Dieu de la Bible, Dieu du Coran

Thomas Römer & Jacqueline Chabbi

Ce livre ne propose pas un dialogue entre les deux chercheurs, encore moins entre les deux dieux, mais plutôt un bref état des lieux de la recherche, d’abord pour ce qui concerne le dieu de la Bible (partie I – Thomas Römer, TR), ensuite pour ce qui regarde le dieu du Coran (partie II – Jacqueline Chabbi, JC) ; il aboutit à un dialogue entre Thomas Römer et Jacqueline Chabbi en guise d’épilogue (Partie III)

Ce livre fournit des éléments de profondeur nécessaires à la compréhension des origines des religions juive, chrétienne et musulmane ; il met en garde contre les anachronismes : « quand nous parlons aujourd’hui, par commodité, de « monothéisme » pour désigner le judaïsme et l’islam, nous « écrasons » en effet des différences considérables quant à la fabrication ou à l’invention de Yahvé ou d’Allah -, quant à leur « apparition » dans des environnements politiques, sociaux, culturels… extraordinairement différents. » (p. 8) Alors, parle-t-on du même dieu ?

Partie I. Dieu de la Bible

1. Nom de dieu 

Stèle de Mesha, commémorant la victoire du roi de Moab sur Israël (IXè s avJC)

L’unité ou l’unicité divine est une notion assez récente : le texte de la bible garde des traces nombreuses de changements de la compréhension de ce dieu. Yahvé est le nom propre du dieu d’Israël, dont la forme brève est Yahou. Yahvé est attestée pour la première fois sur la stèle de Mesha, vers la fin du IXè ; mais on trouve aussi Élohim, Eloa, El Shaddaï, ou encore tout simplement El. (p. 14) Comme on le verra plus loin, Yahvé est parfois considéré comme le fils de El. Par la suite, les rédacteurs bibliques l’associent et l’assimilent à Yahvé : « Dans la Genèse, Abraham et Jacob invoquent à plusieurs endroits le dieu El sous différents noms (El Roï, El Olam, El le dieu d’Israël). Pour les rédacteurs de ces textes, il était évident que ce El était identique à Yahvé. » (p. 27) « Quand il est question des origines de l’humanité, le code sacerdotal utilise toujours le mot Elohim. Quand il s’agit d’Abraham et de sa descendance, il emploie El Shaddaï (le « dieu des champs ») et c’est seulement à partir de Moïse, en Exode, 6 ; que Yahvé se présente comme tel : « Ani Yhwh », « c’est moi Yahvé ». Il ne s’était pas fait connaître auparavant sous ce nom. » (p. 28)

Yahvé, un dieu unique ? « L’idée d’un seul Yahvé, à savoir celui de Jérusalem, se met en place vers la fin du VIème siècle (vers 622 av JC), sous le roi Josias, qui régnait alors à Jérusalem. C’est dans ce contexte qu’on va décréter Yahwe ehad, « Yahvé est Un », ce qui n’est pourtant pas encore le « Dieu unique ». Il est « un », cela veut dire que le « Yahvé de Jérusalem » sera dorénavant le seul dieu acceptable, et accepté. » (p. 15) Les sciences des religions parleraient plus volontiers de monolâtrie ou d’hénothéisme que de monothéisme. (p. 15)

Après la destruction du temple et certainement, l’enlèvement ou la destruction des statues de Yahvé, les prêtres ont développé le discours selon lequel une statue ne peut pas représenter le vrai dieu. (p. 18)

« la destruction de Samarie, et du royaume du Nord, « Israël », en 722, a entraîné une série de déplacements de ses habitants vers Jérusalem. La ville est alors devenue une « vraie » capitale, toutes proportions gardées, la comparaison avec les autres capitales de la région étant exclue. » (p. 19) La ville de Jérusalem devient légitime.

Jérusalem s’agrandit entre VIIIème et le VIIème et compte alors 5 à 10 mille habitants. C’est à ce moment que Josias consulte la prophétesse Houlda qui habite les « nouveaux quartiers », nous précise la Bible. On peut donc supposer que la ville s’est en effet agrandit. Josias entame alors des réformes : Dieu est un ! Mais sans doute est-ce faire de nécessité vertu. Jérusalem devient importante et il n’y a plus d’autre ville pour « porter » Yahvé.

C’est alors que les traditions du nord sont intégrées au corpus, celle d’Israël, comme la légende Jacob : « Abraham, Isaac et Jacob ne se sont pas trouvés depuis toujours dans une même généalogie. Celle-ci a été fabriquée au VIème quand on a voulu rassembler les différents récits d’origine. Il y a un certain consensus dans la recherche pour dire que l’histoire de Jacob est la plus ancienne et qu’elle a d’abord été transmise dans les sanctuaires du Nord, comme le montre notamment son lien très fort avec celui de Béthel. » (p. 23)

Israël vient du nord ; cependant, au moment de sa destruction, son nom devient le plus idéologique, le plus théologique, celui qui désigne le « vrai peuple » de Yahvé.

Le rôle des Assyriens ? Non seulement ils ont détruit Israël – ce qui a eu pour conséquence le renforcement de Juda et Jérusalem et sa croissance démographique – mais ils ont participé indirectement à l’écriture de la bible, notamment avec les traités de vassalité. Ajoutons à cela qu’une rivalité avec le dieu babylonien Marduk, comme il y en aura plus tard entre Ahura Mazda et Yahvé, a fortement influencé les rédacteurs de la bible. (p. 32)

Une différence notable néanmoins avec le reste du Proche-Orient : c’est le dieu Soleil qui transmet la loi au roi Hammourabi pour qu’il la fasse respecter ; dans le texte biblique, cela se passe autrement : aucun roi ne reçoit la moindre loi, mais tous les rois sont jugés par rapport à leur fidélité ou leur infidélité à la Torah. (p. 41) C’est ainsi que le politique est séparé du religieux dans le judaïsme. 

