Éloge du métèque, Abnousse Shalmani

Je ne suis pas une métèque, moi. Je vis là où je suis née. Et telle est la définition du non-métèque, selon Abnousse Shalmani. 

Je vis même dans la région où mes deux grands-pères sont nés, c’est pour dire ! Et pourtant, tous deux sont partis loin et ont quitté les leurs, ont aimé et épousé des femmes perçues par leurs familles respectives comme des « noiraudes » : le corrézien ramène une brune pied-noir d’Algérie et le creusois une brune corse d’Ajaccio !

Depuis lors, mes parents ont toujours transporté les clémentines de Corse et le couscous d’Alger, un peu différent du marocain. Et moi, aux yeux des gens d’ici de tout temps et toute génération, je suis également un peu corse-pied-noir, et ce, bien que je vive là où je suis née. Certains me l’ont souvent rappelé, sans méchanceté aucune d’ailleurs, pensant trouver dans mes origines une explication de mon tempérament si joyeux et si tyrannique à la fois. Une femme de caractère quoi !

[Bon, parenthèse… : on me dit aussi parfois que je suis un homme ! ^^ Fou comme les hommes s’arrogent certaines qualités comme intrinsèquement les leurs ! ]

Bref, tout cela pour introduire cette lecture fort passionnante et qui donne à penser, cette galerie de portraits où l’on apprend autant que l’on révise, dans un grand plaisir de lecture, parce que l’écriture d’Abnousse Shalmani est si belle.

L’ouvrage se présente comme un essai, un peu comme un travail universitaire de master, avec une définition en début d’ouvrage : « Métèque est un mot hérité de l’Antiquité grecque : métoïkos, celui qui a changé de résidence. » (p.17) C’est le même Oïkos qu’on retrouve dans ECO-nomie ou ECO-logie, c’est l’habitat.

Qu’est-ce que le métèque… le métèque est un tempérament, il est une ambition, une esthétique, une transgression, une sensualité, un malentendu, et pour finir, une fiction.

Tels sont les titres des 7 chapitres du livre.

Oui, le métèque est une fiction, que l’on délivre ou que l’on cache au gré des rencontres.

« Ce qu’on attend du métèque, c’est une mise au point qui rassure. Alors, le métèque rajoute ce qu’il faut de pathos, de rires, de nostalgie, de beauté, de tragédie… de mensonge. Il apprend vite à jongler avec tous ses moi, avec la multitude de vies qui l’habite. Le métèque est le conteur de sa propre épopée, il est le seul dans la confidence, rien ni personne ne peut contredire son récit, rectifier sa chronologie, remettre en cause ses vérités. Le métèque est une fiction, le créateur et la création… »

(p. 186)

Combien de fois fus-je un peu moquée pour m’être évertuée à écrire Laetitia… à la corse ; Letizia ! OK, j’avais 14 ans. L’âge où l’on se crée et où l’on se cherche une identité. Aujourd’hui, alors même que je vis là où je suis née, je ne comprends presque plus le concept de frontière. Vouées à disparaître… et quand bien même, ne sommes-nous pas toujours le métèque de quelqu’un ? 

Aussi, mon cœur se serre quand je lis :

« Les histoires d’amour finissent mal en général, nous assène la chanson ; peut-être que mon histoire d’amour avec la France est en train de s’achever, peut-être que je n’avais pas le temps, la disponibilité, le courage de remarquer à quel point la France n’aimait pas ses métèques, trop occupée que j’étais à ma survie, à mon appropriation de la langue, des codes. Dans ma folle course pour me faire accepter, je ne savais pas qu’il était possible d’être, dans un même mouvement, fière de tous ses morceaux, les originaux comme les adoptés. »

(p.150)

Oh non ! Reste avec nous, Abnousse ! Fière et détachée des morceaux de ses ancêtres, tranquille et sereine, je me sens concernée par ton livre ! Parce que je ne me sens nullement responsable des faits et gestes de mes ancêtres, petite-fille de vilains colons que je suis, colons qui, somme toute, n’étaient que de pauvres gens au service de la poignée de riches colons exploitants.

« L’exil fut avant tout l’affaire de mes parents, leur décision, leur choix. La révolution islamique les concerne avant d’être à moi. J’étais une enfant dans les bagages des adultes, même si le conte de la révolution confisquée se racontait en continu à la maison, même si les reportages sur la guerre Iran-Irak imposaient le silence ; ce n’était déjà plus ma révolution, ma guerre. Ce n’était que mon exil et il n’avait pas le même sens que pour mes parents. Mais il faut des années pour s’autonomiser et oser avancer d’un pas solitaire vers l’avenir, en gardant un œil sur un passé qui vous échappe sans que vous puissiez le renier. Le métèque est un équilibriste. »

(p.172)

Car enfin, le pied-noir est un métèque, et Abnousse le reconnaît ; elle cite Camus incompris dans l’espace franco-français :

« Comment pouvaient-ils comprendre Camus, ceux qui sont nés là où ils vivent, ceux-là qui savent exactement leurs origines, comment pouvaient-ils saisir son déchirement métèque ? Comment un Sartre, si authentiquement français, si totalement pétri de certitudes, pouvait-il accepter un Camus métèque en proie au doute et préférant le rire au désespoir ? »

(p. 105)

