Pourquoi le monde n’existe pas

Markus GABRIEL

Le titre postule d’emblée que vous n’existez pas non plus. Vous allez pourtant lire ce livre et découvrir au fil des pages une revue quasi historique et presque scolaire de différents courants de la pensée philosophique. Une revue assez critique tout de même puisqu’il s’agira alors de montrer pourquoi ces courants… n’existent pas – ou sont faux.

Allons tout de suite à la fin et gâchons ce suspense qui nous taraude : existons-nous ? Ce livre n’en donne pas la réponse. L’amie qui me prêta ce livre a même commenté : « conclusion vague et décevante ». Je suis assez d’accord et vous laisse l’appréhender :

« Nous nous trouvons tous ensemble dans une gigantesque expédition – arrivés jusqu’ici depuis nulle part, nous avançons ensemble vers l’infini. »

Et au-delà ? Tous ensemble dans le même bateau ? C’est cela ? Regardons de plus près et accordons-lui davantage de temps. Qu’ai-je appris ou où-ai-je souri ? Pourquoi devriez-vous le lire ?

Comme le commente en exergue mon amie : « le monde n’existe pas, c’est-à-dire qu’il n’existe pas en tant qu’objet fini, que totalité qu’on pourrait définir et qui parait régie par les mêmes lois. l’existence est certes une totalité « ouverte ». Le concept même de totalité est banni par l’auteur. »

Allons voir ce que nous pouvons tirer de ce traitement plus ou moins rhétorique de la question, traitement plus ou moins hilarant toutefois, parfois.

Par exemple, il réfute le matérialisme

En expliquant d’une part qu’on ne peut pas prouver l’existence du matérialisme :

« et c’est ainsi que le matérialisme n’est pas une théorie démontrable par les sciences de la nature. Mais il y a plus : cette doctrine est aussi purement et simplement fausse. » (p. 45)

Le premier problème que MG voit, c’est que le matérialisme serait contradictoire en cela que pour distinguer, parmi les amas de particules subatomiques – matériels donc – qui nous entourent, la forme de tel ou tel objet du monde devrait en quelque sorte pré-exister dans votre esprit (^^) … et donc « le matérialisme doit reconnaître l’existence de représentations idéelles pour être à même de les dénier par la suite. C’est contradictoire. »

Cependant, je ne suis pas convaincue par cet argument. D’abord, il en va des idées comme du reste ; elles ne sont pas plus immatérielles que le Web est virtuel… il y a bien un data center dans ta tête, et d’ailleurs, si tu l’écrases à coup de massue (pourquoi pas ?) tes idées disparaitront… non, elles ne s’envoleront pas dans l’air pur. Et ces formes qui ont une réalité matérielle dans ton cerveau, se sont peu à peu créées par l’interaction matérielle entre toi – tu as d’ailleurs dû apprendre, dans les premières semaines de ta vie, que tu avais des contours corporels – et l’extérieur. Tu as constaté pléthore de chutes, de résistance, de mollesse, de transparence pour te repérer, et cet ensemble de représentations idéelles – comme tu dis – est un corps, certes diffus et dont nous ne pouvons – et pour cause – appréhender le contour, domicilié cependant à coup sûr dans ta boîte crânienne – sans pour autant que son contenu ne devienne immatériel.

« Le second problème, plutôt fatal au matérialisme, est le suivant : le matérialisme lui-même n’est pas matérialiste. Le matérialisme est une théorie pour laquelle tout sans exception est uniquement composé d’objets matériels (particules élémentaires ou quoi que ce soit d’autre). » (p. 46)

Et ce second argument est tellement proche du premier dont il semble n’être pour ainsi dire qu’un cas particulier. J’ai envie de dire : Oui, et alors ?

Plus loin, il s’attaque au constructivisme. « Avec le concept de constructivisme, j’entends que nous ne pouvons « pas constater de fait ‘en soi’ », mais que nous avons construit nous-mêmes tous les faits ou événements. » (p. 56)

Notons à quel point cette représentation du monde est compatible avec le matérialisme critiqué au préalable – la construction mentale dont il parle est bien aussi matérielle que les algorithmes qui me permettent de lire cette page.

À la page 68, voici un résumé sympathique de où nous en sommes du raisonnement de l’auteur.

« Résumons les cinq conclusions les plus importantes de ce premier chapitre :

1. L’univers est le domaine d’objets de la physqiue

2. Il y a beaucoup de domaines d’objets

3. L’univers est un domaine d’objets parmi beaucoup d’autres (même s’il est de taille impressionnante) et par conséquent l’univers est une province ontologique.

4. Beaucoup de domaines d’objets sont aussi des domaines de parole. Quelques domaines d’objets ne sont même que des domaines de parole.

5. Le monde n’est ni la totalité des objets ou des choses ni la totalité des faits. Il est le domaine de tous les domaines. » (p. 68)

Alors qu’en est-il de ces objets… ? « Depuis les temps modernes et leurs grands métaphysiciens René Descartes, Georg Wilhelm Leibniz et Baruch de Spinoza, on se dispute pour savoir combien il y a effectivement de substances. Trois thèses sont en lice, qui, à leur tour sont âprement discutées et ont leurs partisans avisés :

1. Le monisme (Spinoza) : il n’y a qu’une seule substance, le superobjet.

2. Le dualisme (Descartes) : il y a deux substances – la substance pendante et la substance étendue. Les dualistes pensent que l’esprit humain est d’une autre nature que le corps humain. […]

3. Le pluralisme (Leibniz) : il y a beaucoup de substances. » (p. 77)

Il y en aurait même un nombre infini. MG pencherait plutôt pour une forme de pluralisme. Mais admirez comment les deux autres positions sont balayées par l’auteur :

« Le monisme est réfuté par cette preuve que le monde n’existe pas, ce qui devrait être clair pour nous, au plus tard après le prochain chapitre. Le dualisme est bien plus facile à réfuter puisqu’un examen superficiel suffit à en démontrer l’absurdité. Si on accepté deux substances, d’où tenons-nous qu’il n’en existe que deux ? Pourquoi deux et pas vingt-deux ? » (p. 77)

Nous voyons un peu ici quel est le ton de l’auteur… ironique et sarcastique. Mais revenons plus loin au matérialisme avec un nouvel argument, proche des précédents, mais convoquant cette fois le concept d’identité.

« Les particules élémentaires dont je suis actuellement composé existaient déjà avant moi, mais dans une autre configuration. Si je leur étais identique, j’aurais existé bien avant ma naissance. Du point de vue logique, nous ne sommes donc pas identiques à notre corps, ce qui n’implique nullement que nous puissions exister sans corps. Les arguments de Kripke et de Putnam ne prouvent qu’une chose : il est impossible, d’un point de vue logique, que nous soyons identiques à des particules élémentaires, tant et si bien qu’il existe quantité d’objets qui ne peuvent pas être ontologiquement rapportés, réduits à l’univers. Le monisme matérialiste est faux parce qu’il y a beaucoup d’objets (nous par exemple, en tant que personnes) auxquels nous pouvons nous référer de manière rigoureuse et dont l’identité logique doit être strictement distinguée de leur réalisation matérielle. » (p. 145)

Voici une résolution portée clairement par Quine, que l’auteur qualifie d’ailleurs d’honnête.

« En ce qui me concerne, en tant que physicien profane, je crois aux objets physiques et non pas aux dieux d’Homère ; et je considère que c’est une erreur scientifique de croire autrement. Mais du point de vue de leur statut épistémologique, les objets physiques et les dieux ne diffèrent que par degré et non par nature. L’une et l’autre sorte d’entités ne trouvent de place dans notre conception qu’en tant que culturellement postulées. Si le mythe des objets physiques est épistémologiquement supérieur à la plupart des autres, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace que les mythes, comme dispositif d’intégration d’une structure maniable dans le flux d’expérience. »

Bah oui. Voilà une vision du monde qui me séduit particulièrement. « Quine est un matérialiste très honnête puisqu’il admet que tout processus de connaissance est lui-même un processus matériel au cours duquel on traite des informations qui viennent de ce que nos terminaisons nerveuses reçoivent un stimulus de l’environnement physique. » (p. 146)

C’est alors que MG débouche sur ce qu’il appelle le représentationalisme mental. (p. 154)

Selon cette doctrine, nous ne voyons en réalité pas une pomme dans une corbeille à fruits, mais nous sommes assis dans l’obscurité de notre boîte crânienne où, suite à des impulsions électriques, se forme un film du monde ou un théâtre du monde que nous visionnons. Ce film nous aide à nous orienter dans le monde extérieur qui n’est en vérité constitué que de particules élémentaires incolores et de leurs combinaisons à un niveau macroscopique plus élevé. Si nous pouvions regarder les choses en soi, pour ainsi dire « avec l’œil de Dieu », la situation serait relativement terrifiante : nous ne verrions que des particules élémentaires vibrantes là où auparavant nous avions distingué une pomme. Mieux encore, nous ne verrions ni la pomme ni notre corps avec sa boîte crânienne, et surtout nous ne serions plus aptes à reconnaître la représentation mentale, l’image visuelle.

Nous ne verrions en somme que des particules élémentaires disloquées et vibrantes, une sorte de bouillon incolore et inodore, une soupe informe dans laquelle, informe également, baignerait notre corps et notre cerveau.

Plus loin, il poursuit la même idée, au sujet du constructivisme, qu’il qualifie d’ailleurs d’absurdité (p. 159) et à côté duquel les sciences de la nature décriraient les choses en soi – si toutefois cela est vrai. En effet, le monde ne serait même pas objet de connaissance ni objet d’étude, comme on vient de l’aborder plus haut et comme cela est développé par la suite :

« Quand nous nous représentons le monde comme quelque chose dont nous pouvons nous faire une image, nous avons déjà présupposé avec cette métaphore que nous nous trouvons face au monde et que l’image que nous nous formons du monde devrait être en quelque sorte comparée au monde lui-même. On suggère souvent la même chose avec l’expression « théorie » ou « modèle ». pour bien des raisons, il ne saurait y avoir de théorie du monde ni même de « théorie du tout ». la raison la plus simple, sur laquelle Heidegger a attiré notre attention, en est que le monde n’est pas objet de représentation. Nous n’observons pas le monde d’un point de vue extérieur à lui et la question se pose donc de savoir si notre image du monde est appropriée. C’est comme si on prétendait faire une photo de tout, appareil photo compris, ce qui est impossible, car si l’appareil photo apparaissait dans notre photographie, l’appareil photographié ne serait pas parfaitement identique à l’appareil photographiant, tout comme mon image dans le miroir n’est pas parfaitement identique à moi-même. Toute image du monde reste à tout le moins une représentation du monde vu de l’intérieur, en quelque sorte une image que le monde se fait de lui-même. » (p. 167)

Et c’est exactement cette représentation en abîme qu’il aurait dû opposer à sa critique basique du matérialisme. Mais passons…

Il s’attaque de nouveau au constructivisme – (p. 168-171)

« Le constructivisme part de cette idée apparemment innocente que nous construisons des théories ou des modèles. On se sert pour ainsi dire de ces théories comme de filets jetés sur le monde pour constater ensuite jusqu’à quel point le monde s’y laisse prendre. Mais on oublie ainsi une idée toute simple, au cœur du nouveau réalisme : l’argument issu de la facticité.

La Facticité est cette circonstance qui fait que quelque chose existe réellement. Cette circonstance est un factum, un fait. L’argument tiré de la facticité objecte au constructivisme qu’il ne se rend pas compte qu’il prend en considération des faits non construits. […] Nous pouvons à présent poser cette simple question : peut-il y avoir un constructivisme universel, un constructivisme qui soutienne donc que tous les faits n’existent que relativement à un système épistémique à préciser encore on ne sait comment ? Et effectivement il y a des personnes pour soutenir sans plus de précision que tout est relatif, ou d’autres qui pensent que nous sommes uniquement capables de concevoir une image du monde, de tracer des modèles ou d’échafauder des théories. S’il en était ainsi, tous les faits concernant le constructivisme seraient naturellement eux aussi relatifs à un système, relatifs au constructivisme lui-même. Mais cela signifierait que nous aboutirions à cette situation très enchâssée d’un fait infini […] Selon ce modèle, il ne saurait rien exister par rapport à quoi tout est relatif. Tout est relatif, mais ce fait (que ce qui est relatif est relatif à quelque chose qui se situe à la fin d’un processus) n’existe pas. La chaîne infinie du relatif demeure pour ainsi dire en suspens. Le constructivisme universel prétend être cette doctrine qui affirme que tout est relatif. Mais si cela implique qu’il n’y a rien par rapport à quoi tout est relatif, on aboutit à un fait unique infiniment enchâssé. »

Sur le désenchantement du monde – à la Weber – et sur la science : peut-elle être considérée comme une religion ?

Fétichisme vient du portugais feitiço, mot dans lequel on retrouve le latin facere, « faire ». Un fétiche est un objet qu’on fabrique de telle façon qu’on s’abuse soi-même en croyant ne pas l’avoir fabriqué. Alors en ce qui concerne l’ « image scientifique du monde », jusqu’à quel point s’agit-il d’une forme de fétichisme ? Et qu’est-ce que cela signifie du point de vue de la religion ? (p. 187)

Le fétichisme : « à partir de cette trame, on peut distinguer deux formes de religion, sachant que la représentation scientifique du monde fait aussi partie de la première : le fétichisme, c’est-à-dire cette idée d’un principe du monde qui englobe tout, maîtrise tout et organise tout, et la religion, en tant que « sens et goût de l’Infini », ainsi que Friedrich Schleiermacher, le théologien romantique amateur de philosophie, l’a définie dans son Discours sur la Religion. » (p. 189)

Vous l’aurez deviné… après avoir montré que la science relève du fétichisme, MG nous envoie tous ensemble vers l’infini et au-delà. Merci cependant pour les sourires et les petites acrobaties mentales, Markus.

Apocalypse cognitive de Gérald BRONNER

[Persée et la Gorgone, par Camille CLAUDEL]

Publié en janvier 2021, un livre passionnant, comme tous les livres de GB, mais un peu plus à mon goût, et je vais tâcher d’expliquer pourquoi ! 

De prime abord, je pourrais me réjouir, victime d’un biais cognitif bien identifié : le biais de confirmation, de n’y lire que des choses qui confortent mes opinions ou intuitions. Cependant, parfois, ça grince !

Oui, le livre commence par un constat que je partage et que je me répète à l’envi tous les jours que… je fais : nous vivons, ici en occident, chauffés, dorlotés, nourris, blanchis et informés, une époque formidable. Peut-être même n’y en aura t-il pas de meilleure ?

Nous avons tout à disposition, et en particulier des moyens extraordinaires pour apprendre. Face à tout ce savoir à notre portée, les croyances devraient reculer, voire disparaître. (p. 15-16) Or qu’en est-il ? Et bien GB m’assène une fois de plus ce coup dur : ce n’est pas le cas. Oui, m’assène car à chaque fois, je prends un coup sur la tête tellement j’ai de mal à y… croire. (p. 17)

Mais je ne suis pas la seule ! D’autres se sont trompés avant moi. Raymond Boudon, par exemple : « Il reconnaissait évidemment que les opinions collectives pouvaient s’égarer (il en fit l’un des sujets principaux de son œuvre) tout en affirmant, dans la lignée de Tocqueville, que, sur le temps long de l’histoire, ce sont les idées favorables au bien commun qui finissent par s’imposer. » (p. 18)

À l’évidence, pour le moment, nous ne pourrions pas lui donner raison. (Dans quelques siècles peut-être ?) Or ce fait est rendu d’autant plus incroyable que nous bénéficions comme jamais auparavant d’une extraordinaire et inattendue libération de temps de cerveau disponible ! Ce qui nous place dans une situation jusqu’alors inconnue.

« La situation inédite dont nous sommes les témoins est donc celle de la rencontre de notre cerveau ancestral avec la concurrence généralisée des objets de contemplation mentale, associée à une libération inconnue jusqu’alors du temps de cerveau disponible. » (p. 21)

Alors, ce temps de cerveau libéré, qu’en faisons-nous ? 

Le livre de Bronner commence, comme de juste, par s’assurer de l’existence de la dent d’or – le temps de cerveau disponible aujourd’hui plus vaste – avant de se poser des questions. Constatons avec lui :

L’espérance de vie est en hausse, le travail des enfants en baisse. Si Keynes imaginait un monde à 3H de travail quotidien (p. 30) – c’est pas pour tout de suite, Jancovici nous a bien calculé tout de même le temps faramineux que nous gagnons grâce aux machines qui se nourrissent d’énergie fossile. (p. 32) 

« Chaque français bénéficierait de l’équivalent de près de quatre cents esclaves énergétiques tandis qu’en moyenne, chaque humain aurait l’équivalent deux cents de ces esclaves à son service ! » (p. 32)

Quelques statistiques : « Aujourd’hui, en France, le temps de travail représente 11% du temps éveillé sur tout une vie alors qu’il représentait 48% de ce temps en 1800 ! » (p. 31 )

Un peu d’histoire : Homo sapiens se développe il y a 300 000 ans. (p. 34) Sa population commence à croître sérieusement il y a 40 000 ans. (p. 35) La révolution néolithique il y a 10 000 ans, se solde par la sédentarisation et les débuts de l’agriculture. (p. 35) La conception animiste du monde laisse peu à peu la place à autre chose, au monothéisme, puis à la science.

L’un des premiers à désenchanter le monde, c’est Thalès (p. 38) : le comment l’emporte sur le pourquoi ! Et c’est le début de l’évidemment ontologique du monde, d’après l’expression de GB.

« L’évidemment ontologique du monde – c’est-à-dire le fait de substituer de simples mécanismes à des entités pensantes dans l’explication des phénomènes – a été un processus lent mais assez traumatisant pour l’humanité. » (p. 43)

[tout le monde n’a pas l’air bien bien traumatisé cela dit]

Les machines et la technique nous accompagnent de tout temps. Au Ier siècle de notre ère, Héron d’Alexandrie usait de ruses pour bluffer son public… et la suite, nous la connaissons, jusqu’à ce jour mémorable, le 11 mai 97, où la machine Deep Blue bat le champion d’échec Kasparov (p. 49). Et aujourd’hui, nous possédons presque tous ce minuscule ordinateur surpuissant dans nos mains, nos poches, sans cesse avec nous.

Ces capacités de calculs et d’anticipation mais également le stockage et l’archivage des informations, tout cela constitue ce qu’on peut considérer comme une externalisation de nos activités cognitives (p. 55), même si les machines ont elles aussi des limites (p. 61)

Donc : « Sur le long cours de l’histoire humaine, toutes les données convergent donc vers ce fait : il y a de plus en plus de temps de cerveau disponible. » (p. 62)

Quelques chiffres encore : 

Nous passons en moyenne 11h45 par jour au sommeil, à la toilette et aux repas !

Nous bénéficions de 5h de liberté mentale par jour, soit une augmentation de 35 mn entre 86 et 2010, 5 fois plus qu’en 1900 et huit fois plus qu’en 1800. Aujourd’hui, il représente 17 ans, soit près d’un tiers de notre temps éveillé. (p. 64)

Une évolution lente :

Alcuin et Charlemagne

Figurez-vous que sous Charlemagne, Alcuin (p.68) a tâché de simplifier notre écriture. Peu à peu l’éducation est devenue une façon primordiale d’occuper le temps de cerveau disponible (p. 69) La scolarisation a effectivement augmenté (p. 71-72)

Le temps de sommeil a diminué… Entre 86 et 2010, les Français ont passé en moyenne 23 mn de moins par jour dans leur lit, soit 8h30 alors qu’ils y passaient 9 heures au début du XXè. (p. 72)

Pire, l’insomnie touche de plus en plus de monde, enfants compris. (p. 73) or un enfant de 5 ans a besoin de dormir 11h, un ado a besoin de dormir 9h… alors que 48% d’entre eux ne dorment moins de 7h. (p. 74) : les écrans tiennent éveillés. 

Mais le lien social, la nécessité d’être populaire, tout cela est facilité et objectivé par les réseaux sociaux le numériques : il est très difficile d’y résister pour nos jeunes (p. 75) sous peine d’être exclu du groupe. Même la nuit…

Les ado passent 6h30 en moyenne sur leurs écrans, temps divisé ainsi : 43% en télévision, 22% jeux vidéos, 24% médias sociaux, 11% pour parcourir internet. (p. 81)

Les smombies (smartphone et zombies) se mettent en danger tout autant qu’ils mettent en danger leur entourage en ne faisant pas attention à l’entourage.

Et oui, tout ce temps disponible semble happé par les écrans… au point de mettre en échec les stratégies commerciales qui tentent d’attirer notre attention : nous sommes rivés sur nos écrans. (p. 78)

En 2010 déjà l’INSEE soulignait qu’en France, la moitié du temps mental disponible (c’est-à-dire, rappelons-le : le temps qui n’est consacré ni aux besoins physiologiques, ni au travail, ni aux tâches domestiques, ni au transport) était capté par les écrans. Le terme « écran » désigne indifféremment la télévision, les ordinateurs ou les téléphones. » (p. 79)

Cependant, « Mettre en accusation les écrans, c’est en définitive lâcher la proie pour l’ombre car ils ne sont que les médiateurs de la rencontre entre l’hypermodernité du marché cognitif et le très ancestral fonctionnement de notre cerveau. Il s’agit d’une fenêtre ouverte sur ce qui ressemble à un champ de bataille où se joue une partie de notre destin collectif, mais selon quelle logique ? » (p. 86)

Un « effet cocktail » mondial

On peut le définir comme la focalisation subite de notre attention sur un phénomène malgré un brouhaha, une confusion globale environnante, comme lors d’un cocktail. Du fait de l’augmentation vertigineuse des informations, c’est un effet très recherché.

Tandis qu’« au XVIIIè, les gens parlaient très peu, avaient très peu de sollicitations de l’extérieur : entendre de la musique ou voir de la peinture leur arrivait dans des conditions relativement exceptionnelles. » (Bernard Stiegler) « Par contraste, que l’on songe un instant : nous avons produit plus d’informations sur la Terre entière au début des années 2000, c’est-à-dire au début de la dérégulation massive du marché de l’information, que depuis l’invention de l’imprimerie par Gutemberg. Et en ce début de XXIè siècle, le phénomène s’est encore vertigineusement accéléré. Depuis 2013, la masse d’informations disponibles double tous les deux ans. » (p. 96)

Cacher ce sein… la parenthèse sexy de Bronner !

Chaque article de ce livre passionnant et agréable commence par une véritable accroche. C’est ainsi que je découvre qui est Beate Uhse-Köstlin : La première femme pilote et cascadeuse à la fin des années 30 ; qui invente et ouvre des sex shop ! Son entreprise fut très florissante. La demande sexuelle est très importante. Et bien, Beate Uhse a déposé le bilan en 2017. « Ce n’est pas que la demande d’images de sexualité a baissé ; au contraire, elle a trouvé un nouvel outil de fluidification entre la demande et l’offre, l’arme parfaite : internet. » (p. 103)

La peur au ventre

Mais il n’y a pas que le sexe dans la vie… il y a aussi le danger !

La peur du danger semblerait faire réagir et retenir notre attention. « Pourquoi l’esprit humain est-il ainsi conformé ? c’est une question complexe, qui autorise plusieurs hypothèses. Les défenseurs de la psychologie évolutionniste défendent à ce sujet une forme d’innéisme décomplexé, considérant que la façon dont notre esprit fonctionne est la conséquence de la sélection naturelle. Ce qui nous apparaît aujourd’hui comme de fâcheuses erreurs de raisonnement a eu, selon eux, une fonctionnalité pour nos ancêtres préhistoriques. » (p. 108) Mais aujourd’hui ? Il n’y a plus de lion à chaque coin de forêt ? Et bien : « Aussi longtemps que ces séquelles du passé ne constituent pas des obstacles à la reproduction et à la sauvegarde de l’espèce, il n’y a pas de raisons qu’elles disparaissent. Les mécanismes de la nature conservent en nous bien des choses qui n’ont pas toujours leur utilité. C’est le cas si connu de notre appendice. » (p. 109)

L’espèce humaine est sensible aux alarmes. L’histoire d’homo sapiens a commencé il y a 2,7 millions d’années ; cela nous a sans doute modelés, malgré les quelques millénaires de relative sécurité que nous connaissons. (p. 111) « La peur s’est donc emparée d’une partie de ce précieux trésor qu’est notre disponibilité mentale. Elle nous tient au ventre et plonge notre esprit dans des ensembles de données partielles et trompeuses qui font de nous des hypocondriaques permanents et nous font regarder vers l’avenir avec, comme seul horizon parfois, la terreur et la crainte d’une fin du monde prochaine. » […] « attirer l’attention des individus sur la question des risques ou sur le simple fait qu’ils sont mortels a tendance à accroître leur intérêt pour des idées autoritaires. » (p. 123) Mais nous y reviendrons !

La peur nous attire comme un aimant ? Connaissez-vous les selficides ?

« Ces dix dernières années, près de 300 personnes sont mortes par « selficides ». C’est le terme désignant les individus qui ont payé de leur vie le fait d’avoir voulu prendre une photo d’eux-mêmes trop près » d’un danger… […] « Le développement de la photographie nous a permis de démultiplier notre image. Qu’on y songe : il se prenait moins d’un milliard de photographies par an en 1930 alors qu’on en compte aujourd’hui, chaque année près de 1000 milliards ! » (p. 166) Ce phénomène « dévoile le difficile chemin entre la volonté d’être différents de nos congénères mais pas au point de ne pas être intégrés parmi eux, comme le montrent tous les phénomènes de mode. Nous voulons sans cesse nous distinguer des autres mais nous cherchons pour cela leur approbation. » (p. 170)

Approbation d’autrui mais goût de la polémique, et nous ne saurions le nier encore moins aujourd’hui qu’hier. (p. 127) « [la conflictualité] nous intéresse au sens anthropologique, c’est-à-dire qu’elle révèle un trait constant de la nature humaine. » (p. 128) « Que les réseaux sociaux facilitent ce climat agonistique n’est pas surprenant. Dans la vie ordinaire, la proximité spatiale entre les individus les enjoint souvent à éviter d’utiliser l’insulte ou l’invective. » (p. 133)

un clash inintéressant autour d’un sujet creux monté en épingle, par exemple

En outre, les réseaux sociaux rendent malheureux. « Une recherche portant sur 1500 jeunes de quatorze à vingt-quatre ans, au Royaume-Uni, a montré que la plateforme de partage photographique générait plus de malaise et de sentiment négatif que tous les autres réseaux sociaux. Pire, elle accroît les symptômes d’orthorexie névrotique – la tendance pathologique à vouloir ne consommer que des aliments sains. » (p. 172)

(private joke 😉 )

C’est un peu horrible, mais notre bonheur croît dans le malheur d’autrui, par comparaison. « Cette comparaison s’insinue même jusque dans la vie conjugale puisque plus une femme gagne bien sa vie, moins son conjoint est satisfait de son propre travail. » (p. 174)

(cette simple information, relayée sur mon mur facebook, a généré un torrent de commentaires polémiques… à ma grande surprise)

« Lorsque, d’une façon ou d’une autre, la métrique des réseaux sociaux indique l’intérêt positif que vous prêtent les autres, vous bénéficiez d’une décharge dopaminergique qui ressemble à une forme de bonheur. À l’inverse, si vous subissez une forme de misère attentionnelle, votre système de récompense psychique est en berne, surtout si vous vous comparez aux autres. » (p. 189)

Un peu de chimie… on peut distinguer la recherche du plaisir de la recherche du bonheur. « Si le premier dépend directement de la production de dopamine, le second dépend, lui, de la sérotonine, qui crée une sensation plus durable. Or, la recherche du plaisir s’oppose bien souvent à celle du bonheur, y compris en termes chimiques. En effet, explique [Robert] Lustig [neuroendocrinologue, auteur de The Hacking of the American Mind], la dopamine est un neurotransmetteur qui excite le neurone. Il se trouve que les neurones voient leur niveau d’excitabilité s’élever à mesure qu’ils sont excités. Pour obtenir le même effet, il en faudra toujours plus ; cela décrit exactement ce qui se produit dans les phénomènes d’addiction. Le professeur de l’université de Californie souligne que ce processus décrit le rapport que nous pouvons avoir à l’alcool, aussi bien qu’au sexe ou aux réseaux sociaux. » (p. 198)

« nos circuits de récompense à court terme peuvent rapidement prendre possession de notre esprit. Le terme est un peu fort mais il a une traduction physiologique très concrète : la production de dopamine accompagnant la jouissance à court terme a tendance à donner un avantage décisif aux régions postérieures du cerveau (comme l’amygdale ou l’hippocampe) plutôt qu’au cortex préfrontal qui régit les préférences de long terme et lutte contre certaines de nos intempérances. » (p. 197)

Une petite pause presque à mi-chemin du livre nous propose de réfléchir au titre : APOCALYPSE !

Le titre du livre de Bronner, quel petit coquin !!! il se gausse des incultes et prend au piège les superficiels si toutefois vous aviez cru que « Apocalypse » est pris ici au sens (très récent) de catastrophe… car en réalité, Jean de Patmos écrit son « apocalyspe », c’est-à-dire sa « révélation ». Fin du monde ? Destruction cognitive ? Non… « le monde contemporain, tel qu’il se dévoile par la dérégulation du marché cognitif, offre une révélation fondamentale – c’est-à-dire une apocalypsis – pour comprendre notre situation et ce qu’il risque de nous arriver. » (p. 191)

Ainsi donc, il vous fallait lire près de 200 pages pour ne pas commettre de bévue. Au passage, le saviez-vous ? 59% des personnes qui partagent des articles sur les réseaux sociaux n’ont lu que les titres et rien de leurs contenus (p. 191) !

Et pourquoi donc ? À cause des fameux titres plus alléchants que leur contenu ! C’est par ce phénomène que nous pouvons éditorialiser le monde, selon l’expression de GB. 

Attirer le monde sur certains phénomènes, les mettre en lumière plutôt que d’autres ! Nous savions que les mauvaises nouvelles semblent retenir davantage l’attention des gens, et bien les énoncés faux également. Jefferson disait « Seule l’erreur a besoin du soutien du gouvernement. La vérité peut se débrouiller toute seule. » (p. 216) eh bien, Jefferson se trompait. Après un test comparatif avec des robots, il semblerait même que les humains diffusent plus largement le faux que les robots. « C’est par l’entremise des humains que le faux contamine notre monde. Les fausses informations vont six fois plus vite et sont plus partagées et repartagées que les vraies informations. »

[Ce qui me semble fort curieux : ont-elles le pouvoir de plaire davantage du fait de leur fausseté ? ou serait-ce leur emballage ? Ou justement le côté déballage ? Quelle différence entre une vraie et une fausse information, dans son apparence, qui pourrait expliquer cette différence de traitement ? J’aimerais davantage d’explication à ce sujet.]

Pour finir, dans l’étude de Solomon Ash, deux groupes d’individus reçoivent la description d’une même personnalité :

1) Steve est intelligent, travailleur, sanguin, critique, têtu et envieux.

2) Steve est envieux, têtu, critique, sanguin, travailleur et intelligent.

Les sujets de l’expérience dans le premier cas ont une meilleure opinion de Steve que dans le second cas. « L’ordre dans lequel étaient placés les adjectifs avait donc une influence sur la représentation que les sujets de l’expérience se faisaient de Steve. » (p. 227)

Et enfin des questions politiques que je trouve absolument passionnantes ! 

A propos de Méduse, horrifié, que faire de ses résultats ? … 3 axes :

La misanthropie, on peut l’analyser comme le résultat d’une déception : « c’est pour avoir initialement trop espéré des hommes que l’on peut être conduit à les détester inconditionnellement. C’est donc une anthropologie naïvement optimiste qui conduit à une autre, exagérément pessimiste. » (p. 234)

[et je souscris complètement à cette définition de la misanthropie ; il en va de même pour les gens qui ont toujours peur de dire des bêtises ou d’être ridicule. Un trop grand amour de soi ?]

Ou bien l’on considère que c’est bien fait pour eux ! « Pour établir cette interprétation, ceux que nous nommerons les néo-populistes, qu’ils se trouvent à la gauche ou à la droite de l’échiquier politique, usent de l’argumentum ad populum, c’est-à-dire du sophisme du peuple. » (p. 235)

Certains pensent aussi que si l’homme en est là, c’est à cause de la culture : « il s’agirait donc d’agir sur le contexte social, éventuellement d’abolir ce qu’ils nomment le néolibéralisme, pour qu’enfin naisse l’homme nouveau ou véritable, selon les versions. » (p. 235)

« Comme le précise Wiktor Stoczkowski, ces théories « s’interrogent sur les imperfections de la chose humaine et essaient de déterminer si ces imperfections sont ontologiques, inévitables, inscrites dans la nature des choses, ou si elles ne sont que des accidents de l’histoire. » (2011, p. 149) » (p. 236)

Les trois axes s’appuient sur une anthropologie implicite. La première conduit à l’isolement. Les deux suivantes sont intéressantes sur le plan politique. Si l’on considère que l’homme est dénaturé par le social, on conserve alors l’espoir que l’on peut tout changer. « La radicalisation de cet espoir se trouve ordinairement dans les théories qui font de toute chose l’effet d’une construction sociale. Ces modèles intellectuels impriment au monde toute la malléabilité politique désirée. Cependant le prix à payer est une certaine cécité à l’existence des invariants de notre espèce et en particulier de ceux qui ressortent de notre cognition. » (p. 237)

Or que sommes-nous ? C’est confirmé… nous regardons principalement des trucs nuls à la télé par exemple… Quelle déception de l’apprendre ! Nous pourrions croire que la nature était bien faite et que nous avons été pervertis, et d’ailleurs, certains le croient, mais « cette impression résulte précisément de ce que les êtres vivants paraissent si bien adaptés à leur environnement. Le problème est que nous ne voyons que les succès de la nature sans voir la masse de ses insuccès. L’échelle de temps qui constitue notre expérience directe n’est pas en mesure de nous faire prendre conscience que 99% des espèces qui ont existé un jour ont disparu aujourd’hui. » (p. 249)

C’est la faute de la société…? Qui dit ça ?

Max Horkheimer et Theodor Adorno, in « la production industrielle des biens culturels » (1974) : les individus seraient des êtres hétéronomes, modelés par l’environnement informatif que la société industrielle et capitaliste leur fait subir. » (p. 264) Si, dans un premier temps, la logique marchande a émancipé les individus des tutelles religieuses et des rangs sociaux illégitimes, elle a ensuite servi de moyen d’oppression masquant la nature réelle des rapports sociaux. C’est du moins la thèse défendue par Karl Marx et Friedrich Engels dans l’Idéologie allemande : « les croyances auxquelles nous adhérons sont déterminées par un mécanisme d’assimilation de l’idéologie dominante, elle-même issue des rapports de classe. Ces croyances ont donc pour conséquence directe de servir l’intérêt de la classe dominante. » (p. 265) … et donc selon des mécanismes obscurs, les foules seraient trahies et dépossédées d’elles-mêmes. Noam Chomsky et Edward Herman dans La fabrique du consentement. De la propagande médiatique en démocratie (1988-2009) semblent avoir défendu la même hypothèse. Paradoxe amusant : ils dénoncent la censure des voix dissidentes en démocratie et anticipe l’objection qu’on pourrait leur faire, à savoir qu’ils ont bien réussi à publier ce livre tout de même, en notant que « le système s’accommode parfaitement d’un certain degré de dissidence ». (p. 269)

GB analyse ensuite les arguments du livre en les battant en brèche. Il chagrine ensuite les adorateurs d’un Rousseau pris au pied de la lettre qui penseraient que l’homme est perverti par la civilisation en avançant des preuves anthropologiques et archéologiques que nos ancêtres étaient probablement fort violents. Il n’y a pas de bon sauvage ou de paradis perdu. Des expériences communautaires, comme la Colonia Cécilia, furent tentées mais n’aboutirent qu’à un échec patenté. (p. 284)

« Les anarchistes ont conçu toutes sortes de pédagogies alternatives censées préserver les capacités libertaires des enfants face aux assauts du contexte social dénaturant. Il fallait faire l’homme nouveau avant de faire la société nouvelle, et ce furent La Ruche de Sébastien Faure, l’orphelinat de Cempius de Paul Robin, ou encore l’école moderne fondée en Espagne par Francisco Ferrer, qui explorèrent, parallèlement à ces tentatives d’utopie, la possibilité d’éduquer autrement. On trouve dans ces expérimentations des principes remarquables comme l’égalité dans l’éducation quel que soit le sexe ou l’origine sociale, et d’autres sans doute plus discutables, mais on peut s’accorder sur le fait qu’aucune femme ou homme nouveau n’est né de ces belles tentatives. » (p. 285)

[Là, je reste sur ma faim car comment a-t-on pu prouver la non-existence d’homme nouveau ? Et qu’est-ce qu’un homme nouveau ? Qui sont les gens sortis de ces écoles ? Qu’ont-ils fait ? J’aimerais beaucoup avoir cette info… !]

« Il ne peut y avoir de projet d’éducation libertaire qui ne tienne compte de l’existence des grands invariants qui nous caractérisent. Ne pas le faire, c’est conduire les entreprises collectives vers des formes de tyrannie, même lorsqu’on est animé des meilleures intentions. Ce n’est pas tant que ces traits invariants soient des fatalités mais ils ne peuvent tout simplement pas disparaître parce que nous les trouvons indésirables. » (p. 285)

Quel ironique GB qui nomme sa conclusion « La lutte finale » !

Que faire ? « Une stupéfiante étude, publiée dans la revue Science en 2014, a montré que les individus préféraient s’administrer des chocs électriques plutôt que d’être contraints de supporter un moment de silence (de 6 à 15 minutes) qu’ils auraient pu consacrer simplement à réfléchir. Dans ces conditions, on comprend mieux l’attraction qu’exercent ces outils que sont nos téléphones, tablettes et ordinateurs, qui offrent à tout moment le sentiment artificieux d’un événement possible. » (p. 339)

Des pistes de solution ?

« face à la mondialisation et à la célérité des problèmes que nous rencontrons, la coordination internationale est plus que jamais nécessaire. Je ne sais si cette coordination pourra prendre la forme d’une institution ayant plus de pouvoir ou relever d’une autre forme d’ingénierie de la décision collective qui n’a pas encore été pensée, mais nul doute que, s’il existe une solution possible, elle se trouve lovée dans notre capital attentionnel. » (p. 357) Car la menace civilisationnelle existe bel et bien et se profile sans aucun doute à l’horizon de notre espèce !