2. Bible et histoire

Moïse ne connaissait pas le nom de Yahvé. « L’histoire des Patriarches conserve des souvenirs de tribus dont certaines ne vénéraient peut-être pas Yahvé mais El Shaddai ou El. Dans la grande narration du Pentateuque, l’histoire des Patriarches est en effet présentée comme une étape avant la révélation yahviste. » (p. 66)

Moïse, est-il le fondateur du Judaïsme ? Dans la Bible, l’alliance est conçue dans une mise en scène extraordinaire. Cependant, ce personnage a t-il existé ? De même pour Abraham et Isaac, ont-ils existé ? D’après TR, il n’est pas impossible que leur légende ait été inspirée par un ou plusieurs personnages réels. Mais nous savons que l’histoire de Moïse, par exemple, telle qu’elle est racontée dans la Bible, s’inspire de plusieurs récits. Nous avons également des indices qu’il s’agit bien d’histoires inventées. On nous raconte par exemple qu’Abraham quitte Ur avec ses chameaux, autour de 2000 ou 1750. Or à cette époque, il n’y avait pas chameau (p. 53) ou du moins, ils n’étaient pas domestiqués. De même, la légende veut qu’Abraham quitte Ur pour la terre promise dans le but de montrer aux lecteurs croyants qu’ils peuvent et doivent quitter Babylone pour rejoindre Jérusalem. « C’est une invention du milieu sacerdotal qui se trouvait aussi parmi les déportés et qui, au début de l’époque perse, voulait encourager les exilés à retourner à Jérusalem et en Judée : si Abraham a fait un si long chemin, nous pouvons nous aussi le faire, semble être leur message. » (p. 72)

Il en va de même pour les premiers rois – Saul, David, Salomon : aucune trace. « Nous avons des traces archéologiques de la période qui précède Saul et David. À Meggido, à Hazor, on peut admirer de magnifiques constructions qui précèdent l’époque de la monarchie israélienne. Elles prouvent qu’il y avait dans cette région des cités-États d’une certaine importance, plus ou moins contrôlées par les Égyptiens. Il s’agissait d’entités politiques, mais faut-il aller jusqu’à parler de « royaumes » ? C’est très difficile à déterminer. (p. 61) En fait « toute la chronologie de la narration biblique, depuis les Patriarches (Abraham et ses successeurs) jusqu’aux premiers rois d’Israël, est fictive. En réalité, il n’y a pas eu d’époque de la conquête : on sait par l’archéologie qu’elle n’a pas existé. » (p. 70) « La naissance d’Israël en Canaan est à comprendre comme un regroupement autochtone, et non comme issus d’apports de populations extérieures. » (p. 73)

L’installation du peuple Hébreu en Canaan telle qu’elle est racontée dans le livre de Josué est tout simplement invraisemblable. « Contrairement aux tribus réelles (même partiellement connues) les douze tribus d’Israël, descendantes des douze fils de Jacob représentent une construction littéraire. » (p. 63) Certains textes mentionnent un ‘am Yahvé : un « peuple de Yahvé » ; am désigne à l’origine un clan, une relation de parenté, et non un peuple ou une nation. » Le « Israël » mentionné sur la stèle du pharaon Merneptah est une sorte de confédération de tels clans ou tribus qui, à un moment donné, a adopté ce dieu Yahvé. D’ailleurs, le nom « Israël » est plus ancien que celui de Yahvé. On peut le déduire d’une simple réflexion étymologique : dans Israël, on retrouve le nom divin El et non pas le nom de Yahvé. Israël signifie donc « que El gouverne ». Un texte archaïque intégré dans le Deutéronome (chapitre 33) parle d’une réunion du « clan » de Yahvé » avec les chefs d’Israël. On a l’impression que ce texte garde un souvenir d’une fédération entre les clans d’Israël et un clan appelé ‘am Yahvé, et que cette nouvelle fédération a adopté le dieu Yahvé tout en gardant le nom d’Israël. » (p. 63) Il y avait plusieurs clans (p. 67)

Comment présenter cette histoire d’élection du peuple juif ? Au départ, on parle du peuple de Yahvé. « Mais cela n’a rien d’étonnant : chaque dieu tutélaire a « son » peuple, sur lequel il est censé veiller. Le concept de l’élection ou d’un choix divin surgit seulement au moment où on affirme que Yahvé est le seul dieu qui gouverne les destins de tous les peuples. Comment alors expliquer que le dieu unique ait une relation spéciale avec un seul peuple, Israël ? C’est là qu’intervient l’idée de l’élection. » (p. 68)

À l’origine de Yahvé, il y a un dieu désertique. Il serait lié à la montagne, plutôt au territoire Edomite, à trois jours à l’est du delta égyptien. « Il reste donc des réminiscences selon lesquelles Yahvé vient du Sud et qu’il était sans doute vénéré par plusieurs tribus qui se sont regroupées en tant que ‘am Yahvé. Elles l’ont amené ensuite vers la confédération d’Israël, qui l’a adopté comme dieu tutélaire. Au départ, il n’est donc pas du tout un dieu national, mais il le deviendra par la suite. » (p. 64)

3. L’écriture de la Bible

Dès la seconde partie du IXème (850-800), il existe une certaine capacité d’écrire dans l’Israël ancien : 5 à 10% de la population était concernée, pas plus. (p. 79) C’était une écriture consonantique ; les biblistes parlent de « paléohébraïques » ou d’ « écriture phénicienne ». « L’attestation la plus ancienne d’un alphabet consonantique vient d’Ougarit (vers 1400 avant notre ère). » (p. 80) « Les écrits qui deviennent des écrits bibliques sont d’abord le travail, au moins pour la plupart d’entre eux, d’un petit groupe de scribes ou de prêtres (qui savaient aussi lire et écrire). » (p. 83) Il n’y a jamais d’auteur et de JE, sauf peut-être dans le livre du Qohélet (l’Ecclésiaste), texte de l’époque hellénistique, du IIIème ou du IIème s av jc. (p. 83)

Jusque-là, les histoires se construisaient et se transmettaient oralement. Or les traditions orales se transforment constamment. « Transmettre, c’était aussi transformer, actualiser, supprimer, parfois tout simplement parce que le contenu ne plaisait pas ou ne convenait plus. Dans la Bible, le processus de réécriture a pu durer très longtemps, et il a concerné tous les écrits. L’histoire de la réforme du roi Josias par exemple a été écrite pour la première fois au VIIèmesiècle mais a été transformée à plusieurs reprises après la destruction du Temple. » [en 586 avJC par Nabuchodonosor) (p. 85)

La mise par écrit s’explique par la diaspora. « Il est probable qu’elle serve aussi à légitimer la récupération « yahviste » de sanctuaires qui étaient dédiés au dieu El, comme ceux de Béthel et de Penouel (dont les noms signifient « Maison de El » et « Face de El »). (p. 91) Elle va également fixer une certaine transformation ou réécriture de l’histoire : « On explique une défaite avec les actes condamnables commis par tel ou tel roi « mauvais » aux yeux de Yahvé. » (p. 93) Ainsi, Manassé est peint comme un mauvais roi alors que son règne de plus de 40 ans fut pacifique et profitable à la population ; à l’inverse, Ézéchias dont l’histoire nous dit que les actions politiques ont été catastrophiques, est magnifiquement célébré dans la Bible (p. 93) « Au point qu’il faut renverser le classement de la Bible : les rois présentés comme mauvais sont en règle générale ceux qui s’étaient politiquement bien débrouillés ! » (p. 93)