Puis au-delà des portraits connus : Chagall, Modigliani, Soutine, Kundera… 

J’ai appris ce qu’est l’ijtihad, à savoir, l’interprétation personnelle… Abnousse cite Edward W. Saïd dans sa préface de l’Orientalisme :

« La disparition progressive de la tradition islamique de l’ijtihadou d’interprétation personnelle a été un des désastres culturels majeurs de notre époque, qui a entraîné la disparition de toute pensée critique et de toute confrontation individuelle avec les questions posées par le monde contemporain. »

(p. 110)

Et commente :

« Si les Versets sataniques [de Salman Rushdie] avaient pu rouvrir l’ijtihad, si les écrivains, les intellectuels, les mollahs, les imams, les croyants et les athées avaient cessé un instant de crier à l’insulte, de se lamenter, de pointer le blasphème, s’ils avaient seulement pu voir que la démarche de Rushdie était le retour de l’interprétation personnelle, la clef pour replacer l’espace arabo-musulman au centre du débat intellectuel et artistique, pour rouvrir la voie aux écoles juridiques et réintroduire la subtilité dans la pensée religieuse, la polémique se serait peut-être tue et peut-être, je dis bien peut-être, qu’aujourd’hui, le mot qui court de bouche en bouche, d’article en article, de manifestation en manifestation, d’attentat en attentat, de mort en mort, ne serait pas djihad mais ijtihad. Car la disparition de l’ijtihada créé un vide intellectuel dans lequel la violence a pu se faire un nid. »

(p.111)
Chevalier de Saint-George

Je découvre également la fabuleuse histoire du chevalier de Saint-George… (p.55 à 70) « Comment une figure aussi remarquable que le chevalier de Saint-George a-t-elle pu être noyée dans l’Histoire ? Comment un destin aussi exceptionnel, qui aurait pu servir de modèle, a-t-il pu échapper à la mémoire ? » (P.65) C’est vrai. Compositeur et chef d’orchestre reconnu et admiré de tous. « Noir sans qualités nègres, Saint-George était condamné à disparaître, figure inutile et nuisible aux théories raciales du XIXè siècle. A l’image de Toussaint Louverture effacé de la mémoire collective de la Révolution. » (p.67)

Je révise Jeanne Duval, l’amante mystérieuse de Baudelaire, celle de Sed non satiata.

« Jeanne, la métèque de Baudelaire, entre lumière et obscurité, inspiration et ensorcellement, est la plus oubliée, car la plus indéchiffrable des courtisanes. Nous ne savons rien de Jeanne : même sa date de naissance nous est inconnue. Peut-être qu’elle n’est même pas née à Saint-Domingue. Peut-être que son nom n’était pas Duval, car elle en a souvent changé pour fuir les créanciers, pour se reconstruire, pour s’offrir une nouvelle identité et, par là, une autre vie. […] Jeanne, métèque silencieuse, toile vierge, sur laquelle chacun peut écrire ses fantasmes, Jeanne déformée, démultipliée, dépositaire d’un ailleurs. Aussi lointain que son pays natal. »

(p.139)

Abnousse m’a aussi donné envie de lire Mon oncle Napoléon, dont je vous dirai des nouvelles ! Cet ouvrage partait au pilori faute de lecteur ! Je l’ai apparemment sauvé de la disparition d’une petite bibliothèque ! 🙂

En attendant, et je finirai là, voici mon passage préféré car il fait écho à une façon d’affronter les douleurs, notamment celles de la maladie, qui fut et demeure la mienne et celle de ma famille.

« Mes parents ont imposé le rire dès les premiers jours de l’exil ; le pire s’annonçait toujours suivi d’une blague. Ils ne se sont pas concertés, mais on voyait bien que ma mère faisait un effort pou ne pas pleurer, qu’elle se pinçait pour rire quand – après quelques années de pratique acharnée, dorénavant, elle rit vraiment. Ils ne voulaient pas inspirer la pitié et surtout pas dans le regard de leurs gosses. Ils sentaient que ça allait être dur et que si on commençait à chialer, ce serait interminable. Tout se renversait dans une blague, rien n’était dramatique, même si tout était grave. Nous avons surmonté bien des épreuves en nageant à contre-courant du tragique. C’est devenu un langage propre à notre intimité, et un lien qui a colmaté bien des brèches nées dans des difficultés que connaît la filiation, affaiblie et interrogée, dans l’exil. […] Le rire est libérateur là où la haine est une prison où l’air se raréfie goutte à goutte. Les pères La Morale, les conservateurs, les tyrans préfèrent les hommes quand ils tremblent et craignent l’autorité. Quand ils haïssent un ennemi commun. Rire des institutions, des dominants, des riches, des salauds, des traîtres, des loins iniques, du pouvoir, mais aussi des pauvres, des indigents, des humanistes, des héris, des belles idées, des commémorations, de la mort, rire devant tout ce qui s’érige avec sérieux et respect, c’est la marque d’une bonne santé mentale, et de la bonne tenue d’une démocratie. »

(p 128-129)

Publié par

laetitia

Autrice ! de formation en Lettres Classiques, Docteur en linguistique, prof de Français Lettres Classiques, actuellement d'expression écrite et orale. Je souhaite mettre à disposition de tous des cours, des avis et Compte-rendus de lecture, des extraits de mes romans, des articles de linguistique, des recherches en mythologie et religion… et les liens vers la chaine "La Boule Athée" que je co-créai avec mon ex- compagnon et ami.

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