Dieu de la Bible, Dieu du Coran

Thomas Römer & Jacqueline Chabbi

Ce livre ne propose pas un dialogue entre les deux chercheurs, encore moins entre les deux dieux, mais plutôt un bref état des lieux de la recherche, d’abord pour ce qui concerne le dieu de la Bible (partie I – Thomas Römer, TR), ensuite pour ce qui regarde le dieu du Coran (partie II – Jacqueline Chabbi, JC) ; il aboutit à un dialogue entre Thomas Römer et Jacqueline Chabbi en guise d’épilogue (Partie III)

Ce livre fournit des éléments de profondeur nécessaires à la compréhension des origines des religions juive, chrétienne et musulmane ; il met en garde contre les anachronismes : « quand nous parlons aujourd’hui, par commodité, de « monothéisme » pour désigner le judaïsme et l’islam, nous « écrasons » en effet des différences considérables quant à la fabrication ou à l’invention de Yahvé ou d’Allah -, quant à leur « apparition » dans des environnements politiques, sociaux, culturels… extraordinairement différents. » (p. 8) Alors, parle-t-on du même dieu ?

Partie I. Dieu de la Bible

1. Nom de dieu 

Stèle de Mesha, commémorant la victoire du roi de Moab sur Israël (IXè s avJC)

L’unité ou l’unicité divine est une notion assez récente : le texte de la bible garde des traces nombreuses de changements de la compréhension de ce dieu. Yahvé est le nom propre du dieu d’Israël, dont la forme brève est Yahou. Yahvé est attestée pour la première fois sur la stèle de Mesha, vers la fin du IXè ; mais on trouve aussi Élohim, Eloa, El Shaddaï, ou encore tout simplement El. (p. 14) Comme on le verra plus loin, Yahvé est parfois considéré comme le fils de El. Par la suite, les rédacteurs bibliques l’associent et l’assimilent à Yahvé : « Dans la Genèse, Abraham et Jacob invoquent à plusieurs endroits le dieu El sous différents noms (El Roï, El Olam, El le dieu d’Israël). Pour les rédacteurs de ces textes, il était évident que ce El était identique à Yahvé. » (p. 27) « Quand il est question des origines de l’humanité, le code sacerdotal utilise toujours le mot Elohim. Quand il s’agit d’Abraham et de sa descendance, il emploie El Shaddaï (le « dieu des champs ») et c’est seulement à partir de Moïse, en Exode, 6 ; que Yahvé se présente comme tel : « Ani Yhwh », « c’est moi Yahvé ». Il ne s’était pas fait connaître auparavant sous ce nom. » (p. 28)

Yahvé, un dieu unique ? « L’idée d’un seul Yahvé, à savoir celui de Jérusalem, se met en place vers la fin du VIème siècle (vers 622 av JC), sous le roi Josias, qui régnait alors à Jérusalem. C’est dans ce contexte qu’on va décréter Yahwe ehad, « Yahvé est Un », ce qui n’est pourtant pas encore le « Dieu unique ». Il est « un », cela veut dire que le « Yahvé de Jérusalem » sera dorénavant le seul dieu acceptable, et accepté. » (p. 15) Les sciences des religions parleraient plus volontiers de monolâtrie ou d’hénothéisme que de monothéisme. (p. 15)

Après la destruction du temple et certainement, l’enlèvement ou la destruction des statues de Yahvé, les prêtres ont développé le discours selon lequel une statue ne peut pas représenter le vrai dieu. (p. 18)

« la destruction de Samarie, et du royaume du Nord, « Israël », en 722, a entraîné une série de déplacements de ses habitants vers Jérusalem. La ville est alors devenue une « vraie » capitale, toutes proportions gardées, la comparaison avec les autres capitales de la région étant exclue. » (p. 19) La ville de Jérusalem devient légitime.

Jérusalem s’agrandit entre VIIIème et le VIIème et compte alors 5 à 10 mille habitants. C’est à ce moment que Josias consulte la prophétesse Houlda qui habite les « nouveaux quartiers », nous précise la Bible. On peut donc supposer que la ville s’est en effet agrandit. Josias entame alors des réformes : Dieu est un ! Mais sans doute est-ce faire de nécessité vertu. Jérusalem devient importante et il n’y a plus d’autre ville pour « porter » Yahvé.

C’est alors que les traditions du nord sont intégrées au corpus, celle d’Israël, comme la légende Jacob : « Abraham, Isaac et Jacob ne se sont pas trouvés depuis toujours dans une même généalogie. Celle-ci a été fabriquée au VIème quand on a voulu rassembler les différents récits d’origine. Il y a un certain consensus dans la recherche pour dire que l’histoire de Jacob est la plus ancienne et qu’elle a d’abord été transmise dans les sanctuaires du Nord, comme le montre notamment son lien très fort avec celui de Béthel. » (p. 23)

Israël vient du nord ; cependant, au moment de sa destruction, son nom devient le plus idéologique, le plus théologique, celui qui désigne le « vrai peuple » de Yahvé.

Le rôle des Assyriens ? Non seulement ils ont détruit Israël – ce qui a eu pour conséquence le renforcement de Juda et Jérusalem et sa croissance démographique – mais ils ont participé indirectement à l’écriture de la bible, notamment avec les traités de vassalité. Ajoutons à cela qu’une rivalité avec le dieu babylonien Marduk, comme il y en aura plus tard entre Ahura Mazda et Yahvé, a fortement influencé les rédacteurs de la bible. (p. 32)

Une différence notable néanmoins avec le reste du Proche-Orient : c’est le dieu Soleil qui transmet la loi au roi Hammourabi pour qu’il la fasse respecter ; dans le texte biblique, cela se passe autrement : aucun roi ne reçoit la moindre loi, mais tous les rois sont jugés par rapport à leur fidélité ou leur infidélité à la Torah. (p. 41) C’est ainsi que le politique est séparé du religieux dans le judaïsme. 

2. Bible et histoire

Moïse ne connaissait pas le nom de Yahvé. « L’histoire des Patriarches conserve des souvenirs de tribus dont certaines ne vénéraient peut-être pas Yahvé mais El Shaddai ou El. Dans la grande narration du Pentateuque, l’histoire des Patriarches est en effet présentée comme une étape avant la révélation yahviste. » (p. 66)

Moïse, est-il le fondateur du Judaïsme ? Dans la Bible, l’alliance est conçue dans une mise en scène extraordinaire. Cependant, ce personnage a t-il existé ? De même pour Abraham et Isaac, ont-ils existé ? D’après TR, il n’est pas impossible que leur légende ait été inspirée par un ou plusieurs personnages réels. Mais nous savons que l’histoire de Moïse, par exemple, telle qu’elle est racontée dans la Bible, s’inspire de plusieurs récits. Nous avons également des indices qu’il s’agit bien d’histoires inventées. On nous raconte par exemple qu’Abraham quitte Ur avec ses chameaux, autour de 2000 ou 1750. Or à cette époque, il n’y avait pas chameau (p. 53) ou du moins, ils n’étaient pas domestiqués. De même, la légende veut qu’Abraham quitte Ur pour la terre promise dans le but de montrer aux lecteurs croyants qu’ils peuvent et doivent quitter Babylone pour rejoindre Jérusalem. « C’est une invention du milieu sacerdotal qui se trouvait aussi parmi les déportés et qui, au début de l’époque perse, voulait encourager les exilés à retourner à Jérusalem et en Judée : si Abraham a fait un si long chemin, nous pouvons nous aussi le faire, semble être leur message. » (p. 72)

Il en va de même pour les premiers rois – Saul, David, Salomon : aucune trace. « Nous avons des traces archéologiques de la période qui précède Saul et David. À Meggido, à Hazor, on peut admirer de magnifiques constructions qui précèdent l’époque de la monarchie israélienne. Elles prouvent qu’il y avait dans cette région des cités-États d’une certaine importance, plus ou moins contrôlées par les Égyptiens. Il s’agissait d’entités politiques, mais faut-il aller jusqu’à parler de « royaumes » ? C’est très difficile à déterminer. (p. 61) En fait « toute la chronologie de la narration biblique, depuis les Patriarches (Abraham et ses successeurs) jusqu’aux premiers rois d’Israël, est fictive. En réalité, il n’y a pas eu d’époque de la conquête : on sait par l’archéologie qu’elle n’a pas existé. » (p. 70) « La naissance d’Israël en Canaan est à comprendre comme un regroupement autochtone, et non comme issus d’apports de populations extérieures. » (p. 73)

L’installation du peuple Hébreu en Canaan telle qu’elle est racontée dans le livre de Josué est tout simplement invraisemblable. « Contrairement aux tribus réelles (même partiellement connues) les douze tribus d’Israël, descendantes des douze fils de Jacob représentent une construction littéraire. » (p. 63) Certains textes mentionnent un ‘am Yahvé : un « peuple de Yahvé » ; am désigne à l’origine un clan, une relation de parenté, et non un peuple ou une nation. » Le « Israël » mentionné sur la stèle du pharaon Merneptah est une sorte de confédération de tels clans ou tribus qui, à un moment donné, a adopté ce dieu Yahvé. D’ailleurs, le nom « Israël » est plus ancien que celui de Yahvé. On peut le déduire d’une simple réflexion étymologique : dans Israël, on retrouve le nom divin El et non pas le nom de Yahvé. Israël signifie donc « que El gouverne ». Un texte archaïque intégré dans le Deutéronome (chapitre 33) parle d’une réunion du « clan » de Yahvé » avec les chefs d’Israël. On a l’impression que ce texte garde un souvenir d’une fédération entre les clans d’Israël et un clan appelé ‘am Yahvé, et que cette nouvelle fédération a adopté le dieu Yahvé tout en gardant le nom d’Israël. » (p. 63) Il y avait plusieurs clans (p. 67)

Comment présenter cette histoire d’élection du peuple juif ? Au départ, on parle du peuple de Yahvé. « Mais cela n’a rien d’étonnant : chaque dieu tutélaire a « son » peuple, sur lequel il est censé veiller. Le concept de l’élection ou d’un choix divin surgit seulement au moment où on affirme que Yahvé est le seul dieu qui gouverne les destins de tous les peuples. Comment alors expliquer que le dieu unique ait une relation spéciale avec un seul peuple, Israël ? C’est là qu’intervient l’idée de l’élection. » (p. 68)

À l’origine de Yahvé, il y a un dieu désertique. Il serait lié à la montagne, plutôt au territoire Edomite, à trois jours à l’est du delta égyptien. « Il reste donc des réminiscences selon lesquelles Yahvé vient du Sud et qu’il était sans doute vénéré par plusieurs tribus qui se sont regroupées en tant que ‘am Yahvé. Elles l’ont amené ensuite vers la confédération d’Israël, qui l’a adopté comme dieu tutélaire. Au départ, il n’est donc pas du tout un dieu national, mais il le deviendra par la suite. » (p. 64)

3. L’écriture de la Bible

Dès la seconde partie du IXème (850-800), il existe une certaine capacité d’écrire dans l’Israël ancien : 5 à 10% de la population était concernée, pas plus. (p. 79) C’était une écriture consonantique ; les biblistes parlent de « paléohébraïques » ou d’ « écriture phénicienne ». « L’attestation la plus ancienne d’un alphabet consonantique vient d’Ougarit (vers 1400 avant notre ère). » (p. 80) « Les écrits qui deviennent des écrits bibliques sont d’abord le travail, au moins pour la plupart d’entre eux, d’un petit groupe de scribes ou de prêtres (qui savaient aussi lire et écrire). » (p. 83) Il n’y a jamais d’auteur et de JE, sauf peut-être dans le livre du Qohélet (l’Ecclésiaste), texte de l’époque hellénistique, du IIIème ou du IIème s av jc. (p. 83)

Jusque-là, les histoires se construisaient et se transmettaient oralement. Or les traditions orales se transforment constamment. « Transmettre, c’était aussi transformer, actualiser, supprimer, parfois tout simplement parce que le contenu ne plaisait pas ou ne convenait plus. Dans la Bible, le processus de réécriture a pu durer très longtemps, et il a concerné tous les écrits. L’histoire de la réforme du roi Josias par exemple a été écrite pour la première fois au VIIèmesiècle mais a été transformée à plusieurs reprises après la destruction du Temple. » [en 586 avJC par Nabuchodonosor) (p. 85)

La mise par écrit s’explique par la diaspora. « Il est probable qu’elle serve aussi à légitimer la récupération « yahviste » de sanctuaires qui étaient dédiés au dieu El, comme ceux de Béthel et de Penouel (dont les noms signifient « Maison de El » et « Face de El »). (p. 91) Elle va également fixer une certaine transformation ou réécriture de l’histoire : « On explique une défaite avec les actes condamnables commis par tel ou tel roi « mauvais » aux yeux de Yahvé. » (p. 93) Ainsi, Manassé est peint comme un mauvais roi alors que son règne de plus de 40 ans fut pacifique et profitable à la population ; à l’inverse, Ézéchias dont l’histoire nous dit que les actions politiques ont été catastrophiques, est magnifiquement célébré dans la Bible (p. 93) « Au point qu’il faut renverser le classement de la Bible : les rois présentés comme mauvais sont en règle générale ceux qui s’étaient politiquement bien débrouillés ! » (p. 93)

Mise en garde : la Bible hébraïque est différente de la Bible grecque (qui contient les livres écrits en grec au IIè et au Ier s avjc. Chez elle, l’historiographie s’arrête avec des récits ou des textes prophétiques mentionnant des rois perses, bien que l’on trouve des textes révisés ou rédigés à l’époque hellénistique, plus tardive. Dans la bible grecque, on peut lire l’histoire des Maccabées, la révolte des Juifs contre les Grecs puis les Romains qui se situe au IIè s avjc. Or cette histoire n’apparaît pas dans la Bible juive. » (p. 89) Il y a donc des choix. L’histoire d’Ahiqar n’a pas été intégrée à la Bible bien qu’il soit mentionné dans le livre biblique de Tobit et dans les textes hellénistiques et grecs. De même pour les nombreuses versions censurées de la vie de Moïse ou encore Hénoch (p. 94-95). « Plus tard, au IIème s de notre ère, ce qu’on appelle le « canon », le regroupement de tous ces textes, ne s’est pas fait dans le souci de tout ramasser. On a sélectionné des choses contradictoires, mais on n’a pas tout gardé. » (p. 95)

4. L’influence des empires

Oui, indéniablement, les Assyriens, les Babyloniens et les Égyptiens ont largement et indirectement contribué au texte biblique tel qu’il nous est parvenu. Beaucoup d’éléments sont copiés, détournés, inspirés. Néanmoins le rapport entre le politique et le religieux semble différer : « Le judaïsme ancien n’a jamais été porté par un pouvoir étatique, ce qui fait la différence avec les autres religions. En Égypte, il deviendra important à l’époque hellénistique et romaine, en particulier à cause de la filière d’Alexandrie, où s’établit le centre intellectuel le plus important du judaïsme. (Selon la tradition, la lettre d’Aristée, le Pentateuque a été traduit en grec à Alexandrie). Très vite, dans les siècles qui précèdent et qui suivent l’entrée dans notre ère, les juifs se répandent aussi dans le bassin méditerranéen. Ils s’installent au Maroc, en Italie, vont en Espagne… Cette dispersion se fait grâce aux Romains, car ils profitent des voies romaines et de la facilité de circulation à l’intérieur de l’empire. Mais le Judaïsme jusqu’en 1948, si on laisse de côté les quelques décennies de l’épisode maccabéen, n’a jamais été une « religion majoritaire » d’un empire ou d’un État, contrairement au christianisme et à l’islam. » (p. 109)

II. Dieu du Coran

1. Naissance d’Allah

« Le nom d’Allah n’est pas présent au départ dans le Coran. […] Pour l’historien, ce n’est pas le nom d’Allah, mais le mot Rabb qui est là en premier. En arabe, ce mot désigne aussi bien un humain qu’un être surnaturel représenté comme le « maître », le protecteur du lieu où il réside. » => Il est le seigneur maître du point d’eau mecquois situé à proximité de l’édifice. (p 113)

La Mecque n’étant pas une oasis, elle n’a aucune ressource vivrière ; elle abrite une tribu de faible importance ; ce n’était pas du tout une cité caravanière, contrairement à ce qui jusqu’à présent été répété et enseigné ! (p. 115) ainsi Mohammed caravanier de l’Arabie, c’est une légende sans aucun fondement ! (p. 116)

Le Coran « s’inscrit dans un environnement naturel particulièrement hostile, qui façonne les conduites sociales et les représentations collectives. Entre cette partie de l’Arabie aride, où est établie la bourgade de La Mecque, et des terres limitrophes plus faciles à vivre, on ne se représente pas le monde de la même façon. » (p. 124) « La portion particulière de territoire où La Mecque est située, éloignée de tout, à plus de 1000 kilomètres du nord comme du sud de la péninsule. La mer Rouge proche ne constitue en aucune façon un axe de liaison. On est continuellement dans une situation de survie, avec des aléas majeurs et la crainte permanente que le groupe auquel on appartient n’ait pas d’avenir et soit condamné à disparaître à brève échéance. » (p. 125)

La Mecque est un endroit sacré parce que s’y trouve un point d’eau, le « puits mecquois » et le maître du puits garantit que l’eau ne tarira pas. C’est même un endroit inondable et c’est plutôt une bonne nouvelle ! La Ka’ba sert à repérer le puits ; chaque angle porte des pierres sacrées, c’est un bétyle. Le bâti permet de protéger les pierres sacrées des inondations. C’était sans doute un culte saisonnier ; les Mecquois étaient obligés de se déplacer pour chercher à se nourrir et leurs déplacements requéraient une protection surnaturelle. (p. 117)

A la Mecque, se trouve une société tribale, clanique : « Une société tribale repose avant tout sur les rapports de parenté, comme cela a été démontré depuis longtemps. En dehors de la famille de filiation directe, la famille collatérale du lignage est particulièrement importante. C’est à ce niveau que les liens de solidarité entre parents sont les plus forts. En tant qu’acteurs sociaux actifs, les « parents » sont avant tout les mâles, autrement dit les chefs de famille et leurs fils adultes. Le reste de la famille est pris en charge. La famille de filiation directe a une mission sociale impérative : se reproduire pour construire l’avenir du groupe. » (p. 132) Les citadins mecquois sont des sédentaires et non des nomades. (p. 133) Pour aller chercher des ressources, ils se déplaçaient en chameau (p. 133) Le désert leur fait peur, contrairement aux nomades : les alliances sont donc prépondérantes. 

La figure divine appelée le Rahman, « le bienfaisant » apparaît dans le Coran dans le thème de la Création ; il est importé manifestement du Yémen. « On n’a aucun doute sur le fait que cette dénomination divine arrive du Yémen, où elle est largement présente dans les inscriptions sur pierre, et où le judaïsme et le christianisme sont bien attestés du IVème au Vème siècle. » (p. 123) Ce nom divin el-rahman, « le Bienfaisant », est constamment utilisé en Islam mais très peu (4 fois) dans le Coran lui-même. (p. 122) 

L’innovation coranique va impulser le culte d’un seul dieu, le « seigneur de la Ka’ba » parce qu’il est le maître de l’abreuvement de la cité (p. 114)

Allah apparaît enfin : Qui est Allah ? C’est un dieu utile, il porte les noms les plus efficients (p. 135) Il n’est pas un dieu vengeur ou un dieu rancunier (p. 136) Contrairement à Yahvé, il n’a pas des « sentiments » ; parce que masculin, il est responsable, chargé de fournir une réponse efficace et adaptée aux besoins vitaux des familles et d’assurer leur protection et leur défense. (p. 137) De même, on ne lui connaît pas d’Ashéra (p. 142) 

« Grâce au rôle de créateur de toutes choses qui lui est attribué, il a éliminé trois anciennes déesses locales dont le Coran nous dit qu’elles ne peuvent rien pour leurs alliés humains car elles n’ont aucun pouvoir de création. » (p. 114)

Des déesses féminines qui n’ont aucun pouvoir de création ?

Oui. Existaient alors des déesses des pistes, divinités protectrices sur les chemins empruntés par les Mecquois. Elles avaient un lieu, appelé haram, sorte de demeure de la déesse (p. 118) mais furent supprimées par l’inspiré du Coran. « En Arabie, l’eau c’est la vie. Dans une société d’aridité extrême, cela veut tout simplement dire que la vie constamment menacée est perçue comme une survie. En outre, dans le milieu naturel et humain de l’Arabie aride, le principe de vie est lié au genre masculin ; on associe dans un même terme l’eau qui vivifie la terre et le sperme qui procrée des humains. Au contraire, le sec et le chaud sont liés au féminin, qui doit être fécondé par le principe vital masculin. Le Seigneur du point d’eau mecquois est donc un dieu masculin, alors que les divinités des pistes, comme appartenant à un espace de chaleur, sont du genre féminin. » (p. 119)

Donc les trois déesses sont-elles attestées ? C’est possible, mais le Coran recommande assez rapidement de ne rendre de culte qu’au dieu efficient, celui qui protège de la peur des attaques et protège des famines. Cela n’est pas influencé par le monothéisme des religions chrétiennes ou judaïques à ce moment : « Dans le monde des humains, toute protection doit venir exclusivement de l’élément mâle de la société, seul détenteur des moyens de la défense collective des tribus. Cet argument est premier. Les éléments d’origine biblique qui vont intervenir peu à peu ne feront que renforcer cette conviction première. En particulier, la thématique importée de la Création divine va apporter un renfort majeur, à l’exclusivité dévolue au Seigneur de la demeure mecquoise, autrement dit au dieu masculin du point d’eau. » (p. 122)

Le Rahman ne va pas non plus intégrer les divinités féminines. Au contraire, elles sont considérées comme inutiles et inefficaces parce que féminines. « En tant que filles et, de surcroît, non créatrices de quoi que ce soit, elles ne servent plus à rien (25, 2-3). Il s’agit donc moins d’une mise à mort que d’un constat d’inefficacité et d’incompétence. Les divinités féminines sont déclarées incapables de remplir la part du contrat de protection que la tribu croyait avoir conclu avec elles. » (p. 127) Allah en tant que Créateur dénonce les déesses (103, 23) comme inutiles : « elles ne sont que des noms dont vous et vos pères les avez nommées ! »

C’est ensuite qu’Allah ‘al-(i)lâh) peu à peu supplante Rabb et accepte El Rahmân comme qualificatif. 

Attention, parler de monothéisme serait toutefois anachronique. Les mecquois n’ont pas le luxe de faire de la théologie ; nous sommes plutôt en face d’un pragmatisme radical. Ce n’est qu’après 750, à la chute de l’Empire omeyyade, que tout va progressivement évoluer. (p. 139)

« Il faut voir cependant que cela se passe sur la scène du discours, pas sur celle du réel. Les Mecquois préfèrent s’en tenir à la tradition, des « pères (de la tribu) ». L’inspiré du Coran va donc payer au prix fort cette victoire dans les mots par un bannissement de son propre clan. Ce sera l’hégire, autrement dit l’exil, avant qu’il ne puisse revenir dans sa ville en toute fin de période. » (p. 129) Mohammed est d’ailleurs accusé de possession par un djinn malfaisant ; on dit aussi qu’il est poète « mal inspiré » ou un devin, un sorcier.

Djinn, désert et enfer ! Parenthèse => qui sont les djinns ? alors que le divin contrôle l’espace de l’eau et celui des humains, les djinns ont été créés du feu, chaleur ardente et vent de sable. (p. 140) Ils sont cités avant les humains dans l’ordre des êtres créés. Dans la Bible, le désert reste lointain. En Arabie au contraire, il est proche, il faut le traverser ; parfois les hommes tentent d’entrer en contact avec les djinns pour obtenir d’eux des secrets. Le Coran met en garde contre ces pratiques : il ne faut pas se tromper d’alliance. (p. 141)

L’enfer coranique : « le discours joue largement sur les phobies de l’imaginaire local, et tout particulièrement sur celles, terrifiantes pour un homme de cité comme les Mecquois d’être perdu et soumis à la torture de la soif dans un désert brûlant. C’est la représentation de l’enfer coranique à son premier stade. Elle évoluera ensuite allant jusqu’à représenter un chaudron rempli de flammes comme on le voit dans des miniatures d’Asie centrale du XVème, à propos du Voyage céleste de Mohammed. » (p. 139)

2. Un dieu de l’alliance dans le Coran

Les alliances en question : « contrairement à ce que pensent souvent les croyants, tout cela relève d’une histoire et d’une anthropologie particulières, et doit être soumis aux enjeux du lieu et du temps qui sont spécifiques à une religion et même à un moment d’une religion donnée. » (p. 146) Regardons par exemple les langues : dans l’Arabie aride, l’écrit est fruste et gravé sur pierre, très limité, contrairement à la Mésopotamie ou l’Egypte où l’on trouve les papyri. (p. 146)

« Dans une société qui est sans livres et donc quasiment sans écriture, le sens du mot qur’ân prend son ampleur : « transmission orale exacte d’un message d’importance et qui ne doit pas être modifié. » (p. 146)

L’alliance, dans ce cadre, relève de la logique contractuelle : le premier devoir consiste à être solidaire et protéger les siens. Dans ce contexte, l’héroïsme individuel n’est pas du tout valorisé ! (p. 148) On est donc loin d’une alliance désincarnée face à une souveraineté divine puissante et lointaine. (p. 149)

Dans la bible, la relation entre Yahvé et Israël reproduit d’abord celle des rois assyriens avec les hommes vassalisés de leur empire. (p. 150) L’alliance, dans le Coran, est bien différente, l’allié divin n’est pas un souverain : la notion coranique de mulk renvoie à la possession, en l’occurrence de la Création. « Le malik divin du Coran ne désigne pas un roi, à la différence du melek biblique. » (p. 150)

L’alliance, au départ, était dépendante de l’appartenance clanique : l’inscription du religieux dans le cadre d’une alliance restreinte n’autorisait pratiquement pas de ralliement exogène. Il fallait en rester à l’échelle du modèle démographique tribal, pas de conversion – ou plus exactement de ralliement – sans intégration tribale préalable […] cela a perduré pendant un bon siècle, jusqu’à la fin de la période omeyyade, au milieu du VIIIème siècle. » (p. 152) « De surcroît, l’alliance avec le divin ne peut que reproduire une alliance entre humains ou plutôt entre groupes humains. Il n’y a pas d’échappatoire : c’est la structure sociale qui commande dans les représentations de la croyance et les rapports qu’on imagine avec le surnaturel. » (p. 154) D’ailleurs, il n’y a pas de mythe primordial dans le Coran, ni de mythe du premier homme ou du premier couple, « mais toujours la représentation d’une société terrestre en action et disposant de ce qui est nécessaire à sa survie. » (p. 156)

La figure de Moïse est très présente dans le Coran, plus que celle d’Abraham. Cela pourrait s’expliquer par le fait que Mohammed pouvait s’identifier à son itinéraire face au Pharaon : ils sont d’ailleurs mis en parallèle dans leurs destins de « porteurs de messages » incompris. » (p. 158)

3. Milieu du Coran et influences bibliques

J. Chabbi propose une thèse qui s’inscrit en faux contre l’approche qui domine aujourd’hui la recherche coranologique et les milieux académiques internationaux, à savoir qu’il existe un « biblisme coranique » et que le Coran serait fortement marqué par la tradition biblique, les mots bibliques et les histoires bibliques. (p. 171) Pour J. Chabbi, il faut « prendre en considération l’existence d’un terrain historique renvoyant à un milieu humain précis, dans un espace géographique circonscrit, dont il faut interroger le mode de vie, au sens le plus concret du terme, pour comprendre ensuite seulement comment le religieux, c’est-à-dire d’abord un mode de croyance, s’y est acclimaté. Or, les contextes mecquois et médinois constituent sur ce point un véritable cas d’école. » (p. 172)

Quelles sont les croyances dans cet endroit du monde ? Plutôt des zones monothéistes. Notamment au Yemen où à la fin du IVème, le souverain himyarite abandonne ses croyances pour se tourner vers le judaïsme. Sur la rive opposée, les rois éthiopiens d’Axoun adoptent le christianisme dans sa version monophysite à partir du IVè siècle. (p. 169)

A La Mecque, la greffe biblique ne prend pas (p. 173) ; les éléments bibliques importés sont rejetés par la tribu mecquoise. À La Mecque ne se trouvent ni chrétiens ni juifs

 « La première confrontation réelle avec les hommes de la Bible se fait à Médine, face aux juifs locaux » (p. 173). À cette période, « la célèbre formule « les gens du Livre », tellement utilisée aujourd’hui pour les religions que l’on dit « abrahamiques », n’apparaît pas avant la période dite médinoise. Et contrairement à aujourd’hui, elle n’est pas du tout positive […] et désigne les juifs médinois. (p. 165) « Le Coran polémique violemment contre un adversaire qui lui est contemporain : le judaïsme médinois de son temps. » (p. 164) Il n’y a pas de chrétien à Médine.

La dynastie omeyyade (661-750) d’origine mecquoise est restée proche de son milieu d’origine. Ils n’avaient pas de chroniqueurs. Ils ont plutôt maintenu une forte tradition orale. Le Coran s’est alors stabilisé entre le milieu et la fin du VIIème (650-700). (p. 163)

Les Abbassides, à partir de 750, fondent la capitale Bagdad. « La situation est évidemment très différente dans la première production historiographique de la fin du VIIIème siècle. On lit de grandes affabulations qui mettent en scène une présence du christianisme nestorien dans le proche entourage de Mohammed, et cela dès le début, à la Mecque. » (p. 166) C’est en réalité une opération idéologique qui va faire de Mohammed le Serviteur et Messager d’Allah, successeur de Jésus (p. 167) et descendant de Noé, Abraham, Moïse (p. 171).

JC y ne mâche pas ses mots : « Nous sommes face à une appropriation. On pourrait aller jusqu’à dire que ce type d’emprunt est celui d’un prédateur. Les figures utilisées sont mobilisées pour être mises au service de l’argumentation coranique et de ses enjeux propres, et cela de façon exclusive. Je l’ai dit : il ne s’agit en aucun cas de reproduire un passage biblique pour ce qu’il est dans son corpus d’origine. » (p. 175) Par exemple, la reprise du récit de la création ignore Adam et le septième jour du repos divin. (p. 178) En effet, dans le Coran, « le labeur ne s’arrête jamais. Qu’il s’agisse du Créateur divin ou des humains, ce serait trop risqué devant les aléas qui peuvent à tout moment perturber le cours des choses. » (p. 179) De même, Adam est présent, mais seulement impliqué dans le combat contre Iblis (p. 180) La création = elle commence par les hommes, et en particulier l’homme pastoral. L’homme est créé parfaitement conforme à l’emploi attendu dans une réalité terrestre ordinaire, d’une aridité dangereuse, mortelle (p. 126) « Contrairement à la Bible, la création coranique doit d’emblée être « prête à l’emploi » et rester sous le contrôle permanent du divin ». (p. 125)

D’où viennent les figures bibliques importées dans le Coran ? Pour le comprendre, distinguons deux périodes, la mecquoise et la médinoise.

Période mecquoise : les figures bibliques viennent probablement du Yémen, monothéiste depuis plus de deux siècles, où les juifs sont appelés « fils d’Israël ». Plutôt du Yémen que du Levant car ce dernier est trop loin et trop différent. Le Yémen offre un contexte tribalisé similaire au contexte de l’Arabie. En outre, les Mecquois n’étaient pas les grands caravaniers du nord au sud qu’on imagine parfois ; ils ne possédaient pas non plus des terres dans la région de Jérusalem. (p. 176) « Pour des raisons sociologiques et géographiques que j’ai déjà indiquées, la période mecquoise semble exposée de façon quasi exclusive aux influences du sud de la péninsule, celles du Yemen, où judaïsme et christianisme étaient tous deux présents et en conflit. » (p. 187) Ajoutons à cela ce qui peut venir des Éthiopiens d’Axoum. Les éléments des deux religions monothéistes arrivent imprécis et fragmentaires ; « l’avidité coranique à s’informer sur le passé conduit plutôt à puiser dans l’anecdotique de récits fondateurs, autour de grandes figures auxquelles il est possible de s’identifier. » Ce dans le but notoire de tirer des leçons du passé pour le présent. (p. 188) 

Le corpus Mecquois cite deux fois Jésus (Isa) mais seulement pour insister sur « la naissance miraculeuse » : Dieu peut donner un fils à une vierge en lui envoyant « son esprit » qui prend l’apparence d’un « humain ». (p. 190) « Marie et son fils servent l’argumentaire élaboré face à l’hostilité de la tribu mecquoise, arcboutée sur la tradition de ses pères. » (p. 191)

Période médinoise : À Médine, la situation est fort différente. Se trouvent sur place des juifs médinois, rabbins qui s’appuient sur une tradition écrite et qui osent « écrire de leur main » comme s’en étonne le Coran (2, 79) (p. 177). On ne trouve pas de chrétiens. C’est dans le contexte de confrontation avec les juifs médinois que se construit la généalogie de Mohammed « qui succède dès lors à Abraham et à Moïse, auxquels va s’ajouter Jésus. Le nouvel objectif semble être de s’emparer de la référence abrahamique, vue comme fondatrice, en la soustrayant aux « gens de l’Écrit », censée, tout autant judéens que nazaréens, avoir reçu certes une révélation authentique de leurs prophètes, mais l’avoir ensuite dénaturée et trahie. » (p. 189) « C’est en période omeyyade que s’affiche aux yeux du monde sur les inscriptions de la Coupole du Rocher à Jérusalem, la proclamation qui fait de Mohammed le successeur de Jésus. » (p. 192)

« De la Mecque à Médine, face à des adversaires nouveaux, le discours coranique a simplement changé de référent, de Moïse à Abraham. » (p. 190)

Il existe un courant d’historiens que JC appelle « externalistes », « qui cherchent à toute force à christianiser les origines de l’Islam. (p. 184) Cet axe de recherche qui recherchent les origines de l’Islam dans les courants judéo-chrétiens du Proche-Orient est qualifié de révisionniste et « a été largement contesté pendant une trentaine d’années par les spécialistes de l’étude critique des textes de la tradition musulmane classique. » (p. 185)

« Toute lecture est contextualisable : celle d’un musulman d’aujourd’hui qui affiche haut et fort sa conviction que le Coran est une Bible rectifiée de ses erreurs comme celle du non-musulman qui dénonce une falsification de la Bible. Il faut simplement préciser dans chaque cas à quel niveau de lecture on se situe pour avoir un terrain qui donne prise à l’analyse historique. […] le point de départ doit être l’analyse des motivations de l’emprunteur car celui à qui on emprunte n’est en rien impliqué – au moins dans un premier temps – dans l’emprunt qui lui est fait. » (p. 194

4. Qui était Mohammed ?

JC ne veut pas parler de « prophète » mais plutôt d’inspiré ; elle précise : « dans la partie mecquoise du Coran, Mohammed est désigné comme un « avertisseur » ou un « annonciateur ». (p. 198)

Que signifie Muhammad ? « celui auquel ont été décernées des louanges » – mais il n’est pas fait mention de ce nom glorieux avant la fin du VIIème siècle. (p. 198) 

Dans le Coran, nous n’avons pas beaucoup d’éléments biographiques ; Mohammed était orphelin, « sans fils ». Ce n’est qu’à partir des Abassides (750) qu’une généalogie complète sera dévoilée. (p. 199)

Pendant des siècles, « les descendants présumés du clan tribal de Mohammed se sont affrontés dans une lutte sans merci pour le contrôle du pouvoir. De cette rivalité initiale naissent d’ailleurs entre la fin du IXème et le Xème siècle les mouvements idéologiques rivaux que sont le sunnisme et le chiisme. Ce dernier mouvement prétend être fidèle à l’ascendance directe de Fatima et de Ali, respectivement fille et cousin/gendre de celui que nous appelons Mohammed. » (p. 200) Or, fait important, les généalogies claniques sont plutôt fiables car tout le monde aurait pu les contester.

À La Mecque, Mohammed était fort handicapé par son statut social d’orphelin. Son mariage avec une femme plus âgée est évoqué indirectement dans le Coran. C’est un homme de tribu qui parle aux siens et qui se trouve ostracisé. (p. 203) La révélation qu’il aurait reçue dans la grotte du mont Hira est bien entendu une mise en scène hagiographique postérieur. Le message eschatologique qu’il aurait essayé de transmettre aux Mecquois n’aurait pas pris : « la tradition patriarcale se moquait bien de savoir s’il n’y avait pas un lieu de châtiment ou un lieu de délices après la mort. […] Un discours hors sol n’intéressait personne. » (p. 207) Chassé, Mohammed arrive à Médine comme un réfugié et y retrouve des attaches familiales. (p. 206) C’est alors la politique qui lui permet de prendre du pouvoir : « au terme de quasiment dix années de coups de force et de négociations, il aurait réussi à rallier à l’alliance de son Dieu les Mecquois qui l’avaient banni, et à se faire reconnaître comme un interlocuteur fiable par son ancienne tribu. » (p. 207) Les Médinois ont trouvé un avantage dans cette politique. « En 630 (date présumée), prise de contrôle négociée de La Mecque. Contre toute attente, cette alliance des deux cités perdure après la mort de Mohammed (632, date présumée), non sur la base religieuse que l’on imagine a posteriori, mais sur celle d’intérêts communs bien compris. » (p. 207)

Pour s’implanter à Médine, Mohammed a eu besoin de délégitimer les « fils d’Israël » puisque ces derniers ne voulaient pas reconnaître en lui un descendant de Moïse. Pour cela, il rappelle à travers l’épisode de Moïse comment les juifs ont déjà trahi leur prophète avec le veau d’or. La destruction du Temple de Jérusalem est alors une preuve que Dieu les a abandonnés. De là, La Mecque devient l’orientation préférable, la nouvelle élue.