Mise en garde : la Bible hébraïque est différente de la Bible grecque (qui contient les livres écrits en grec au IIè et au Ier s avjc. Chez elle, l’historiographie s’arrête avec des récits ou des textes prophétiques mentionnant des rois perses, bien que l’on trouve des textes révisés ou rédigés à l’époque hellénistique, plus tardive. Dans la bible grecque, on peut lire l’histoire des Maccabées, la révolte des Juifs contre les Grecs puis les Romains qui se situe au IIè s avjc. Or cette histoire n’apparaît pas dans la Bible juive. » (p. 89) Il y a donc des choix. L’histoire d’Ahiqar n’a pas été intégrée à la Bible bien qu’il soit mentionné dans le livre biblique de Tobit et dans les textes hellénistiques et grecs. De même pour les nombreuses versions censurées de la vie de Moïse ou encore Hénoch (p. 94-95). « Plus tard, au IIème s de notre ère, ce qu’on appelle le « canon », le regroupement de tous ces textes, ne s’est pas fait dans le souci de tout ramasser. On a sélectionné des choses contradictoires, mais on n’a pas tout gardé. » (p. 95)

4. L’influence des empires

Oui, indéniablement, les Assyriens, les Babyloniens et les Égyptiens ont largement et indirectement contribué au texte biblique tel qu’il nous est parvenu. Beaucoup d’éléments sont copiés, détournés, inspirés. Néanmoins le rapport entre le politique et le religieux semble différer : « Le judaïsme ancien n’a jamais été porté par un pouvoir étatique, ce qui fait la différence avec les autres religions. En Égypte, il deviendra important à l’époque hellénistique et romaine, en particulier à cause de la filière d’Alexandrie, où s’établit le centre intellectuel le plus important du judaïsme. (Selon la tradition, la lettre d’Aristée, le Pentateuque a été traduit en grec à Alexandrie). Très vite, dans les siècles qui précèdent et qui suivent l’entrée dans notre ère, les juifs se répandent aussi dans le bassin méditerranéen. Ils s’installent au Maroc, en Italie, vont en Espagne… Cette dispersion se fait grâce aux Romains, car ils profitent des voies romaines et de la facilité de circulation à l’intérieur de l’empire. Mais le Judaïsme jusqu’en 1948, si on laisse de côté les quelques décennies de l’épisode maccabéen, n’a jamais été une « religion majoritaire » d’un empire ou d’un État, contrairement au christianisme et à l’islam. » (p. 109)

II. Dieu du Coran

1. Naissance d’Allah

« Le nom d’Allah n’est pas présent au départ dans le Coran. […] Pour l’historien, ce n’est pas le nom d’Allah, mais le mot Rabb qui est là en premier. En arabe, ce mot désigne aussi bien un humain qu’un être surnaturel représenté comme le « maître », le protecteur du lieu où il réside. » => Il est le seigneur maître du point d’eau mecquois situé à proximité de l’édifice. (p 113)

La Mecque n’étant pas une oasis, elle n’a aucune ressource vivrière ; elle abrite une tribu de faible importance ; ce n’était pas du tout une cité caravanière, contrairement à ce qui jusqu’à présent été répété et enseigné ! (p. 115) ainsi Mohammed caravanier de l’Arabie, c’est une légende sans aucun fondement ! (p. 116)

Le Coran « s’inscrit dans un environnement naturel particulièrement hostile, qui façonne les conduites sociales et les représentations collectives. Entre cette partie de l’Arabie aride, où est établie la bourgade de La Mecque, et des terres limitrophes plus faciles à vivre, on ne se représente pas le monde de la même façon. » (p. 124) « La portion particulière de territoire où La Mecque est située, éloignée de tout, à plus de 1000 kilomètres du nord comme du sud de la péninsule. La mer Rouge proche ne constitue en aucune façon un axe de liaison. On est continuellement dans une situation de survie, avec des aléas majeurs et la crainte permanente que le groupe auquel on appartient n’ait pas d’avenir et soit condamné à disparaître à brève échéance. » (p. 125)

La Mecque est un endroit sacré parce que s’y trouve un point d’eau, le « puits mecquois » et le maître du puits garantit que l’eau ne tarira pas. C’est même un endroit inondable et c’est plutôt une bonne nouvelle ! La Ka’ba sert à repérer le puits ; chaque angle porte des pierres sacrées, c’est un bétyle. Le bâti permet de protéger les pierres sacrées des inondations. C’était sans doute un culte saisonnier ; les Mecquois étaient obligés de se déplacer pour chercher à se nourrir et leurs déplacements requéraient une protection surnaturelle. (p. 117)

A la Mecque, se trouve une société tribale, clanique : « Une société tribale repose avant tout sur les rapports de parenté, comme cela a été démontré depuis longtemps. En dehors de la famille de filiation directe, la famille collatérale du lignage est particulièrement importante. C’est à ce niveau que les liens de solidarité entre parents sont les plus forts. En tant qu’acteurs sociaux actifs, les « parents » sont avant tout les mâles, autrement dit les chefs de famille et leurs fils adultes. Le reste de la famille est pris en charge. La famille de filiation directe a une mission sociale impérative : se reproduire pour construire l’avenir du groupe. » (p. 132) Les citadins mecquois sont des sédentaires et non des nomades. (p. 133) Pour aller chercher des ressources, ils se déplaçaient en chameau (p. 133) Le désert leur fait peur, contrairement aux nomades : les alliances sont donc prépondérantes. 

La figure divine appelée le Rahman, « le bienfaisant » apparaît dans le Coran dans le thème de la Création ; il est importé manifestement du Yémen. « On n’a aucun doute sur le fait que cette dénomination divine arrive du Yémen, où elle est largement présente dans les inscriptions sur pierre, et où le judaïsme et le christianisme sont bien attestés du IVème au Vème siècle. » (p. 123) Ce nom divin el-rahman, « le Bienfaisant », est constamment utilisé en Islam mais très peu (4 fois) dans le Coran lui-même. (p. 122) 

L’innovation coranique va impulser le culte d’un seul dieu, le « seigneur de la Ka’ba » parce qu’il est le maître de l’abreuvement de la cité (p. 114)

Allah apparaît enfin : Qui est Allah ? C’est un dieu utile, il porte les noms les plus efficients (p. 135) Il n’est pas un dieu vengeur ou un dieu rancunier (p. 136) Contrairement à Yahvé, il n’a pas des « sentiments » ; parce que masculin, il est responsable, chargé de fournir une réponse efficace et adaptée aux besoins vitaux des familles et d’assurer leur protection et leur défense. (p. 137) De même, on ne lui connaît pas d’Ashéra (p. 142) 

« Grâce au rôle de créateur de toutes choses qui lui est attribué, il a éliminé trois anciennes déesses locales dont le Coran nous dit qu’elles ne peuvent rien pour leurs alliés humains car elles n’ont aucun pouvoir de création. » (p. 114)

Des déesses féminines qui n’ont aucun pouvoir de création ?

