppées d’une mince couche d’argile comportant le nom du destinataire et qu’il fallait briser pour avoir accès à la tablette (111).

* pierre, dans le cas particulier des kudurru, pour les actes royaux de donation ou d’exemption de la seconde moitié du IIème millénaire.

* bois recouvert de cire, utilisé par les Hittites.

* parchemin, au premier millénaire

* peau humaine (!!) : « il s’agissait de tatouages destinés à permettre de retrouver des esclaves fugitifs, comportant des inscriptions en akkadien, mais aussi en araméen et même en égyptien. » (103)

– Dans quelle langue ? (cas de bilinguisme, voire plurilinguisme)

« Un scribe qui ne sait pas le sumérien, quelle sorte de scribe est-ce ? »

On aurait pu entendre la même chose pour le latin. A l’époque paléo-babylonienne, le sumérien était une langue de prestige et il était même par endroit interdit de s’exprimer en akkadien à l’école des scribes. On se vante de connaître des langues étrangères ou mortes, mais jamais sa langue maternelle. Dans Sulgi B, le roi se vante de connaître le sumérien, l’élamite, l’amorrite, le soubaréen et le mélouhhéen. L’akkadien est sa langue maternelle ; il ne l’évoque donc même pas. (85-87)

 

Est-ce que cette écriture était difficile à maîtriser ? (52)

OUI car

– on recense plus de 600 signes différents !

– chaque signe peut avoir plusieurs valeurs logographiques et plusieurs valeurs phoniques (en clair :

– toutes les valeurs ne sont pas attestées à toutes les époques

– toutes les valeurs ne sont pas attestées dans tous les genres de textes.

… et à déchiffrer aujourd’hui ?

OUI car l’écriture a considérablement évolué durant les 3 millénaires pendant lesquels elle est utilisée. Il n’existe pas encore de Manuel qui répertorie correctement et de façon synthétique cette évolution d’autant qu’elle prend différentes formes selon les provenances géographiques. Néanmoins, il existe des archéologues spécialistes d’un lieu, d’une époque ou même, d’un scribe. (104-105)

Par ailleurs, les inscriptions sur pierre est souvent archaïsante par rapport à la cursive contemporaine. Un exemple fameux, le code d’Hammourabi, dont l’écriture correspond à la cursive du XXIVè siècle alors qu’elle date du XVIIIè.

Dans ce livre, vous entendrez beaucoup parler de Zimri-Lim (souverain de Mari début IIè millénaire) et de Hammu-rabi (souverain de Babylone et contemporain du précédent) ; ce sont probablement les souverains dont on a le plus de traces écrites.

A gauche, L’adorant de Larsa, qui pourrait représenter Hammu-rabi.  A droite, le code d’Hammu-rabi (environ 1750 avant JC)

 

 

 

Pour finir, ce cher Dominique Charpin nous annonce le plan de son livre à la fin de son introduction, comme tout universitaire qui se respecte ! 😉

Résumé de l’auteur lui-même (annonce du plan 🙂 )

« Nous commencerons par poser la question de savoir si l’usage du cunéiforme était réservé à une petite caste de spécialistes, les scribes, comme on l’a longtemps pensé (Chap1). Puis nous présenterons les cadres et les méthodes de l’apprentissage de cette écriture (Chap2). On verra ensuite quels écrits étaient ainsi produits : il nous faudra d’abord examiner les documents d’archives (Chap3), en réservant un sort particulier, d’une part, aux textes juridiques (Chap4) et, d’autre part, à la correspondance (Chap5). Les bibliothèques constituent, à nos yeux, l’endroit par excellence de la lecture ; la situation se présentait de façon différente en Mésopotamie (Chap6). Rares étaient les textes écrits « pour l’éternité » : néanmoins, une partie de ceux qui nous sont parvenus étaient destinés aux divinités et à la postérité (Chap7). Lorsque le spécialiste lit une lettre, on peut considérer qu’il agit de manière indiscrète. En revanche, s’il déchiffre une inscription commémorative d’un souverain mésopotamien, il exauce le vœu de son commanditaire antique : faire que son nom ne tombe pas dans l’oubli… » (29)