Vintage engraving of Arrival of Mohammed at Medina

« On ne peut compter sur personne en dehors de son groupe de parenté pour se sortir d’une situation difficile. Alors c’est vrai : l’extraordinaire dans le cas de Mohammed, c’est qu’il a réussi tout en étant lâché par les siens. C’est la force du faible ou du déshérité, qui sait inventer un avenir qui ne lui était pas promis en se servant de toutes les ressources qu’il trouve à sa portée. De ce point de vue, on peut dire que « prophète » ou pas, on est en présence d’un homme d’une force de caractère et d’une intelligence exceptionnelles. » (p. 213)

Par la suite, La Mecque et Médine restent unies. La politique d’expansion s’appuie sur l’assurance d’avoir un protecteur divin qui donne la victoire, mais pas vraiment sur l’islam comme religion. « Pendant plus d’un siècle, donc jusqu’à l’arrivée des Abbassides vers 750, devenir musulman passe par l’entrée dans une tribu, et non par le fait de rejoindre l’islam comme religion. » (p. 215) Le nouvel allié est un minimum contrôlé, mais non converti. La conquête vers le nord est victorieuse puisque les deux empires, byzantin et sassanide, ne s’y attendaient pas du tout. (p. 216) « En réalité, ce qui a fait perdurer ces conquêtes, c’est qu’elles furent peu destructrices et ne firent peser aucune pression idéologique sur les populations extérieures. » (p. 217)

5. Du Coran des tribus au Hadith des convertis

Il n’y a pas d’écriture au départ, ni à La Mecque ni à Médine, tout sera écrit et réécrit plus tard. Que trouve-t-on avant les inscriptions coraniques sur la Coupole du Rocher achevée en 692 sous les Omeyyades ? (p. 219) En Arabie, on écrit généralement sur les pierres. La légende voudrait que les compagnons de Mohammed aient tout écrit sur tout support à disposition (omoplate de chameau, spathe de palmier) et que Uthman (644-656) aurait tout rassemblé pour produire un Coran complet moins de vingt ans après la mort de Mohammed. (p. 220)

En réalité, il y aurait une période où « seule la parole se fit entendre : celle de l’inspiré qui dit transmettre un message divin salutaire pour les siens. C’est ce qu’on appelle la période mecquoise. La période coranique suivante, c’est celle de l’action que l’historiographie comme le Coran disent médinoise. C’est le moment politique. » (p. 224) La « mise au point » se passe en gros sur trois quarts de siècle, de la mort de Mohammed à la fin du même siècle. Le Coran est à peu près stabilisé vers 700. Il doit répondre aux écrits sacrés dont se prévaut le christianisme. Les répétitions y sont la règle, répondant à une logique accumulative. (p. 221) À l’époque abbasside, donc après 750, le texte est devenu une sorte de pure référence dénuée d’histoire (p. 223) Le système mental du tribalisme s’efface pour être remplacé par différents modèles hybrides. C’est alors que « se fabrique pour ainsi dure un produit de substitution : le corpus du Hadith de la tradition dite prophétique. » (p. 226)

Hadith est d’abord un terme qui renvoie à l’idée de fait « réellement advenu ». (p. 227) « Les premiers corpus du Hadith datent du milieu du IXème. C’est certainement en rapport avec les conversions massives des populations urbaines qui se produisent alors, tant en Iraq qu’en Iran et en Asie centrale. » La figure du prophète est censée montrer la voie à suivre à travers le sunnisme. (p. 227) « Au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la période tribale, Mohammed devient donc de moins en moins un homme de son temps et de plus en plus un prophète, jusqu’à se muer au fil des siècles en une figure de plus en plus sacralisée et intouchable. C’est bien entendu encore le cas aujourd’hui, avec les conséquences terribles qu’on connaît. » (p. 229)

Contrairement à la Bible, le Coran s’établit dans un espace et une temporalité très restreinte. « Néanmoins, en dépit de cette faible ampleur temporelle et spatiale, tous les repères sont brouillés du fait de la structure narrative continuellement fragmentée du Coran. » (p. 233) « Si l’Islam était resté en Arabie, il n’existerait plus. Il a été fécondé par sa rencontre avec les cultures du proche et du Moyen-Orient et de bien au-delà. […] L’interaction des cultures et des savoirs commence à se mettre en place à l’échelle de tout l’Empire abbasside au début du IXème siècle. » (p. 235) Le IXème siècle est le moment fondateur de cette rencontre exceptionnelle des cultures et des savoirs. On ne demandait d’ailleurs pas aux savants concernés quelle était leur religion. Il ne s’agit pas bien entendu de « science musulmane » mais de science tout court. Les savants médiévaux étaient loin du postulat que toute la science se trouve déjà dans le Coran parce que le Créateur a tout prévu (comme c’est le cas aujourd’hui chez ceux qui se réfèrent aux « miracles du Coran » ou la science coranique). » (p. 237)

Selon JC, sur la nostalgie d’un passé glorieux ressentie par certains musulmans : « le manque ressenti ne renvoie pas, à mon avis, à la science mais à la représentation complètement fantasmée d’un passé glorieux que l’on aurait perdu parce qu’on aurait failli dans le domaine religieux. C’est le credo des salafistes, toutes tendances confondues. Depuis maintenant plus d’un demi-siècle, il tend à submerger la pensée musulmane. Mais on peut dire en raisonnant de façon globale (et sans tenir compte des exceptions, qui existent bien sûr), que collectivement, les musulmans d’aujourd’hui ne comprennent pas ce qui leur arrive. Faute d’avoir développé une vision historique, ils sont comme orphelins de leur passé, ne comprennent pas leur présent et peinent à construire leur avenir. » (p. 237) Quant à la umma… « proclamer comme certains islamistes d’aujourd’hui : « le Coran est notre constitution » ou « nous devons restaurer la umma du Prophète », cela relève d’une idéologie délirante et destructrice, et parle de quelque chose qui est totalement absent du Coran. » (p. 238)

III. Épilogue : le royaume et la tribu

Si nous souhaitons comparer les deux textes, nous pouvons souligner que la mise au point des textes bibliques s’étend sur plusieurs siècles tandis que la composition du Coran a eu lieu sur une période très resserrée. Néanmoins, dans les deux cas, la constitution de ces textes semble très liée au contexte anthropologique et politique. Une question émerge cependant : est-ce qu’on parle encore du même dieu ? (p. 243)

Le Coran est censé répondre aux urgences de vie d’une société tribale. « Le surnaturel est en contrat avec l’humain. Et le modèle est en effet celui de la pluie : rien ne remonte, tout descend, parce que le dieu contractant doit répondre aux besoins humains. » (JC, p. 244) Chaque tribu reçoit du créateur son kitab, sorte de « dossier de vie ». (JC, p. 250) « L’islam tribal reste en vigueur jusqu’à la fin des Omeyyades, soit environ un siècle et quart durent lequel les conversions sont interdites. » (JC, p. 346) La transcendance et la théologie, c’est pour plus tard, à l’époque impériale.

Kuntillet Ajrud

De son côté, Yahvé pourrait trouver ses origines sur une montagne, dans une région désertique, entre le Neguev et l’Égypte ; les textes égyptiens du XIIIème évoquent les Shasous, des nomades dont un groupe s’appellent les Shasous de Yahwa : ce dieu, Yahwa ou Yhavé, exerce sans doute des fonctions du dieu de l’orage ou de la pluie. Il aurait été importé dans la confédération d’Israël pour devenir un dieu royal bien plus tard. (TR, p. 245) « Yahvé est un dieu de type Baal, mais il n’est pas depuis l’origine le dieu créateur. En effet, on voit très bien dans la Bible des résidus de traditions anciennes. Selon l’une d’elles, Yahvé est un fils d’El, qui est le dieu suprême cananéen et qu’on connaît par des textes d’Ougarit notamment. Même si les termes sont un peu piégés, disons qu’à l’origine, nous sommes plutôt dans un concept polythéiste. Yahvé devient certes le dieu tutélaire des deux royaumes d’Israël et de Juda, donc un dieu très important, mais cela n’empêche pas qu’on maintienne d’autres divinités à côté de lui. » (TR, p. 248) « Dans les inscriptions de Kuntilet Ajrud notamment, le couple de Yahvé et Ashéra est invoqué lors de demandes de bénédictions. » (TR, p. 248) En deutéronome 32, 8, version partiellement conservée par la traduction grecque et un fragment de Qûmran : le dieu créateur EL organise le monde et donne à chacun de ses fils un peuple dont il devient le dieu tutélaire, et ce alors qu’on est déjà à l’époque royale. Yahvé est le dieu d’Israël ; Kemosh celui des Moabites, Milkom delui des Ammonites etc. (TR, p. 251)

Le ciel demeure le domaine de la divinité. La tour de Babel punit les hommes qui chercheraient à passer outre cette frontière entre eux et le divin. De même, l’histoire de l’ascension de Mohammed est très récemment inventée ; absente du Coran, elle n’est possible que plus tardivement, dans la tradition musulmane. (JC, p. 253)

Le dieu du Coran n’est pas un sentimental ; il est actif et se montre surtout implacable face à la trahison, à l’instar de ce qui se passe dans les sociétés tribales. De nombreux textes parlent de la colère de Yahvé ; il sanctionne les écarts mais il veut le bien de son peuple, il en attend une contrepartie. (JC, p. 259)

Après la mort ? l’idée du jugement et du paradis ou de l’enfer sont des importations ; pour la Bible, peut-être de la tradition égyptienne, pour la tradition musulmane, peut-être du judaïsme ou du christianisme, probablement remontant du Yemen : ce type de récit eschatologique devait circuler à l’oral. (JC, p. 262) Si, de son côté, le dieu Baal doit descendre aux enfers au moment de la sécheresse, c’est Sirius, un astre féminin, qui représente la canicule, qui doit descendre : « la grande crainte des hommes d’Arabie était que Sirius reste dans le ciel alors que son cycle était passé. » (JC, p. 264)

Le christianisme : c’est une sorte de prolongation du judaïsme, mais avec une activité missionnaire. « À ses débuts, le christianisme est la religion des personnes aisées de l’Empire romain. Pourquoi ? Il faudrait l’expliquer, car cela conduira à la formation de sa spécificité. En effet, avec Constantin, le christianisme va devenir la religion de l’empire, ce que le judaïsme n’avait jamais été. […] Les grandes transformations du christianisme (Trinité, « Christ Roi », etc.) reflètent aussi le statut du christianisme comme religion officielle des empires. » (TR, p. 266) Intéressant : pour l’islam, Jésus ne peut pas avoir été crucifié car cela voudrait dire qu’Allah a trahi son contrat de protection vis-à-vis de lui. (JC, p. 268)

Entre ces 3 religions, les querelles n’étaient pas théologiques. Elles concernaient plutôt, par exemple pour les chrétiens, l’abandon de la circoncision, des règles alimentaires, de la loi, de choses pratiques de ce genre et l’admission des Grecs dans le giron chrétien. (p. 269) les rabbins de Médine se moquent de Mohammed à son arrivée : « alors la polémique commence, et les interdits alimentaires sont considérés comme une punition des juifs pour avoir trahi leur prophète Moïse. » (p. 271) Les chrétiens, appelés Nazaréens, sont absents des débuts de l’islam.

J. Wellhausen

D’une manière générale, les origines des religions qu’on appelle aujourd’hui judaïsme, christianisme et islam n’ont quasiment aucun rapport avec ce qu’elles sont devenues, à tel point que l’un des grands représentants allemands de l’approche historico-critique, Julius Wellhausen, parle de « paganisme israélite »pour dire que la Bible n’est pas à l’origine un « texte juif », qu’elle contient des textes qui reflètent une religion royale, judéenne et israélite, qui est tout autre chose que ce qu’elle va devenir, le judaïsme. (TR, p. 273) « Pour le Coran et la tradition musulmane, dont le corpus s’étend sur plusieurs siècles, l’absence d’une lecture historique est patente. […] d’un côté, une lecture à la fois savante et vulgarisante qui « biblise » à outrance le Coran, lui déniant toute spécificité, et de l’autre une lecture sacralisante qui règne de manière quasi exclusive dans le monde musulman. Cette absence d’approche historique du passé, et notamment des corpus religieux est pour les musulmans d’aujourd’hui une véritable catastrophe. » (JC, p. 275) « La difficulté est de « désenchanter » le passé et de l’humaniser sans donner à penser que la foi est attaquée. » (JC, p. 280)

C’est l’une des entreprises qu’ont poursuivi Thomas Römer, notamment avec la série des mots de la bible, et Jacqueline Chabbi, avec sa chaine Youtube les mots du Coran.

Et maintenant, un peu de conseils méthodologiques :

Cosmogonies, La préhistoire des mythes, de Julien d’Huy

La découverte, Sciences sociales du vivant, 2020

Polyphème

Polyphème, le monstre géant, cyclope – qui n’avait qu’un œil – ça vous dit quelque chose ? Vous souvenez-vous de l’histoire que nous rapporte Homère dans l’Odyssée ? Ulysse et ses compagnons trouvent de quoi festoyer dans une grotte et décident de se rassasier sans s’interroger davantage. Or, malheur, ils étaient tombés dans l’antre même de Polyphème qui, de retour de la chasse, les enferme dans cette espèce de garde-manger… et commence à dévorer deux compagnons par jour… Mais Ulysse le rusé va lui faire perdre la tête en lui proposant de l’alcool… A cette occasion, Polyphème demande son nom à ce petit humain qui prétend s’appeler « Personne ». Puis, le cyclope une fois endormi, Ulysse et ses compagnons lui crèvent son seul œil. Cependant, réveillé et hurlant de douleur, il ne peut accuser personne. Plus tard, Ulysse et ses compagnons réussissent à s’échapper de la grotte de l’ogre en s’accrochant à la laine du ventre des moutons lorsque le bétail sort.

Homère

Ça vous revient ? Eh bien cette histoire est si ancienne qu’elle pourrait même dater de plusieurs milliers d’années ; Homère reprend là un motif bien connu de la préhistoire, adopté et intégré à la légende d’Ulysse ! En effet, à de nombreux endroits de la planète on retrouve cette même histoire, à quelques détails près. Comment l’expliquer ?

Si l’on constate que des mythes sont les mêmes ou se ressemblent beaucoup en des contrées bien éloignées de la planète, on pourrait l’expliquer, soit par le hasard – mais cela semble peu probable, soit par la résurgence universelle d’un archétype, sorte de modèle mental qui se reproduit – mais c’est une hypothèse un peu forte, soit par le fait d’une révélation primitive – mais il faut être croyant, soit par le fait d’influences très récentes ou d’un ancien phénomène de diffusion. Cette dernière hypothèse rencontra l’adhésion de chercheurs bien connus comme Marcel Grenet, sinisant, ou encore Georges Dumézil, ou encore Claude Lévi-Strauss, que tout le monde connaît. Dans ce contexte, Julien d’Huy propose, lui, une nouvelle approche méthodologique, fondée sur les études statistiques et leur usage en phylogénétique : pourquoi ne pas proposer un arbre généalogique des mythes ?

La préface de Jean-Loïc Le Quellec vient d’expliquer quelques points méthodologiques préalables et nécessaires à la compréhension de l’ouvrage. A sa suite, dans son Prélude, Julien d’Huys formule son hypothèse forte « Il semble […] exister une corrélation mondiale, mais aussi locale, entre la diffusion des mythes et celle des gènes. […] La phylogénétique des mythes pourrait donc permettre de reconstruire les migrations et les contacts entre populations depuis le Paléolithique. » (p. 24)

Qu’allons-nous découvrir dans ce livre passionnant ? « On passera des différentes versions d’un mythe (Polyphème) à l’étude comparée de différentes traditions (autour de la création du monde et des mythes de catastrophes) en finissant par l’étude comparée d’aires culturelles (autour des mythes de découverte du feu et de matriarchie primitive), la dernière partie récapitulant, à partir de l’étude de la Femme-Oiseau et de la Ménagère mystérieuse, les différents niveaux d’analyse. » (p. 25)

Premier mouvement / Le cycle de la terre

Polyphème

Cinq versions du même mythe ?

« Un homme se rend dans la demeure d’un maître des animaux ou d’un berger monstrueux et, menacé de mort, ne peut s’enfuir qu’en se couvrant d’une peau ou en se cachant sous un animal qui se dirige vers l’extérieur. » (p. 49)

Entre temps, dans certaines versions, il a percé l’œil du monstre à l’aide d’un pieu durci par le feu ou le lui a brûlé. Parfois, il donne son nom : Personne ! afin de ridiculiser le monstre lorsque ce dernier tente de dénoncer son agresseur. Où trouve-t-on cette histoire ?

  • Chant X de l’Odyssée
  • Mythe gascon
  • Mythe Niitsitapi / Pieds-Noirs, groupe amérindien de la famille algonquine, version 1
  • Mythe Niitsitapi / Pieds-Noirs, groupe amérindien de la famille algonquine, version 2
  • Mythe selon les gros-ventres / Atsina.

Comment procède-t-on ? Quelle est la méthode ? – on décompte le nombre de points communs entre les mythes. On peut alors en déduire le tableau (p. 47) d’une généalogie du mythe.

Décompter les points communs des mythes nécessite de considérer qu’on accède au sens sans se soucier de la langue et de ce qu’elle implique. Ce n’est pas l’objet d’étude de JdH et il se débarrasse – un peu vite, à mes yeux – des considérations linguistiques et des hypothèses de Sapir-Whorf, certes… toujours à l’état d’hypothèses. (p. 39)

Se trouve néanmoins rappelée une règle des métaphores scientifiques « la caractéristique d’un système de métaphores véritablement scientifiques est que chaque terme dans son usage métaphorique conserve toutes les relations formelles avec les autres termes du système qu’il pouvait avoir dans son usage original. » (Maxwell [1870], in Niven, 1965) (p. 56)

« Cependant, tous les auteurs étudiés admettent qu’un récit oral peut se décomposer en unités discrètes héritables et que celles-ci peuvent être modifiées lors de leur transmission, conduisant à l’apparition de nouvelles versions du même récit, sans que cette modification soit complète, car un tel bouleversement conduirait à la disparition de la notion de « groupe ». 

La biologie évolutive et la mythologie comparée se rejoignent donc avant tout sur des questions de taxonomie et la manière dont elles codent des unités discrètes héritables pour établir des liens entre les entités, espèces vivantes ou récits mythologiques, qu’elles étudient. Par conséquent, rien n’empêche que des méthodes conçues pour étudier l’évolution des espèces puissent être intégrées et adaptées à celles en pratique pour l’étude des mythes, à condition que l’utilisation des arbres phylogénétiques porte sur un matériau compatible avec leurs conditions d’utilisation. » (p. 57)

De l’approche phylogénétique en mythologie comparée

Des mythes et des arbres – Edward A. Armstrong (1959) semble avoir été le premier à proposer d’étudier le folklore en utilisant la méthode phylogénétique (p. 58) mais le premier à l’avoir testée véritablement serait Thomas Aber, dans les années 80, à partir de 41 versions différentes d’un mythe iroquois de création du monde. (p. 59)

A partir des travaux qui se sont développés, JdH a pu montrer « que les versions d’un même récit-type se groupaient à la fois par aires géographiques et par aires linguistiques, qu’elles étaient souvent liées à une migration de population et que le changement géographique d’un récit conduisait à une accélération des changements dans son contenu. » (p. 62)

L’arborescence des mythes – « Dit simplement, un arbre phylogénétique est une représentation des relations hypothétiques existant dans le passé entre un ensemble d’espèces. Ses différents sommets représentent autant d’espèces étudiées. » (p. 63) Attention, cet arbre est la modélisation d’une hypothèse (p. 64) et l’on peut en élaborer plusieurs en variant les caractéristiques et les critères de choix. « Il est ordinairement construit en regroupant des taxa présentant des modifications de traits par rapport à l’ancêtre présumé et partageant ensemble ces modifications. » (p. 64) Plusieurs méthodes et algorithmes concourent à l’élaboration d’arbres complexes, dans lesquels on trouve parfois des cycles (ou boucles) – une histoire qui s’alimente elle-même et auto-engendre des modifications. Il reste difficile de savoir comment se transmettent les récits, sur quelle durée, et s’il s’agit de transmission de type mère-fille ou de type horizontal, transversal. Dans un même arbre, on peut faire l’hypothèse de la coexistence des deux. Pour finir, même lorsqu’on parvient à montrer que l’arbre hypothétique est « solide », il faut encore se méfier : « un biais important pourrait par exemple résulter de la sélection et de l’interprétation des données. » (p. 72)

Sur le plan géographique – la structure des arbres peut permettre de retracer les déplacements humains. « La première route inclurait des versions du Caucase, du Pays Basque et de l’Europe du Nord-Ouest (Royaume-Uni, Samis) et correspondrait à l’expansion des premiers éleveurs. La seconde vague se serait diffusée sur le pourtour méditerranéen, dans le sud (Gascogne) et le centre de l’Europe. » (p. 74)

Pour lire l’article de Julien D’Huy, cliquez ici.

« Si les mythes se sont diffusés en même temps que les populations, peut-être serait-il possible de trouver une trace des déplacements humains dans la structure des arbres phylogénétiques obtenus à partir de différentes versions des mythes ? Répondre à cette interrogation nous conduira à proposer un modèle d’évolution général d’un mythe à travers le temps. » (p. 81)

Par exemple, la structure causale d’un récit influe sur sa mémorisation. « Toute action appartenant à la chaîne qui relie le début à la fin d’une histoire – autrement dit, toute action importante, achevée et faisant avancer le récit – sera mieux retenue que d’autres actions, secondaires, inachevées, sans effet sur le déroulement de l’intrigue ou inutiles à sa bonne marche. Plus un événement est important dans l’enchaînement causal, plus il sera jugé important dans l’absolu et mieux il sera retenu. » (p. 84) Vient alors une période dite de stase, ou stabilisation, pendant laquelle « la permanence du mythe s’appuierait sur un double mouvement, sans cesse répété, de simplification puis de développement » (p. 86) mais « entre pression sociale et structure logique, toute énonciation d’un mythe est solidaire d’une énonciation passée, prise comme modèle et à laquelle celui qui parle doit bien consentir. […] Comment est alors rompu l’équilibre de la stase ? » (p. 86)

Quatre causes principales : 

– la diffusion par bonds ; un petit groupe se sépare du groupe principal (p. 87)

– l’affirmation d’une variante au nom d’une recherche identitaire « La version d’un mythe adoptée par un groupe, en contestant la vision du monde des autres, lui permet alors de se singulariser en se démarquant. » (p. 88)

– « la modification de l’infrastructure sociale, économique ou technique, qui est susceptible de déterminer un changement dans la structure du mythe (alors que l’inverse n’est pas vrai) » (p. 89)

– le changement du moyen de transmission (oral, écrit, influence de l’écrit sur l’oral)

Reconstitution du mythe d’origine – le mythe de Polyphème pourrait bien être un mythe d’origine du gibier. (p. 93) A été montrée « la très grande ancienneté du motif de l’émergence de l’humanité et de la faune sauvage du sous-sol de notre planète, motif qui daterait de la première sortie d’Afrique de l’humanité. » (p. 93) Cela pourrait corroborer l’hypothèse de la croyance en un maître des animaux sauvages, détenteur du gibier. Voici quelle pourrait être la reconstruction de ce proto-récit néolithique européen :

« L’ennemi est une figure complètement solitaire, un géant qui n’a qu’un œil sur le front et que le héros affronte seul. Un être humain [perçoit une lumière au loin sans savoir qui il rencontrera.] Il entre dans la maison du monstre. Le monstre possède un troupeau d’animaux domestiques, des moutons. [Il piège l’homme et ses animaux à l’aide d’une large porte inamovible.] Puis il tombe endormi et une vengeance se produit, liée au feu. Le monstre attend l’homme près de l’entrée pour le tuer. Pour s’enfuir, le héros s’accroche à un animal vivant.] (p. 95)

Cette version du mythe ne peut être antérieure à la domestication du mouton, qui a eu lieu il y a entre 9000 et 10000 ans, en Mésopotamie. Ce fait permet de corroborer l’origine méditerranéenne des versions récentes de Polyphème en Europe. » (p. 95)

Interlude : le gardien des eaux

Que nous disent les mythes en rapport avec les cours d’eau ? Tout comme il existerait « une créature surnaturelle maîtresse du gibier », il existerait aussi « un serpent gardien et donateur de l’eau ». On trouve cette figure en Eurasie et en Amérique du Nord. Cf le serpent Vrta dans l’Inde ancienne, qui contient toutes les eaux du monde et que tue Indra pour les libérer. Cf le dieu mésopotamien Ninurta qui affronte « le serpent des eaux primitives Kur ». Chez les Sioux, on trouve des histoires similaires. On trouve également des récits de décapitation des serpents, y compris de couleuvres pourtant certainement connues comme inoffensives (p. 106). « Cette proximité des croyances eurasiatiques et amérindiennes interroge : pourraient-elles remonter au Paléolithique ? » (p. 99)

Rappel des périodes

Pour y répondre, on peut utiliser la méthode aréale, soit « l’étude exhaustive de la diffusion d’un ou de plusieurs types de mythes afin d’en inférer l’âge et d’en reconstituer hypothétiquement l’histoire. » (p. 100) Cet interlude permet à l’auteur de conclure : « Une solution élégante serait d’y voir un rituel visant à maîtriser le débit de l’eau en éliminant symboliquement son rétenteur. L’analyse statistique des mythes offre ainsi une interprétation possible de ces vestiges archéologiques, pour lesquels il n’existait jusqu’à présent, du moins à ma connaissance, aucune explication dépassant le simple constat. » (p. 100)

Deuxième Mouvement : Le cycle de l’eau

JdH rapporte le mythe maidu, expliquant l’apparition de la terre comme surgissant de l’eau grâce à l’action d’une tortue, en Californie centrale (Dixon, 1902 : 39-40)

Le plongeon cosmogonique

Dumézil, l’un des grands mythologues du XXè, dans sa préface au Traité d’histoire des religions de Mircea Eliade, « énumère trois approches possibles de l’histoire des religions : l’histoire d’une religion spécifique, la typologie généralisée et la généalogie de religions génétiquement apparentées ». (p. 111) Dumézil suppose donc « l’existence d’une tradition « intellectuelle » commune à toutes les cultures liées aux langues indo-européennes, ces dernières ayant évolué, par scission successives, d’une origine commune hypothétique aux écotypifications sociolinguistiques plus récents. » (p. 111)

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On peut par exemple comparer l’Indien Sisupala, le scandinave Starkadr et le grec Héraclès : tous trois héros monstrueux, subissant la rivalité entre deux divinités antagonistes, avec une vie d’exploits et une mort violente, accompagné d’un retournement final face au dieu antagoniste. (p. 112)

Selon Dumézil, l’univers indo-européen était marqué par une tripartition du corps professionnel : les prêtres, les guerriers et les producteurs. Or, les corps sacerdotaux faisaient des études de mémoire et étaient les garants de la tradition. (p. 112) Mais « ce processus, fondé sur la transmission d’une mémoire orale codifiée et dogmatisée, ne saurait avoir eu lieu partout. Dans ces conditions, comment démontrer la permanence, non d’un seul mythe, mais d’un ensemble de mythes ? […] Un corpus de mythes peut-il constituer une entité suffisamment stable dans le temps pour permettre d’y inclure des récits ou des motifs mythologiques recueillir parfois à plus d’un siècle de distance ? » (p. 113)

L’interprétation géologique

« Traiter la mythologie comme s’il s’agissait du souvenir d’un fait historique réel est une approche très ancienne. En Grèce, du Vè ou 1er s avjc, des auteurs comme Prodicos, Évhémère, Diodore de Sicile ou Strabon considéraient que les dieux étaient originellement des hommes si importants qu’ils avaient été divinisés par leurs contemporains. » (p. 116) Cela reste difficile à démontrer, néanmoins, l’interprétation géologique propose en effet d’expliquer certains mythes par des faits géologiques, des catastrophes naturelles, face auxquelles un humain a su réagir : « pour le chercheur et vulgarisateur scientifique britannique Stephen Oppenheimer (1998 : 238-239), le Plongeon cosmogonique aurait été de la même façon, inspiré par un phénomène géologique. Cet auteur rappelle qu’à la fin de l’ère glaciaire et au fur et à mesure que la glace fondait, les terres des régions subarctiques se sont élevées plus rapidement que le niveau de la mer. » (p. 117) La terre s’était affaissée et de vastes territoires se retrouvaient sous le niveau de la mer. « La remontée des terres hors de la mer aurait alors été interprétée comme le produit de l’action d’un être surnaturel, à l’origine du mythe du Plongeon cosmogonique. » (p. 117) Cependant, cette explication ne peut pas à elle seule rendre compte du nombre considérable de versions différentes ni de la diffusion de ce mythe.

L’interprétation psychanalytique

Pour cela, contentons-nous de la conclusion. « L’analyse psychanalytique des récits mythologiques court donc le risque de se réduire à une logorrhée sauvage se déroulant sans aucune possibilité de contrôle extérieur, à un soliloque verbeux dont le lecteur deviendrait prisonnier. Lévi-Strauss remarquait avec justesse que, avec ce type de théorie, on se trouvait face à une « dialectique qui gagne à tous les coups » et qui, quelle que soit la situation réelle trouvera le moyen d’atteindre à la signification. » (p. 119)

L’auteur continue de passer en revue diverses interprétations : l’interprétations aréale et l’interprétation structurale. Il s’arrête finalement sur une version sibérienne du Plongeon cosmogonique. JdH utilise alors l’approche structurale. Les mythes de Sibérie et nord-est de la Chine « racontent que la Terre était autrefois presque entièrement couverte d’eau. Ce fut le mammouth qui retourna les sols sous-marins avec ses défenses, permettant à la terre ferme, à l’origine très petite, de s’agrandir, en faisant surgir montagnes et falaises. Un compagnon serpent rampa à sa suite, se tortilla entre les reliefs, et fit apparaître l’eau terrestre derrière lui. Ces mythes relèvent d’une mythologie du paysage, très répandue à travers la planète, attribuant l’aspect actuel d’un site à l’action de personnages mythologiques ou à des événements mythiques. (Le Quellec et Sergent, 2017 : 1013) » (p. 125) L’approche structurale permet au chercher de supposer avec une assez grande certitude que le mythe du Plongeon cosmique se serait diffusé d’Asie en Amérique au Paléolithique supérieur. (p. 132) 

Des mythes en rapport de transformation (conclusions partielles)

Il est remarquable que les récits d’émergence et les récits de Plongeon cosmogonique, dont Yuri Berezkin et Jean-Loïc Le Quellec ont mis en évidence la répartition contrastive, soient également en rapport de transformation :

« Les récits d’émergence sont ainsi structurés par un mouvement ascensionnel permettant l’apparition d’êtres vivants dans un monde désert en attente de peuplement, tandis que les récits de Plongeon cosmogonique sont structurés par un mouvement de balancier (descente-ascension) permettant l’émergence d’un élément dans un monde désert en attente de viabilisation. Dans un cas, la terre doit céder pour permettre l’émergence et la multiplication des êtres vivants, tandis que dans l’autre cas, et pour une conséquence similaire, la terre doit tenir. Dans les deux cas, seule la rupture d’une occlusion due à une membrane (terre/eau) rend possible l’apparition de la vie. Le mythe du Plongeon cosmogonique semble ainsi être une transformation du mythe d’Émergence, ce qui rendrait compte de leur distribution complémentaire. Parallèlement, le mythe d’Émergence pourrait s’être affaibli sous la forme des mythes de Polyphème, ce qui expliquerait que leur diffusion, limitée à l’hémisphère nord, coïncide avec celle du Plongeon cosmogonique. » (p. 133-134)

Comment se transmettent les traditions mythologiques

Les méthodes aréologique et structurale permettent de situer les mythes dans le temps – par exemple le mythe du Plongeon cosmogonique remonterait au Paléolithique – mais ne permettent pas de déterminer les lieux d’émergence de mythes, de création de groupes. (p. 135)

Pour y répondre, de très importantes données peuvent être analysées. C’est ce que propose de faire JdH en utilisant la tradition culturelle comme unité d’analyse pour organiser les données. (p. 136)

Yuri Berezkin a mis en ligne en 2017 et 2018 une très importante base de données. (p. 136)

Yuri Berezkin

Comment ça se passe ? « La conquête du monde s’est faite par de petits groupes humains emportant avec eux une partie de la mythologie de la population plus large dont ils venaient. Imaginons que, dans une population mère, la majeure partie de ses membres connaisse les motifs A, B, C et D. Des populations-filles, de plus petite taille et donc possédant une mémoire sociale moins importante, ne retiendront, pour l’une que les motifs A, C, D et pour l’autre, les motifs A, B, C, tout en inventant d’autres motifs qui leur seront propres, et qui seront à leur tour partiellement transmis aux futurs groupes issus de ces populations. Au cours de ce processus, certains motifs peu significatifs dans la population d’origine pourront voir leur importance s’accroître, alors que d’anciens motifs tomberont en désuétude ou seront remplacés par d’autres. » (p. 141)

Extrait vidéo Dynamythe 20 : Le plongeon Cosmogonique

Peut-on trouver le point d’origine du Plongeon cosmogonique ? – À l’aide de statistiques et de données géographiques, de calculs des distances séparant les différentes traditions mythologiques et de leur corrélation avec les variations des récits, les chercheurs supposeraient « l’existence d’une diffusion plus spécifiquement nordique de certains motifs, en lien avec la création du monde et les catastrophes cosmogoniques, depuis l’Asie du Sud-Ouest. Ceux-ci auraient ensuite été emportés via le nord de l’Asie jusqu’en Amérique du Nord. (p. 145) Une telle route de diffusion permettrait de rendre compte avec élégance de la distribution centrée sur l’hémisphère nord de certains mythes, comme le Plongeon cosmogonique ou le mythe de Polyphème, qui auraient pu être apportés en Amérique du Nord par une migration humaine ultérieure au premier peuplement du Nouveau Monde, et dont les traces génétiques demeurent parmi les populations actuelles. » (p. 146) Mais l’origine se situe-t-elle bien en Afrique ? ou, plus largement : « Comment tester l’hypothèse selon laquelle les traditions mythologiques peuvent présenter une forme arborescente ? » (p. 146)

Superposer les arbres linguistiques aux arbres de récits n’a pas fonctionné. (p. 146-147) La méthode statistique permet en revanche la reconstruction de proto-motifs et d’arbres relativement « solides ». (p. 151) Il reste cependant difficile de déterminer avec certitude quelle la variante serait ou non à l’origine du récit ou une simple mutation, corrélée avec une migration ! Par exemple, dans certains mythes, c’est un oiseau qui plonge, suivant l’ordre d’un dieu ou d’un diable, ou un dieu plonge lui-même, ou parfois un diable. (p. 154) mais dans d’autres récits, ce sont des objets qui sont jetés à l’eau. Comment comprendre cela ?

« Il est possible que, lors de la sortie d’Afrique, les mythes d’Émergence aient inspiré un nouveau récit, qui aurait existé en Asie du Sud-Ouest avant de disparaître. Celui-ci aurait donné naissance à deux types de mythes : le Plongeon cosmogonique et les Objets jetés, qui se seraient diffusés pour l’un par le nord, pour l’autre par le sud du continent. Si tel est bien le cas, ce groupe de transformation corroborerait une origine du Plongeon cosmogonique en Asie du Sud-Ouest et confirmerait une diffusion de ce dernier en même temps que les premiers peuplements du nord de l’Eurasie. » (p. 157)

La Terre mère Gaïa

Le Terre-mère ? – L’auteur ouvre une parenthèse pour aborder les problèmes méthodologiques et les difficultés inhérentes à ces reconstructions. Si l’on trouve bien souvent une représentation féminine de la Terre, y compris très ancienne – « en accord avec notre reconstruction statistique, c’est dès l’Aurignacien, soit à l’arrivée des « Indo-européens », que les vulves dominent dans l’art des parois et des blocs, les phallus dans l’art mobilier (Delluc, 2006 : 300) » – on ne doit pas y voir cependant la « manifestation d’un archétype au sens jungien » : en effet, le motif de la Terre mère n’est pas universel (p. 159). « Or le moins qu’on puisse attendre d’une manifestation directe de la psyché humaine est qu’elle se retrouve partout et à toute époque, sans jamais s’inverser en Terre masculine. L’existence du motif d’une Terre féminine au Paléolithique supérieur ne peut donc être qu’historique, non psychologique. » (p. 159)

« Une autre question se pose : la Terre femelle possédait-elle au Paléolithique un pendant masculin dans le ciel ? La répartition différenciée des phallus et des vulves pourrait notamment illustrer une opposition entre le mobile, le léger – l’art mobilier, le ciel – et le lourd, le difficile, voire l’impossible à porter – l’art pariétal, la Terre. » (p. 160)

Conclusion provisoire – « En nous appuyant à la fois sur une approche aréologique, structurale et statistique, nous avons confirmé l’origine paléolithique du Plongeon cosmogonique, qui serait apparu en Asie du Sud-Ouest avant de se diffuser, sans doute en même temps que les premiers peuplements, dans le nord de l’Eurasie jusqu’en Amérique du Nord. Cette route de diffusion est en accord avec les acquis de chacune des méthodes utilisées pour analyser le mythe. » (p. 162)

Interlude : le serpent a t-il volé le soleil ?

Plusieurs mythes font du serpent un dévorateur ou un dissimulateur du soleil. (p. 165) Si d’autres mythes parlent plutôt d’un tigre ou d’un jaguar, on trouve partout la coutume de faire du vacarme pour éloigner un animal ou un monstre prêt à dévorer le soleil ou la lune : peut-être un héritage d’un vieux fonds paléolithique, d’après Lévi-Strauss (1964 : 296).

Dragon dévorant le soleil

Quid du serpent ? il faut d’abord reconstruire la proto-mythologie de l’animal à laquelle les hommes modernes semblaient adhérer avant même leur sortie d’Afrique. (p. 166)

Après étude, il s’avère que le motif de « l’animal qui change de peau est immortel » serait un des premiers à être sortis d’Afrique. D’autres motifs sont également répandus, notamment une relation entre le serpent et l’élément igné. (p. 168)

« L’ancienneté du combat entre un dieu de l’Orage et un serpent a été mise en évidence par l’universitaire américain Joseph Fontenrose (1980) qui a remarqué sa diffusion sur l’ensemble de l’hémisphère nord, tandis que le philologue et indianiste germano-américain Michael Witzel (2008, 2012) faisaient une constatation similaire s’agissant du motif plus général du combat entre le héros et un serpent mythologique. Il y a donc tout lieu de croire que si le serpent était en lien avec l’orage dans l’Eurasie paléolithique, il affrontait alors le tonnerre, qui adoptait la forme d’un oiseau géant. » (p. 170)

Parfois, c’est le serpent qui est géant et porte même des cornes (Amérique du Nord notamment). On trouve bien sûr le dragon à tête de mammifère, parfois un cochon, en Chine. Il est aussi l’arc-en-ciel, celui qui va faire pleuvoir. (p. 172-173)

« Ici, les images rupestres accompagnées de leur commentaire contemporain permettent d’attester la présence d’une même mythologie du serpent en Afrique, en Eurasie, en Océanie et en Amérique à l’époque pré-colombienne, et laisse donc supposer une diffusion du motif du serpent cornu et associé à l’eau en même temps que les premières vagues de peuplement de la planète. Mais est-il réellement possible de reconstruire une mythologie si lointaine ? C’est ce que nous allons vérifier, maintenant que le serpent a été innocenté du vol du soleil. » (p. 174)

Troisième mouvement : le cycle du feu

Un mythe koryak, à travers l’histoire d’une jeune femme, Yini’a-nawgut, qui doit se marier, raconte celle d’un de ses prétendants qui aurait mangé le soleil. Elle le tue pour récupérer la lumière, entre autres curieuses aventures.