Oui. Existaient alors des déesses des pistes, divinités protectrices sur les chemins empruntés par les Mecquois. Elles avaient un lieu, appelé haram, sorte de demeure de la déesse (p. 118) mais furent supprimées par l’inspiré du Coran. « En Arabie, l’eau c’est la vie. Dans une société d’aridité extrême, cela veut tout simplement dire que la vie constamment menacée est perçue comme une survie. En outre, dans le milieu naturel et humain de l’Arabie aride, le principe de vie est lié au genre masculin ; on associe dans un même terme l’eau qui vivifie la terre et le sperme qui procrée des humains. Au contraire, le sec et le chaud sont liés au féminin, qui doit être fécondé par le principe vital masculin. Le Seigneur du point d’eau mecquois est donc un dieu masculin, alors que les divinités des pistes, comme appartenant à un espace de chaleur, sont du genre féminin. » (p. 119)

Donc les trois déesses sont-elles attestées ? C’est possible, mais le Coran recommande assez rapidement de ne rendre de culte qu’au dieu efficient, celui qui protège de la peur des attaques et protège des famines. Cela n’est pas influencé par le monothéisme des religions chrétiennes ou judaïques à ce moment : « Dans le monde des humains, toute protection doit venir exclusivement de l’élément mâle de la société, seul détenteur des moyens de la défense collective des tribus. Cet argument est premier. Les éléments d’origine biblique qui vont intervenir peu à peu ne feront que renforcer cette conviction première. En particulier, la thématique importée de la Création divine va apporter un renfort majeur, à l’exclusivité dévolue au Seigneur de la demeure mecquoise, autrement dit au dieu masculin du point d’eau. » (p. 122)

Le Rahman ne va pas non plus intégrer les divinités féminines. Au contraire, elles sont considérées comme inutiles et inefficaces parce que féminines. « En tant que filles et, de surcroît, non créatrices de quoi que ce soit, elles ne servent plus à rien (25, 2-3). Il s’agit donc moins d’une mise à mort que d’un constat d’inefficacité et d’incompétence. Les divinités féminines sont déclarées incapables de remplir la part du contrat de protection que la tribu croyait avoir conclu avec elles. » (p. 127) Allah en tant que Créateur dénonce les déesses (103, 23) comme inutiles : « elles ne sont que des noms dont vous et vos pères les avez nommées ! »

C’est ensuite qu’Allah ‘al-(i)lâh) peu à peu supplante Rabb et accepte El Rahmân comme qualificatif. 

Attention, parler de monothéisme serait toutefois anachronique. Les mecquois n’ont pas le luxe de faire de la théologie ; nous sommes plutôt en face d’un pragmatisme radical. Ce n’est qu’après 750, à la chute de l’Empire omeyyade, que tout va progressivement évoluer. (p. 139)

« Il faut voir cependant que cela se passe sur la scène du discours, pas sur celle du réel. Les Mecquois préfèrent s’en tenir à la tradition, des « pères (de la tribu) ». L’inspiré du Coran va donc payer au prix fort cette victoire dans les mots par un bannissement de son propre clan. Ce sera l’hégire, autrement dit l’exil, avant qu’il ne puisse revenir dans sa ville en toute fin de période. » (p. 129) Mohammed est d’ailleurs accusé de possession par un djinn malfaisant ; on dit aussi qu’il est poète « mal inspiré » ou un devin, un sorcier.

Djinn, désert et enfer ! Parenthèse => qui sont les djinns ? alors que le divin contrôle l’espace de l’eau et celui des humains, les djinns ont été créés du feu, chaleur ardente et vent de sable. (p. 140) Ils sont cités avant les humains dans l’ordre des êtres créés. Dans la Bible, le désert reste lointain. En Arabie au contraire, il est proche, il faut le traverser ; parfois les hommes tentent d’entrer en contact avec les djinns pour obtenir d’eux des secrets. Le Coran met en garde contre ces pratiques : il ne faut pas se tromper d’alliance. (p. 141)

L’enfer coranique : « le discours joue largement sur les phobies de l’imaginaire local, et tout particulièrement sur celles, terrifiantes pour un homme de cité comme les Mecquois d’être perdu et soumis à la torture de la soif dans un désert brûlant. C’est la représentation de l’enfer coranique à son premier stade. Elle évoluera ensuite allant jusqu’à représenter un chaudron rempli de flammes comme on le voit dans des miniatures d’Asie centrale du XVème, à propos du Voyage céleste de Mohammed. » (p. 139)

2. Un dieu de l’alliance dans le Coran

Les alliances en question : « contrairement à ce que pensent souvent les croyants, tout cela relève d’une histoire et d’une anthropologie particulières, et doit être soumis aux enjeux du lieu et du temps qui sont spécifiques à une religion et même à un moment d’une religion donnée. » (p. 146) Regardons par exemple les langues : dans l’Arabie aride, l’écrit est fruste et gravé sur pierre, très limité, contrairement à la Mésopotamie ou l’Egypte où l’on trouve les papyri. (p. 146)

« Dans une société qui est sans livres et donc quasiment sans écriture, le sens du mot qur’ân prend son ampleur : « transmission orale exacte d’un message d’importance et qui ne doit pas être modifié. » (p. 146)

L’alliance, dans ce cadre, relève de la logique contractuelle : le premier devoir consiste à être solidaire et protéger les siens. Dans ce contexte, l’héroïsme individuel n’est pas du tout valorisé ! (p. 148) On est donc loin d’une alliance désincarnée face à une souveraineté divine puissante et lointaine. (p. 149)

Dans la bible, la relation entre Yahvé et Israël reproduit d’abord celle des rois assyriens avec les hommes vassalisés de leur empire. (p. 150) L’alliance, dans le Coran, est bien différente, l’allié divin n’est pas un souverain : la notion coranique de mulk renvoie à la possession, en l’occurrence de la Création. « Le malik divin du Coran ne désigne pas un roi, à la différence du melek biblique. » (p. 150)

L’alliance, au départ, était dépendante de l’appartenance clanique : l’inscription du religieux dans le cadre d’une alliance restreinte n’autorisait pratiquement pas de ralliement exogène. Il fallait en rester à l’échelle du modèle démographique tribal, pas de conversion – ou plus exactement de ralliement – sans intégration tribale préalable […] cela a perduré pendant un bon siècle, jusqu’à la fin de la période omeyyade, au milieu du VIIIème siècle. » (p. 152) « De surcroît, l’alliance avec le divin ne peut que reproduire une alliance entre humains ou plutôt entre groupes humains. Il n’y a pas d’échappatoire : c’est la structure sociale qui commande dans les représentations de la croyance et les rapports qu’on imagine avec le surnaturel. » (p. 154) D’ailleurs, il n’y a pas de mythe primordial dans le Coran, ni de mythe du premier homme ou du premier couple, « mais toujours la représentation d’une société terrestre en action et disposant de ce qui est nécessaire à sa survie. » (p. 156)