Amaterasu

Le vol du feu

Récit du mythe de la déesse Amaterasu (Japon) « En Eurasie et en Amérique, un grand nombre de sociétés racontent encore aujourd’hui que l’astre fut un jour dérobé ou se cacha lui-même, ce qui conduisit à l’obscurité et au chaos. Un héros vint le reprendre ou le sortir de sa cache. […] tentons de vérifier, en examinant la question sous des angles nouveaux, que les similitudes entre les récits de Soleil volé s’expliquent davantage par les liens généalogiques qu’ils entretiennent les uns avec les autres que par une série d’émergences spontanées. » (p. 181) l’étude qui va suivre devrait permettre de « corroborer ou réfuter l’existence du motif du Soleil volé ou caché au moment où l’homme est parti à la conquête du nord de l’Eurasie. » (p. 182)

Soleil caché, soleil volé

« la vaste diffusion de récits où un dieu du soleil part se cacher, mourant aux yeux de tous, puis ressuscite grâce à un rire et/ou une danse, semble indiquer une origine paléolithique » (p. 183) mais qu’en est-il de l’aire de répartition ? Plusieurs hypothèses sont à l’étude.

Une lignée nord eurasienne ? – à l’aide de calculs statistiques et de la méthode phylogénétique, JdH peut supposer que le mythe a été connu lors du peuplement du nord de l’Eurasie, « hypothèse qui rejoint les résultats obtenus dans le chapitre précédent et qui suggère un lien possible entre la diffusion de ce type de récit et celles du Plongeon cosmogonique et de Polyphème. » (p. 187)

Bouche d’ombre – voici quelle pourrait être la reconstruction du récit au paléolithique supérieur :

« un individu cache le soleil dans sa bouche. Le monde est plongé dans l’obscurité et le chaos. Un ou plusieurs individus rejoignent le lieu où vit le voleur et use du rite pour récupérer l’astre du jour. Le soleil est libéré et revient définitivement. » (p. 187)

« Après l’émergence et la diffusion du mythe du Soleil volé en Eurasie, les deux arbres phylogénétiques montrent un premier passage en Amérique via le détroit de Béring, lorsque cela était encore possible, au Paléolithique supérieur. » (p. 189) « le mythe du Soleil volé serait donc paléolithique et se serait diffusé dans le nord de l’Eurasie avant d’atteindre le nord du Nouveau Monde. Le mythe d’Amaterasu utilisé par certains chercheurs pour prouver l’origine paléolithique du type constituerait une élaboration secondaire d’un substrat plus primitif. » (p. 191)

Le feu à la source du soleil

Le rire et la danse – cette reconstruction nous rappelle un autre grand récit, celui où le feu est dérobé grâce à un rire et/ou à une danse. Sa présence en Afrique australe, en Australie et en Amérique du Sud suggère qu’il était connu avant la sortie de l’homme moderne d’Afrique. A contrario, l’aire de distribution des mythes où le soleil est obtenu par le rire et/ou la danse est plus limitée. Ces mythes seraient donc plus récents que les précédents et en découleraient. » (p. 192)

Quand les femmes détenaient le feu – il existe plusieurs mythes où les femmes détiennent le feu, voire le secret du feu, et dans certains récits, elles le cachent dans leur vulve. « Comme l’enseignent les exemples ci-dessus, la création ou l’obtention du feu ont souvent une connotation sexuelle. Le feu est dissimulé dans le vagin ou est associé à l’accès au vagin. Or une équivalence symbolique peut être établie entre bouche du haut et bouche du bas. Pensons au motif du vagin denté, faisant la synthèse des deux orifices et dont la vaste diffusion laisse suggérer une origine paléolithique au symbolisme du repas, qui renvoie à la consommation sexuelle » (p. 194) « il est alors possible de reconstruire l’enchaînement des mythes ayant conduit aux récits où le soleil se cache ou est volé. Ces mythes trouveraient leur origine dans les récits racontant comment le feu fut volé en provoquant le rire de leur propriétaire. Ces récits découleraient à leur tour de l’idée que la femme possédait primitivement l’élément. » (p. 195)

Analyse statistique – cette étude nécessite un découpage en mythèmes (éléments du mythe) que l’on va rechercher à travers de très vastes bases de données. « Tout mythe, même s’il évolue lentement, finit par disparaître, et la perte d’information est irréversible. Ce phénomène est d’autant plus sensible dans l’hémisphère sud où la mythologie conservée serait plus ancienne que celle de l’hémisphère nord. Cette inéluctable déperdition expliquerait la difficulté à reconstruire une mythologie australe cohérente. Les mythes ayant été diffusés plus tôt, ils auraient eu plus de temps pour diverger, brouillant leur apparentement, parfois s’effaçant sans laisser de trace ou survivant dans une aire de diffusion clairsemée. » (p. 196) Certains oiseaux sont associés à cette histoire, comme le corbeau. « Comme le note Frazer (1930 :215-216), les mythes d’origine du feu permettent d’expliquer certaines caractéristiques des animaux, dont la couleur » (p. 200) « Alimentant le fil du corbeau, que nous avons commencé à dérouler dès le premier chapitre, l’analyse phylogénétique corrobore de surcroît notre hypothèse de départ. Dans l’imaginaire des premiers Hommes anatomiquement modernes, le feu était déjà lié à la femme, qui en était le premier propriétaire, voire l’inventrice. Ce n’est que plus tard que l’autre sexe put en profiter. Cette croyance s’est diffusée en même temps que l’humanité. Mais comment la femme put-elle si longtemps dissimuler cet élément essentiel aux yeux des hommes ? En le cachant dans sa vulve. Cette réponse logique permet d’expliquer, par glissement de la bouche du bas à la bouche du haut, l’apparition du motif faisant de l’orifice buccal d’un individu le réceptacle de l’élément. Le feu serait ainsi passé de la vulve à la bouche. » (p. 201)

Conclusion partielle

Dans ces mythes, « la femme sert de système d’échanges et d’alliances matrimoniaux, il lui revient aussi selon le mythe, d’assumer cette fonction entre la terre et le feu, donc de s’occuper du foyer. » (p. 202) et Lévi-Strauss (1971 : 558)

Les mythes de matriarchie primitive

D’après les mythes de l’humanité, la femme possède le feu à l’origine. Et quoi d’autre ?

Le matriarcat originel : un récit patriarcal

« Comme le montrent différents récits, l’inimitié entre les sexes se radicalisent souvent dans les mythes, et la croyance en un peuple de femmes, se tenant volontairement isolées des hommes et souvent l’arme au poing, se trouve largement diffusée à travers le monde. » (p. 204)

En 1861, Johann Jakob Bachofen écrit Le Droit maternel, livre dans lequel il défend l’idée d’une matriarchie primitive, autour des valeurs de douceur, paix et entente, érigée malgré les hommes et pour se défendre de leurs abus. Dans cette histoire, malheureusement, la violence des hommes aurait fini par avoir le dessus. (p. 205)

A sa suite, cette idée est devenue une hypothèse de recherche féconde. À l’étude, il semblerait alors que les mythes racontent plutôt l’échec de la matriarchie, un peu comme un avertissement qui proviendrait au contraire justement de l’idéologie patriarcale. Mais cette analyse ne tiendrait pas compte de la très large répartition des mythes impliquant un matriarcat primitif. En effet, d’après Yuri Berezkin, il existe des mythes relatant cette supposée ancienne domination des femmes en Afrique, Australie, Mélanésie et Amérique du Sud. (pp. 206-207)

Une symbolisation fondatrice

La genèse de ces mythes serait-elle africaine ? 

Il se trouve que l’arbre obtenu par la méthode phylogénétique dont nous avons déjà parlé est similaire à celui construit à partir du corpus lié aux serpents ou encore à l’acquisition du feu. Il montre également une diffusion hors d’Afrique le long du littoral sud de l’Asie puis en Australie avec une diffusion en Amérique en trois vagues. (p. 209) Une partie des mythes matriarcaux possèdent une origine commune et suivent un même chemin de diffusion (p. 211). 

« Comme nous le verrons un peu plus loin, la structure des arbres s’accorde aussi très bien avec ce que l’on sait des premières migrations humaines. » (p. 211)

« Soulignons au passage la cohérence des motifs retrouvés à la racine de l’arbre avec une hypothèse proposée par Françoise Héritier (1996-2002). Selon l’anthropologue, la hiérarchisation symbolique que l’on observe à travers toutes les sociétés serait fondée sur le refoulement par les hommes d’une crainte fondamentale : que les femmes, capables de produire des enfants des deux sexes, se passent d’eux pour se reproduire. Cette crainte aurait conduit les hommes à exercer sur le sexe opposé un contre-pouvoir symbolique plus violent encore, faisant de la femme un être faible et inférieur, et ce, « dès les temps originels de l’espèce humaine » (Héritier, 2002 : 14) » (p. 212)

Françoise Héritier

« La phylogénétique des mythes confirme que cette crainte aurait pu exister avant même la sortie d’Afrique, puisqu’elle établit la présence dans la mythologie d’alors du motif des […] femmes se passant avantageusement des hommes-, et de l’homme réduit à l’état d’objet par le sexe opposé et de la matriarchie primitive conduisant les hommes à abandonner les femmes. » (p. 213)

Faire du mythe à partir du mythe

« La matriarchie primitive n’a sans doute jamais eu d’autre existence qu’imaginaire » (p. 213) Les « restes » d’une matriarchie primitive supposée dans notre monde actuel invoquées par la recherche, comme celle de Heide Göttner-Abendroth (2017), ne constituent pas des preuves. On peut se demander à quoi tient « la permanence et le succès de l’hypothèse matriarcale dans l’imaginaire occidental ? » (p. 214) Sans doute fait-elle écho aux combats actuels. Pourtant, le message premier de ces mythes « était de justifier la domination des hommes sur les femmes par les abus et les mésusages du pouvoir commis par ces dernières quand elles en disposaient. » (p. 214)

Se libérer des mythes ?

Cela semble impossible. Mais « révéler les forces évolutives structurant les mythes est alors un moyen de modifier le rapport que nous entretenons avec eux […] La reprise des mythes de matriarchie primitive par certaines féministes ne constitue donc un obstacle à la libération de leur emprise que s’ils sont interprétés à la lettre, et non s’ils sont réfléchis comme inversion volontaire de valeurs passées. » (p. 218)

La maîtresse des animaux

Il demeure très difficile de reconstruire le passé ; il faudrait concevoir puis examiner une infinité d’hypothèses. « La préhistoire est immense, et les systèmes de pensée des populations humaines, foisonnants et complexes, n’ont pas été conçus pour satisfaire la logique classificatoire d’un lointain descendant. » (p. 219) Malgré tout, continuons !

Princesse Mononoké

Retour à Polyphème

Génial, un résumé !

« Dans la première partie, nous avons montré la probable existence, lors du peuplement du nord de l’Eurasie, de la croyance en un maître des animaux, détenteur du gibier sauvage. L’interlude a permis de corroborer, sur de nouvelles bases, le caractère plus général d’un imaginaire mettant en scène de tels « maîtres » au Paléolithique supérieur, gardiens des ressources naturelles nécessaires à l’espèce humaine.

« Dans la deuxième partie, nous avons vu que ce motif était sans doute une évolution d’un récit bien plus ancien, sorti d’Afrique en même temps que l’humanité moderne, selon lequel les hommes et les animaux auraient émergé du sol. Nous avons aussi découvert que, sur la même période et sur la même aire de distribution que les mythes de type Polyphème, la terre était féminine ou associée à une femme et que, par ailleurs, le mammouth pouvait être une maîtresse des animaux, dont la forme du crâne aurait inspiré les versions cyclopéennes de Polyphème.

« Dans cette troisième partie, nous avons mis en évidence que, lors de la sortie d’Afrique, l’humanité transportait dans ses bagages symboliques un mythe selon lequel les femmes étaient les premières détentrices d’accessoires cultuels, mais aussi de biens essentiels, comme le feu, que les hommes s’approprièrent.

« En synthétisant ces trois acquis, nous pouvons nous demander si le premier maître des animaux, lié à la terre (féminine) et possesseur et donateur des animaux, a minima du gibier, n’était pas une femme. » (p. 220) Telle est donc la nouvelle hypothèse pour la suite de notre ouvrage !

Cette hypothèse a déjà été défendue dans les années 80. Cependant, on peut se poser la question : y avait-il une croyance dans une maîtresse des animaux ? Ce que nous pouvons dire, c’est que « le thème est universellement lié au monde de la chasse (Le Quellec et Sergent 2017 : 749-751), l’économie cynégétique étant le mode de subsistance de l’ensemble des sociétés paléolithiques européennes. » (p. 221) Par ailleurs, la croyance en un maître ou une maîtresse des animaux est largement répandue en Eurasie, Afrique et en Amérique. « Il reste alors à vérifier l’ajustement formel entre les vestiges archéologiques et l’hypothèse d’une maîtresse des animaux. » (p. 222)

Dans la caverne obscure

Examinons la grotte de Chauvet, découverte en 1994 et qui a connu deux phases d’occupation, à l’Aurignacien (il y a 37 000 et 33 500 ans) et l’autre au Gravettien (Il y a 31 000 et 28 000 ans) : « dans quelle mesure les données archéologiques permettent-elles de corroborer les reconstructions mythologiques précédentes ? » (p. 223)

Vulves et principe vital

Cinq triangles pubiens, dont un qui semble sortir de terre pour faire face à un impressionnant bestiaire (lion, bison) (p. 223) Les animaux sont perçus comme sortant des parois, c’est pourquoi ils sont parfois, pour s’en prémunir par avance, acéphales ou percés de flèches.

Cycle de vie

Un grand soin semble avoir été apporté au cycle : « Ce lien très fort entre préservation des ossements, conservation de la vie et mode de vie cynégétique, dont on retrouve des traces jusqu’en Grèce antique, est aussi très ancien en Amérique du Nord. » (p. 225)

Comment tester l’hypothèse ? – On peut examiner les rituels paléolithiques entourant la chasse à l’ours (décrits pp. 226-228) : « La coïncidence entre la reconstruction statistique de pratiques cynégétiques entourant l’ours au Paléolithique, qui rétro-prédit l’existence de certains comportements à partir de données actuelles, et les vestiges archéologiques pouvant en témoigner permet donc de mettre cette reconstruction à l’épreuve. Les faits rendent la théorie testable, et réfutable. » (p. 229)

Chasse au gibier et bestiaire rupestre

« La principale objection à l’hypothèse de la maîtresse des animaux réside dans l’absence de connexion entre le gibier chassé et les représentations d’animaux dans les grottes. » (p. 229) Mais peut-être que le peu d’animaux représentés en symbolisent davantage en réalité.

En résumé

« Pas à pas, les liens se resserrent, et les pistes se rejoignent, reconstituant peu à peu l’image d’une maîtresse des animaux qui aurait existé dès l’Aurignacien en Asie du Sud-Ouest et se serait diffusée dans le nord de l’Eurasie en même temps que les premiers peuplements.

Fidèle au principe de prudence, il faut nous demander comment corroborer à nouveau ces résultats. Cette démarche peut être engagée en tentant de répondre à la question suivante : serait-il possible de montrer l’existence d’un mythe paléolithique dans lequel le commerce d’une créature surnaturelle avec les humains formerait le pendant de la relation d’un chamane avec une maîtresse des animaux ? » (p. 230)

Interlude : Du mythe au conte

Dans la mythologie basque, une divinité féminine, Mari demeure dans le monde souterrain et communique avec l’extérieur par des grottes et gouffres. Son époux, Sugaar, « serpent mâle », vit sous la terre. Beaucoup d’autres mythes mettent en scène une divinité féminine et souterraine, mariée ou associée à un ou des serpents. (pp. 231-232)

Le conte d’Églè est particulièrement proche du récit du peuple Isanzu (Tanzanie) : « une femme rencontre dans la nature un serpent qui la séduit puis adopte une forme humaine. Des opposants à cette union, parents ou mari, réussissent à tuer l’ophidien. La femme découvre le lieu du meurtre rougi par le sang. » (p. 234) Rappelons-nous aussi les mythes qui mettent en relation un être dangereux, généralement un serpent, qui empêche quiconque d’accéder à l’eau. (p. 235) « De nombreux récits font le lien entre la victoire contre le serpent et l’obtention de l’eau. Tout aussi nombreux sont ceux qui, dans une même narration, unissent le motif de la victoire contre le serpent et celui d’un lien contraint entre un serpent et une femme. » (p. 235) « Nous saurions autrement dit face à un ancien complexe mythologique joignant l’union contrainte entre une femme et un serpent à une victoire contre ce dernier et à l’obtention de l’eau. Ce récit aurait dérivé en contes, dont certains auraient conservé la forme originelle. » (p. 236) Comment, d’ailleurs, différencie-t-on un mythe d’un conte ? Plusieurs éléments ont été argués pour les distinguer, mais le principal semble être l’importance accordée au récit : le conte est perçu comme une fiction alors que les mythes « sont considérés comme des récits véridiques racontant ce qui s’est passé dans un passé lointain. » (p. 237) « En résumé, le conte est un mythe qui n’est plus pris au sérieux. » (p. 237) Il est possible néanmoins d’utiliser les contes pour reconstituer l’histoire des origines et de la diffusion des mythes, notamment par l’approche de la théorie des graphes : « il est possible de considérer les contes comme autant de sommets ou de nœuds pouvant être reliés par des lignes lorsqu’ils sont en relation. » (p. 238) Nous allons voir ce que cela donne pour le conte de l’homme à la recherche de sa femme perdue.

Quatrième mouvement : Le cycle de l’air

Le récit de la Femme-Oiseau

« Nous avons vu qu’une maîtresse des animaux, détentrice et dispensatrice des bêtes sauvages, a de fortes chances d’avoir hanté l’imaginaire des Eurasiens de l’Ouest, durant le Paléolithique supérieur. À la manière de Polyphème, cette figure aurait été perçue comme dangereuse, tout don consenti par elle réclament un contre-don vital de la part de l’être humain ayant bénéficié de ses mannes. » (p. 243)

L’intermédiaire entre les humains et la créature surnaturelle serait le chamane ? Comment étayer cette hypothèse ? (p. 243)

Une alliance avec la surnature

Le chamane s’unit à une épouse spirituelle, c’est une hypergamie : en échange de gibier, elle attend de lui « les plaisirs humains : ceux de l’amour, ceux des contes et des chants. » (p. 244)

Dans plusieurs contes, la femme est un être surnaturel qui consent à épouser un homme ou s’y trouve forcée par lui, qui lui confisque ses vêtements originaux ou son accoutrement. Lorsqu’il le lui rend, elle s’enfuit. (p. 246)

« Le mythe de la Femme-Oiseau apparaît propice à la démonstration de l’existence d’une croyance paléolithique en une hypogamie et une hypergamie croisée, entre une femme surnaturelle et un homme « ordinaire ». Encore faut-il dater, et localiser l’origine du récit. » (p. 247)

Un peu de structuralisme pour rejoindre la phylogénétique

Dans un certain type d’évolution du mythe, on assiste à une inversion : « Le récit de la Femme-Oiseau semble en rapport de transformation avec le motif [d’un autre récit :] Un homme se rend dans un village de femmes ; il doit satisfaire chaque femme contre sa volonté ou une femme le revendique pour elle seule. […] Dans le cas de la Femme-Oiseau, un homme épie une femme, puis se saisit de sa peau animale pour la contraindre au mariage. L’épouse demandeuse forçant un homme à l’épouser devient donc l’épouse, demandée, forcée d’épouser un homme. » (p. 247)

Ce renversement peut mettre en évidence une continuité entre le mythe de la séparation primitive entre la femme et l’homme, qu’on retrouve dans le récit de la Femme-Oiseau ou l’histoire de la Fée Mélusine « dont le mari découvre la (sur)nature ophidienne transgressant l’interdiction de l’observer pendant son bain : « le mythe mélusinisien [dont la structure est similaire à celle de la Femme-Oiseau] raconte presque toujours le passage d’un type de société dominé par les femmes (tant que l’interdit est respecté) à un type de société gouverné par les hommes. » (p. 251)

Il est donc possible que le récit de la Femme-Oiseau soit une réélaboration d’un ensemble de mythes plus anciens – en particulier ceux présentant les femmes comme possédant un savoir sacré, étant reliées à la nature et maîtresses de la culture, toute prérogative dérobée par les hommes – « Le mythe de la Femme-Oiseau inverserait alors le schéma d’origine, en mettant en scène la reconquête par les femmes du pouvoir spirituel qui leur avait été confisqué par les hommes et la déconnexion de ces derniers et du sacré. Il reste encore à expliquer le lien unissant la Femme-Oiseau à l’eau. » (p. 252)

Une femme-oiseau aquatique

« Le motif « l’homme prend ou tente de prendre pour femme un être lié au monde sous-marin (poisson, crabe, serpent, animal aquaique, etc.) inverse au moins partiellement le mythe de l’époux aquatique […] il explique bien le lien entretenu entre l’eau et la femme-oiseau, la future épouse se baignant dans un lac au moment où ses habits sont volés. Ce lien puiserait son origine dans la reprise d’un motif archaïque, venu d’Afrique. » (p. 254)

Le contact sexuel avec une femme est mortel : on parle de vagin qui contient des dents ou des pierres pointues, ou encore un animal dangereux ou un brasier. « Le fait que, lors de la sortie d’Afrique, un contact sexuel avec une femme ait été pensé comme dangereux pourrait être mis en relation avec la croyance en un vagin-brasier, dont la profondeur historique pourrait remonter tout aussi loin. » (p. 256)

Le motif du vagin denté pourrait être le parallèle d’un mythe répandu dans l’Ancien Monde faisant de la femme dangereuse celle qui cause la mort de ses partenaires à cause d’une créature maléfique – généralement un serpent – dissimulé en elle. Ces motifs remonteraient au Paléolithique supérieur. (p. 256) Les mythes de la Femme-Oiseau ont donc de profondes racines : « est-il possible de retrouver le lieu et l’époque à partir desquels il commença à s’épanouir ? » (p. 257)

L’approche aréologique

Pour ce qui est de l’aire d’origine du récit, trois hypothèses s’affrontent : Inde, Eurasie du Nord et Asie de l’Est ou du Sud-Est. Par le sanskrit et jusque dans les Mille et une nuits ? Ou une femme-Oie comme ces grands oiseaux migrateurs qui nichent dans le nord ? Ou la Femme-Cygne de l’Eurasie du Nord ? (pp. 258-259)

Approche statistique des mythes de la Femme-Oiseau

Les mythes semblent évoluer par ponctuations, alternant de courtes périodes de changement et de longues périodes de stabilité. (p. 260) On a remarqué à quel point les mythologies du Japon, d’Indonésie et des Amériques étaient proches. Lévi-Strauss « faisait remonter l’explication de cette diffusion aux temps paléolithiques où « une sorte de boulevard terrestre permettait aux hommes, aux objets, aux idées de circuler librement depuis l’Indonésie jusqu’à l’Alaska ». (Lévi-Strauss, 1990 :2011) » (p. 261)

En décomposant les mythes en mythèmes et à l’aide d’arbres bayésien, JdH montre que « le récit semble avoir émergé avant le dernier maximum glaciaire, puis s’être diffusé par le détroit de Béring lorsque celui-ci pouvait être encore franchi à pied. Il se serait simultanément diffusé ou peu après, en Eurasie, avant de franchir de nouveau le détroit de Béring, accompagnant peut-être l’arrivée tardive des Esquimaux. » (p. 262)

Différentes interprétations du récit

« Se pose maintenant la question de ce que peut nous apprendre la reconstruction du protorécit, que l’on sait désormais eurasiatique et paléolithique. Or ce mythe – c’est le moins que l’on puisse dire – a suscité de nombreuses interprétations de la part des commentateurs. » (p. 267)

Pour certains, comme Jung, le mythe est un morceau intime de nous-mêmes et un morceau de l’humanité. Mais les interprétations psychanalytiques de ce type présupposent l’existence d’archétype universels : or il n’existe aucun mythe universel pouvant le rendre manifeste. L’approche structurale explique que « le mythe serait une façon de résoudre ou de réduire des contradictions en proposant une situation idéelle permettant de les dépasser. » (p. 268). Pour d’autres chercheurs, le rite précède le mythe, qui n’en serait que le commentaire plus ou moins élaboré (p. 269) Peu convaincant également. D’autres encore interprètent le mythe de la Femme-Oiseau comme une possible illustration du chamanisme : « ce lien permet de contextualiser la probable croyance dans l’Asie paléolithique d’une union provisoire entre une femme surnaturelle et un homme ordinaire, l’une s’abaissant, l’autre s’élevant pour se rejoindre temporairement. » (p. 272)

La ménagère mystérieuse

Voici un autre mythe : « Celui-ci raconte comment un homme, généralement un chasseur solitaire, rentre chez lui, où il découvre que tout a été rangé et que le repas a été fait. Le phénomène se reproduit à plusieurs reprises, avant que le héros ne se cache, pour surprendre la ménagère modèle. Un animal entre alors, ôte sa peau et se transforme en une femme magnifique. Aussitôt, l’homme dérobe la peau, qu’il cache ou détruit, et la femme se retrouve prisonnière du monde des mortels, contrainte d’épouser l’homme qui l’a piégée. Un jour, elle parvient cependant à s’enfuir, soit qu’elle retrouve sa peau, soit que quelqu’un lui rappelle son origine animale ou l’offense. » (p. 273)

Ce mythe est largement répandu dans le monde, avec ses variantes. 

La ménagère mystérieuse et la Femme-Oiseau : un groupe de transformation ?

Des récits de la femme-renard rappellent celui de la femme-oiseau. Pour aboutir à des conclusions probantes, on peut adopter et compléter mutuellement les démarches structurales et les démarches phylogénétiques.

L’approche structuraliste permet d’analyser les mythes qui s’inversent tandis que « l’approche phylogénétique ne s’appuie que sur ce qui est empiriquement mesurable, soit la présence ou l’absence de tel ou tel mythème dans un corpus de récits, pour calculer l’écart différentiel entre différentes versions d’un mythe ou différentes traditions. » (p. 277) Mais ‘il n’existe pour le moment aucun langage dans lequel ces deux théories (structuraliste et phylogénétique) pourraient être traduites l’une dans l’autre sans résidus et sans pertes. » (Kuhn, 1982) (p. 278)

Analyse statistique de la Ménagère mystérieuse

Une apparition de ce groupe de transformation serait à situer en Asie de l’Est, avant le dernier maximum glaciaire ; les deux récits se diffusent ensuite « une première fois jusqu’en Amérique du Sud en même temps que les premières vagues de migration. Une seconde expansion aurait eu lieu plus tard, recouvrant le reste de l’Eurasie puis atteignant une dernière fois l’Amérique arctique, probablement en même temps que le peuplement esquimau. » (p. 279) « la reconstruction contribue cependant à étayer une coémergence des motifs de la Femme-oiseau et de la Mégère mystérieuse, l’une et l’autre histoires s’étant probablement construites par transformations réciproques. » (p. 281) 

« Notons que la reconstruction du récit faisant de la Mégère mystérieuse une chienne permet de supposer une très grande ancienneté de l’animal en Chine, et en Corée, antérieure au dernier maximum glaciaire. Cela concorde avec certains travaux de génétique des populations, faisant de cette région le berceau du plus vieil ami de l’homme. » (p. 281)

Exogamie et patrilocalité

« Remarquons que les motifs des Amazones, de l’Épouse aquatique ou de la Femme-Oiseau et de la Ménagère mystérieuse soulignent tous l’idée de prendre femme dans une communauté lointaine. Il est tentant, face à cette reconstruction, de l’utiliser pour proposer un éclairage sur la vie de nos ancêtres, en avançant qu’ils auraient connu un système exogamique. » (p. 282) C’est souvent l’homme qui est statique : on parle alors de patrilocalité, de virilocalité à l’origine de l’humanité. Mais le débat n’est pas encore tranché.

La femme donatrice

« Les groupes de transformation unissant d’une part la Femme-Oiseau et la Ménagère mystérieuse, d’autre part la Ménagère mystérieuse et Polyphème, suggèrent l’existence d’un prototype plus ancien […] Ce récit aurait concerné une femme surnaturelle, soit souterraine, soit céleste, dont il aurait été possible d’obtenir des biens grâce à une union limitée dans le temps et l’espace. Un tel mythe aurait existé dès le début du peuplement de l’Eurasie, adoptant une forme différente au nord (Polyphème) et au sud (Ménagère mystérieuse, puis Femme-Oiseau) du continent, selon une bipartition largement illustrée dans le livre. » (p. 286)

Final en mythe majeur

Finalement, que peut-on retirer de tout cela ? Impossible de dater précisément les mythes, mais ils sont probablement d’une très grande ancienneté, comme le suggère leur répartition aréale. La conjonction de leur stabilité et de leur variabilité autorise l’application de la méthode phylogénétique. Une fois les arbres établis, il faut tester leur solidité ; on utilise pour cela notamment les statistiques ainsi que d’autres méthodes. (p. 288)

À partir de ces résultats, il est tentant de relier la diffusion des mythes et des grandes migrations humaines : des grands ensembles mythologiques à la diffusion de certains haplogroupes. 

La sortie d’Afrique et le peuplement de l’Eurasie

« Les données génétiques et paléontologiques tendent à montrer une origine commune à Homo sapiens et situent le berceau de notre espèce en Afrique il y a entre 350 000 ans et 100 000 ans […] La façon dont, à partir de ce continent, Homo sapiens s’est dispersé sur la planète reste à l’inverse sujet à discussion. Deux hypothèses. » (p. 291)

Soit l’humanité moderne serait sortie d’Afrique en une seule vague (entre 50 000/75000 ans) (p. 291), soit il y aurait eu une double sortie d’Afrique, d’abord entre 100 000 et 50 000 ans, ensuite entre 25 000 et 38 000 ans (p. 292) On ne tranchera pas ici ; on ne cherchera pas à savoir pourquoi non plus.

« Ce que nous apprend l’étude de la mythologie à cet égard, c’est qu’Homo sapiens est une espèce affabulatrice qui croit dans ses mensonges. Cette confiance de l’Homme en ses récits fondamentaux, sa capacité à se fier à eux et à s’abandonner à la parole de ceux qui les lui ont transmis pourraient avoir permis à nos ancêtres d’aller toujours plus loin, d’explorer de nouveaux milieux, d’expérimenter des matières premières et des sources d’alimentation inusitées. […] Les mythes peuvent ainsi escorter les hommes, comme autant de compagnons rassurants. Ils sont capables d’expliquer le monde et de réduire le chaos et les contradictions à l’unité […] Les premiers Hommes ayant quitté l’Afrique devaient avoir suffisamment foi dans la puissance explicative de leurs mythes pour braver les dangers et s’aventurer au-delà des sentiers battus. La peur de l’inconnu était pour eux moins forte que le pouvoir, dont ils investissaient les mythes, de l’expliquer. » (p. 294) 

Le peuplement des Amériques

Comme l’Amérique est le dernier continent à avoir été peuplé, « il est en cela intéressant de voir ce que l’étude comparée des mythes peut nous apprendre sur le processus de ce peuplement. » (p. 295) L’étude des arbres phylogénétiques des mythes matriarcaux semble montrer deux vagues migratoires : l’une provenant du nord, et l’autre provenant d’Océanie et couvrant les deux Amériques. Mais les autres arbres montrent des diffusions un peu différentes ; au moins deux hypothèses sont encore en concurrence pour décrire le peuplement de l’Amérique.

Un lien entre les peuples

Deux versions d’un même mythe forment un tout, me poussant à inclure l’autre dans mon humanité. (p. 299) « Cette vision contrastive permet de faire passer les croyances personnelles et collectives de chacun de l’état de donnée intérieure à celui d’une réalité extérieure, susceptible d’être objectivement comparée. […] L’approche phylogénétique permet alors d’incorporer cette pluralité de perceptions, avec leurs ressemblances et leurs différences sous forme d’une construction généalogique, et de retracer l’évolution de chaque récit et de chaque mythologie à travers le temps, en les liant à notre histoire. Situant sur un seul et même continuum l’ensemble de ces croyances, passées et présentes, le mythe partagé devient ce par quoi la possibilité de l’universel surgit. » (p. 299)

Pour finir, je vous signale cette chaine qui parle de mythologies comparées et de mythologies !

La chaîne Dynamythes !!!

https://www.youtube.com/channel/UCgKkAPf_NTJc7NGgx4NW9_A

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Interprétations de Moïse

Jerusalem Studies in Religion and Culture / Vol. 10

Égypte, Judée, Grèce et Rome, édité par Philippe Borgeaud, Thomas Römer et Youri Volokhine, avec la collaboration de Daniel Barbu.

Xénophobie, rupophobie (peur des roux), antisémitisme, zoophobie… nous touchons ici du doigt l’origine de tous les maux ! Oui, à travers les méandres difficilement reconstruits (ou pas) des filiations intellectuelles sur plusieurs siècles, on voit se dessiner, se détruire, se reconstruire l’image de l’autre, en l’occurrence, celle de Moïse, tour à tour lépreux, roux, séthien (et donc un peu diabolique), hébreu ou… égyptien ?

Un peu original, ce que je propose ici est le résumé de plusieurs articles composant un recueil autour des récits, nombreux et de provenances diverses, qui ont raconté l’histoire de Moïse. Ce recueil d’articles expose et analyse en effet le témoignage foisonnant de la vitalité des traditions qui circulaient à propos de Moïse parmi les Juifs d’époque hellénistique, en parallèle aux traditions appelées à devenir bibliques.

L’un des intérêts ? Toucher du doigt la complexité de la transmission des sources et de l’authentification des textes. Et que plus on croit savoir de « source sûre », plus on risque de faire fausse route…

Les documents

Artapan : Introduction historique et historiographique / Daniel BARBU

« Abraham, chez Artapan, est un astrologue réputé, Joseph un homme d’état exemplaire et MOÏSE, avant de devenir porte-parole du « dieu des Juifs » et libérateur de son peuple, a d’abord été un chef de guerre redoutable. »

Daniel BARBU, dans cet avant-propos, nous rapporte l’histoire des manuscrits et des éditions. 

Artapan se trouve cité chez Eusèbe de Césarée, auteur de la Préparation évangélique dont la première édition imprimée date de 1544, édition due à Robert Estienne. Les fragments d’Artapan chez Eusèbe ont cependant été acquis de façon indirecte, par l’entremise d’Alexandre de Milet, surnommé Polyhistor pour sa grande curiosité, historien érudit du Ier s avJC.

Avec l’évêque Eusèbe de Césarée, IIIè-IVè s apJC, commence une grande apologie chrétienne. C’est dans ce cadre que l’histoire de Moïse selon Artapan, rapportée par Alexandre Polyhistor se trouve intégrée à son Apodeixis (composée de la Préparation + Démonstration évangélique).

La question : Artapan était-il juif ?

On peut se poser la question parce qu’Artapan porte un nom à consonance perse, qui agit comme un « masque païen ». Sous sa forme grécisée, ἀρταβ/πανος dérive du vieux perse *Rta-bânus (élamite Irdabanus), il est largement attesté dans le monde iranien, composé sur la racine indo-iranienne rta « vérité ».

Certains juifs ont pu porter des noms perses à l’époque ptolémaïque. Dans le cas d’Artapan, cela lui aurait permis de répondre aux coups portés par Manéthon, un prêtre égyptien antisémite, contre la communauté juive, mais aussi de présenter les rapports entre Juifs et Égyptiens sous un jour plus harmonieux et plus bénéfique.

Conclusions : Le récit d’Artapan comporte des aspects comiques et ne rapporte pas vraiment la réalité religieuse d’une branche populaire voire métissée du judaïsme égyptien. Les inspirations d’Artapan sont diverses, grecques, gréco-égyptiennes, dont Hécatée d’Abdère. Son ouvrage constitue peut-être une réponse aux critiques haineuses du prêtre égyptien Manéthon. Serait-ce une historiographie nationale en compétition avec d’autres ? À qui s’adressait-il ? On ne sait pas.

Nous possédons les fragments d’Artapan cités par Alexandre Polyhistor dans la Préparation Évangélique d’Eusèbe. À la suite de cet avant-propos, on trouve la traduction des récits d’Artapan.

Autour d’Artapan

L’historien Artapan et le passé multiethnique / Caterina Moro

À l’époque de la première rédaction de l’Exode, ont dû coexister plusieurs modèles de Moïse et plusieurs versions de son histoire. Certains éléments restent néanmoins communs : Moïse est une figure royale et il a été un intermédiaire entre les hommes et dieu => il incarne la loi.

Thot

C’est chez Artapan qu’il est adoré par les égyptiens en tant qu’Hermès, c’est-à-dire Thot. Il aurait également inventé des machines pour la guerre et l’irrigation, divisé l’Égypte en trente-six nomes, vaincu les Éthiopiens et causé la première crue du Nil. Pour Artapan, Moïse est un égyptien surdoué.

L’objectif d’Artapan pourrait bien être de s’opposer à l’accusation de Manéthon selon laquelle les Hébreux de l’Exode étaient en fait rien de moins que les Hyksos envahisseurs. Chez Artapan au contraire, Moïse n’est pas le chef d’une bande d’envahisseurs mais un bienfaiteur de l’Égypte.

Notons cependant que le Moïse d’Artapan n’est pas celui qu’on trouve dans la Bible, en Actes 7,22 qui fut instruit dans toute la sagesse des Égyptiens ; non, chez Artapan, c’est lui qui instruisit les Égyptiens en créant les éléments de cette culture que l’on tenait pour la maîtresse de la culture grecque !

Alexandre Polyhistoir et Artapan : une mise en perspective à partir des extraits d’Eusèbe de Césarée / Claudio Zamagni

Parmi les nombreux récits extra-bibliques exaltant la figure de Moïse, celui de l’historien judéo-hellénistique Artapan est considéré comme le plus étrange. 

Artapan a probablement écrit son œuvre entre le moment où a été établie la traduction grecque de la Torah (LXX au IIIè avjc) et la rédaction du Péri Ioudaïon de Polyhistor (Ier s avjc). Mais nous n’avons aucune preuve qu’il ait connu la Septante ou qu’elle fût sa source d’inspiration. 

Non seulement le récit d’Artapan vise à faire les louanges de Moïse, mais il poursuit également le but de démontrer la supériorité et la priorité chronologique de la pensée hébraïque sur celle des Grecs, en la faisant passer avant la culture égyptienne, reconnue à l’époque comme supérieure à la culture grecque.

Artapan est une étape importante dans la construction de cette figure de Moïse l’égyptien, tel que le nomme Assmann

Chez Eusèbe, notamment dans le livre IX de la Préparation évangélique, on trouve Théophraste, Porphyre, Hécatée d’Abdère, Cléarque, Aristobule, Numénius, Choerilos de Samos, Bérose, Nicolas de Damas et Abydène et Alexandre Polyhistor. Eusèbe semble un lecteur intelligent et fiable. Il ne modifie que très rarement les sources qu’il nous transmet. 

L’auteur le plus souvent cité est Alexandre Polyhistor, né et formé en Asie mineure, autour de la 1ère moitié du Ier s avjc. Il écrivit à Rome un ouvrage historique Sur les Juifs à partir des sources judéo-hellénistiques en particulier.

A son tour, Alexandre Polyhistor s’appuie sur des historiens comme Démétrios (chroniqueur juif du IIIè avjc), Eupolème, Artapan, Aristée l’historien, Cléodème-Malchâs, Théophile et un historien anonyme) et des poètes (Philon l’ancien, Théodote et Ézékiel le tragique). Une seule fois Eusèbe cite Flavius Josèphe citant Polyhistor ; mais le reste du temps, on peut penser qu’Eusèbe avait à sa disposition le livre d’Alexandre Polyhistor. Eusèbe a choisi les passages d’Alexandre Polyhistor qui arrangeaient ses objectifs. Par conséquent, il est impossible de reconstituer la visée globale du travail d’Alexandre.

Le livre de Polyhistor, Sur les Juifs, s’apparentent plutôt à une compilation. Ces autres ouvrages (25 peut-être) seraient également des compilations. Alexandre ayant écrit à Rome, il pouvait avoir d’autres sources que les juives pour ses ouvrages. Peut-être était-ce aussi dans son ouvrage « Sur les juifs », nous ne pourrons pas le savoir.

Amusant : Moïse, qui vous dit que c’était un homme ?

Chez Etienne de Byzance, dans son lexique géographique, Alexandre Polyhistor est souvent mentionné. Dans l’un de ses fragments, il écrit (70 : Alexandre de Milet a composé aussi 5 livres Sur Rome, dans lesquels il dit qu’il y avait une femme juive, Moso, à qui on doit l’écriture qui est loi chez les Juifs.

Littérature hellénistique sur Moïse

Moïse chez Flavius Josèphe : un exemple juif de littérature héroïque (Bloch)

Flavius Josèphe

Comme cela a déjà été dit, plusieurs biographies de Moïse ont coexisté ; on en trouve chez Artapan, Philon d’Alexandrie ou Flavius Josèphe. (p.99). La version de Flavius Josèphe comporte « des traits caractéristiques analogues à ceux des héros issus de la mythologie gréco-romaine, tels que Romulus, Œdipe ou Persée : ainsi l’annonce de la naissance de Moïse, son abandon, ses exploits militaires et, enfin, sa disparition. » C’est un exemple typique d’un ancien mythe héroïque. La naissance, l’abandon sont des motifs récurrents. Josèphe raconte cependant la jeunesse de Moïse, contrairement à la Torah : il y est dépeint comme « un jeune héros qui démontre d’emblée ses qualités, ressemblant ainsi sur plusieurs points à des héros païens. » On ne peut pas vraiment parler d’influences, mais plutôt « d’un amalgame de motifs bibliques, aggadiques et gréco-romains qui ne peut pas vraiment être démêlé. » Ainsi donc, « c’est moins la question de savoir par quelles traditions Josèphe a été « influencé » qui importe que le fait qu’il faille envisager l’espace méditerranéen comme un ensemble, incluant la Palestine. » (p. 115)

Le Moïse des auteurs juifs hellénistiques et sa réappropriation dans la littérature apologétique chrétienne : le cas de Clément d’Alexandrie / Inowlocki-Meister

« Philippe Borgeaud a bien montré dans son ouvrage sur la naissance de l’histoire des religions comment la figure de Moïse se situe, à l’époque hellénistique, au cœur d’un « triangle théologique » formé par la Grèce, l’Égypte et la Judée, autrement dit, au carrefour formé par Athènes, Alexandrie et Jérusalem, les traditions grecques, égyptiennes, et juives. » (p. 117)

Clément d’Alexandrie

Le christianisme apporte une modification dans cette géographie, notamment avec Clément d’Alexandrie et Eusèbe de Césarée. Quelle est l’image de Moïse chez Clément d’Alexandrie ?

D’une part, nous n’avons que des fragments ; d’autre part, ils sont de troisième main.

1. Les auteurs juifs hellénistiques – Philon d’Alexandrie, Flavius Josèphe, Artapan, Pseudo-Eupolème, Ézéchiel dit « le tragique » et Démétrius, dit le « chronographe ». Tous situés entre le IIIè av jc et le Ier s apjc. Il n’est pas certain que cette littérature ait été destinée à un public non-juif ; le commerce des livres n’est d’ailleurs pas suffisamment attesté à cette époque pour permettre de le penser. En revanche, l’hellénisme qui y est représenté pouvait laisser penser aux lecteurs juifs que l’histoire était lue par des non-juifs, « afin de renforcer aux yeux de la communauté juive l’image du législateur et celle de la communauté en question. » (p. 122)

Autrement dit, la communauté pouvait se rasséréner dans ses croyances à la lecture des histoires d’un Moïse hellénisé.

Un peu comme si on racontait l’histoire de France avec un côté american… pour les fans de cocacola bien sûr ^^

Cependant, Alexandre Polyhistor est une preuve que des non-juifs avaient accès à cette littérature juive. Quant à Artapan, était-il juif ? Il présente Moïse comme l’inventeur de la zoolâtrie égyptienne… et certains chercheurs s’appuieraient là-dessus pour expliquer qu’Artapan n’était certainement pas juif ! « Cette argumentation est profondément erronée parce qu’elle ne tient absolument pas compte de la nature perméable et multiforme du phénomène religieux antique en général, et du judaïsme en particulier, à l’époque gréco-romaine. » (p. 123) Au contraire, son souci de glorifier les héros de la tradition juive, Abraham, Joseph ou Moïse, laisse penser qu’il se percevait sans doute comme appartenant à la tradition juive. » (p. 124)

2. Alexandre Polyhistor (80-40 ?/105-35) – comme il écrivait de nombreux ouvrages sur de nombreux sujets, d’où son surnom, plusieurs savant estiment que son Sur les Juifs visait à renseigner les Romains sur les peuples nouvellement conquis. (p. 124) Nous sommes dépendants d’Eusèbe qui le cite explicitement. « En ce qui concerne Moïse, il semble difficile de déterminer si la somme des extraits présentés par Eusèbe est quantitativement plus importante par rapport aux autres thèmes abordés parce que Polyhistor s’est davantage intéressé au législateur, ou si c’est Eusèbe qui cite davantage de textes en raison de l’importance de la figure mosaïque dans le christianisme. » (p. 125)

3. Clément – Qui vécut dans l’éminente cité d’Alexandrie, où l’avait précédé le grand Philon (p. 126). Au livre I des Stromates, chapitre 23, Clément nous offre une vie de Moïse miniature, sur fond de citations d’auteurs juifs. La totalité du chapitre est construite autour du De vita Mosis de Philon auquel s’ajoutent d’autres auteurs juifs hellénistiques. Le récit est clairement apologétique et Clément aurait retenu certains passages des auteurs juifs plutôt que d’autres. Pourquoi ? Par exemple, par rapport à la version de Philon, Clément ne se contente pas de mentionner l’étymologie du nom Moïse (l’eau Moy – eau), mais ajoute d’autres traditions, comme la tradition égyptienne qui rapproche Moïse et l’eau de la mort, faisant référence à Osiris mort, dérivant sur l’eau. Il insiste en outre sur l’origine non-égyptienne de Moïse, « or on possède différentes narrations égyptiennes alternatives à l’Exode qui faisaient de Moïse un égyptien fugitif. […] Il faut garder en mémoire que ces arguments qui faisaient de Moïse un égyptien et qui apparaissent dans des textes d’origine égyptienne cités par Flavius Josèphe, avaient été récupérés dans les récits polémiques anti-chrétiens de certains païens, tel Celse. Or, ne l’oublions pas, Celse est un contemporain de Clément, même si leur relation ne peut être définie avec précision. En établissant le pedigree hébraïque de Moïse, Clément établit ainsi le pedigree même du christianisme. » (p. 134)

Pourquoi Clément se fonde-t-il sur le témoignage d’auteurs juifs de langue grecque pour rédiger sa brève vie de Moïse ? Sans doute par goût de l’érudition et dans une volonté apologétique indéniable.

Quelle image de Moïse fait apparaître l’utilisation des témoignages juifs dans la biographie de Moïse par Clément ? Il n’a pas conservé les mentions de Moïse comme inventeur que l’on trouve chez Artapan ou comme législateur chez Eupolème – normal puisque le nouveau législateur est désormais Jésus (p. 144). « Seul Ézéchiel jouit dans les Stromates d’une certaine intégrité textuelle, qui est due, sans doute, à sa fidélité au texte biblique, et au fait qu’il est plus difficile de modifier des textes poétiques que des textes en prose. » (p. 143) C’est toutefois un Moïse qui préfigure Jésus ; il reste « l’arme apologétique par excellence, car c’est sur lui que repose tout l’arsenal argumentatif chrétien permettant d’établir « objectivement » l’antiquité de la tradition chrétienne et sa continuité avec les écritures hébraïques. » (p. 143)

Clément affirme que Platon s’est inspiré de Moïse ! Que Miltiade aurait imité Moïse en matière de stratégie ! (p. 143)

Plus tard, notamment chez Eusèbe de Césarée, les auteurs juifs jouent un rôle de moindre importance que chez Clément d’Alexandrie. Sans doute ce dernier se sentait encore une certaine proximité géographique et temporelle avec eux ; en outre, comme le dit A. Le Boulluec, « un Clément d’Alexandrie, de culture grecque, accueille volontiers les traditions non canoniques, en un temps où le désastre subi par le judaïsme hellénisé en Égypte dans les années 115-118 a des conséquences irrémédiables, ce judaïsme dont il a précisément accaparé la production littéraire. » (p. 145)

La tradition sur Moïse d’« Hécatée d’Abdère » d’après Diodore et Photius, Claudio ZAMAGNI

1. Quelques remarques sur Diodore de Sicile comme utilisateur d’Hécatée d’Abdère

Photius, au IXè apJC, dans sa Bibliothèque, rédige une longue notice qui comprend plusieurs textes tirés de Diodore de Sicile, Ier siècle avjc – « l’un d’eux concerne le peuple juif et atteste d’une tradition extra-biblique sur Moïse et la sortie du peuple juif hors d’Égypte » (p. 147) : Hécatée d’Abdère en serait la source ; Diodore le citerait même mot à mot.

Photius !

Hécatée d’Abdère, philosophe et érudit grec de la fin du IVè, ayant voyagé en Égypte notamment à l’époque de Ptolémée I Söter. Si toutes ses œuvres sont perdues, Diodore l’a heureusement largement utilisé dans la composition de la quarantaine de livres de sa Bibliothèque historique, une histoire des origines de l’humanité jusqu’à son époque. Seuls 21 nous sont parvenus, avec d’importantes lacunes. (p. 148)

Hécatée d’Abdère est la source principale de son premier livre. Diodore utilisait néanmoins de nombreuses sources et ne les cite pas toujours explicitement. Il est donc impossible de déterminer exactement l’apport d’Hécatée d’Abdère. Par ailleurs, Diodore ne propose pas de rapporter les propos d’autrui mais plutôt de les discuter de manière critique. En outre, il était déjà allé lui-même en Égypte et possédait ses propres sources.  (p. 152)

Diodore cite Hécatée une deuxième fois, au livre II, à propos des Hyperboréens et une troisième fois, au livre XL, référence à sa description des origines du peuple juif. (p. 153)

2. Photius en tant que témoin de Diodore de Sicile.

2.1. L’œuvre de Photius et l’ensemble des fragments de Diodore qu’il rapporte dans Bibliothèque

Le codex 244 de Photius sur Diodore est une simple suite d’une dizaine d’extraits tirés de Diodore. (p. 153)

Le premier, tiré du Livre XXXII (377a-379a) est une notice curieuse concernant des cas d’individus androgynes (p. 156). Le deuxième, tiré du Livre XXXIV traite de la victoire d’Antiochus Épiphane sur les Juifs et mentionne la tradition ayant trait à Moïse sur un âne. (p. 156) L’extrait suivant explique les détails de cette tradition : « il s’agit d’un extrait du livre XL attribué à Hécatée, sur lequel on reviendra par la suite. » (p. 157) Les sept autres extraits sont tous dédiés à l’histoire romaine.

Remarquons que les extraits en question sont plutôt bien souvent réduits et condensés, voire recomposés pour le dernier texte. Il est impossible de distinguer les composantes du texte de Photius dont il commente les 4 premiers livres, mais plus du tout les six suivants. (p. 161)

Le livre XI de la Bibliothèque historique de Diodore est entièrement perdu, hormis quelques huit fragments, dont celui de Photius représente de loin le plus étendu (p. 162)

2.2. La tradition manuscrite de Photius et l’extrait attribué à Hécatée d’Abdère : Hécatée de Milet ? Théophane de Mytilène ?…

Ici, nous abordons la complexité de l’histoire même des manuscrits, comment ils se transmettent et se déforment. Savoir quel manuscrit dérive de quel autre, et quand, fait l’objet de véritables recherches. Néanmoins, les chercheurs semblent s’accorder pour reconnaître que la tradition manuscrite de Photius est exceptionnellement sûre. Cependant, demeure un doute quant à l’attribution de certains extraits à Hécatée d’Abdère ou Hécatée de Milet ! (p. 163) Un autre chercheur attribuerait l’un des extraits à un troisième auteur, Théophane de Mytilène. D’après l’auteur en tout cas, les passages que l’on hésite à attribuer à Hécatée de Milet sont, pour des raisons historiques, tout aussi difficilement attribuables à Hécatée d’Abdère. La prudence reste donc de mise. (p. 169)

N’oublions pas non plus qu’il en va de l’intérêt de Photius de citer Hécatée d’Abdère comme source non fiable pour ce qui regarde ce qu’il y trouve de négatif concernant les Juifs. Lorsque le témoignage n’est pas à son goût, Photius accuse Hécatée d’Abdère de se tromper, ou l’accuse d’être la source erronée de Diodore. (p. 170)

2.3. Hécatée d’Abdère sur les Juifs ?

Même si dans l’Antiquité, l’ouvrage Sur les Juifs était attribué à Hécatée d’Abdère, la question reste ouverte ; en tout cas, « il est cependant clair que l’œuvre sur les Juifs qui lui est attribuée n’est rien d’autre que le résultat d’une démarche apologétique d’origine juive alexandrine. » (p. 174)

2.4 Diodore et Manéthon

L’extrait de Diodore (XL, 3) pourrait présenter un parallèle avec un passage d’Hécatée de Milet, mais également avec le récit de Manéthon, dans lequel les Juifs sont chassés d’Égypte parce qu’ils étaient atteints de lèpre, signe de colère divine (p. 174) : cette tradition d’origine égyptienne aurait été lu par Diodore dans le récit d’Hécatée d’Abdère, lui-même l’ayant peut-être glané directement en Égypte. Mais peut-être Diodore connaissait cette tradition de lui-même : on retrouve en effet cette histoire de lèpre en I, 28. 

En tout cas, ces parallèles peuvent nous conduire à penser « XL, 3 comme un texte propre à Diodore et fondé sur des sources différentes ». (p. 176)

3. Les traditions mosaïques selon Diodore, dans la citation de Photius codex 244 

Examinons ce texte de Diodore à propos de Moïse comme ayant été rédigé par Diodore lui-même s’appuyant sur plusieurs sources. Dans cette version, l’Egypte ayant accueilli trop d’étrangers sur ses terres, avec des religions et rites trop divergents, les dieux les punissent. « Pour rétablir le culte du pays, deux groupes d’étrangers sont alors expulsés d’Égypte : un groupe plus noble, qui se rend en Grèce avec à sa tête Danaos et Cadmos, et un autre groupe, formé de la masse nombreuse qui, sous les ordres de Moïse, gagne le territoire de la Judée. Dans cette version, Moïse est présenté comme un chef militaire qui occupe le territoire de Canaan alors totalement inhabité pour y fonder ensuite plusieurs villes et notamment Jérusalem, où il établit le Temple. » (p. 179)

« Dans son texte, Diodore a donc mêlé des notices d’origine sans nul doute juive avec d’autres, d’origine égyptienne (et non juive), comme on l’a déjà remarqué, (et même sans faire référence à la tradition rapportée par Manéthon). Il est très simple d’identifier les informations d’origine égyptienne : ce sont notamment le détail de l’expulsion du peuple juif par les égyptiens ; le ton évidemment anti-juif (leur vie insociable et contraire à l’hospitalité) ; et le fait que l’histoire du peuple juif commence d’après le texte de Diodore, seulement avec Moïse et non avec Abraham, ce qui colle parfaitement avec la tradition manéthonienne de Moïse, plutôt qu’avec une source juive quelconque. […] Moïse est présenté sous les traits d’un chef de guerre […] une tradition vraisemblablement apparentée avec celle que rapportent notamment Artapan et Flavius Josèphe, et qui est d’origine égyptienne […] C’est là déjà une preuve du fait qu’il véhicule d’autres traditions, dont il reste peu de traces, ou parfois aucune, dans le récit biblique. » (p. 182)

Cette tradition fait de Moïse le fondateur du judaïsme et l’homme militaire à l’origine de ce peuple.

Moïse et l’Égypte

Quelques remarques sur Typhon, Seth, Moïse et son âne dans la perspective d’un dialogue réactif transculturel – Philippe Borgeaud

Comment et pourquoi l’interprétation de Seth en Typhon a contribué à accorder une importance démesurée à l’image biblique qui représente Moïse sur un âne, tel un adversaire « typhonien » ? Et qui est Typhon ou Seth ?

Bien que vaincu par Osiris puis libéré par Isis, Typhon/Seth conserve de sa puissance. D’après Plutarque, il est donc tantôt vénéré (Seth plus traditionnel) tantôt humilié ou violenté (sa forme historique plus récente).

Typhon était l’adversaire de Zeus. Dans la Théogonie d’Hésiode, il est le dernier fils de la Terre, unie à Tartare. Monstrueux, il est terrassé par Zeus et écrasé sous une montagne en un lieu où la terre brûle : il reste actif, comme agent de tremblements de terre. (p. 188) 

Zeus contre Typhon

Dès le Vè pour les Grecs d’Égypte, Typhon est assimilé à Seth, un dieu lié aux tremblements de terre et aux orages.

Seth est le dieu roux ou rouge ; dieu bruyant, associé à une bête élégante et bizarre, identifié finalement à un âne.

Seth

L’âne grec est l’animal de Priape, dieu rouge également et bruyant. Le motif sexuel est présent dans sa mythologie, comme dans celle de Seth. L’âne fait partie du cercle de Dionysos, dont il devient la monture occasionnelle. La comparaison cependant comporte des limites : l’âne, chez les Grecs, n’est pas un ennemi des dieux et ne peut y être associé. (p. 189) 

La vie pourrie de Priape

Mais Typhon, une fois identifié comme Seth, est parfois assimilé à un âne. D’après Plutarque, il est considéré comme impur par les égyptiens qui en font alors une victime sacrificielle. « D’après Plutarque, c’est son incapacité à apprendre (amathia) et sa violence (hybris) qui font de l’âne un animal semblable à Typhon. (p. 191) 

Les Typhoniens

Dans la tradition hermétique, les Typhoniens sont ceux qui comprennent tout de travers ou dont capables d’affirmer n’importe quoi. Les animaux que l’on sacrifie, par exemple en cas de sécheresse persistante, sont appelés les Typhoniens. Chez Manéthon, les Typhoniens sont les lépreux ou étrangers dont l’expulsion constitue un rituel de purification. Ils peuvent aussi être assimilés aux étrangers envahisseurs : « il convient ici de rappeler que le dieu Seth a été adopté par les rois pasteurs Hyksos quand ils s’emparent de l’Égypte et règnent depuis Avaris. » (p. 193)

L’âne des Judéens

Toujours d’après Plutarque, Typhon vaincu par Horus s’enfuit sur un âne. Plus tard, il engendre deux fils : Hiersolymos et Ioudaios. Ces deux noms prouvent selon Plutarque que cette version introduit dans le mythe des traditions rapportées par les ouvrages consacrés à la Judée. En effet, ici, Jérusalem est fondée par Typhon – cette version assimile donc Moïse à Typhon : cette version relève évidemment d’une propagande anti-judaïque et fait écho à des rumeurs connues par ailleurs, prétendant que Moïse l’Égyptien avait fondé Jérusalem et qu’une statue représentant un âne se trouvait d’ailleurs déposée dans le Temple de Jérusalem.

Chez Tacite, une surpopulation aurait entraîné l’exil forcé d’une partie des égyptiens sous le règne d’Isis : cette foule aurait été conduite sur des terres voisines par deux personnages nommés Hiérosolymos et Judas. Dans une version plus développée, Moïse est à la tête de l’équipée qui, assoiffée, aurait été guidée par un troupeau d’ânes sauvages, eux aussi en quête d’eau. 

Moïse et l’âne

On rencontre cependant Moïse sur son âne dans la bible, sans que cela soit négatif. Avant Moïse, Abraham est aussi juché sur un âne. Mais si l’image de Moïse juché sur son âne est banale, elle a fait pourtant l’objet d’une relecture hostile. En outre, dans la bible, Moïse à dos d’âne arrive en Égypte ; il ne s’enfuit pas. « Cette image du nomade syro-palestinien hostile associé à l’animal séthien peut être réinterprété au gré de l’histoire. » (p. 196) 

D’après Hérodote, les Perses auraient obligé les égyptiens à remplacer Atis le bœuf par Seth l’âne, comme objet de culte. Notons que « Du point de vue de l’idéologie gréco-égyptienne alexandrine, cela n’est guère étonnant, puisque les Judéens et, avec eux, Moïse, sont considérés comme des Égyptiens paradoxaux qui ont décidé de tout faire au rebours de la coutume égyptienne. » (p. 196) D’autres histoires mettant en scène un âne coexistent. En fait, ces mythes-répliques entretiennent des débats à l’infini. L’un des prétextes à ce débat a pu être la découverte effective dans le Temple de Jérusalem d’une statue en pierre représentant Moïse sur son âne, à l’époque d’Antiochus IV, d’après le témoignage de Diodore-Posidonius. (p. 198) La statue découverte par Antiochus ne doit pas être considérée comme une image de culte. Il s’agit simplement d’une sculpture exposée dans le sanctuaire. On est encore loin de l’assimilation de l’âne à Iahvé. Cette assimilation viendra chez Damocrite et Apion, dans une visée très méprisante. (p. 198) « Associé à l’âne de Seth, Moïse était devenu en quelque sorte avant Iahvé ce que les Grecs inspirés en partie par l’Égypte ont appelé un être « typhonien », une figure à la fois de l’adversaire et de la souillure, dont on doit se débarrasser à tout prix. » (p. 199) Moïse et son âne seront oubliés. Le Christ entre à Jérusalem sur un âne, une ânesse ou un ânon, selon la tradition.

Moïse : un héros royal entre échec et divinisation – Thomas Römer

Introduction : Moïse et le Pentateuque

Moïse est, avec Yhwh, une figure centrale de la Torah, où il est plus présent que dans le reste de la Bible hébraïque. La Torah (ou Pentateuque) contient une biographie de Moïse, qui commence avec l’Exode et se termine avec le Deutéronome, la Genèse étant une sorte de prologue.

Moïse est placé entre les hommes et leur dieu, un médiateur qui n’entre pas au pays, solidaire qu’il demeure des fautes de ses compatriotes, maudits après l’épisode du veau d’or. « L’échec de la quête du pays est compensé par l’avènement du livre dont Moïse devient le scribe. » (p. 202) Moïse est un héros, un chef et dans le Pentateuque, il est construit comme une figure royale. (p. 203)

1. Une naissance royale : Moïse, le héros exposé, sauvé et adopté

Les parallèles entre la naissance de Moïse et celle de Sargon ont déjà été mis au jour. Notons que si une première version de la vie de Moïse a été rédigée « sous le règne du roi Josias, comme le pensent aujourd’hui un certain nombre d’exégètes, on peut remarquer que Josias arrive au trône – à l’âge de huit ans – suite à un soulèvement contre son père Amon […] il est possible que l’auteur d’Ex.2 voulût faire de Moïse un précurseur de Josias. » (p. 203)

La Bible hébraïque ne contient pas d’autre récit de naissance que celui de Moïse et celui de Salomon. 

2. Le héros en exil

Parmi les figures royales en exil, nous avons Idrimi et Assarhaddon, mais dans la Bible, nous avons Jéroboam, opposant de Salomon et qui deviendra le premier roi d’Israël à son retour. Tous deux s’opposent au pouvoir royal en tuant un fonctionnaire du roi – ils doivent alors se réfugier à l’étranger. 

3. Moïse et les ‘Ibrîm

« Notons que Moïse est qualifié de « ‘ibri » par la fille du Pharaon et qu’il présente Yhwh au pharaon comme étant le dieu des ‘ibrim. » (p. 205) S’agit-il d’un souvenir de l’importance des ‘apiru dans des documents égyptiens ? Ou une transposition de l’histoire des origines de la royauté israélite sur celle de Moïse ?

4. Moïse, médiateur et réformateur

Moïse est le berger qui fait paître le peuple. A ce titre, « il peut être comparé à Hammourabi, le favori des dieux, chargé d’enseigner la loi au peuple. » (p. 206) Mais dans la Bible, la loi est révélée bien avant l’installation de la royauté et les rois qui suivent seront jugés selon leur fidélité ou leur manquement à la loi de Moïse.

Josias, il est vrai, « entreprend une réforme au cours de laquelle il détruit toutes sortes de statues dans le temple de Jérusalem dans le but d’imposer la vénération exclusive du dieu Yhwh » (p. 207) et ce, dans le contexte de redécouverte de la loi mosaïque par Josias justement.

« Josias est-il donc un nouveau Moïse ? Ou Moïse est-il un précurseur de Josias ? Le récit du veau d’or peut confirmer cette interprétation. La destruction du veau d’or est décrite d’une manière qui évoque la destruction des objets cultuels du temps de Jérusalem par Josias. » (p. 207)

6. Moïse, un conquérant qui échoue

On trouve quelques textes où Moïse est un guerrier : dans les Nombres, par exemple. « Derrière ces récits se trouve apparemment une collection de légendes de conquête d’une partie de la Transjordanie sous la direction de Moïse. » (p. 209)

7. Moïse, un héros (presque) divinisé

« Le statut exceptionnel de Moïse est souligné par le privilège d’accéder à la présence divine « face à face », et par l’accomplissement des signes et prodiges dont l’auteur est, dans le Pentateuque, Yhwh lui-même. » (p. 210) Moïse est enterré par Yhwh : personne ne connaît l’emplacement du tombeau, ceci pour contrer peut-être un éventuelle vénération de tombeau, mais également pour conserver l’extraordinaire d’une ascension divine. « La mort de Moïse en dehors du pays donne naissance au nouveau médiateur : le rouleau de la Torah ». (p. 212)

Brève conclusion

« Le parcours de Moïse s’inspire largement de certaines conventions de l’idéologie royale, et le rapproche ainsi des gestes héroïques de la cour. Certains de ces thèmes sont repris pour faire de Moïse le médiateur par excellence, préfigurant et détrônant les rois à venir ; d’autres de ces thèmes sont subvertis par rapport au discours royal : ainsi Moïse ne conquiert pas de pays mais construit un temple. Le fait que Moïse dans la Bible se substitue au roi va de pair avec une tendance à la divinisation qui cependant n’aboutit pas entièrement en ce qui concerne la Torah. D’une manière mystérieuse, Moïse doit mourir pour laisser la place à la médiation du livre. » (p. 212)

Des Séthiens aux Impurs : un parcours dans l’idéologie égyptienne de l’exclusion / Youri Volokhine

Le récit de Manéthon, rapporté par Flavius Josèphe et présenté comme le travail d’un calomniateur des Judéens, est « l’une des premières manifestations littéraires d’hostilité contre les Juifs : une tentative de « contre-histoire » (p. 213)

1. Un débat historiographique

Manéthon, prêtre égyptien, originaire de Sebennytos dans le Delta, écrit vraisemblablement les huit ouvrages qui lui sont attribués au début du IIIè avjc, époque lors de laquelle se met en place en Égypte la politique culturelle hellénistique (bibliothèque d’Alexandrie, fabrication du dieu Sarapis). (p. 214)

Comment comprendre son récit « Histoire de l’Égypte » ? Un processus d’acculturation : Manéthon écrit en grec pour informer les élites helléniques au pouvoir sur l’histoire ancienne de son peuple ? Ou bien une colonisation grecque de l’imaginaire égyptien : Manéthon utilise les méthodes historiographiques grecques, forgeant à partir de la matière égyptienne un type de récit que les annales égyptiennes ignoraient ? Ou une tentative nationaliste pour enseigner aux Grecs la conscience historique égyptienne ? (p. 214)

En tout cas, c’est un premier récit que l’on peut qualifier d’antisémite. Flavius Josèphe en cite des passages (Hyksos, Impurs) « pour illustrer à la fois l’origine Hyksos des Judéens et pour attaquer les calomnies de Manéthon contre son peuple. » (p. 215)

« Pour des raisons toutes différentes, les chronographes chrétiens utilisèrent à leur tour l’œuvre de Manéthon. En effet, soucieux de faire coïncider la chronologie biblique avec une histoire du monde remontant aux périodes les plus anciennes, ils virent chez l’auteur égyptien une source idéale. On le sait depuis longtemps dans l’antiquité, la mémoire égyptienne remonte bien au-delà de celle des Grecs. » (p. 215)

De son propre aveu, d’après ce que nous rapporte Flavius Josèphe, Manéthon s’appuie sur des tablettes sacrées, notamment pour l’histoire des Pasteurs (Hyksos) mais aussi sur des récits fabuleux, par exemple pour l’histoire des Impurs. (p. 216)

2. Le thème de l’expulsion hors d’Égypte

Le récit de Manéthon concernant les Hyksos est utilisé par Flavius Josèphe pour « prouver l’ancienneté du peuple juif. Pour lui, cette version relate le récit véridique de la création de Jérusalem. Il voit dans le souvenir de l’invasion hyksos l’un des motifs de la haine des Égyptiens contre les Judéens. » (p. 217)

Un autre récit de Manéthon relate une malédiction et un grand malheur qui s’abattit sur l’Égypte, une fois encore à cause des Hyksos, les Pasteurs, alors installés à Jérusalem, mais qui furent appelés à combattre l’Égypte par Osarseph. Heureusement, « revenant d’Éthiopie, Aménophis et son fils Rampsès attaquèrent les Pasteurs et les impurs, les vainquirent. Ils les chassèrent jusqu’aux frontières de la Syrie. » (p. 219)

3. Une logique de déshumanisation ?

A-t-on là la pensée malveillante de l’un des premiers judéophobes historiques ? On trouve ces propos chez d’autres, comme Lysimaque, « qui réaffirme que les Juifs sont un ramassis de lépreux chassés d’Égypte. » (p. 220) Idem chez Tacite, ou Élien. Les Juifs sont mêmes accusés de frères de lait de porc (= de boire du lait de porc !) alors même que le porc était un strict interdit alimentaire, qu’il n’était pas non plus très apprécié des égyptiens et n’a de toute façon jamais été domestiqué pour son lait. C’est donc une calomnie qui rapproche porc et homme sur le plan cutané, en passant par la lèpre.

« On pourrait admette qu’il s’agit là d’un trait transculturel consistant à rejeter toute chose honteuse ou malsaine sur les étrangers ; cependant, quelque groupe de population ancêtre des Judéens se serait-il tout de même effectivement trouvé dans cette configuration ? […] Cette ancienne idée de « maladie des Asiatiques » nous assure aussi de l’existence dans le cadre conceptuel égyptien d’un tel discours bien avant Manéthon. L’ancienne association entre les Juifs et les lépreux influença la culture savante du Moyen Âge… » (p. 222)

En outre, pour Manéthon, les Juifs sont impies et « leur impiété se caractérise notamment par le meurtre et la consommation des animaux sacrés, une transgression révoltante. » (p. 222) 

Qui a commencé ? Sont-ce des récits en réaction à un sentiment anti-égyptien chez les Judéens ? « les rapports entre l’Égypte et le monde voisin ouest-sémitique ancien, passent par un ensemble de configurations très différentes, allant du commerce et de l’accueil des communautés étrangères en Égypte, aux guerres égyptiennes en Palestine, ou au mercenariat judéen en Égypte, au service de la machine de guerre perse, et à l’établissement en Égypte de communautés juives dans un contexte politique hellénistique. » (p. 223)

En fait, c’est un épiphénomène… au sens où plusieurs éléments misanthropes nourrissent le récit de Manéthon, également tourné contre Akhénaton ou les Perses.

4. Seth : dieu « dieu des autres » au dieu du mal, ou la mise en place de la rhétorique de l’étranger criminel

Seth, nous en avons déjà parlé, à l’instar de tous les dieux, n’est pas foncièrement mauvais ou néfaste. Il est ambigu. Cependant, à partir de la fin du Nouvel Empire, et notamment dès la XXVè dynastie, c’est le culte osirien qui est en vogue. Seth incarne alors l’ennemi par excellence. (p. 225) Seth, chassé d’Égypte après une première victoire d’Horus, devient même le dieu des voisins pressentis comme étant potentiellement ou réellement hostiles. 

5. Osarseph et Moïse : une interprétation héliopolitaine

Manéthon était sans doute un membre élevé du clergé d’Héliopolis, pour lequel Osarseph et les siens s’étaient rendus coupables de nombreux forfaits.

Qui est Osarseph ? La forme hellénisée du théonyme égyptien Osiris-Sépa. Sépa était un dieu qui se manifestait sous la forme d’un mille-pattes et était lié à des espaces plutôt sombres et souterrains. Manéthon fait d’Osarseph le nom égyptien de Moïse. Sur quels éléments tient une telle assimilation ? Son rapport avec l’eau : sauvé des eaux et la caverne de Kher-âha qui abrite la sépulture d’Osiris-Sépa ?

C’est alors que voilà le retour de l’âne : selon le papyrus du Delta, Seth sous forme d’âne est condamné à porter la momie d’Osiris, c’est-à-dire, à Héliopolis Osiris-Sépa. Mais l’âne peine et pour lui redonner de la vigueur, les déesses Isis et Nephthys lui font renifler une divine semence (ou leur semence), et dévoilent même leur sexe. L’âne, excité, se relève. Ici il joue le rôle positif du porteur de corps osirien, garant de sa renaissance (p. 230) « Cet âne héliopolitain serait donc bien séthien, mais pas forcément néfaste. » 

Cette assimilation de Seth à un âne est un processus de démonisation assez récent. Le rapprochement entre l’âne, monture de Moïse et Osiris-Sépa porté par un âne séthien revêt un dangereux raccourci, toutefois intéressant et peut-être fécond.

Mais pourquoi le chef des Impurs aurait-il un nom osirien ? Et bien le site de Keh-aha, fief d’Osiris-Sépa, accueille sans doute dès l’époque perse une colonie judéenne, en cette place qui désormais sera la Babylone d’Égypte. (p. 232)

6. Sur les traces de Moïse, au bord du Nil, dans la Babylone d’Égypte.

Chez Diodore, on trouve cette Babylone d’Égypte présentée comme le fief de personnes brimées, puis révoltées, coupables en conséquence de ravager le pays d’Égypte qui les entoure avant de fonder là une sorte de colonie étrangère, peut-être analogue à celle d’Éléphantine. Plus tard, s’élèvera ici une forteresse romaine, puis six églises coptes dont l’une d’elle devient une synagogue en 882. « Il n’existe cependant aucune trace d’une quelconque continuité historique entre la communauté juive médiévale du Caire et ses lointains prédécesseurs supposés, les garnisaires asiatiques de l’époque perse. » (p. 235)

« Soulignons que le lieu de la trouvaille de l’enfant Moïse dans les légendes cairotes est situé à l’endroit même où la théologie héliopolitaine localisait le lieu mystérieux de la naissance de la crue, lieu auquel préside l’Osiris-Sépa héliopolitain. Le thème de l’eau du Nil joue ici, on s’en doute, un rôle central. » (p. 237) Tandis qu’Osiris dérive sur les flots dans une corbeille ou un coffre : « Tout se passe donc comme si, au moins dans deux passages (où l’on mentionne l’eau salvatrice et ce coffre), les rédacteur de la Septante avaient en tête le mythe osirien. (p. 238)

7. Le sacrifice : de l’animal à l’homme, et la question des groupes minoritaires

D’après Manéthon, des hommes étaient autrefois sacrifiés à Héra d’Héliopolis. Les animaux consacrés et brûlés aux divinités sur l’autel sont considérés comme des ennemis anéantis. (p. 240) Le texte sacrificiel évoque une relation entre la victime et le dieu Seth.