La figure de Moïse est très présente dans le Coran, plus que celle d’Abraham. Cela pourrait s’expliquer par le fait que Mohammed pouvait s’identifier à son itinéraire face au Pharaon : ils sont d’ailleurs mis en parallèle dans leurs destins de « porteurs de messages » incompris. » (p. 158)

3. Milieu du Coran et influences bibliques

J. Chabbi propose une thèse qui s’inscrit en faux contre l’approche qui domine aujourd’hui la recherche coranologique et les milieux académiques internationaux, à savoir qu’il existe un « biblisme coranique » et que le Coran serait fortement marqué par la tradition biblique, les mots bibliques et les histoires bibliques. (p. 171) Pour J. Chabbi, il faut « prendre en considération l’existence d’un terrain historique renvoyant à un milieu humain précis, dans un espace géographique circonscrit, dont il faut interroger le mode de vie, au sens le plus concret du terme, pour comprendre ensuite seulement comment le religieux, c’est-à-dire d’abord un mode de croyance, s’y est acclimaté. Or, les contextes mecquois et médinois constituent sur ce point un véritable cas d’école. » (p. 172)

Quelles sont les croyances dans cet endroit du monde ? Plutôt des zones monothéistes. Notamment au Yemen où à la fin du IVème, le souverain himyarite abandonne ses croyances pour se tourner vers le judaïsme. Sur la rive opposée, les rois éthiopiens d’Axoun adoptent le christianisme dans sa version monophysite à partir du IVè siècle. (p. 169)

A La Mecque, la greffe biblique ne prend pas (p. 173) ; les éléments bibliques importés sont rejetés par la tribu mecquoise. À La Mecque ne se trouvent ni chrétiens ni juifs

 « La première confrontation réelle avec les hommes de la Bible se fait à Médine, face aux juifs locaux » (p. 173). À cette période, « la célèbre formule « les gens du Livre », tellement utilisée aujourd’hui pour les religions que l’on dit « abrahamiques », n’apparaît pas avant la période dite médinoise. Et contrairement à aujourd’hui, elle n’est pas du tout positive […] et désigne les juifs médinois. (p. 165) « Le Coran polémique violemment contre un adversaire qui lui est contemporain : le judaïsme médinois de son temps. » (p. 164) Il n’y a pas de chrétien à Médine.

La dynastie omeyyade (661-750) d’origine mecquoise est restée proche de son milieu d’origine. Ils n’avaient pas de chroniqueurs. Ils ont plutôt maintenu une forte tradition orale. Le Coran s’est alors stabilisé entre le milieu et la fin du VIIème (650-700). (p. 163)

Les Abbassides, à partir de 750, fondent la capitale Bagdad. « La situation est évidemment très différente dans la première production historiographique de la fin du VIIIème siècle. On lit de grandes affabulations qui mettent en scène une présence du christianisme nestorien dans le proche entourage de Mohammed, et cela dès le début, à la Mecque. » (p. 166) C’est en réalité une opération idéologique qui va faire de Mohammed le Serviteur et Messager d’Allah, successeur de Jésus (p. 167) et descendant de Noé, Abraham, Moïse (p. 171).

JC y ne mâche pas ses mots : « Nous sommes face à une appropriation. On pourrait aller jusqu’à dire que ce type d’emprunt est celui d’un prédateur. Les figures utilisées sont mobilisées pour être mises au service de l’argumentation coranique et de ses enjeux propres, et cela de façon exclusive. Je l’ai dit : il ne s’agit en aucun cas de reproduire un passage biblique pour ce qu’il est dans son corpus d’origine. » (p. 175) Par exemple, la reprise du récit de la création ignore Adam et le septième jour du repos divin. (p. 178) En effet, dans le Coran, « le labeur ne s’arrête jamais. Qu’il s’agisse du Créateur divin ou des humains, ce serait trop risqué devant les aléas qui peuvent à tout moment perturber le cours des choses. » (p. 179) De même, Adam est présent, mais seulement impliqué dans le combat contre Iblis (p. 180) La création = elle commence par les hommes, et en particulier l’homme pastoral. L’homme est créé parfaitement conforme à l’emploi attendu dans une réalité terrestre ordinaire, d’une aridité dangereuse, mortelle (p. 126) « Contrairement à la Bible, la création coranique doit d’emblée être « prête à l’emploi » et rester sous le contrôle permanent du divin ». (p. 125)

D’où viennent les figures bibliques importées dans le Coran ? Pour le comprendre, distinguons deux périodes, la mecquoise et la médinoise.

Période mecquoise : les figures bibliques viennent probablement du Yémen, monothéiste depuis plus de deux siècles, où les juifs sont appelés « fils d’Israël ». Plutôt du Yémen que du Levant car ce dernier est trop loin et trop différent. Le Yémen offre un contexte tribalisé similaire au contexte de l’Arabie. En outre, les Mecquois n’étaient pas les grands caravaniers du nord au sud qu’on imagine parfois ; ils ne possédaient pas non plus des terres dans la région de Jérusalem. (p. 176) « Pour des raisons sociologiques et géographiques que j’ai déjà indiquées, la période mecquoise semble exposée de façon quasi exclusive aux influences du sud de la péninsule, celles du Yemen, où judaïsme et christianisme étaient tous deux présents et en conflit. » (p. 187) Ajoutons à cela ce qui peut venir des Éthiopiens d’Axoum. Les éléments des deux religions monothéistes arrivent imprécis et fragmentaires ; « l’avidité coranique à s’informer sur le passé conduit plutôt à puiser dans l’anecdotique de récits fondateurs, autour de grandes figures auxquelles il est possible de s’identifier. » Ce dans le but notoire de tirer des leçons du passé pour le présent. (p. 188) 

Le corpus Mecquois cite deux fois Jésus (Isa) mais seulement pour insister sur « la naissance miraculeuse » : Dieu peut donner un fils à une vierge en lui envoyant « son esprit » qui prend l’apparence d’un « humain ». (p. 190) « Marie et son fils servent l’argumentaire élaboré face à l’hostilité de la tribu mecquoise, arcboutée sur la tradition de ses pères. » (p. 191)