8. Groupes discriminés

Même si l’Égypte se présente comme une civilisation sage dirigée par la déesse Maat, « aucun égyptologue n’ignore [que] le pouvoir pharaonique, et la machine d’État qui en découle, était un pouvoir absolu et implacable, à l’instar des autres systèmes politiques du Proche-Orient ancien. » (p. 241-242) « Le pouvoir pharaonique s’est bâti sur les champs de bataille. » (p. 242)

Après une discussion philologique sur les termes qui désignent les groupes humains (p. 243), il semble à l’auteur « que l’on peut admettre que, dans la conscience égyptienne, il existe, au sein de la population, des groupes discriminés (comme partout ailleurs). En l’occurrence, il s’établit manifestement une corrélation entre ceux-ci et le sort du dieu Seth, condamné à être proscrit de la communauté divine en raison de son crime perpétré à l’encontre d’Osiris. » (p. 244)

Notons que les groupes sont souvent « marqués » et que ce n’est pas forcément négatif. Le pharaon lui-même est marqué. Ramsès II, lui, était roux, d’après les analyses des cheveux de sa momie : peut-être cette marque physique a-t-elle été ressentie comme une preuve de la filiation des Ramessides avec Seth ?

9. Les « hommes-rouges »

Une source du Nouvel Empire, le manuel d’onirocritique, présente une population dite séthienne, des suivants de Seth, roux, célibataires – ce qui n’est pas bien perçu. L’homme-rouge, comme Seth en rapport à des animaux aux pelages roux (hippopotames, ânes, taureaux), mais rouge : arrogant, aviné, libidineux. Un tel homme est habité par Seth.

« la pensée égyptienne associe une connotation séthienne aux rouquins. […] Mais bon, notons que la rousseur a été connotée péjorativement dans différentes cultures. (p. 248) Juda devient un rouquin, comme Mordret, le traître de la geste arthurienne, et de proche en proche, les femmes adultères, les comploteurs, les bourreaux, les prostituées, les bouffons et les lépreux. C’est là un triple héritage antique : biblique, gréco-romain et germanique.

Chez les Grecs, la rousseur est typhonienne. 

10. Les Typhonia

Des villes (liste pp. 250-252) sont pourtant vouées au culte de Seth. Elles ont été exécrées par la théologie tardive mais ce n’était pas le cas avant que le dieu ne soit banni de la communauté divine. Des récits témoignent d’une certaine intolérance en matière religieuse.

11. Éliminer les perturbateurs : remarques conclusives

« L’idéologie égyptienne repose certes sur la norme-équilibre-Maât, mais cette norme régulatrice passe par la victoire sur le mal, et les éléments perturbateurs. » (p. 254) Cette idéologie affiche et véhicule le thème du massacre collectif des ennemis étrangers (p. 255) : « cette victoire terrestre du roi correspond à la victoire cosmique du dieu sur les dieux ennemis. Apophis ennemi de Rê, Seth ennemi d’Osiris). » (p. 255)

« Le profil-type de l’étranger qui se forme dans l’Égypte du Ier millénaire avjc, tend donc à le présenter comme un ennemi perturbateur […] et pathogène » (les maladies : peste ou lèpre en particulier). (p. 255)

« Tous les éléments que nous venons d’examiner rapidement se retrouvent transposés dans le discours prototype de l’ « antisémitisme » antique, dans la version manéthonienne de l’Exode, ainsi que chez Hécatée, Lysimaque ou Tacite. » (p. 255) Et parfois, ces historiens en rajoutent…

« En examinant le fonctionnement de l’idéologie égyptienne ancienne, nous avons vu que celle-ci mettait en place un système d’expulsion et de destruction des ennemis, empruntant au rite sacrificiel sa base théorique. Cette idéologie de la destruction de l’ennemi s’est façonnée au gré des relations conflictuelles entre l’Égypte et ses voisins, essentiellement proche-orientaux. Elle a conduit à produire non seulement l’image de l’ennemi extérieur et pernicieux, impie et brutal, « tueur de dieu », mais propose aussi un cadre rituel pour son élimination, en convoquant alternativement un modèle de déshumanisation (la réduction de l’ennemi à un animal de sacrifice) et le thème de l’éradication d’une maladie. » (p. 256)

Le discours anti-judéen de Manéthon puise ses sources dans une appréciation négative de l’Asiate, jugé potentiellement dangereux par l’Égypte. Quant à l’histoire d’Osarseph, on dirait bien une interprétation égyptienne du récit fondateur des Judéens, faisant tantôt de Seth le fondateur de la communauté judéenne, tantôt d’Osiris une figure fondatrice, à travers Osiris-Sépa héliopolitain. Dans ce cas-là, d’ailleurs, l’histoire n’est plus négative à l’égard des judéens – Artapan à son tour pourra interpréter ce récit mais dans une optique largement favorable aux Judéens en faisant de Moïse un égyptien.

Le Moïse cornu de Michel-Ange… mais c’est une autre histoire !

La Bâtarde, de Violette Leduc

Magnifique, ardu, coloré, âpre, amer, haletant, mesquin, écœurant, surprenant… un peu trop long. (Gallimard)

Dans la Bâtarde, VL raconte sa vie, dans l’ordre, en citant ses livres précédents, se référant à sa vie quotidienne, aux événements de sa jeunesse, au Paris d’avant-guerre, au marché noir auquel elle participa sans complexe avec Maurice Sachs notamment.

Un personnage complexe, touchant et odieux à la fois.

Juste avant, j’avais lu Thérèse et Isabelle. Je retrouve dans la Bâtarde des passages entiers de cette histoire d’amour de collégiennes. Dans la Bâtarde, je découvre la fin réelle. Violette est déçue par Isabelle, par le réel, et l’abandonne. 

Elle se laisse aimer par Hermine, par Gabriel. Elle se tue aux pieds de Gabriel quand Hermine l’abandonne, lasse. Elle poursuit Maurice Sachs de ses assiduités. Il part en Allemagne.

Quelques notes de musique au début du récit, le piano importe. On peut écouter :

L’oiseau prophète de Schumann… et Le tombeau de Couperin de Ravel ou encore Le Concerto italien de Bach !

Et voici quelques extraits de la poésie de Violette Leduc  :

Elle cousait de plus en plus vite des prières avec ses lèvres.

Berthe ma mère, j’étais ton mari avant ton mariage.

Un être absent de sa beauté est deux fois plus beau.

(Gallimard, pp. 30, 40 et 41)

Il s’agit d’Isabelle désormais :

Mon corps prenait la lumière du doigt comme le sable prend l’eau.

Quand elle me revoit et que son visage est altéré, c’est authentique. Quand elle ne me voit pas et que son visage n’est pas altéré c’est authentique aussi

(Gallimard, pp. 86 et 88)

VL est obsédée par la beauté des autres, complexée par sa laideur à elle :

Les poignets des plus belles femmes de Paris frôlèrent mes poignets avec la délicatesse, le velouté, la fatalité d’une aile de chauve-souris. Les petits nez aux narines arquées voletaient contre mes tempes. Ils entrèrent dans mes yeux, ils piquèrent ma nuque. Les pieds mignons planèrent plus légers que les églantiers. Ils faisaient du rase-mottes sur mes épaules. Les doigts effilés avec leur pâleur pour seul bijou montèrent, se laissèrent porter comme les feuilles détachées des branches. Bouches, lèvres ourlées pareilles à des guêpes taquinèrent, emmêlèrent les fils de ma toison intime. Une employée coupa le courant.

(p. 214)

Effets de style, l’absence de ponctuation pour la foule parisienne et l’agitation des commerces. Les répétitions comme des litanies et l’amour dans un hôtel devant des inconnus.

Lorsqu’Hermine la quitte… la désertion affective est admirablement peinte

Une chenille, c’est lent, c’est caressant ; elle entraîne la route avec ses frissons de velours visibles et imperceptibles. Le changement d’Hermine à Ploumanac’h pendant les grandes vacances, après notre après-midi dans l’hôtel de la rue Godot-de-Mauroy, était visible et imperceptible. Elle s’approchait du rideau empesé de la fenêtre, elle regardait, en continuant de limer ses ongles, les vagues qui montaient plus haut que les maisons, elle rêvait à autre chose, le rideau crissait entre mes doigts.

(p. 233)

 Jusqu’au petit mot d’Hermine.

Ne m’attends pas. Je ne reviendrai plus. Tu dois être courageuse

La détresse est immense. Elle appelle Maman. Elle souffre. 

… toujours des gifles, elle est partie. Pitié, Violette, pitié. Aïe mon Dieu, aïe, aïe… regarder fixement le couvercle du piano jusqu’à ce que cela recommence…

[…] 

Patience. J’écris cela pour me consoler, vingt-cinq ans après, de la fuite d’Hermine.

(p. 241)

Et fantastique, elle nous propose d’entrer en son esprit bouleversé, qui cherche à se soigner et se concentre, pour cela, sur Pythagore. Elle recopie ce qu’elle recopiait pour fixer son esprit :

Le travail de séparation se refera pendant que je recopierai la notice : Pythagore, philosophe et mathématicien grec, né dans l’île de Samos vers 580- vers 500 dont l’existence est peu connue sur dix lignes ! jusqu’à emboutir la table de multiplication…

(p. 241)

Plus tard toujours ce sentiment d’abandon qui la poursuit.

Je végétais dans la cuisine ; je voulais prendre exemple sur M. Motté qui surveillait le canard au four, qui plongeait une de ses bouteilles de cidre bouché dans un seau d’eau froide. Je n’y parvenais pas. Rejetée par Maurice, rejetée par Gérard, rejetée par M. Motté, rejetée par Arnold qui ne me connaissait pas. Je ne pouvais pas me souvenir d’une étreinte, d’un abandon, d’une complicité de tendresse depuis que nous étions arrivés. Je vivais au garde à vous. […] M’enfuir, m’en aller mourir de faim avec ce chien squelettique. Je serai délivrée. Délivrée de quoi ? Si je me roulais à ses pieds… il n’est pas impossible qu’il me réponde oui. Il est bon. Je ne m’y risquerai pas. Du fumier, cet accouplement. Je suis prévoyante, je ne le demanderai pas. J’étais incapable d’aimer comme Gérard, de m’oublier comme M. Motté. Gabriel, Hermine, Isabelle… Je demeurais une enfant donc il fallait s’occuper. Une idiote au point mort. »

(p. 393)

Le désespoir qui s’en va par les chemins la poursuit dans les campagnes.

J’ai pris la route du blé coupé. Le cri sortait de terre. Alouettes, feu d’artifice à ras de terre, où étiez-vous ? Je marchais par cœur, l’œil sec je pleurais. Guirlande des troupeaux somnambules au long des fils et des barrières. Je me cachai dans la haie, je vis un monde en liberté. Écrire. Oui Maurice. Plus tard.

La crinière pleurait sur les yeux du cheval. C’était lui le plus appliqué, le plus efface. La truie était trop nue, la brebis trop habillée. Une poule était amoureuse d’une vache. Elle la suivait, enfermée entre quatre pattes. Est-ce que je m’en vais ? Je ne serai jamais rassasiée du poulain suivant sa maman. Une génisse se mit à courir, j’attendis le renouveau de l’harmonie pour partir.

Scintillements lucides des marches du métro, je ne vous oublie pas. Le poème qui gonflera ma gorge jusqu’à la grosseur d’un goitre sera mon poème préféré. Que je ne meure pas avant que la musique des astres me suffise.

Assise sous un pommier chargé de pommes vertes et roses, je trempai ma plume dans l’encrier et, en ne pensant à rien, j’écrivis la première phrase de L’Asphyxié : « Ma mère ne m’a jamais donné la main. »

(p. 399)

Je n’ai pas envie de lire L’Asphyxié. En revanche, ses portraits de Maurice Sachs, qui la fascine, qu’elle aime, qui semble un géant, qui n’avait qu’un an de plus qu’elle, me donne davantage envie de lire Alias, ce livre que Violette aurait lu la première.

C’est Simone de Beauvoir qui l’encourage à écrire la Bâtarde, qui préface merveilleusement ce livre ; VL parle d’elle d’une façon un peu discrète, façon clin d’œil, clin d’œil aussi pour son propre gros livre à elle.

Je ne pouvais pas détacher mon regard du livre neuf à couverture blanche des éditions Gallimard. l’ouvrage était posé au centre du bureau, sur un sous-main.

– Ce gros livre a été écrit par une femme, me répondit le meilleur ami de Maurice. c’est L’invitée de Simone de Beauvoir.

Je lus le nom de Simone de Beauvoir, ensuite le titre : L’invitée. Une femme avait écrit ce livre. Je le remis à sa place. J’étais en paix avec moi-même.

(p. 437)

Un petit documentaire pour en savoir davantage ? cliquez ici.

La Grèce antique à la découvert de la liberté, de Jacqueline de Romilly

Un livre incontournable pour appréhender la liberté dans la Grèce antique, là où peut-être une partie de ce que l’on entend aujourd’hui y nait, pourtant dans un contexte bien différent.

En effet, ce qui m’a d’abord frappée, en lisant ce livre de Jacqueline de Romilly, c’est le contraste avec notre façon de vivre notre liberté chérie aujourd’hui en occident : le citoyen athénien n’est libre qu’au sein de la cité ! À l’extérieur d’Athènes, à l’extérieur de la civilisation qui est la sienne, il est en proie à tous les dangers, et notamment le pire : devenir un esclave !

La liberté est donc à comprendre, au premier chef, comme un statut opposé à celui d’esclave, et garanti par l’appartenance à la cité – si toutefois vous n’êtes pas un esclave des athéniens – cité en dehors de laquelle vous prenez le risque énorme d’être fait esclave !

C’est donc l’idée que JdR développe dans son premier chapitre, intitulé l’expérience première :

« La notion d’homme libre se définit d’abord de la façon la plus simple et la plus concrète : celui-là est libre qui n’est pas esclave. Mais cette idée, d’où est parti Max Pohlenz dans son étude sur La Liberté grecque, prend dès que l’on regarde les textes, un relief tout autre. Car l’expérience première, qui a ému et terrifié les Grecs, n’est pas celle d’une différence sociale, qu’ils avaient toujours connue, ainsi que la plupart des peuples, mais la possibilité, par la guerre et par la défaite, de devenir esclave. » (p.23)

Les textes dont parle JdR sont, par exemple, l’Iliade, où le mot « libre » n’apparaît que 4 fois, seulement dans le contexte de la menace de la perdre (p. 23-24)

Quelques anecdotes et rappels dans ce chapitre : 

*Notre célèbre Platon connut l’esclavage. Lors de son premier voyage en Sicile, il fut arrêté et vendu sur le marché d’Egine où il fut racheté et libéré par un homme de Cyrène. (p. 25)

*Solon, un des plus célèbres hommes politiques de Grèce antique, avait aboli l’asservissement pour dettes ; nous comprenons donc que jusqu’alors, il était possible de devenir esclave parce qu’endetté. (p. 25)

* Le vaste sujet des femmes : à l’issue des guerres, les hommes étaient tués, mais les femmes étaient rendues esclaves.

Or, pour elles comme pour les hommes, c’est carrément l’horreur et la honte : l’esclave est le repoussoir absolu. Être un esclave est une grande infamie : « C’est le fait d’un esclave, de ne pas dire ce que l’on pense ! » trouve-t-on dans les Phéniciennes, 392. (p. 29)

Regardons de plus près l’étymologie de LIBRE telle que la souligne JdR :

« L’étymologie admise pour le mot signifiant « libre » en grec, […] semble l’appartenance au groupe de croissance, à la souche, au « gens ». C’est en effet quand on perdait cette appartenance que se perdait l’essentiel, et tout ce qui fait le prix de l’existence – à savoir la liberté. » (p. 28)

De l’indo-européen commun *h₁leudʰ qui a également donné līber en latin, людинъljudinŭ (« homme libre ») en vieux slave, et leōd en anglo-saxon. Que l’on retrouve dans LEUTE, « les gens », en allemand.

Oui, hors du groupe, on n’est rien, on n’est justement pas libre, et voilà une conception bien différente de la nôtre !

Les Grecs dépendent donc fortement de la Cité. Si la Cité est perdue ou rendue esclave, les citoyens aussi. Les Grecs se battent donc avant tout pour leur Cité, pour qu’elle demeure libre.

C’est bien ce qui étonne Xerxès : les athéniens ne se battent pas pour un roi, mais pour la liberté de leur Cité et pour le maintien de leur loi. En effet, si les athéniens acceptent d’être soumis, c’est à leur loi… pas à un maître. Ecoutons-le, d’après Hérodote (VII, 103) :

« Comment mille hommes, dix mille, cinquante mille même, tous également libres et qui n’obéiraient pas à un chef unique, pourraient-ils tenir tête à une telle armée ? […] S’ils obéissaient à un seul homme comme chez nous, la peur du maître leur inspirerait peut-être plus de courage que la nature ne leur en a donné ; le fouet les contraindrait à marcher, même peu nombreux, contre des forces supérieures aux leurs. Si on les laisse agir librement, ils ne sauraient faire ni l’un ni l’autre. » (p. 40)

Or les Grecs, justement, s’enorgueillissaient de cette différence : « Aux barbares, il convient que les Grecs commandent et non, ma mère, les barbares aux Grecs ; chez eux, c’est l’esclavage et nous, nous sommes libres. » (Iphigénie à Aulis, 1384-1401)

Nous le comprenons donc, être libre, pour un athénien de l’antiquité, ce n’est pas pouvoir sortir quand on veut ou acheter ce qu’on veut, c’est avant tout ne pas être un esclave et ne pas avoir de maître. Surtout pas un maître étranger.

Dans un deuxième chapitre cependant, intitulé Deuxième découverte : la liberté démocratique, JdR présente comment la liberté est garantie par la loi, à l’intérieur de la cité. Elle souligne ce parallèle, suivant lequel :

  • Pour exprimer la liberté politique, la liberté de la Grèce vis-à-vis des puissances étrangères, nous avons Hérodote et Eschyle, l’historien et le tragique.
  • Pour rendre compte de la liberté démocratique, celle qui peut régir les rapports entre citoyens, nous avons Thucydide et Euripide, l’historien moderne et le tragique plus récent.

En effet, apparaît alors le concept d’égalité, qui s’avère consubstantiel de celui de liberté. La liberté est garantie dans le cadre de l’égalité par la loi et de l’égalité du droit de parole :

Chez Thucydide, on peut lire : « Quand les lois se trouvent écrites, pauvres et riches ont mêmes droits. Le faible peut répondre à l’insulte du fort, et le petit, s’il a raison, vaincre le grand. » (p. 58)

JdR propose une analyse : « Relisons le texte : quand il parle d’égalité entre le riche et le pauvre, c’est déjà de cela qu’il s’agit. Le mot à mot, l’enchaînement des idées : tout le confirme. Le texte dit en effet : « le peuple gouverne grâce à des fonctions annuelles exercées à tour de rôle, sans attribuer la plus grande part au riche, car le pauvre a mêmes droits. » Et, de même lorsque le texte de Thucydide montre la part faite au pauvre, c’est à l’exercice des droits politiques qu’il pense : « Inversement, la pauvreté n’a pas pour effet qu’un homme, pourtant capable de rendre service à l’État, en soit empêché par l’obscurité de sa situation. » Dans les deux textes, il s’agit du droit d’intervenir à l’Assemblée, du droit de décider – droit qui fait, aux yeux des Athéniens d’alors, que l’on n’a pas un maître, et donc que l’on est libre. » (p. 59)

Grâce à la loi et au droit, deux libertés sont assurées : 

  • La liberté de parole : le faible peut répondre à l’insulte du fort.
  • La liberté de pensée : « On pouvait en effet, à Athènes, penser ce que l’on voulait et accueillir des divinités étrangères. Mais il y eut, au début de la guerre du Péloponnèse, de nombreux procès d’impiété ; les sophistes furent parfois poursuivis et, à la fin de la guerre, Socrate fut condamné à mort sous le motif qu’il corrompait la jeunesse et qu’il ne reconnaissait pas les dieux de la cité : il en introduisait de nouveaux. » (p. 64)

Oui… c’est pas encore la laïcité quand même ! ^^

Mort de Socrate, par Jacques-Louis David (1787)

Néanmoins, comme en témoignent les extraits analysés dans les chapitres suivants, une certaine tolérance semble être de mise, grâce à laquelle les citoyens jouissent d’une certaine liberté.

Chez Thucydide encore (II, 37, 2) « Nous pratiquons la liberté, non seulement dans notre conduite d’ordre politique, mais pour tout ce qui est suspicion réciproque dans la vie quotidienne : nous n’avons pas de colère envers notre prochain, s’il agit à sa fantaisie, et nous ne recourons pas à des vexations, qui, même sans causer de dommage, se présentent au-dehors comme blessantes. » (p. 70)

Tout le monde vit librement, mais le respect des lois empêche de faire l’illégal. (Thucydide, II, 37, 3) (p. 73)

Malgré notre admiration pour la démocratie athénienne, il faut cependant noter qu’elle fut renversée, à deux reprises, par deux oligarchies : celle des 400 et celle des 30, chacun de ces deux régimes oligarchiques n’ayant duré qu’1 an.

Si Socrate a été mis à mort sous la démocratie, Théramène, lui, fut mis à mort de façon très arbitraire sous l’oligarchie, alors même qu’il en avait fait partie, selon de Xénophon. 

Théramène

C’est inspiré par ce problème, ou ce dilemme, oligarchie ou démocratie, que Platon écrit les Lois et La République, où il développe son projet idéal. À sa suite, Aristote analyse les différents systèmes et propose le classement suivant des 6 régimes connus :

Trois sont « droits » : monarchie, aristocratie et régime politeia (soit constitutionnel – parfois traduit pas « République »)

Trois sont « déviés » : tyrannie, oligarchie, démocratie.

Il faut comprendre alors qu’ici, la démocratie est comprise comme « le règne tyrannique du parti populaire ». À cela, Aristote préfère la politeia, sorte de mélange entre démocratie et oligarchie, régime constitutionnel au sein duquel on ne parle plus vraiment de liberté (eleutheria) mais plutôt de droits.

Cette réflexion autour de la démocratie amorcée au Vè, poursuivie au IVè, se retrouve chez Cicéron, à la Renaissance et jusque chez Montesquieu, avec ses trois régimes et ses principes qui les sous-tendent, jusqu’à Tocqueville sur La Démocratie en Amérique. « Les orientations se renouvellent, mais les questions majeures viennent de ce moment de malaise qu’a connu la démocratie athénienne quand elle a vu la liberté, poussée trop loin, lui éclater au visage et créer un désastre. » (p. 134)

JdR écrit alors cette étonnante phrase : « Cette recherche des remèdes ne se réclamait pas de la liberté : les Grecs n’ont jamais connu l’hypocrisie de nos propagandes modernes. » (p. 131), dévoilant alors le regard qu’elle portait en 1989 – date d’édition du livre – sur nos sociétés luttant pour une liberté dont elles auraient perdu, peut-être, le sens ?

Chez les Grecs, cependant, la liberté a une saveur toute particulière, qu’elle prend notamment à l’épreuve des guerres, de l’asservissement à des étrangers ou à ses propres passions ; ces événements entraînent une nouvelle réflexion sur la liberté intérieure, qui va occuper les derniers chapitres du livre de JdR.

Elle commence d’abord par souligner comme, au travers de l’usage du mot, on note des connotations et associations d’idées qui en disent long sur les aspects moraux : la liberté est vertu parce qu’elle permet la franchise, la générosité et le courage. Elle implique des qualités d’aisance, de cœur, de désintéressement. (p. 143)

On peut d’ailleurs critiquer un comportement en le jugeant « indigne d’un homme libre » (p. 142)

A l’inverse, en toute logique, une éducation d’esclave rend menteur et hypocrite.

Néanmoins, on peut être esclave de soi-même, on peut être esclave de ses propres désirs.

Les passions commencent à être perçues clairement comme une servitude. (p. 144)

Ce sont les exemples que nous donne à voir Euripide, à travers Médée, Phèdre, Agamemnon.

On retrouve cette lutte à mener contre soi-même chez Platon, malgré sa défiance affichée bien souvent à l’égard de la liberté. Cette lutte intérieure est décrite dans Le Phèdre : on imagine un attelage conduit par la raison et comportant deux chevaux, dont l’un obéit au cocher tandis que l’autre n’écoute que ses désirs. » (p. 147) – cela me rappelle le yoga , dont l’étymologie est la même que le joug, et qui est justement développé dans la Bhagavad-gîtâ : Arjuna va en guerre, et Krisna est son cocher.

Or, cette maîtrise de soi devient liée à l’idée de liberté pour en devenir même une condition :

« à partir de Socrate, elle est présente chez tous ; et elle s’impose avec force. Obéir à la raison, comme, en politique, obéir à la loi, c’est s’assurer le pouvoir en soi comme le citoyen se l’assure dans la cité. La raison, en somme, est gage de liberté. » (p. 147)

Deux traits commencent à poindre :

  1. « Certaines âmes peuvent maintenir leur liberté en dépit des circonstances – en dépit de la mort. » (p. 148) « l’indifférence du sage à ce qui relève du sort, son indifférence à la fortune, son acceptation de la mort. »
  2. Importance grandissante du libre choix : le droit commence à distinguer les fautes volontaires ou involontaires.

La mort de Socrate, en homme libre, secoue son temps et entraîne des bouleversements chez les intellectuels. Ce mouvement contribue à nourrir les bases du stoïcisme, III siècle av JC, Zénon, Cléanthe et Chrysippe.

Cependant, un siècle auparavant, Diogène, contemporain d’Aristote, choquait déjà tout le monde en poussant son indépendance des passions au plus loin : « le mépris des biens extérieurs lui faisait mépriser non seulement le luxe et les honneurs, mais la propreté, l’usage des maisons, le fait de boire dans une coupe… Tout cela était esclavage à ses yeux. » (p. 150)

Diogène le cynique (et des chiens ^^)

« C’est en effet Épictète, le grand stoïcien de l’époque de Néron, qui, recommandant cette liberté intérieure qui consiste à ne pas s’émouvoir pour ce qui ne dépend pas de nous, donne en exemple Diogène et cite longuement un beau texte où Diogène aurait présenté Antisthène comme celui qui l’a « libéré ». Il raconte en effet comment Diogène, capturé et vendu comme esclave, garda l’âme sereine, indifférent au lieu où on l’emmenait. « Voilà, dit Épictète, comment on acquiert la liberté. » Et, il continue, parlant de Diogène : « Aussi disait-il : « Depuis qu’Antisthène m’a libéré, je n’ai jamais subi l’esclavage. » Comment le libéra-t-il ? Écoute ce qu’il dit : « Il m’a appris ce qui est à moi et ce qui n’est pas à moi. La propriété n’est pas à moi, parents, proches, amis, réputation, lieux familiers, conversations avec les hommes, tout cela m’est étrangers. » Qu’est-ce donc qui est à toi : « L’usage des représentations (ou des idées). Il m’a montré que cet usage, je le possède inviolable et soustrait à toute contrainte. Personne ne peut me faire obstacle, personne ne peut me forcer à user de mes représentations autrement que je le veux. Qui donc a encore pouvoir sur moi : Philippe, Alexandre, Perdiccas, ou le Grand Roi ? Comment l’auraient-ils ? Pour être asservi à un homme, il faut l’être bien avant par les choses… » Dès lors, quiconque ne se laisse dominer ni par la souffrance, ni par la gloire, ni par la richesse (…), de qui un tel homme est-il encore esclave, de qui est-il sujet ? » (p. 152)

Il n’est pas inutile de rappeler que les esclaves étaient légion. Notons même qu’Antisthène était fils d’une esclave thrace tandis qu’Épictète lui-même était un esclave phrygien. 

Cette liberté intérieure, recherchée et peut-être acquise par les stoïciens, entre autres philosophes, pouvait conduire Diogène ou Aristippe, l’un des fondateurs de l’hédonisme, à se revendiquer citoyen du monde. Ne nous y trompons pas cependant : ils faisaient bel et bien scandale et figures d’exception dans un monde où demeure tout de même prégnant, durant toute l’antiquité, l’antagonisme des Grecs contre le reste du monde. Les efforts d’union, bien que notables, « visent toujours une union des Grecs, parents entre eux, contre les barbares. Et les ligues elles-mêmes auront toujours pour toile de fond cet antagonisme. » (p. 161)

Comme le conclut JdR partiellement, « Liberté des peuples, liberté des citoyens, liberté intérieure des consciences ; tout se suit. » (p. 164) et tout s’imbrique.

En guise de conclusion elle choisit alors de revenir sur cette notion de destin, avec laquelle le concept de liberté doit toutefois composer. Pour un stoïcien, comme on l’a vu, il s’agira de ne pas être affecté par son destin, auquel on ne peut échapper. Mais depuis quelques siècles déjà, les témoignages d’une destinée implacable, voulue par les dieux, sont nombreux dans les œuvres grecques, les épopées comme les Tragédies. S’y trouve alors conciliée cette apparente contradiction entre le destin et ces conceptions émergentes de la liberté, et notamment d’un certain libre arbitre que l’on voit poindre à travers la notion de choix, comme on en voit de nombreux exemples dans les tragédies, aussi curieux que cela puisse paraître – Antigone évidemment, entre autres. On trouve exprimée et revendiquée comme telle une part de libre arbitre et de choix, y compris dès l’Iliade et l’Odyssée. Si l’on demeure loin du fatalisme que l’on trouve dans d’autres civilisations – je pense au dharma des indiens – et, s’il est question de liberté politique, il n’est tout de même pas question de liberté devant les dieux.

« On cherche à plaire aux dieux ; on les redoute ; mais, le plus souvent, ce souci même confirme la part de responsabilité qui reste toujours à l’homme. » (p. 173) et je reprends ici cette remarque de JdR en guise de conclusion : « Dire avec précision où passait la frontière serait bien difficile. Les Grecs ne se posaient pas ces problèmes comme nous avons appris à le faire. En plus, ils ont certainement varié selon les époques, selon les individus, peut-être selon les heures. Savons-nous bien nous-mêmes, avec certitude, ce que nous pensons en la matière ? Nous avons remplacé le destin par le poids de l’histoire et de la société, des hérédités et des gènes, ou bien des traumatismes de l’enfance, mais les choses sont-elles plus claires ? » (p. 172)

Sorcières, la puissance invaincue des femmes, de Mona Chollet

A l’évidence, il ne s’agit pas là d’un travail d’historien, ni même d’un travail universitaire. Il est d’ailleurs curieux que ce livre ait tant été attaqué sur ce point. Voici deux critiques :

(rapide et expéditive) Lettres It Be : Sorcières de Mona Chollet : la pire escroquerie féministe du 2019 ?

(plus longue et argumentée), sur mediapart et avec l’historienne Catherine Kikouchi, cliquez ici.

Le livre de Mona Chollet est davantage un recueil de pensées personnelles, d’élucubrations parfois, de sur-interprétations sûrement, ce dans le but d’illustrer le thèse de Silvia Federici, Caliban et la sorcière, elle aussi largement critiquée, ici par exemple.

Le livre de Mona Chollet ressemble à un mille-feuilles argumentatif doublé d’un cherry picking assez fou-fou, allant même jusqu’à piocher dans les séries télévisées ou des livres pour enfants (Floppy, p. 9, dès le début), comme si ces illustrations d’idéologie certes en cours étaient représentatives du réel en passant par les souvenirs d’enfance de l’auteur ou certaines expériences de journaliste :

« Par bien des aspects, je suis stupide.

En toutes circonstances, et depuis toujours, s’il s’agit de poser une question idiote, ou de faire une réponse totalement à côté de la plaque à une question, ou de formuler un commentaire absurde, à tous les coups je suis la femme de la situation. Il m’arrive de surprendre un regard incrédule posé sur moi et de deviner ce que cette personne est en train de se dire : « pourtant il paraît qu’elle écrit des livres… » ou « la vache, ils engagent vraiment n’importe qui, au Monde diplomatique… ». J’en retire le même sentiment de honte que si j’avais trébuché et effectué un vol plané avant de m’écraser au sol sous les yeux d’une assemblée ébahie (chose que, par ailleurs, je suis parfaitement capable de faire aussi). » (p. 177)

Donc voilà, nous y sommes. Tout est dit. Inutile de s’acharner. 

Les pires passages concernent à mes yeux l’extrapolation des résultats de la physique quantique, largement inspirée voire directement reprise de Starhawk (et si répandue de nos jours, malheureusement). Par exemple :

« Quand un système d’appréhension du monde qui se présente comme suprêmement rationnel aboutit à détruire le milieu vital de l’humanité, on peut être amené à remettre en question ce qu’on avait pris l’habitude de ranger dans les catégories du rationnel et de l’irrationnel. De fait, la vision mécaniste du monde témoigne d’une conception de la science désormais caduque. Les découvertes les plus récentes, au lieu de les renvoyer dans le domaine du farfelu ou du charlatanisme, convergent avec les intuitions des sorcières. « La physique moderne, écrit Starhawk, ne parle plus des atomes séparés et isolés d’une matière morte, mais de vagues de flux d’énergies, de probabilités, de phénomènes qui changent quand on les observe ; elle reconnaît ce que les chamans et les sorcières ont toujours su : que l’énergie et la matière ne sont pas des forces séparées mais des formes différentes de la même chose. » (p. 30)

Alors moi je ne sais toujours pas comment on peut prétendre, d’une part, comprendre la physique quantique sans être physicien ; d’autre part, une fois qu’elle n’est donc pas vraiment comprise, établir des analogies entre cette chose mal comprise et d’autres qui demeurent aussi mystérieuses et plurielles que le sont les connaissances des chamans et sorcières.

Je n’adhère pas non plus à cette revendication qui se veut féministe et qui explique que « la » femme est du côté du sensible et l’homme du rationnel ; que la raison serait masculine et qu’en tant que telle, elle aurait étouffé ou attaqué les voix autres et proprement féminines (lesquelles ?) de la connaissance (pp. 180-185). Que la raison et les mathématiques soient typiquement l’apanage des hommes, c’est ce que certains d’entre eux aimeraient nous faire croire, empêtrés qu’ils sont dans leurs problèmes d’égo blessé.

Malgré tout, je vais vous faire part des petites « cerises » que j’ai trouvées par ci par là et qui m’ont fort interpellée.

Les tortures et les mises à mort :

D’abord, des choses horribles… connaissez-vous les piqueurs ?

« Après leur arrestation, les accusées étaient dénudées, rasées et livrées à un « piqueur » qui recherchait minutieusement la marque du Diable, à la surface comme à l’intérieur de leurs corps en y enfonçant des aiguilles. N’importe quelle tache, cicatrice ou irrégularité pouvait faire office de preuve et on comprend que les femmes âgées aient été confondues en masse. Cette marque était censée rester insensible à la douleur. » (p. 18)

Bon, sur la page wikipedia dédiée à l’inquisition, je n’en trouve pas de trace… 

Ni même à la page torture

Mais on en parle ici, sur Raconte-moi l’histoire !

En recherchant la fameuse Yolande dont il est question ci-dessus, et qui aurait été piquée, notamment parce que son crâne était dépigmenté, puis brûlée vive, je trouve dans la liste des victimes de chasses aux sorcières quelques faits affreux :

Même si le XVIIè chrétien semble être le plus meurtrier, et de loin, notons tout de même qu’en 2005, sœur Irina a été crucifiée, en Roumanie, soupçonnée qu’elle était d’être possédée par le diable ! En 2010, Fawza Falih, en Arabie saoudite, condamnée à être décapitée pour sorcellerie et cruauté sur les animaux, serait finalement décédée en prison d’un étouffement accidentel, selon les autorités saoudiennes. Amina bint Abdul Halim bin Salem Nasser, toujours en Arabie saoudite, a elle bel et bien été décapitée en 2011 pour sorcellerie.

Bref. Et je n’ai pas trouvé Yolande. ^^

Autre instrument traumatisant :

 (p. 156) « Au XVIè siècle, en Angleterre et en Écosse, l’insolence féminine était également punie au moyen de la « bride de mégère » ou « bride de sorcière » : un dispositif métallique qui enserrait la tête, muni de piques qui transperçaient la langue au moindre mouvement. »

Voilà de quoi bien vous donner envie de couper la parole tout le temps et en tout lieu aux hommes. Et ça, c’est fort documenté !

La lutte politique des femmes

Plus subtiles, dans le cadre des premières luttes politiques féministes aux États-unis, les différences entre les femmes noires et les femmes blanches.

« les femmes noires, descendantes d’esclaves, n’avaient jamais été soumises à l’idéal de domesticité dénoncé par Betty Friedan (auteur de la Mystique féminine 1963). Elles revendiquaient fièrement leur statut de travailleuse, comme l’avait théorisé dès 1930 l’avocate Sadie Alexander, première africaine-américaine à décrocher, en 1921, un doctorat en économie. L’impressionnante Annette Richter, par exemple, qui a le même âge que Gloria Steinem et qui, comme elle, a vécu essentiellement seule et est restée sans enfants, aurait sans doute mérité de devenir une figure aussi célèbre qu’elle. » (p. 45)

Oui, c’est vrai, en effet, Annette Richter semble bien difficile à retrouver sur le net… contrairement à Gloria Steinem.

Un combat intéressant qui nous agita nous aussi, en Europe, le combat pour la disparition du « Mademoiselle », chez nous, avait une allure bien plus pertinente outre-atlantique, à  mon avis. Là-bas, il s’est agi de se battre pour un MS qui ne correspond ni à Madame, ni à Mademoiselle. Pas mal non ? A quand notre Madamelle ?

(p. 48) « Choisissez MISS et vous voilà condamnée à une immaturité infantile. Choisissez MRS et vous voilà condamnée à être le bien meuble d’un type. Choisissez le MS et vous devenez une femme adulte pleinement responsable de sa vie. »

à propos des enfants !

A propos de notre injonction à être mère, si pénible et lourde pour beaucoup, le témoignage fort touchant de Simone de Beauvoir (p. 113) dans la Force de l’âge (1960) : « Mon bonheur était trop compact pour qu’aucune nouveauté pût m’allécher. […] Je ne rêvais pas du tout de me retrouver dans une chair issue de moi. […] Je n’ai pas eu l’impression de refuser la maternité ; elle n’était pas mon lot ; en demeurant sans enfant, j’accomplissais ma condition naturelle. »

Celui-ci suivi de témoignages de femmes qui ne voulaient pas d’enfants, qui m’ont particulièrement interpellée !