Période médinoise : À Médine, la situation est fort différente. Se trouvent sur place des juifs médinois, rabbins qui s’appuient sur une tradition écrite et qui osent « écrire de leur main » comme s’en étonne le Coran (2, 79) (p. 177). On ne trouve pas de chrétiens. C’est dans le contexte de confrontation avec les juifs médinois que se construit la généalogie de Mohammed « qui succède dès lors à Abraham et à Moïse, auxquels va s’ajouter Jésus. Le nouvel objectif semble être de s’emparer de la référence abrahamique, vue comme fondatrice, en la soustrayant aux « gens de l’Écrit », censée, tout autant judéens que nazaréens, avoir reçu certes une révélation authentique de leurs prophètes, mais l’avoir ensuite dénaturée et trahie. » (p. 189) « C’est en période omeyyade que s’affiche aux yeux du monde sur les inscriptions de la Coupole du Rocher à Jérusalem, la proclamation qui fait de Mohammed le successeur de Jésus. » (p. 192)

« De la Mecque à Médine, face à des adversaires nouveaux, le discours coranique a simplement changé de référent, de Moïse à Abraham. » (p. 190)

Il existe un courant d’historiens que JC appelle « externalistes », « qui cherchent à toute force à christianiser les origines de l’Islam. (p. 184) Cet axe de recherche qui recherchent les origines de l’Islam dans les courants judéo-chrétiens du Proche-Orient est qualifié de révisionniste et « a été largement contesté pendant une trentaine d’années par les spécialistes de l’étude critique des textes de la tradition musulmane classique. » (p. 185)

« Toute lecture est contextualisable : celle d’un musulman d’aujourd’hui qui affiche haut et fort sa conviction que le Coran est une Bible rectifiée de ses erreurs comme celle du non-musulman qui dénonce une falsification de la Bible. Il faut simplement préciser dans chaque cas à quel niveau de lecture on se situe pour avoir un terrain qui donne prise à l’analyse historique. […] le point de départ doit être l’analyse des motivations de l’emprunteur car celui à qui on emprunte n’est en rien impliqué – au moins dans un premier temps – dans l’emprunt qui lui est fait. » (p. 194

4. Qui était Mohammed ?

JC ne veut pas parler de « prophète » mais plutôt d’inspiré ; elle précise : « dans la partie mecquoise du Coran, Mohammed est désigné comme un « avertisseur » ou un « annonciateur ». (p. 198)

Que signifie Muhammad ? « celui auquel ont été décernées des louanges » – mais il n’est pas fait mention de ce nom glorieux avant la fin du VIIème siècle. (p. 198) 

Dans le Coran, nous n’avons pas beaucoup d’éléments biographiques ; Mohammed était orphelin, « sans fils ». Ce n’est qu’à partir des Abassides (750) qu’une généalogie complète sera dévoilée. (p. 199)

Pendant des siècles, « les descendants présumés du clan tribal de Mohammed se sont affrontés dans une lutte sans merci pour le contrôle du pouvoir. De cette rivalité initiale naissent d’ailleurs entre la fin du IXème et le Xème siècle les mouvements idéologiques rivaux que sont le sunnisme et le chiisme. Ce dernier mouvement prétend être fidèle à l’ascendance directe de Fatima et de Ali, respectivement fille et cousin/gendre de celui que nous appelons Mohammed. » (p. 200) Or, fait important, les généalogies claniques sont plutôt fiables car tout le monde aurait pu les contester.

À La Mecque, Mohammed était fort handicapé par son statut social d’orphelin. Son mariage avec une femme plus âgée est évoqué indirectement dans le Coran. C’est un homme de tribu qui parle aux siens et qui se trouve ostracisé. (p. 203) La révélation qu’il aurait reçue dans la grotte du mont Hira est bien entendu une mise en scène hagiographique postérieur. Le message eschatologique qu’il aurait essayé de transmettre aux Mecquois n’aurait pas pris : « la tradition patriarcale se moquait bien de savoir s’il n’y avait pas un lieu de châtiment ou un lieu de délices après la mort. […] Un discours hors sol n’intéressait personne. » (p. 207) Chassé, Mohammed arrive à Médine comme un réfugié et y retrouve des attaches familiales. (p. 206) C’est alors la politique qui lui permet de prendre du pouvoir : « au terme de quasiment dix années de coups de force et de négociations, il aurait réussi à rallier à l’alliance de son Dieu les Mecquois qui l’avaient banni, et à se faire reconnaître comme un interlocuteur fiable par son ancienne tribu. » (p. 207) Les Médinois ont trouvé un avantage dans cette politique. « En 630 (date présumée), prise de contrôle négociée de La Mecque. Contre toute attente, cette alliance des deux cités perdure après la mort de Mohammed (632, date présumée), non sur la base religieuse que l’on imagine a posteriori, mais sur celle d’intérêts communs bien compris. » (p. 207)

Pour s’implanter à Médine, Mohammed a eu besoin de délégitimer les « fils d’Israël » puisque ces derniers ne voulaient pas reconnaître en lui un descendant de Moïse. Pour cela, il rappelle à travers l’épisode de Moïse comment les juifs ont déjà trahi leur prophète avec le veau d’or. La destruction du Temple de Jérusalem est alors une preuve que Dieu les a abandonnés. De là, La Mecque devient l’orientation préférable, la nouvelle élue.

Vintage engraving of Arrival of Mohammed at Medina

« On ne peut compter sur personne en dehors de son groupe de parenté pour se sortir d’une situation difficile. Alors c’est vrai : l’extraordinaire dans le cas de Mohammed, c’est qu’il a réussi tout en étant lâché par les siens. C’est la force du faible ou du déshérité, qui sait inventer un avenir qui ne lui était pas promis en se servant de toutes les ressources qu’il trouve à sa portée. De ce point de vue, on peut dire que « prophète » ou pas, on est en présence d’un homme d’une force de caractère et d’une intelligence exceptionnelles. » (p. 213)

Par la suite, La Mecque et Médine restent unies. La politique d’expansion s’appuie sur l’assurance d’avoir un protecteur divin qui donne la victoire, mais pas vraiment sur l’islam comme religion. « Pendant plus d’un siècle, donc jusqu’à l’arrivée des Abbassides vers 750, devenir musulman passe par l’entrée dans une tribu, et non par le fait de rejoindre l’islam comme religion. » (p. 215) Le nouvel allié est un minimum contrôlé, mais non converti. La conquête vers le nord est victorieuse puisque les deux empires, byzantin et sassanide, ne s’y attendaient pas du tout. (p. 216) « En réalité, ce qui a fait perdurer ces conquêtes, c’est qu’elles furent peu destructrices et ne firent peser aucune pression idéologique sur les populations extérieures. » (p. 217)

5. Du Coran des tribus au Hadith des convertis

Il n’y a pas d’écriture au départ, ni à La Mecque ni à Médine, tout sera écrit et réécrit plus tard. Que trouve-t-on avant les inscriptions coraniques sur la Coupole du Rocher achevée en 692 sous les Omeyyades ? (p. 219) En Arabie, on écrit généralement sur les pierres. La légende voudrait que les compagnons de Mohammed aient tout écrit sur tout support à disposition (omoplate de chameau, spathe de palmier) et que Uthman (644-656) aurait tout rassemblé pour produire un Coran complet moins de vingt ans après la mort de Mohammed. (p. 220)

En réalité, il y aurait une période où « seule la parole se fit entendre : celle de l’inspiré qui dit transmettre un message divin salutaire pour les siens. C’est ce qu’on appelle la période mecquoise. La période coranique suivante, c’est celle de l’action que l’historiographie comme le Coran disent médinoise. C’est le moment politique. » (p. 224) La « mise au point » se passe en gros sur trois quarts de siècle, de la mort de Mohammed à la fin du même siècle. Le Coran est à peu près stabilisé vers 700. Il doit répondre aux écrits sacrés dont se prévaut le christianisme. Les répétitions y sont la règle, répondant à une logique accumulative. (p. 221) À l’époque abbasside, donc après 750, le texte est devenu une sorte de pure référence dénuée d’histoire (p. 223) Le système mental du tribalisme s’efface pour être remplacé par différents modèles hybrides. C’est alors que « se fabrique pour ainsi dure un produit de substitution : le corpus du Hadith de la tradition dite prophétique. » (p. 226)

Hadith est d’abord un terme qui renvoie à l’idée de fait « réellement advenu ». (p. 227) « Les premiers corpus du Hadith datent du milieu du IXème. C’est certainement en rapport avec les conversions massives des populations urbaines qui se produisent alors, tant en Iraq qu’en Iran et en Asie centrale. » La figure du prophète est censée montrer la voie à suivre à travers le sunnisme. (p. 227) « Au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la période tribale, Mohammed devient donc de moins en moins un homme de son temps et de plus en plus un prophète, jusqu’à se muer au fil des siècles en une figure de plus en plus sacralisée et intouchable. C’est bien entendu encore le cas aujourd’hui, avec les conséquences terribles qu’on connaît. » (p. 229)

Contrairement à la Bible, le Coran s’établit dans un espace et une temporalité très restreinte. « Néanmoins, en dépit de cette faible ampleur temporelle et spatiale, tous les repères sont brouillés du fait de la structure narrative continuellement fragmentée du Coran. » (p. 233) « Si l’Islam était resté en Arabie, il n’existerait plus. Il a été fécondé par sa rencontre avec les cultures du proche et du Moyen-Orient et de bien au-delà. […] L’interaction des cultures et des savoirs commence à se mettre en place à l’échelle de tout l’Empire abbasside au début du IXème siècle. » (p. 235) Le IXème siècle est le moment fondateur de cette rencontre exceptionnelle des cultures et des savoirs. On ne demandait d’ailleurs pas aux savants concernés quelle était leur religion. Il ne s’agit pas bien entendu de « science musulmane » mais de science tout court. Les savants médiévaux étaient loin du postulat que toute la science se trouve déjà dans le Coran parce que le Créateur a tout prévu (comme c’est le cas aujourd’hui chez ceux qui se réfèrent aux « miracles du Coran » ou la science coranique). » (p. 237)

Selon JC, sur la nostalgie d’un passé glorieux ressentie par certains musulmans : « le manque ressenti ne renvoie pas, à mon avis, à la science mais à la représentation complètement fantasmée d’un passé glorieux que l’on aurait perdu parce qu’on aurait failli dans le domaine religieux. C’est le credo des salafistes, toutes tendances confondues. Depuis maintenant plus d’un demi-siècle, il tend à submerger la pensée musulmane. Mais on peut dire en raisonnant de façon globale (et sans tenir compte des exceptions, qui existent bien sûr), que collectivement, les musulmans d’aujourd’hui ne comprennent pas ce qui leur arrive. Faute d’avoir développé une vision historique, ils sont comme orphelins de leur passé, ne comprennent pas leur présent et peinent à construire leur avenir. » (p. 237) Quant à la umma… « proclamer comme certains islamistes d’aujourd’hui : « le Coran est notre constitution » ou « nous devons restaurer la umma du Prophète », cela relève d’une idéologie délirante et destructrice, et parle de quelque chose qui est totalement absent du Coran. » (p. 238)

III. Épilogue : le royaume et la tribu

Si nous souhaitons comparer les deux textes, nous pouvons souligner que la mise au point des textes bibliques s’étend sur plusieurs siècles tandis que la composition du Coran a eu lieu sur une période très resserrée. Néanmoins, dans les deux cas, la constitution de ces textes semble très liée au contexte anthropologique et politique. Une question émerge cependant : est-ce qu’on parle encore du même dieu ? (p. 243)

Le Coran est censé répondre aux urgences de vie d’une société tribale. « Le surnaturel est en contrat avec l’humain. Et le modèle est en effet celui de la pluie : rien ne remonte, tout descend, parce que le dieu contractant doit répondre aux besoins humains. » (JC, p. 244) Chaque tribu reçoit du créateur son kitab, sorte de « dossier de vie ». (JC, p. 250) « L’islam tribal reste en vigueur jusqu’à la fin des Omeyyades, soit environ un siècle et quart durent lequel les conversions sont interdites. » (JC, p. 346) La transcendance et la théologie, c’est pour plus tard, à l’époque impériale.

Kuntillet Ajrud

De son côté, Yahvé pourrait trouver ses origines sur une montagne, dans une région désertique, entre le Neguev et l’Égypte ; les textes égyptiens du XIIIème évoquent les Shasous, des nomades dont un groupe s’appellent les Shasous de Yahwa : ce dieu, Yahwa ou Yhavé, exerce sans doute des fonctions du dieu de l’orage ou de la pluie. Il aurait été importé dans la confédération d’Israël pour devenir un dieu royal bien plus tard. (TR, p. 245) « Yahvé est un dieu de type Baal, mais il n’est pas depuis l’origine le dieu créateur. En effet, on voit très bien dans la Bible des résidus de traditions anciennes. Selon l’une d’elles, Yahvé est un fils d’El, qui est le dieu suprême cananéen et qu’on connaît par des textes d’Ougarit notamment. Même si les termes sont un peu piégés, disons qu’à l’origine, nous sommes plutôt dans un concept polythéiste. Yahvé devient certes le dieu tutélaire des deux royaumes d’Israël et de Juda, donc un dieu très important, mais cela n’empêche pas qu’on maintienne d’autres divinités à côté de lui. » (TR, p. 248) « Dans les inscriptions de Kuntilet Ajrud notamment, le couple de Yahvé et Ashéra est invoqué lors de demandes de bénédictions. » (TR, p. 248) En deutéronome 32, 8, version partiellement conservée par la traduction grecque et un fragment de Qûmran : le dieu créateur EL organise le monde et donne à chacun de ses fils un peuple dont il devient le dieu tutélaire, et ce alors qu’on est déjà à l’époque royale. Yahvé est le dieu d’Israël ; Kemosh celui des Moabites, Milkom delui des Ammonites etc. (TR, p. 251)