L’actrice Anémone témoigne : « je me suis fait un enfant dans le dos. » pour exprimer à quel point les contraintes n’avaient pas été envisagées : « Faut compter vingt ans, dit-elle. Après le bébé tout rond, il y a l’enfant qui devient osseux et qu’il faut inscrire et emmener à des petits cours de tout et n’importe quoi. C’est usant, la vie file et ce n’est plus la vôtre. » La journaliste Françoise Giroud, elle aussi, disait de son fils : « Du jour où il est né, j’ai marché avec une pierre autour du cou. » (pp. 122-123)

Elle évoque aussi les critiques qui ont fondu sur Virginia Woolf entre autres, ces femmes à qui on reproche de ne pas avoir enfanté ou que l’on soupçonne toujours d’avoir été frustrée de ne pas avoir enfanté. (pp. 115-120) : emmerde-t-on autant les hommes avec ces questions ?

Nicholas Nixon

Je ne connaissais pas Nicholas Nixon (p. 148) que je découvre grâce à ce livre. Incroyable ce travail minutieux, patient et cette persévérance dont si peu d’entre nous sont capables !

« Aux antipodes de cette logique, le photographe américain Nicholas Nixon réalise chaque année depuis 1975 un portrait de groupe en noir et blanc de son épouse, Bebe Brown, et de ses trois soeurs, Heather, Mimi et Laurie. Il documente ainsi sereinement leur vieillissement, le montrant comme un objet d’intérêt et d’émotion, laissant imaginer l’état intérieur de chacune, leurs relations les unes avec les autres, les événements qu’elles ont traversés. « Nous sommes chaque jour bombardés d’images de femmes, mais les représentations de femmes qui vieillissent de manière visible restent trop rares, observe la journaliste Isabel Flower. Plus étrange encore, des femmes dont nous savons bien qu’elles ont vieilli nous sont montrées suspendues dans une jeunesse chimérique, flirtant avec le bionique. Nicholas Nixon, lui, s’intéresse à ces femmes en tant que sujets, et pas seulement en tant qu’images. Ce qu’il veut, c’est montrer le passage du temps, et non le défier. Années après années, ses photographies des sœurs Brown en sont venues à rythmer l’avancée de nos propres vies. » (p. 148)

Puis je découvre un livre qui mériterait d’être étudié, celui de Matilda Joslyn Gage, Woman, Church and State , qui date du XIXème siècle ! 

« Ce furent les sorcières qui développèrent une compréhension approfondie des os et des muscles, des plantes et des médicaments, alors que les médecins tiraient encore leurs diagnostics de l’astrologie. » Autrement dit, l’audace, la clairvoyance, le refus de la résignation et l’arrachement aux vieilles superstitions n’étaient pas forcément du côté que l’on croit. « Nous avons des preuves abondantes du fait que les prétendues « sorcières » figuraient parmi les personnalités les plus profondément scientifiques de leurs temps », écrivait déjà Matilda Joslyn Gage en 1893. Les associer au Diable signifiait qu’elles avaient outrepassé le domaine auquel elles étaient censées se cantonner, et empiété sur les prérogatives masculines. « La mort par torture était la méthode de l’Église pour réprimer l’intellect des femmes, la connaissance étant considérée comme maléfique entre leus mains. » (p. 218)

Je reste perplexe en lisant « des preuves abondantes »… ^^

Et pour finir, j’aimerais beaucoup lire cette parodie dont il est plusieurs fois question dans le livre : La femme et le docteur Dreuf, de Mare Kandre.

Mon oncle Napoléon, de Iradj Pezechkzad

C’est un livre recommandé par Abnousse Shalmani que je vous présente ici ! Elle en parle dans L’éloge du métèque comme LE livre de chevet des Iraniens… et comme j’aime le monde chamaré et bigarré d’Abnousse, j’ai cherché à le trouver à travers les bibliothèques universitaires du coin où je me trouve… grâce à un collègue fort efficace, nous le dénichons et je le reçois, bien après la commande, confinement oblige !

Le voici, il est énorme. Il est drôle, rempli de personnages aux prénoms imprononçables pour moi, tous hauts en couleurs et très originaux !

L’histoire se déroule dans l’immense propriété familiale où vivent frères et sœur, avec leur famille respective, au moment de l’occupation de l’Iran par les Alliés de la Seconde guerre mondiale . Le narrateur est un jeune garçon. Sous ses yeux craintifs ou ébahis, se déploie un drôle de vaudeville, à coup de drames intestins, de burelesques dialogues et d’exagérations en tout genre. Une grande pièce de théâtre avec tous les excès que l’on prête parfois facilement aux méditerranéens. L’ire est reine, les gens hurlent, ils se cachent parfois dans les buissons de la propriété, s’espionnent et se jalousent, d’humilient ou se couvrent.

Mash Gassem, personnage omniprésent, relai, domestique de tout le monde, mais fidèle compagnon de l’oncle Napoléon, commence chacune de ses phrases par : « Ma foi, à quoi bon mentir ? La tombe n’est qu’à quatre pas. »

(J’aurais dit l’inverse pour ma part : Ma foi, à quoi bon dire la vérité ? La tombe n’est qu’à quatre pas !?)

On y trouve un proverbe de Mésopotamie : « Fais une bonne action au bord du Tigre, pour que Dieu te la rende en plein désert. »

Oui, il ne faut pas attendre que tout aille mal pour se porter secours. Il faut s’aider quand tout va bien… ! Mais en l’occurrence tout ne va pas bien : L’aîné des frères, celui qu’on appelle Oncle Napoléon (Cher Oncle, dans le version originale), à cause d’une mythomanie aiguë qui le fait parfois se prendre pour l’empereur lui-même et qui n’en finit pas de broder et arranger ses faits d’arme, est également colérique, fantasque et très vindicatif : ainsi fait-il régner la terreur dans la propriété.

« Mon oncle était, depuis son plus jeune âge, amoureux de Napoléon. Plus tard, nous apprîmes qu’il avait réuni dans sa bibliothèque tous les livres disponibles en Iran sur Napoléon, rédigés en persan ou en français (car il avait quelques vagues notions de cette langue). En vérité, les étagères de sa bibliothèque ne contenaient que des livres sur Napoléon. Il était impossible d’imaginer une discussion scientifique, littéraire, historique, juridique ou philosophique sans que mon oncle n’évoque une citation de Napoléon, au point que, influencés par sa propagande, la plupart des membres de la famille considéraient Napoléon Bonaparte comme le plus grand philosophe, mathématicien, politicien, homme de lettres et même poète de tous les temps. » (p. 15-16)

Alors que se passe-t-il dans cette espèce de huis-clos hystérique sous la coupe de ce personnage un peu fou ?

Une histoire d’amour contrariée : notre jeune narrateur tombe amoureux fou de Leyli, la fille du fameux oncle si revêche et caractériel, promise cependant à un autre, son cousin, Pouri. Comble de mauvaise fortune, le propre père du narrateur, Agha Djan, beau-frère de l’Oncle Napoléon, n’a de cesse que de vouloir rabaisser l’orgueil incommensurable du mythomane. Or ce dernier est susceptible et n’entend pas qu’on lui manque de respect. Autant dire que ça part mal ! ^^

Arrivent en scène d’autres personnages, comme Doustali Khan, un autre oncle, qui a trompé sa femme, avec Tahéreh, la très belle et tout aussi infidèle épouse de Shirali, le boucher, celui qui tue à la hache les amants de sa femme quand il le peut. La femme de Doustali, Aziz-ol-Saltaneh a cherché à se venger de l’infidélité de son mari en tentant de lui couper le… oui, vous m’avez compris, mais il n’est jamais nommé… le membre viril ! Ce dernier, de peur, s’est enfui. La police le recherche. La famille est accusée de meurtre, et l’inspecteur, que le prince prend d’abord pour un domestique, est assez mal reçu :

« Monsieur n’est pas un domestique… M. le lieutenant Teymour Khan est l’inspecteur de la Sûreté. » (p. 105)

Pour se venger de l’oncle Napoléon, des membres de la famille soutiennent que l’infidèle est bien mort et enterré sous l’églantier chéri et préféré de l’oncle terrible. 

Par un coup de théâtre amusant, et pour éviter la mort de l’églantier, le prince Asdollah Mirza, encore un autre oncle, avoue avoir tué lui-même l’amant et mari adultère, Doustali. Il accepte cet arrangement avec l’oncle Napoléon pour que ne soit pas révélée la liste interminable des amants de la fameuse de Tahérah, liste dont il fait partie. En effet, il ne tient pas à finir en article de boucherie.

Le tout jeune narrateur rêve de démystifier le vieil oncle gênant : « j’avais envie d’interrompre leur conversation et de crier que toute la famille se moquait de la terreur que les Anglais inspiraient à l’oncle Napoléon. J’avais envie de dire à mon oncle que, en lui insufflant cette idée, Agha Djan cherchait à le ridiculiser aux yeux de tous, que les Anglais n’allaient pas se donner la peine de se venger d’un simple sous-officier cosaque qui au temps de Mohammad Ali Shah avait tiré quelques balles contre des bandits de grand chemin. Mais je savais que non seulement ma parole ne servirait à rien, mais qu’en plus je serais puni par Agha Djan [son père], peut-être même recevrais-je une véritable raclée. » (p. 210)

Mais au milieu du tumulte des adultes devenus fous, notre narrateur, tout de même assez couard, reste impuissant et assiste passif au déroulement des événements qui vont contrarier durablement et définitivement son amour partagé pour Leyli. 

Ce n’est pas faute d’avoir reçu de l’aide et des conseils, notamment de son oncle le prince Asdollah Mirza : il lui faut faire San Francisco… on comprend rapidement qu’il s’agit d’une métaphore sexuelle, que le conseilleur développe ainsi : « Bon si tu ne veux pas aller jusqu’à San Francisco, fais un tour au moins dans sa banlieue. Fais comprendre que tu es un voyageur potentiel ! »

Les choses se gâtent. Doustali Khan serait maintenant accusé d’avoir mis enceinte sa belle-fille, à moitié folle. Sur ce, la paranoïa de l’oncle Napoléon augmente : « Je n’ai aucun doute sur le fait que cet épisode fait partie intégrante du plan global de ceux qui cherchent à me nuire. Un plan concocté par ce vaurien d’espion indien, exécuté par son laquais, mais dont les ficelles sont tirées de plus haut. – Donc, d’après vous, chaque fois que les Anglais détestent quelqu’un, ils envoient un grand gaillard pour déshonorer son arrière-petite-cousine ! s’esclaffa Asdollah Mirza. » (p. 296-297)

Mais l’oncle Napoléon reste imperturbable dans sa paranoïa. Les Anglais viendront se venger de ses hauts-faits, il en est certain. Alors soit, on marie la belle-fille à demi folle avec un aspirant, de classe bien inférieure, au grand dam de la famille entière, mais que faire ? L’aspirant arrive avec sa sœur, un peu vulgaire, et sa mère, un peu poilue. On apprend alors que « les femmes poilues aiment les jeunes garçons. » (p. 330)

De rebondissements en coups de théâtre, la famille entière protège et assaille à la fois l’oncle Napoléon et sa grande mythomanie. Certains se dévouent… mais pas trop :

« Pour l’apaisement de mon frère, je suis prêt à sacrifier ma vie, mais enfin mes tapis sont tous assortis deux par deux, je ne voudrais pas les dépareiller… » (p. 429)

Le ton reste léger et l’amoureux transi qu’est le narrateur parvient à nous tirer encore un sourire dans ses moments les plus désespérés : 

« J’ai décidé de me tuer, dis-je d’une voix sourde.

– Bien, très bien, très bonne décision ! sourit Asdollah Mirza après m’avoir jeté un regard. A la bonne heure… ça sera pour quand, inch’allah ?

– Je suis sérieux, tonton Asdollah.

– Moment ! Moment ! Alors tu choisis la solution la plus facile !… l’être humain est toujours à la recherche de la solution la plus facile… Pour certains descendre au cimetière de l’imam Abdollah est donc plus simple que d’aller à San Francisco… bon, chacun sa nature ! » (p. 405)

C’est avec ce charmant personnage libidineux que l’épilogue prend fin : Le narrateur a perdu sa belle, qui s’est consolée dans les bras de son mari. Une dernière fois, son oncle tente de le dévergonder : « ça fait déjà une semaine que je suis à Paris… Et demain matin, je vais descendre dans le Sud de la France… Accompagné de deux demoiselles belles comme deux boutons de rose. Je voulais savoir si tu étais partant pour qu’on passe quelques jours ensemble ?

[…] – Je vous demande pardon, tonton Asdollah, mais j’ai du travail. […] Ce sera, si dieu le veut, pour une autre fois…

Le cri assourdissant d’Asdollah Mirza retentit dans mes oreilles :

– Va au diable ! Enfant, jeune homme ou maintenant, tu n’as jamais été foutu d’aller à San Francisco… Allez, salut ! On se verra à Téhéran ! »

(p. 491)

Alors attention, cet énorme livre très théâtral, publié dans les années 70, a donné lieu tout de même à 14 épisodes d’une série télévisée en 1976 par Nasser Taghvai, diffusée par la RTNI. Je serais bien curieuse d’en voir quelques extraits !!

Le Coran des historiens, Tome 1 (synthèse 2/2)

Avant de poursuivre, il est impératif de lire le volet 1/2.

En guise d’introduction, nous rapportons ici ce que les historiens contributeurs de cet énorme ouvrage ont cru bon de préciser :

Introduction : La Méthode historico-critique

1. Faire de l’histoire, qu’est-ce ?

Et en particulier de l’histoire des religions…

« L’historien des religions est cet individu un peu étrange qui parle des religions au moyen d’un discours qui prend le contre-pied exact de ce que le discours religieux prétend être. » (p.31)

« […] la relation entre l’approche historique et l’approche confessionnelle est une relation asymétrique. En effet, le discours religieux – c’est vrai en tout cas pour le judaïsme, le christianisme et l’islam – prétend parler de choses éternelles et transcendantes avec une autorité transcendante et éternelle. Le discours historique, en revanche, parle de choses temporelles, humaines, terrestres, locales, contingentes, circonscrites ; et il en parle d’une voix faillible, révisable, partielle – bien que tirant son autorité en principe d’une pratique critique rigoureuse. » (p.31)

On retrouve les mêmes familles que pour le milieu biblique, soit : 

– « les maximalistes [qui] supposent que l’histoire biblique (c’est-à-dire l’histoire telle qu’elle est racontée dans la Bible) est plus ou moins correcte, à moins que les archéologues ne prouvent le contraire (leur devise serait « l’absence de preuve n’est pas la preuve d’une absence ») ; 

– les minimalistes [qui] jugent que l’histoire biblique, sauf si elle peut être confirmée de manière indépendance, doit être lue, non pas comme des narrations, certes embellies, mais pour l’essentiel fiables, mais comme des récits qui ont pour objectif de construire le passé en y projetant un certain nombre de stratégies de pouvoir et de savoir qui méritent d’être étudiées avec les outils de l’analyse critique du discours. » (p.23)

2. Trouver des traces : quels sont les manuscrits du Coran ?

« En raison de l’évolution du système graphique défectueux des débuts (emploi de plus en plus systématique des signes diacritiques, introduction d’une notation des voyelles brèves, etc.), mais aussi du contrôle croissant exercé par les autorités sur le texte, il faut en effet attendre le Xè siècle pour que le texte atteigne un état similaire à celui que nous connaissons. Les utilisations du texte mais aussi des manuscrits au sein des communautés musulmanes évoluent également. Les copies produites au cours de cette période permettront de suivre de près ces développements. » (p. 660)

L’inventaire : les fonds et l’histoire des collections :

« Les corpus des matériaux coraniques est considérable et n’a été, pour l’instant, que partiellement exploité. Dans l’état actuel de nos connaissances, on peut avancer qu’il existe environ 300 000 fragments de folios coraniques datables, ou datés, des quatre premiers siècles de l’Islam. Ces centaines de milliers de fragments appartiennent évidemment à un nombre moindre de codices, dont beaucoup attendent encore leur remembrement. Le Coran est un texte relativement court. Copié dans une écriture assez large et bien lisible, en occupant tout l’espace, il peut tenir sur 200 feuilles de format A4. » (p. 666)

« A l’heure actuelle, nous pouvons localiser quatre dépôts qui abritaient d’importantes collections de corans datables des trois premiers siècles de l’islam. D’autres manuscrits nous sont parvenus sans transiter visiblement par ces dépôts, mais ces derniers représentent des cas isolés, dont les pérégrinations sont, bien souvent, difficiles à reconstituer. » (p. 667)

– Les 4 genizah (ou Gueniza)(lieux sources)

1. Mosquée de ‘Amr à Fustat (le Caire)

2. La grande mosquée à Kairouan (Tunisie)

3. La grande mosquée des Omeyyades à Damas (Syrie)

4. La grande mosquée de Sanaa (Yémen) : « en 1973, la réfection du plafond de la grande mosquée a mis au jour un grand nombre de fragments de parchemins, dont des fragments coraniques, entreposés dans l’espace entre le plafond et le toit. » (p. 672)

« Indépendamment de ces quatre fonds, d’autres manuscrits anciens ont circulé. » (p. 673)

« En somme, les matériaux disponibles aujourd’hui peuvent-ils être représentatifs de la transmission du Coran ? l’existence de manuscrits circulant en dehors des fonds pose la question des bibliothèques disparues, notamment en Irak et en Arabie, deux centres qui eurent leur importance dans la transmission du texte coranique. Il n’est donc pas impossible que de nouvelles bibliothèques coraniques soient mises au jour dans le futur et que de nouveaux matériaux nous amènent à revoir l’histoire de la transmission manuscrite. » (p. 675)

3. Dater les matériaux : quelles méthodes, quels outils ?

« Actuellement, on ne dispose pas de jalons assurés pour établir la chronologie des trois premiers siècles de la transmission manuscrite du Coran. Les premiers colophons qui nous sont parvenus sont relativement tardifs. Le plus ancien colophon, récemment identifié dans la collection provenant de Damas est daté de 246 de l’hégire, soit 860. Il en existe d’autres, postérieurs à cette date, notamment le Coran copié à Palerme en 982-983 et un autre, achevé à Ispahan en 993. » (p. 676)

Comment dater de façon absolue un manuscrit ?

a. La chronologie absolue 

Elle peut s’obtenir soit par les actes de waaf (= « une note signalant que le volume a été constitué bien inaliénable en faveur de telle ou telle mosquée. » (p. 676)), soit par le radiocarbone. Cependant, cette dernière propose une marge d’erreur de plus ou moins 35 à 40 ans, voire davantage. « La datation par la radiocarbone n’est donc pas encore totalement fiable dans le cas des manuscrits coraniques. » (p. 679)

« En somme, la chronologie absolue de la transmission manuscrite du Coran au cours des trois premiers siècles de l’islam reste encore incomplète. Il est donc nécessaire d’envisager une méthode d’étude apte à reconstituer l’histoire de cette transmission. On attend de cette méthode qu’elle propose des critères d’identification afin de repositionner les manuscrits à la fois dans le temps et dans l’espace. » (p. 679)

b. La paléographie

« Le paléographe adopte deux approches. L’une est synchronique : il cherche à comprendre la date et le lieu de création d’un artefact en observant l’écriture employée. L’autre est diachronique dans la mesure où il doit reconstituer le processus de transformation des signes individuels et du système graphique global. » (p. 679)

c. La codicologie

« La codicologie ou « science du livre » s’intéresse à tous les éléments constituants le manuscrit, depuis le processus de transformation de la peau en parchemin jusqu’à l’ajout des couleurs du décor. Elle reflète à la fois les contraintes économiques et les enjeux sociopolitiques de la société dans laquelle ces manuscrits ont été conçus puis ont été utilisés. » (p. 686)

d. La philologie

L’analyse philologique (orthographe, système de signes diacritiques, découpage du texte et vocalisation) permet de confirmer les hypothèses de la paléographie et de la codicologie. (pp. 693-700)

4. Le fameux Coran des pierres

Qu’est-ce ? C’est l’épigraphie arabe lapidaire ! Une émission à ce sujet ? c’est ici.

« L’épigraphie arabe lapidaire est une science auxiliaire de l’histoire qui s’attache à étudier la civilisation arabo-musulmane au travers de textes gravés, incisés, ou peints à l’encre sur des supports tels que les rochers, les parois ou les murs de monuments d’époque arabe ou antique. Les documents épigraphiques représentent des témoignages uniques et originaux qui ne connaissent pas de processus de recopie durant lequel leur contenu pourrait être changé ou soumis à une quelconque censure linguistique, politique ou religieuse. » (p. 709)

Qu’y trouve-t-on ? des citations de fonds bien connus, des formules, profession de foi ou basmala (formules qui évoquent le nom de dieu). Et on en trouve un peu partout.

Ces graffitis sont difficiles à dater, et ne sont datables qu’au ¼ de siècle près ; on ne peut pas utiliser la datation carbone. On en retrouve une petite centaine qui datent des deux premiers siècles de l’hégire. (pp.720-724)

« Le Coran des pierres est le fruit du Coran des cœurs : les citations coraniques que les graveurs avaient copieusement mémorisées étaient écrites dans la pierre suivant un processus de gravure qui pouvait durer plusieurs heures. Durant cette longue et difficile opération, les personnages avaient le temps de s’imprégner des versets qu’ils avaient choisi de reproduire : dans ces conditions, les écarts de langue ou d’orthographe ainsi que les libertés qu’ils pouvaient prendre avec la lettre du Coran ne doivent rien à l’étourderie ou à la méconnaissance du texte. » (p. 728)

« Il n’existe finalement pas de réelle homogénéité au sein de ce coran épigraphique […] Cependant, cette fragmentation fait sens pour ce qu’elle apporte à notre connaissance des liens intimes qui unissaient les musulmans des débuts de l’islam à leur texte sacré. » (p. 729)

Le Coran

1. Un texte assez déroutant 

* Un texte sans contexte, un texte anhistorique :

« On dit souvent du Coran qu’il est un « texte sans contexte ». Une part très importante du Coran est en effet constituée de récits mettant en scène des personnages des traditions juives et chrétiennes (Moïse, Abraham, Noé, Adam, Marie, Jésus et le diable [Iblis ou Shaytan] sont les figures le plus souvent mentionnées) qui sont si allusifs qu’ils ne semblent pouvoir être compris que par des gens qui connaissent déjà les histoires auxquelles il est fait référence. » (p. 737) 

* Un texte polémique

Le texte fonctionne par slogans ; son agencement laisse perplexe. Il n’y a pas de cadre narratif même pour les scènes des controverses entre le messager coranique et un groupe d’adversaires, à l’identité qui demeure d’ailleurs inconnue. (p. 739)

* Un texte divers

« Le Coran est un texte où se rencontrent des genres littéraires très divers (sermons, récits dialogués, controverses et polémiques, proclamations oraculaires, versets juridiques, prescriptions rituelles, hymnes – voire «psaumes» – et textes liturgiques, prières), mais tous ces textes, d’un point de vue formel, sont présentés de manière parfaitement identique. » (p. 740)

« Le Coran présente donc un caractère décousu, désordonné, déconcertant et obscur – ce que la tradition islamique elle-même a reconnu, et a dû prendre en compte. Elle a néanmoins fourni un récit destiné à donner au Coran un cadre, un contexte, et d’une certaine manière, un ordre. » (p. 741)

2. Les hypothèses des chercheurs et le paradigme nöldekien

Les chercheurs s’interrogent en effet : « Comment décrire alors cette révolution en cours – et le désordre, au moins provisoire, qui l’accompagne ? Il me semble que l’approche la plus pertinente consiste à reconnaître que nous assistons à un changement de paradigme. » (p. 744)

a. Qu’est-ce qu’un paradigme ?

C’est une notion développée par le philosophe Thomas Kuhn. Le paradigme serait « un cadre définissant les problèmes et les méthodes légitimes d’une discipline ou d’un champ de recherche donné. Un paradigme naît « d’une découverte scientifique universellement reconnue qui, pour un temps, fournit à la communauté des chercheurs des problèmes type et des solutions » (La Structure des révolutions scientifiques, p. 11) Autrement dit, un paradigme fournit un langage commun aux savants et canalise leurs recherches. […] C’est de cette façon que fonctionne (en général plutôt bien) ce que Kuhn appelle « la science normale ». (p. 744)

b. Le paradigme nöldekien

Il provient de Theodor Nöldeke (1836-1930) ; il est « en fait une ‘laïcisation’, une ‘naturalisation’, des récits de la tradition musulmane. Là par exemple, où la tradition parlera de l’ange Gabriel dictant le Coran à Muhammad, on fera simplement de Muhammad l’auteur du Coran. Le surnaturel est évacué ». (p. 745)

D’après Nöldeke, il faudrait envisager les hypothèses suivantes : le Coran est l’œuvre d’un humain, Muhammad et il reflète une époque et un lieu. Il a été ré-édité par le calife ‘Uthman une vingtaine d’années après la mort de Muhammad. La transmission orale aurait été plus précise que celle écrite qui, à cause du système de l’écriture arabe ne notant ni les points diacritiques ni les voyelles, était sujette à erreurs. (pp. 746-748)

Cependant, le paradigme de Nöldeke se heurte à des problèmes, notamment celui de s’appuyer sur la tradition islamique. Si le Coran n’est que le recueil des proclamations de Muhammad, alors que faire de ce texte ? (p. 750)

« Dans une phrase célèbre, Michael Cook a affirmé qu’en ne se fondant que sur le Coran, « on pourrait probablement déduire que le protagoniste du Coran est Muhammad, qu’il a vécu en Arabie occidentale et qu’il en voulait amèrement à ses contemporains qui récusaient ses prétentions à la prophétie. Mais on ne pourrait pas dire que le sanctuaire se trouvait à La Mecque ni que Muhammad lui-même venait de là, et on ne pourrait que supposer qu’il s’était établi à Yathrib [=Médine] » Cook, Muhammad, p. 70 » (p. 752)

Et encore ! Notons que Muhammad, le protagoniste, n’est mentionné que 4 ou 5 fois dans l’ensemble du corpus ! (p. 752)

BREF : « de nombreux historiens, notamment ceux qui adhèrent au paradigme nöldekien, ont pris pour argent comptant le cadre général induit par les sources sunnites, alors qu’il n’y a pas de véritable confirmation indépendante de la véracité, ni même de la plausibilité, de plusieurs affirmations centrales du paradigme nöldekien – et il y a même, comme on le verra, plus loin, des raisons de douter. Si tel est le cas, alors ce cadre général, et les différentes thèses qui l’accompagnent, ne peuvent pas constituer un fondement sûr » (p. 753)

« Il faut donc adopter une méthode bien connue dans le cas de l’étude des Évangiles […] au lieu donc, d’étudier le Coran – non seulement son contenu mais aussi son histoire – avec les lunettes fournies par la tradition islamique plus tardive, il semble préférable de trouver et rassembler autant d’indices que possible dans le texte lui-même, sans présupposer le modèle traditionnel de la genèse du Coran, comme la chronologie sourates mecquoises/ sourates médinoises, ou l’idée que le travail qui a mené à la constitution du mushafa seulement consisté en un réarrangement de péricopes préexistantes (la soi-disant « collecte ») ». (p. 755)

3. Le contexte mal déterminé

« Il existe au moins deux manières pertinentes (et complémentaires) de réfléchir au(x) contexte(s) du Coran. La première part de deux questions simples : de quoi parle le texte, et comment ? La seconde s’intéresse aux aspects du Coran qui contredisent le cadre général fourni par la tradition islamique. » (p. 760)

La tradition musulmane raconte que Muhammad s’est opposé à La Mecque aux polythéistes et à Yathrib aux juifs. Or le contexte semble être plutôt chrétien, et plus vaste, géographiquement, que La Mecque et Médine. (pp. 763-764)

Pourquoi pensons-nous qu’il s’agit d’un contexte chrétien ?

1) ce sont des figures chrétiennes qui occupent une grande place dans le Coran.

2) si les récits coraniques mettent aussi en scène des personnages de la tradition judéo-chrétienne, ils sont présentés d’un point de vue chrétien.

3) La polémique anti-juive est une émanation de la polémique chrétienne anti-juive.

4) Formulations, métaphores et figures de style indiquent un arrière-plan plutôt chrétien.

5) Certains textes coraniques sont adressés aux chrétiens.

6) Certains passages du Coran ont été composés par des rédacteurs qui ont une connaissance approfondie du christianisme et des textes chrétiens. (p. 769)

« Si on veut avoir une approche cohérente, il faut donc introduire du christianisme à La Mecque ou à Médine, ou mettre le Coran, ou une partie du Coran, hors d’Arabie occidentale. Dans tous les cas, on s’écartera substantiellement du récit traditionnel. Toute la difficulté est de savoir de quelle manière il convient de le faire, et aucun consensus ne semble avoir été atteint sur cette question. » (p. 771)

Une première option consiste à supposer qu’il y avait des chrétiens dans le Hedjaz (ou Diyaz, Hijaz) (p. 772) mais « on peut reconnaître que la religion arabe traditionnelle a pu rester assez prégnante dans le Hedjaz central – comme on peut le voir dans diverses pratiques de l’islam originel, qui peuvent difficilement s’expliquer autrement que comme la conservation d’éléments polythéistes préexistants, suffisamment enracinés dans les pratiques sociales pour ne pas être éliminés, et qui sont soumis à un processus de re-sémantisation. » (p. 776)

Une deuxième option consiste à supposer la dissémination orale, dans le Hedjaz ou ailleurs, à travers des rencontres (marchands, voyageurs etc.) sans oublier le rôle probable des moines et missionnaires. (p. 777) La démonologie coranique (c’est-à-dire les passages concernant les démons, djinn et Shaytan ou Iblis) pourraient nous entraîner à supposer que le processus de dissémination orale « a impliqué des acteurs variés, avec des auteurs / rédacteurs qui appartiennent au même milieu que leurs auditeurs » (p. 782) « On devrait ici plutôt penser à un discours de prosélytes ou missionnaires chrétiens (tout à fait plausible dans le contexte de la fin du VIè et du début du VIIè siècle), qui représenterait le noyau du discours coranique sur les figures du mal, discours qui, dans son contenu et dans sa forme, est profondément façonné par les topoi habituels des missionnaires, et réinterprète et traduit les croyances et les attitudes de la communauté ciblée en un nouvel idiome. » (p. 782)

Une troisième option suppose une communauté autour du Coran installée hors du Hedjaz central. (p. 783)

Une quatrième option « serait de déconnecter davantage la rédaction du Coran de la carrière de Muhammad et considérer ainsi qu’une part du Coran a pu être rédigée après la mort de Muhammad, ou indépendamment de lui. Cela semble la solution la plus adéquate pour rendre compte des caractéristiques de certains textes, notamment si l’on considère la datation et la localisation de certaines sources, le profil des rédacteurs… » (p. 784)

Conclusion >> Ces options sont plus complémentaires qu’exclusives.

Le Coran a plusieurs contextes. 

4. La tradition islamique

a. La légende…

« La tradition musulmane raconte, dans les grandes lignes, l’histoire suivante, que l’on serait tenté d’appeler, de manière un peu impropre, un récit-cadre, au sens où l’ensemble des (innombrables) traditions islamiques sur la descente et la prédication du Coran sont censées s’insérer dans le cadre fourni par ce récit. » (p. 741)

D’après la tradition islamique : Muhammad reçoit pendant 23 ans les révélations de l’ange Gabriel, de 610 à 632, date de sa mort. Gabriel dicte le Coran de façon régulière. Avant la mort du prophète, il y aurait eu une révision finale du texte par Gabriel. La communauté apprend par cœur des morceaux du Coran et peut ainsi le préserver le texte. Ce type de récit remplit une « fonction théologique et politique » qui confère de « l’authenticité et de l’autorité » au texte. (p. 742)

b. La version traditionnelle (pp. 856-867)

« La version traditionnelle de l’histoire du Coran, telle qu’elle est généralement reconstruite à partir des sources islamiques – al Bukhari et quelques autres témoignages-, combine plusieurs akbhar (« récits ») censés remonter, pour la plupart, à Ibn Shihab al-Zuhri. On peut la résumer ainsi :

À l’époque de Muhammad, plusieurs Compagnons avaient mémorisé une part importante de la Révélation : certains en avaient même écrit des fragments sur des matériaux divers (parchemins, pétioles de palmier, omoplates de chameau…). Le calife Abu Bakr (règne 632-634) répondant à la crainte du futur calife Umar (règne 634-644) que la Révélation ne disparaisse avec ces témoins, chargea l’un des scribes de Muhammad, Zayd b.Thabit, de transcrire ces textes sur des feuillets (suhuf) qui furent remis au calife, passèrent ensuite à Umar, puis à sa mort, à sa fille Hafsa, l’une des veuves de Muhammad. Plus tard, au début de la seconde moitié de son règne, le calife Uthman (règne 644-656) pour couper court aux divergences dans la récitation du Coran, décida d’imposer un texte unique, fondé sur les sushufde Hafsa (qui ne constituaient pas un livre proprement dit). Il créa une commission de scribes, toujours sous la direction de Sayd, pour établir un véritable codex (mushaf). Des copies de ce codex, qui ne comportait que le rasm (ductus consonantique – points de repère consonantiques) et ne notait ni les points diacritiques, ni les voyelles, furent envoyées dans plusieurs villes de l’empire par Uthman qui ordonna également que soient détruits les autres codex. » (pp. 856-857)

Muhammad al-Bukhari(810-870) sources Wiki

Érudit musulman sunnite perse. A écrit l’ouvrage de compilation de hadiths, le Sahih al-Bukhari. Cet ouvrage de référence pour les musulmans compilent les actions et les enseignements oraux du prophète de l’islam. Son livre est très souvent considéré comme le plus authentique (Sahih) de la religion islamique, et en particulier du sunnisme, après le Coran.

Un calife

est le successeur de Muhammad après sa mort en 632. Cependant, la branche des Ibadites ne reconnaît plus aucun calife depuis 657 ; ce titre est aboli chez les Chiites après la mort d’Ali et chez les sunnites en 1924.

Un codex (au pluriel codices) 

est un cahier formé de pages manuscrites reliées ensemble en forme de livre. A été inventé à Rome au IIè av JC et s’est répandu à partir du 1ersiècle pour remplacer peu à peu le papyrus (volumen).

D’après la version musulmane sunnite : « la genèse du Coran est totalement différente de celle des livres bibliques et néotestamentaires : le Coran n’est pas une œuvre collective mais le travail d’un seul homme Muhammad ; le développement du Coran n’a pris que le temps d’une vie humaine ; la recension uthmanienne n’est qu’une copie des feuillets de Hafsa, dont la mise par écrit date du califat d’Abu Bakr ou au plus tard de celui d’Umar. » (p. 859) Bon… cela reste à voir, et c’est ce que nous allons voir…

5. Genèse du Coran et établissement du canon

Quid de cette collecte uthmanienne ? Cette hypothèse semble faire l’unanimité. 

* Cependant, unanimité ne veut pas dire vérité (p. 868) En effet, la tradition veut que Muhammad meure en 632 à Médine alors qu’en réalité, il serait plutôt mort au moment des conquêtes en Palestine en 634-635 ; son prénom n’aurait pas été Muhammad, « celui qui est l’objet de louanges » qui serait plutôt un surnom.

* D’après al-Bukhari, 3 récits sont attribués à al-Zuhri. Mais ces récits sont remplis d’invraisemblances et d’incohérences concernant la constitution du canon (pp. 871-882)

Et les chercheurs de supposer raisonnablement que la collecte (mushaf) uthmanienne est peu crédible : « En fait, [ces traditions] ne peuvent acquérir un semblant de plausibilité qu’à condition d’imaginer un Coran omniprésent dans la vie des musulmans, et virtuellement prêt dès la mort de Muhammad. Or c’est là que se situe le nœud du problème : rien ne confirme que le Coran était très connu dans la communauté musulmane avant l’époque marwanide. » (p. 882) (Premier calife Marwanide en 685, Abd-al Malik)

Les traités et inscriptions du VIIè semblent imprégnés du lexique coranique… mais peut-on pour autant en conclure qu’il existait et était diffusé sous une forme précise ? « on peut voir les choses de manière inverse : ces inscriptions relèvent plutôt d’une forme de piété répandue dans le Proche-Orient de l’époque, constituant le milieu dans lequel le Coran émerge. » (p. 884) En effet, avant l’époque marwanide, les références au Coran sont absentes. « l’idéologie sufyanide officielle consistait pour l’essentiel à se réclamer d’un Dieu unique miséricordieux et de rien d’autre : il n’est question ni du Christ, ni de Muhammad, ni du Coran. «  (p. 884)

Quelques précisions : la branche omeyyades des sufyanides s’empare du pouvoir en 661 avec pour capitale Damas ; les Omeyyades sont issus de la tribu arabe chargée de la protection et de la maintenance de la Kaaba à la Mecque (WK Omeyyade : « en effet, l’Arabie pré-islamique est parsemée de sanctuaires, certains renfermant des bétyles, comme la Kaaba, et cette dernière est considérée par les Arabes, largement polythéistes à cette époque, comme leur sanctuaire le plus sacré. » Nous verrons plus loin qu’ils n’étaient peut-être pas si « largement » polythéistes. Cela reste encore à prouver en tout cas.)

Les choses changent vraiment sous les Marwanides, avec Abd-al Malik : « il y a maintenant un relais de l’autorité, politique et religieuse du calife. » (p. 886)

Les Marwanides sont la branche issue du troisième fils de l’aîné de Abd Manaf, l’arrière-arrière grand-père de Muhammad. Tous ces personnages sont de la même immense famille. Le premier calife était issu du fils aîné du premier fils de Abd Manaf, le 3ème calife Thman, du second fils du premier fils de Abd Manaf.