Le ciel demeure le domaine de la divinité. La tour de Babel punit les hommes qui chercheraient à passer outre cette frontière entre eux et le divin. De même, l’histoire de l’ascension de Mohammed est très récemment inventée ; absente du Coran, elle n’est possible que plus tardivement, dans la tradition musulmane. (JC, p. 253)

Le dieu du Coran n’est pas un sentimental ; il est actif et se montre surtout implacable face à la trahison, à l’instar de ce qui se passe dans les sociétés tribales. De nombreux textes parlent de la colère de Yahvé ; il sanctionne les écarts mais il veut le bien de son peuple, il en attend une contrepartie. (JC, p. 259)

Après la mort ? l’idée du jugement et du paradis ou de l’enfer sont des importations ; pour la Bible, peut-être de la tradition égyptienne, pour la tradition musulmane, peut-être du judaïsme ou du christianisme, probablement remontant du Yemen : ce type de récit eschatologique devait circuler à l’oral. (JC, p. 262) Si, de son côté, le dieu Baal doit descendre aux enfers au moment de la sécheresse, c’est Sirius, un astre féminin, qui représente la canicule, qui doit descendre : « la grande crainte des hommes d’Arabie était que Sirius reste dans le ciel alors que son cycle était passé. » (JC, p. 264)

Le christianisme : c’est une sorte de prolongation du judaïsme, mais avec une activité missionnaire. « À ses débuts, le christianisme est la religion des personnes aisées de l’Empire romain. Pourquoi ? Il faudrait l’expliquer, car cela conduira à la formation de sa spécificité. En effet, avec Constantin, le christianisme va devenir la religion de l’empire, ce que le judaïsme n’avait jamais été. […] Les grandes transformations du christianisme (Trinité, « Christ Roi », etc.) reflètent aussi le statut du christianisme comme religion officielle des empires. » (TR, p. 266) Intéressant : pour l’islam, Jésus ne peut pas avoir été crucifié car cela voudrait dire qu’Allah a trahi son contrat de protection vis-à-vis de lui. (JC, p. 268)

Entre ces 3 religions, les querelles n’étaient pas théologiques. Elles concernaient plutôt, par exemple pour les chrétiens, l’abandon de la circoncision, des règles alimentaires, de la loi, de choses pratiques de ce genre et l’admission des Grecs dans le giron chrétien. (p. 269) les rabbins de Médine se moquent de Mohammed à son arrivée : « alors la polémique commence, et les interdits alimentaires sont considérés comme une punition des juifs pour avoir trahi leur prophète Moïse. » (p. 271) Les chrétiens, appelés Nazaréens, sont absents des débuts de l’islam.

J. Wellhausen

D’une manière générale, les origines des religions qu’on appelle aujourd’hui judaïsme, christianisme et islam n’ont quasiment aucun rapport avec ce qu’elles sont devenues, à tel point que l’un des grands représentants allemands de l’approche historico-critique, Julius Wellhausen, parle de « paganisme israélite »pour dire que la Bible n’est pas à l’origine un « texte juif », qu’elle contient des textes qui reflètent une religion royale, judéenne et israélite, qui est tout autre chose que ce qu’elle va devenir, le judaïsme. (TR, p. 273) « Pour le Coran et la tradition musulmane, dont le corpus s’étend sur plusieurs siècles, l’absence d’une lecture historique est patente. […] d’un côté, une lecture à la fois savante et vulgarisante qui « biblise » à outrance le Coran, lui déniant toute spécificité, et de l’autre une lecture sacralisante qui règne de manière quasi exclusive dans le monde musulman. Cette absence d’approche historique du passé, et notamment des corpus religieux est pour les musulmans d’aujourd’hui une véritable catastrophe. » (JC, p. 275) « La difficulté est de « désenchanter » le passé et de l’humaniser sans donner à penser que la foi est attaquée. » (JC, p. 280)

C’est l’une des entreprises qu’ont poursuivi Thomas Römer, notamment avec la série des mots de la bible, et Jacqueline Chabbi, avec sa chaine Youtube les mots du Coran.

Et maintenant, un peu de conseils méthodologiques :

Publié par

laetitia

Autrice ! de formation en Lettres Classiques, Docteur en linguistique, prof de Français Lettres Classiques, actuellement d'expression écrite et orale. Je souhaite mettre à disposition de tous des cours, des avis et Compte-rendus de lecture, des extraits de mes romans, des articles de linguistique, des recherches en mythologie et religion… et les liens vers la chaine "La Boule Athée" que je co-créai avec mon ex- compagnon et ami.

5 réflexions au sujet de « Dieu de la Bible, Dieu du Coran »

  1. C’est absolument passionnant! Tous ces allers-retours entre croyants et rédacteurs des dogmes, ces évolutions des mythes, les divergences, sont vraiment très complexes pour une néophyte, mais votre version simplifiée me permet d’accéder à ces connaissances (je n’arriverai jamais au bout du livre!) alors je vous dit un grand grand merci Laetitia!

  2. Il est certain que ce travail est enrichissant même pour un croyant comme moi qui est sans cesse à la recherche de réponses à ses questions.
    Je retrouve des points que mes professeurs (musulman) m’ont transmis , ce qui n’entache , après lecture, en rien ma foi.
    Merci pour ce partage, je m’empresse de ce pas de m’abonner à votre chaîne.

    1. Quelle chaine ? La chaine de Jacqueline Chabbi s’appelle « les mots du Coran ». Moi j’ai une autre chaine, avec un ami, qui s’appelle « la Boule athée » ; elle concerne la bible hébraïque. Vous pourriez la découvrir 🙂 Oui, je suis athée, et je vous remercie pour votre commentaire bienveillant et ouvert. Beaucoup de croyants se sentent agressés par l’athéisme des autres ou par leur remise en cause de leurs textes sacrés. Qu’il ne soit pas sacré pour moi ne vous empêche pas de le considérer comme tel. Par ailleurs, constater presque en flagrant délit la main de l’homme dans la construction de toutes ces histoires ne prouvent pas qu’il n’y a pas la main de dieu. Je n’y crois pas, mais je ne peux rien dire de plus. Vous y croyez, mais vous ne pouvez rien dire de plus. Cela ne nous empêche pas de vivre en paix ! 🙂 Encore merci pour votre commentaire.

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