De plus, puisque l’on note de grandes différences entre la loi islamique et ce que le Coran énonce, que les exégètes sont souvent incapables d’expliquer clairement certains termes et passages coraniques, c’est qu’il y a discontinuité dans la transmission. « Autrement dit ce qui, selon la tradition, était censé être connu et même omniprésent, ne l’était pas. » (p. 887)

En fait, « la constitution du corpus coranique (une activité littéraire) et la décision de la canoniser (une décision politique) peuvent bien sûr être deux événements simultanés, mais ils peuvent tout aussi bien ne pas l’être. » (p. 889)

On peut proposer quelques réflexions et un bilan concernant la Genèse du Coran :

« Si l’ont revient aux questions initiales – quand, comment, pourquoi ? – on se rend compte qu’on a plus de doutes et de questions que de certitudes. » (p. 898)

1. Le Coran est un texte composé et composite. Il serait formé de plusieurs blocs peut-être indépendants que Kropp appelle des Texgut, et qu’on pourrait traduire par « bien textuel », défini comme suit : « il s’agit d’un objet d’une certaine nature, qui est la possession d’une communauté, qui a de la valeur pour elle et qui remplit une ou plusieurs fonctions pour les personnes qui fabriquent ce bien et pour celles qui l’utilisent. » (p. 899)

2. Cette façon de concevoir le Coran comme un ensemble de Texgut permet d’envisager une pluralité autour de ces textes qui n’auraient pas tous la même autorité, ni la même notoriété, la même fonction ou la même nature

3. Certains de ces textgut ont d’ailleurs été intégrés aux hadiths.

4. Le Coran est un texte répétitif. 

5. C’est le texte d’un prophète annonçant la parousie (=seconde venue du Christ) imminente, soit encore une fin du monde, qui aurait dû advenir de son vivant. Il y avait donc plus urgent que de collecter soigneusement des textes. Vingt ans plus tard, Uthman doit pourtant s’occuper des Texgut dans un grand effort – parfois maladroit – de centralisation. (p. 902). La transmission est un système de copie et non de dictée. Kropp propose « l’hypothèse d’un groupe de rédacteurs érudits qui travaillent sur des matériaux préexistants et qu’ils connaissent » avec « un esprit d’archivistes appliqués » (Kropp, Comment se fait un texte, p. 144)

6. « Le règne d’Àbd al-Malik constitue une période cruciale dans la dissémination du texte et dans le développement d’une idéologie et d’une mémoire collective islamique » (p. 903) En effet, ce n’est qu’à partir de cette époque qu’une éventuelle canonisation a peu avoir lieu ou même, commencer. « L’islam doit apparaître comme la religion définitive qui efface et accomplit le judaïsme et le christianisme – autrement dit, qui les rend caducs, aussi bien sur le plan de la foi que sur le plan de la loi. Or les juifs et les chrétiens ont un livre : il est impossible que les musulmans n’en aient pas un. » (p. 904)

Notons que l’on oublie parfois de remarquer l’importance de l’Irak dans le Coran. Pourtant, il existe de nombreux mouvements politico-religieux dissidents (ex celui d’al-Mukhtar vers 687), voire rebelles, qu’il convient d’étouffer par une volonté de contrôle, et notamment un contrôle de la mémoire (p. 905).

« Or même si le chiisme, durant son histoire, a souvent été quiétiste (= en quête d’un cheminement vers dieu), il repose sur un principe – l’existence d’une parole prophétique, toujours vivante – qui, virtuellement, constitue un danger politique redoutable pour la légitimité du pouvoir en place. La canonisation du Coran, c’est-à-dire sa codification, sa diffusion, sous l’autorité du calife (avec des conséquences sur le rituel, qui se fait dorénavant sur la base du codex), la mise en avant d’une figure du passé, celle de Muhammad, dont on entend, autant que possible, contrôler la mémoire – tout cela participe d’un mouvement que l’on peut définir comme l’excarnation de la prophétie. L’excarnation est bien sûr le contraire de l’incarnation : la parole prophétique n’est plus celle d’un individu, prophète ou imam, mais celle d’un livre. » (p. 906).

6. Le texte

a. Composition

La composition correspond à la phase initiale de la création d’un texte. Elle se distingue de la rédaction, travail plus tardif dans lequel le ou les rédacteurs insèrent du matériau nouveau dans une œuvre existante. (p. 804)

Quelques chiffres (pp. 790-791)

* 114 chapitres, appelés « sourates » de longueur très inégale – allant de 3 versets à 286 versets pour le plus long.

* 77400 mots dans le texte arabe, soit la moitié du Nouveau Testament grec (138020 mots)

Plusieurs genres littéraires (pp. 791-799)

* La prière, individuelle ou collective. Prières de supplication ou prières de louange (ou hymnes)

* Des récits ou narrations, sans doute les plus nombreux, qui exhortent ou avertissent (sermons)

* Quelques rares textes d’instruction (Béatitudes)

* La proclamation oraculaire (serments)

* Des malédictions, des controverses, des discours de guerre

Agencement des sourates

« Le classement et l’arrangement des sourates et du corpus sont un sujet complexe sur lequel de nombreux travaux restent à mener. […] Tout d’abord, la première sourate joue un rôle d’introduction à l’ensemble du corpus […] alors que les deux ou les trois dernières sourates jouent un rôle de conclusion. Le corpus […] est ainsi encadré par une prière d’un côté et par une profession de foi et des prières apotropaïques de l’autre. […] Ensuite, les sourates sont, en règle générale, classées par ordre décroissant de longueur, selon une pratique déjà connue dans les cultures scribales de l’Antiquité. » (p. 799)

Les chercheurs travaillent à trouver un motif d’agencement au Coran. Bell y voit plutôt l’agencement désordonné et anarchique de sourates brèves tandis que Cuypers repère des parallélismes et chiasmes tout le long.

 « le Coran n’est pas un livre mais un corpus, à savoir la réunion de textes :

1. qui n’étaient pas destinés, à l’origine, à être réunis en un codex, et qui n’ont donc pas été composés en ayant cet objectif à l’esprit ;

2. qui sont hétérogènes : ils relèvent d’une grande variété de genres littéraires, et expriment parfois des idées divergentes (même s’il y a aussi des idées et des préoccupations qui reviennent tout au long du corpus de manière cohérente et systématique) ;

3. qui sont, dans certains cas, indépendants, et dans d’autres, dépendants les uns des autres : il y a ainsi de nombreux textes parallèles dans le Coran – certains passages réutilisent d’autres passages, parfois les réécrivent, les corrigent, ou y répondent. » (p. 785-786)

« Le Coran apparaît comme un ouvrage à la fois composite et composé : composite parce qu’il rassemble des textes en partie indépendants et hétérogènes, composé parce que sont mises en œuvre des techniques de composition qui relèvent souvent d’un contexte scribal, lettré, et non de la seule spontanéité orale ou d’une collecte hasardeuse, même si ces derniers éléments peuvent aussi s’y trouver » (p. 786)

« Puisque le Coran est un corpus rassemblant des textes du VIIè, il nous offre une fenêtre privilégiée pour comprendre les origines de l’islam, non pas parce qu’il serait seulement le recueil des ipsissima verbade Muhammad, mais parce qu’il porte la trace d’écritures et de réécritures qui nous renseignent sur les évolutions de la communauté ou des communautés, à l’origine du développement textuel du Coran. » (p. 788)

Répétitions

C’est à plusieurs égards un texte répétitif. Peut-être s’agit-il de la même histoire racontée sous différents points de vue ? Peut-être la même histoire mais de tradition différente, avec variante régionale par exemple ? Ou la trace de plusieurs récitations orales de la même histoire ? Ou la révision et reprises successives d’une même histoire dans le but d’une nouvelle composition ? 

b. La rédaction

« Ici, selon les genres littéraires impliqués, on peut voir poindre les figures du visionnaire, du missionnaire, du prédicateur, de l’orateur, de l’enseignant et du leader politique et religieux – savoir s’il faut forcément lier ces figures au personnage de Muhammad tel qu’il est vu traditionnellement est la [question suivante]. » (p. 804)

Q° : « Toute la question est alors de savoir qui est responsable de ce travail rédactionnel, et quand il a lieu : tout s’est-il déroulé uniquement lors de la carrière de Muhammad ? Cela s’est-il fait à l’initiative de Muhammad seul, ou bien doit-on y voir plutôt un travail collectif et collaboratif entre Muhammad et son cercle de scribes ? Y a-t-il eu un travail rédactionnel après la mort de Muhammad ? Si oui, de quelle nature était-il, et a-t-il été accompagné d’un travail compositionnel ? Selon la version traditionnelle, issue du paradigme nöldekien, il n’y a pas eu, après la mort de Muhammad, de travail compositionnel d’une telle sorte, et le travail des scribes s’est pour l’essentiel limité à un travail rédactionnel de type éditorial. » (p. 805)

Qui écrit ?

Un exemple amusant, Coran 55 :

[7] Le ciel, Il l’a élevé, et Il a établi la balance

[8] Ne fraudez pas dans la balance

[9] Établissez la pesée avec équité et ne fraudez pas dans la balance

[10] La terre, Il l’a établie pour l’humanité.

Quid des versets 8 et 9 ? La balance est bien une constellation, le signe de la justice et l’instrument de pesée… comment expliquer cette insertion ? Les chercheurs supposent un rédacteur n°1 , brillant et savant, avec un vrai talent poétique ; puis un rédacteur n°2 qui n’aurait pas compris le sens de « balance » et ne l’aurait interprété qu’à l’aune de son savoir plutôt « marchand » – son insertion n’a pas non plus été contrôlée par un savant. 

« On dit parfois qu’il y a un fossé entre le corpus coranique et les premiers exégètes musulmans, les mufassirun, qui ne comprenaient plus le sens de certains passages ou de certains mots. C’est certainement vrai. Ce que cet exemple montre, c’est que ce fossé est aussi présent à l’intérieur même de la genèse du corpus coranique. » (p. 822)

« On sait en effet que le Coran – en tout cas le ductus consonantique – a pris la forme que nous connaissons entre le début et la fin du VIIème siècle : […] suffisamment tard pour qu’une pluralité d’auteurs soit non seulement possible mais même plausible. » (p. 826)

c. Le lexique du Coran

Le lexique provient de l’araméen ou de langues arabiques différentes de l’arabe, de plusieurs types de variétés dialectales de l’arabe.

Quand on étudie le lexique du Coran, beaucoup de termes se révèlent être d’origine étrangères. Un bon exemple est celui de el-Rahman, terme d’origine araméenne, qui désigne dieu et signifie « le clément ». Un autre exemple : bab (a long), qui signifie « porte », est également attesté dans l’araméen rabbinique et proviendrait de l’akkadien. (p.85)

« Les exemples de racines ou de termes saba’iques éclairant indirectement le lexique coranique sont également nombreux. Par exemple, le verbe s1tlm signifie « se soumettre » à un dieu (ou à un roi). […] Cette forme avec t infixé de la racine S1LM donne un sens réfléchi (« se soumettre ») au verbe factitif (« soumettre »). Elle invite à s’interroger sur la signification originelle des mots islam et muslim, dérivés de la forme factitive qui, selon les théologiens, traduirait l’idée de « se livrer entièrement à la volonté de Dieu », et « qui se livre entièrement à la volonté de Dieu ». Néanmoins, ce mot semble prendre parfois d’autres significations tout au long du Coran. (p.92-93)

Notons également que « La catégorie des jinn, êtres surnaturels bienveillants ou non, qui n’est pas attestée avant l’islam, pourrait aussi être un emprunt, probablement à la Syrie. » (p. 93)

d. Allâh, un dieu parmi d’autres ?

Un témoignage d’un Allah pré-islamique ? Abraha, un roi himyarite !

Ce roi aurait engagé son peuple, juif, à se convertir au christianisme. Dans ce but, il élève même une cathédrale à Sanâ’a pour concurrencer le pèlerinage païen qui se déroule à la Ka’aba !

Oui, vous avez bien lu : dans l’ère pré-islamique, la Ka’aba était un lieu de culte païen dédié à Allah, et même…

« A la Mecque, à l’époque  de Muhammad, la Ka’ba est un « temple » (byt) […] voué à Hubal, mais aussi à Allâh. » (p. 115) Le culte d’Allâh aurait été introduit dans le temple mecquois vers 565, cohabitant alors avec les divinités originelles du sanctuaire, dont Hubal. (p. 102)

Quels sont les noms d’Allah, d’ailleurs, dans le Coran ? et d’où vient ce nom ?

Le nom que les arabes chrétiens donnaient à dieu étaient al-ilâh, provenant probablement de Il, ou El. Mais ce nom n’apparaît pas dans le Coran. On trouve trois appellations :

1. la périphrase : le maître des cieux, le maître de l’Orient et de l’Occident etc… (p. 100)

2. Allah… « Il faut tout d’abord savoir que, dans le Proche-Orient, à époque très ancienne, la manière commune de dire « dieu » est êl, sans qu’on sache si êl est initialement un nom propre (El) qui serait devenu un appellatif ou le contraire. » (p.100).

3. Notons qu’on l’appelle aussi el-Rahman, « le clément », qui provient de l’araméen (p.104).

D’où vient le nom Allah, quelle est son étymologie et que peut-on apprendre de cela ?

1. Il s’agirait de Il, avec l’introduction d’un voyelle par analogie avec les modèles déjà existants dans la langue, donc Ilâh : « Pour dire « dieu » en Arabie, il y a deux mots : le premier est îl (‘l), qui a été emprunté, et le second ilâh, qui dérive de îl avec introduction d’une troisième consonne radicale pour se conformer au modèle de désormais dominant. Parmi les noms de Dieu, chez les Juifs himyarites, on trouve logiquement Îlân et Îlâhân, qui sont îl et ilâh avec l’article -ân postposé. » (p. 100)

2. Mais a aussi existé un dieu « dont le nom est écrit ‘Ih à Qaryat al-Fa’w, centre d’une petite principauté du désert entre 300 av et 300 ap JC, à environ 300 km au nord-est de Najrân. […] La vocalisation de ‘Ih est al-Lâh (ou Allâh) et non Ilâh […] et son pendant féminin est la déesse al-Lât. » (p. 101) « Il est donc raisonnablement assuré qu’il a existé un dieu nommé Al-Lâh à Qaryat al-Fa’w vers le début de l’ère chrétienne. Un dieu nommé hal’Lâh ou al-Lâh était également vénéré dans le nord du Hijâz et le sud du Levant si l’on se fonde sur les sinscriptions dédânites, nabatéennes, nabatéo-arabes, thamûdéennes hismâ’ites et safa’itiques. La paire al-Lâh et al-Lât (ou Lâh et Lât) n’est pas aussi étrange qu’on pourrait le penser : chez de nombreux peuples, on a divisé en deux un être divin pour donner naissance à une divinité masculine et à une divinité féminine (Petersmann, « Le culte du Soleil chez les Arabes », p. 406) » (p. 102)

Comme dit plus haut, un dieu Allâh est mentionné pour la première fois vers 565 et intègre le panthéon de la Mecque.

« On a supposé que le dieu Allâh de La Mecques était issu du polythéisme même si, à l’époque de Muhammad, il ressemblait déjà beaucoup au Dieu unique, comme les propos que tiennent, selon le Coran, les adversaires mecquois de Muhammad le suggèrent. Mais une autre hypothèse commence à se faire jour (p. 102) Avant l’Islam, les chrétiens arabes nommaient Dieu al-Ilâh, c’est-à-dire « le Dieu », appellation décalquée du syriaque Alâhâ, qui s’inspirait lui-même du grec ho Théos ou du latin Deus. » (p. 103) Or l’étude de l’onomastique montre que le prénom Abdallah était assez répandu chez les chrétiens dès lors qu’ils s’enracinent dans la région, mais très peu répandu avant. « Il en résulte que Abdallâh (nom initialement polythéiste) est devenu au VIè siècle le nom emblématique de la communauté chrétienne de Nâjran. On peut en déduire également que les chrétiens de Najrân nommaient Dieu al-Ilâh en contexte formel (comme dans les inscriptions gravées dans la pierre), mais Allâh dans la vie courante, avec l’aphérèse (ou chute) de la première consonne. » (p. 103)

« Si Allâh est bien l’un des noms que les chrétiens arabes donnaient à Dieu en 523, il en résulte que, lors de l’introduction du culte d’Allâh à La Mecque près de cinquante ans plus tard, le nom d’Allâh était tout à la fois le nom d’une très ancienne divinité polythéiste relativement marginale, mais aussi le nom donné à Dieu par les chrétiens arabes qui appartenaient alors au courant religieux le plus influent dans la Péninsule. Une telle ambiguïté étant un avantage plutôt qu’un inconvénient parce qu’elle permettait d’attirer des fidèles et des pèlerins d’orientations diverses, aussi bien des conservateurs attachés aux rites ancestraux que des réformateurs en quête d’une religion plus spirituelle. » (p. 104)

e. Les filles de El !

Dans le Coran, Allah a des filles !!! Qui sont-elles ?

Et bien elles « sont connues principalement par les inscriptions et les images sudarabiques, qui s’étalent de 700 av l’ère chrétienne jusqu’aux premières décennies de cette ère. » (p. 109). 

L’idée que Allah aurait eu des filles se trouvent bien dans le Coran, mais elle est combattue par Muhammad et d’autres, qui luttaient contre le polythéisme et la croyance en des êtres surnaturels, et ce, bien avant l’avènement de l’islam monothéiste.

« L’idée que, selon les adversaires de Muhammad (ou certains d’entre eux), Allâh ait eu des filles « parmi les anges » se trouve bien dans le Coran comme nous l’avons vu. En d’autres termes, les polythéistes de La Mecque appelaient « Filles d’Allâh » les êtres surnaturels que Muhammad dénommait « anges ». Ils avaient donc une conception du monde divin très semblable à celles des polythéistes d’Arabie du Sud, du Néguev et de Palmyre. » (p. 112)

Et pourtant, étaient-ils polythéistes ?

Moins que la tradition ne voudrait le faire croire. Il est probable que cet endroit de l’Arabie ait été plutôt monothéiste :

« On peut en [des traces archéologiques, épigraphiques notamment] (pp. 133-135) déduire que, lors de l’arrivée de Muhammad en 622, le monothéisme (en l’occurrence le judaïsme) était déjà dominant à Médine (encore appelée Yathrib à cette date) et que seule cette religion avait accès à la sphère publique. » (p.135)

L’auteur conclut que le Coran est bien un texte de son époque, « une production humaine bien datée », dont les influences sont à chercher dans les « productions intellectuelles du monde méditerranéen », mais pas seulement :

« Le Coran puise aussi dans l’héritage de la péninsule Arabique, de l’Himyar et de al-Hira, qui étaient sans doute intégrés dans le monde développée de la Méditerranée et du Proche-Orient […] Le Corant est sans doute une texte de l’Antiquité tardive, mais c’est plus encore un texte composé en Arabie, vers la fin de l’Antiquité tardive. » (p. 135)

Muhammad / Mahomet

1. Les Vies de Muhammad…

On arrive dans le dur et le vif du sujet… et on se heurte au problème que l’on supposait déjà, non ? à savoir

« la plus grande partie des renseignements à son sujet provient de sources qui furent composées bien après les événements qu’elles relatent. » (p.185)

Plusieurs historiens s’affrontent dans cette quête de la vérité… l’un d’eux, Goldziher « démontra que, dans l’ensemble, ces traditions ne prirent forme que durant le second siècle de l’islam, soit environ cent ans après la mort de Muhammad. En outre, même les traditions les plus anciennes étaient de nature bien plus légendaire qu’historique, décrivant Muhammad et les débuts de l’islam d’une manière qui se conformait aux croyances, aux pratiques et aux préoccupations de la communauté musulmane du milieu du VIIIè (Goldziher, Études sur la tradition musulmane). (p. 187)

« La première sira, ou « vie » du prophète de l’islam, ne fut compilée qu’au milieu du VIIIè par Ibn Ishaq (767), soit quelque 120 ans après la mort de Muhammad. »

Et une comparaison que j’ai trouvée passionnante :

« Si l’on comparait une telle situation avec celle des origines du christianisme, comme l’a fait Patricia Crone, on devrait dire que le plus ancien Évangile a été compilé par Justin de Naplouse (100-165) mais n’a été connu qu’à travers la recension d’Origène d’Alexandrie (185-254). Il est difficile d’imaginer à quoi ressemblerait un tel Évangile, mais il est probable que Jésus y apparaitrait davantage comme un philosophe hellénistique que comme un prophète eschatologique juif. » (p.189)

En fait, il y a eu de nombreuses transmissions… et la fidélité au texte originel, s’il y en eu un, est on ne peut plus douteuse (p. 190)

Pour résumer, les enseignements de Muhammad ont circulé de manière orale pendant peu de temps, jusqu’à « rassemblés et mis par écrit sous la direction du calife ‘Uthman (644-656). (p. 201). Puis cette histoire est véritablement mise en circulation au VIIIè (p. 203) mais, le texte du Coran n’aurait pas été standardisé avant le règne d’Abd al-Malik (646-705) (p.205) 

2. La quête du Muhammad historique

Renan l’étonnant !! Figurez-vous que Renan, bien que premier à critiquer la religion chrétienne, défend des positions étranges sur le Coran :

« Renan fut l’un des pionniers des études sur le Jésus historique, et ses idées sur la fiabilité historique des Evangiles firent scandale à son époque. Au vu du refus critique de Renan de considérer qu’une grande partie des Evangiles chrétiens puisse être reconnue comme historique, son approbation de la tradition historique musulmane et du souvenir qu’elle a conservé de la vie de Muhammad doit être souligné. Si même un sceptique de l’envergure de Renan pouvait attester de l’authenticité des biographies traditionnelles de Muhammad, on pourrait s’attendre à ce qu’elles soient en effet des sources historiques de la plus haute qualité ». (p.208)

Alors quelle est la réalité des recherches d’aujourd’hui ?

« Ainsi est-il maintenant largement admis dans les études occidentales sur les origines de l’islam que quasiment rien de ce qui est rapporté par les sources musulmanes anciennes ne peut être considéré comme authentique, et que la plupart des éléments au sujet de Muhammad et de ses Compagnons contenus dans ces récits doivent être considérés avec beaucoup de méfiance. » (p. 208)

« En l’espace d’un siècle et demi seulement, Muhammad est donc passé d’un personnage qui « naît en pleine lumière de l’histoire » à une énigme presque totale. » (p.210)

On doit une approche plus critique à Gustav Weil (1808-1889). A cette époque, certains chercheurs tentent même de montrer que Muhammad avait probablement une maladie mentale (p. 212-213) Par exemple, Sprenger : « Muhammad était complètement dément pendant un certain temps ; la crise après laquelle il devint prophète fut le paroxysme de la folie cataleptique. Cette maladie est parfois accompagnée de tels phénomènes psychiques que même à l’époque moderne elle a engendré de nombreuses idées superstitieuses. » (p. 213)

« On sait néanmoins fort bien qu’il est difficile de séparer la religion de la politique dans la culture musulmane, et tout particulièrement dans la période prémoderne : comme le remarque Patricia Crone, Muhammad n’était pas « seulement un prophète qui s’est engagé dans la politique. Son monothéisme équivalait à un programme politique. » (p. 216)

3. La fabrique impériale : l’invention des Rashidun ?

Comment se passe la succession de Muhammad ? la Umma originelle se fractionne en tout cas.

Ce sont les 4 premiers califes qu’on appelle Rashidun. Il est possible qu’ils aient en effet existé… que leur histoire soit bien celle-là, on ne le sait pas vraiment.

Il sont appelés Rashidun, califes bien guidés, par la dynastie suivante, celle des Abassides (entre le VIIIè et le XIIIè siècle)

D’après El-Hibri, leur histoire est un formidable édifice narratif. 

4. La première dynastie de l’Islam dans la mémoire islamique

Il s’agit de la dynastie des Omeyyades, toujours issu de l’immense famille de Muhammad, du fils aîné de son arrière-arrière grand-père.

Le règne des Omeyyades ne constitue pas une période homogène, dans l’ensemble, mais il reste des témoignages d’une certaine grandeur, notamment sur le plan littéraire et architectural. Le calife Abd al-Malik, et son fils en particulier, furent de grands bâtisseurs (VIIIè) (p. 271) L’empire était cosmopolite et polyglotte. C’est à cette époque que l’on situe al-Akhtal, un illustre poète chrétien.

C’est également la période des grandes conquêtes musulmanes. « Ainsi, la péninsule Ibérique est conquise au détriment des Wisigoths en 711, en même temps qu’à l’extrémité orientale de l’empire les Arabes s’emparent du Sind et progressent dans la vallée de l’Indus. L’avancée se poursuit également en Asie centrale avec la prise de Bukhara (709) suivie de celle de Samarqand (710) et du Farghana en 712. Cette expansion triomphale connaît toutefois un coup d’arrêt majeur en 717 devant les murs de Constantinople, avec l’échec du siège de la capitale byzantine. » (p.273)

A partir de cette date, c’est le début de la fin. Un autre échec que nous connaissons bien : il s’agit de la défaite de Poitiers face à Charles Martel en 732. De l’autre côté, échec face aux forces chinoises de la dynastie Tang, en 751. 

A cette époque, la France n’était pas ce qu’elle est, elle n’existait pas. Et la direction de ce qui était la Francie n’allait pas de soi, il fallait lutter pour la conquérir, la mériter et la conserver.

C’est l’épisode du fameux Charles Martel, (dont la marâtre se prénomait Plectrude, en voilà une idée de prénom qu’elle est bonne) était le père de Pépin le Bref… et de Carleman, ancêtre de Charlemagne (800-814). 

Conclusion : l’hypothèse du Shi’isme !

(L’hypothèse du chercheur Mohammad Ali Amir-Moezzi est tout à fait étonnante pour moi ; je l’ai donc transcrite en ce paragraphe final et particulier, puisque son article termine également le tome 1 du Coran des historiens – pp. 919-961 )

Le constat d’un texte problématique

A la lecture de tout ce qui précède, on peut conclure que le Coran est un texte problématique. En effet, plusieurs conclusions peuvent s’imposer : 

1. Du « caractère décousu, déstructuré et fragmentaire du Coran », les exégètes font un mystère insondable. « La conclusion logique que l’on peut tirer de ce fait c’est que les savants musulmans ne connaissaient pas les raisons du style déstructuré du Coran » (p. 939)

2. La chronologie pose problème. Les sourates sont-elles dans l’ordre chronologique de leur production ? dans l’ordre du plus grand au plus court ? « La conclusion logique qui s’impose à l’historien est que les savants musulmans, même les grands spécialistes reconnus des sciences coraniques, ne connaissent pas l’ordre chronologique des sourates ou en avaient très tôt perdu la connaissance. » (p. 940)

3. Pour ce qui concerne les circonstances de la révélation, « là encore, on ne peut que conclure à l’ignorance de ces derniers quant aux véritables contextes historiques et géographiques des textes coraniques. » (p. 941)

4. Pour ce qui concerne la fameuse « science de l’abrogé et de l’abrogeant », l’ensemble est trop confus : « les savants musulmans ont élaboré tout un genre littéraire pour expliquer et justifier certaines contradictions flagrantes du texte coranique. » (p. 941) « La conclusion qui s’impose, c’est que ces savants, jamais d’accord entre eux, ne savaient pas vraiment ce qui est abrogeant et ce qui est abrogé » (p. 941)

De nombreux aspects du Coran restent énigmatiques et semblent l’avoir été très tôt, dès les premières années après la mort de Muhammad.

Observons maintenant les conflits de ces premières années et premiers siècles de l’hégire, et c’est là que nous allons parler des Shi’ites.

Les premiers siècles mouvementés de l’hégire

« Les rapports entre les musulmans shi’ites et le Coran ont toujours été complexes surtout aux trois ou quatre premiers siècles de l’islam. Ils sont marqués par deux problématiques, celle de la falsification de la Vulgate officielle connue de tous et celle de la nécessité absolue de l’interprétation du Coran par une autorité divinement inspirée. » (p. 921)

Ce que dit la tradition sunnite

Nous avons déjà rapporté ce que raconte la tradition sunnite : « Les révélations divines, très fidèlement et intégralement recueillies par les deux premiers califes Abu Bakr et Umar, furent réunies en un Coran unique par une commission de savants sous le règne du troisième calife Uthman (vers 644-656) c’est-à-dire moins de trente ans après la mort du prophète Muhammad (vers 632). Les recensions coraniques parallèles, jugées indignes de confiance, furent détruites et la version officielle, appelée la Vulgate de Uthman, fut très vite acceptée par toute la communauté des fidèles, sauf une poignée d’hérétiques. » (p. 921)

En réalité, d’après les recherches plus récentes de ces deux derniers siècles, « Le Coran officiel mis a posteriori sous le patronage de Uthman aurait en fait été établi plus tard, probablement sous le califat de l’Omeyyade Abd al-Malik b. Marwan (685-705). Il présente en outre tous les signes d’un long travail rédactionnel effectué probablement au sein d’une équipe de scribes et de lettrés patentés. » (p. 922)

La version historique et la rébellion shi’ite

OR « parmi les savants et les courants opposés à l’état omeyyade, nombre de personnages importants n’auraient pas accepté l’authenticité du « Coran uthmanien » et l’auraient considéré comme une version falsifiée des révélations faites au Prophète ; parmi ceux-là, les alides appelés progressivement shi’ites formulent des critiques les plus systématiques et les plus nombreuses à l’égard de l’intégrité du Coran officiel. D’autres recensions coraniques, parfois assez différentes dans leur forme et leur contenu, par exemple celle attribuée à Ali, cousin germain et gendre du Prophète, quatrième calife et premier imam des shi‘ites ou celles attribuées aux Compagnons Abdallah Mastud continuèrent ainsi à circuler au moins jusqu’au Xè siècle. » (p. 922)

Les guerres et violences des premiers siècles

Quelques faits historiques qui semblent avérés dans les grandes lignes :

– bataille de Badr en 624, première victoire de Muhammad sur ses adversaires Mecquois de sa propre tribu de Quraysh, notamment le clan des omeyyades. (p. 923)

– vague de violences à la mort de Muhammad, puis premières guerre d’Apostasies (ridda) pour empêcher les Arabes nouvellement convertis de retourner à leur ancienne religion. (p. 923)

– deuxième calife Umar : guerres des grandes conquêtes arabes.

– troisième calife Uthman, assassiné : première grande guerre civile entre musulmans. 

– quatrième calife : suite ininterrompue de guerres civiles. […] (p. 924)

« Le règne des Omeyyades fut une longue suite de répressions et massacres de leurs adversaires », notamment des alides, les partisans d’Ali, qui finiront par s’appeler les shi’ites. (p. 924)

Rappel : les Omeyyades, issus de la même grande famille que Muhammad et Ali, contiennent les premiers califes – à compter du 3ème – et sont du côté de Muhammad dans ses guerres. Néanmoins, c’est à la mort du prophète qu’il y a problème et que les partisans d’Ali s’opposent à Abu Bakr ainsi qu’aux califes qui se succèdent comme à autant de traitres du prophète, quand bien même ils seraient issus des Omeyyades, et donc de la grande famille de Muhammad.

La violence qui établit une nouvelle religion n’est pas propre à l’islam ; sont néanmoins propres à l’islam, « la nature de cette violence, à savoir des guerres civiles ayant entraîné la mort d’un nombre considérable parmi ses plus importants personnages historiques et ensuite la longévité multiséculaire des conflits sanglants qui opposèrent très souvent ces derniers entre eux. » (p. 925)

Retenons de ces conflits « l’opposition entre Abu Bakr et Ali où le premier eut rapidement le dessus et devint le premier calife de l’islam. » (p. 925)

L’hypothèse shi’ite des partisans d’Ali

C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre et interpréter l’opposition farouche et tenace des partisans d’Ali. En effet, « d’après les sources shi’ites, Muhammad avait désigné explicitement Ali comme son seul successeur légitime et ce à plusieurs reprises. Encore plus décisif, Dieu lui-même, à travers ses révélations, avait annoncé cette succession. Selon eux, il ne pouvait en être autrement : comment Dieu et son envoyé auraient-ils pu laisser la cruciale question de la succession de ce dernier en suspens ? » (p. 926)

Un Coran censuré et un Messie oublié !

L’un des arguments les plus forts des shi’ites pour prouver la trahison s’appuie justement sur le Coran et sur ses manquements supposés : Ils s’étonnent en effet, et à juste titre semble-t-il, que le Coran ne fasse mention de Muhammad que 4 fois, contre de très nombreuses fois pour Adam, Noé, Abraham, Salomon, David, Moïse, Jésus… ainsi que les ennemis Satan, Nemrod, Pharaon, Ponce Pilate. (p. 927) Et surtout que le Coran tel qu’on le connaît ne mentionne jamais l’immense famille de Muhammad, épouses, enfant, frères et cousins… Comment se fait-ce ?

Les partisans d’Ali expliquent cette absence par la censure de ceux qui ont ourdi et commis le coup d’état.

« Selon cette présentation des faits, ce qui se passa à Saqifa, juste après la mort du Prophète, fut un véritable coup d’État, une conspiration longuement et savamment fomentée par les deux hommes forts de la tribu de Quraysh, Abu Bakr et Umar, aidés par le clan omeyyade, pour écarter Ali, s’emparer du nouveau pouvoir mis en place par Muhammad, transformer la religion de ce dernier en un instrument de leurs propres ambitions. » (p. 928)

Les shi’ites ont alors longtemps soutenu, preuves à l’appui, qu’un Coran trois fois plus volumineux que la Vulgate officiel, existait bel et bien ; ils fournissent quelques centaines d’exemples de censures (pp. 933-938) et développe même une légende : « Rejeté, menacé de destruction, le Coran intégral fut caché par Ali. Il fut ensuite transmis secrètement d’imam à imam jusqu’au douzième et dernier, le Sauveur eschatologique, qui l’emmena avec lui dans son Occulation. Personne, à part les imams, ne connaît son contenu exact, qui ne sera révélé dans son intégralité que lors du Retour de l’imam caché à la Fin du temps. D’ici là, toujours selon ces traditions shi’ites, les musulmans devront se contenter de la version censurée et déformée de la Vulgate uthmanienne, version issue de la trahison des Compagnons. » (p. 934-935) Voilà pourquoi la tradition shi’ite impose de passer par un imam pour interpréter correctement le Coran. 

De plus, pour les fidèles shi’ites, Ali aurait été le nouveau Christ, le Messie qu’annonçait Muhammad justement. 

Alors que s’est-il passé ?

La fin des temps dans le message de Muhammad

On l’oublie parfois mais le message de Muhammad est apocalyptique. « Le Coran insiste en effet à de très nombreuses reprises sur la fin toute prochaine du monde. » (dizaine de sourates et de versets) (p. 942) Ces sourates ont de grande chance de remonter à Muhammad lui-même et son entourage immédiat : « c’est l’argument central de Casanova et plus récemment de Shoemaker pour soutenir la thèse selon laquelle l’annonce de la Fin des temps constituait le principal message de la mission muhammadienne, message que les autorités musulmanes ultérieures avaient tout intérêt à occulter. » (p. 945) Pourquoi ? Parce que la fin des temps ne venait toujours pas. Muhammad meurt. Ali meurt aussi. L’urgence devient de conserver le pouvoir et de l’installer. 

Muhammad et le milieu biblique

« L’apocalyptique coranique appartient, à sa façon, à cette riche littérature largement répandue à son époque. Et pour cause… À cette époque justement l’Arabie est grandement imprégnée de culture monothéiste biblique. Cela a dû être également le cas de la région de Hijaz, malgré l’absence totale de preuves matérielles, absence sans doute causée par la politique de destruction systématiques des vestiges préislamiques dans cette région par les autorités saoudiennes. Contrairement à ce que soutiendra plus tard l’apologétique musulmane, l’Arabie préislamique n’était pas celle de l’ère de l’ignorance, du chaos et de l’idolâtrie, ni l’islam le commencement du monothéisme arabe. Le polythéisme n’y existait probablement plus depuis de longs siècles, sauf peut-être principalement chez quelques Bédouins non sédentarisés. » (p. 946)

Notons également l’hypothèse de Alfred-Louis de Prémare selon lequel Muhammad appartenait sans doute à un groupement sectaire de judéo-chrétien ; « il existait au VIIè des traductions arabes de livres bibliques entiers, des florilèges de citations bibliques et des écrits apocalyptiques juifs ou chrétiens. » (p. 948)

L’annonce de l’avènement du Messie

« D’après un grand nombre d’attestations textuelles, pour un certain nombre de fidèles de Muhammad, Ali était le lieu de manifestation du nouveau Jésus » (p. 950)

Il aurait donc eu un statut spirituel et religieux autrement plus élevé que celui de Muhammad. (p. 952) D’où la nécessité de le faire oublier.

L’empire et l’élaboration d’une nouvelle mémoire collective.

« Comme dans d’autres religions aux proclamations apocalyptiques, ici aussi les problèmes commencent lorsque la fin du monde n’arrive pas ; lorsque le prophète avertisseur ainsi que le messie attendu meurent sans que les temps atteignent leur terme. » (p. 952) De son vivant, Muhammad ne voyant pas la fin du monde advenir, décide de marier sa fille Fatima avec Ali, son cousin germain. Ils ont deux fils. « Le choix de Ali, père de sa seule descendance mâles semble aller de soi, d’autant plus si Muhammad le considérait comme étant le Sauveur de la fin des temps. » (p. 954)

Après la mort d’Ali, les deux fils de Ali et Fatima sont assassinés. Dès le début du califat des Omeyyades, il semble qu’il ait fallu ré-écrire l’histoire et fabriquer une nouvelle mémoire collective. 

L’empreinte définitive d’Adl al-Malik

« Avec ce calife, d’une importance majeure pour la genèse de l’islam comme religion impériale, le processus de « démessianisation » devient déterminant. La figure de Muhammad comme le plus saint et le dernier des prophètes, est réhabilitée et en même temps, son message originellement plutôt « universaliste » réunissant les autres monothéistes appelés les croyants est désormais fortement arabisé. Les différences de ce message et bientôt sa supériorité par rapport au judaïsme et au christianisme sont valorisées et ses fidèles appelés les musulmans. Les symboles suprêmes de l’instauration de la nouvelle religion arabe sont, d’une part, la construction ou l’achèvement du dôme du Rocher à Jérusalem, l’officialisation d’un Coran officiel, appelé la Vulgate de Uthman, désormais déclarée indépendant des Écritures juives et chrétiennes et comme le Livre des musulmans et, d’autre part, la sacralisation des villes arabes de La Mecques et de Médine. Jésus devient un prophète presque identique aux autres dans ce Coran. » (p.957)

Conclusion

Bien sûr, il ne s’agit pas de soutenir que les sources shi’ites disent vrais et qu’elles relatent une vérité historique. Là aussi, les croyances et les légendes abondent, et côtoient les contradictions et incohérences. « Cependant, les notions qui sous-tendent les assertions shi’ites concernant le texte officiel du Coran – et du Hadith – peuvent être approuvées par l’historien des religions en général et l’historien du Coran en particulier : le caractère historique des Écritures, le rôle du contexte politique et social dans la rédaction de celles-ci, l’articulation entre les textes saints et le pouvoir, le poids du travail rédactionnel des scribes, la connivence de ces derniers avec les cercles du pouvoir. » (p. 957)

A bientôt pour les Tomes II et III…