C’est un super livre, drôle, facile à lire et instructif !!!
Le sous-titre : « Les tribulations d’un homme de progrès dans un monde devenu fou » est somme toute fort adapté, à condition d’en bien comprendre les termes, notamment de « progrès » et « fou », tour à tour indirectement définis par l’auteur au fil de ses « tribulations ».
Les tribulations, ce sont des aventures plus ou moins désagréables… et en effet, Gérald Bronner nous confie, entre autre, son désarroi, en particulier face aux complications administratives des instances ministérielles dont, naïvement, l’on aimerait attendre un peu plus ?
C’est parfois la recherche désespérée du formulaire A38… ou pire : l’attente (naïve ?) d’un rappel, de la mise en application de décisions prises en réunion interminable…
Des passages assez cocasses rendent donc cette lecture très amusante. Par exemple, Gérald, perdu dans la campagne, à la recherche du centre de déradicalisation… ^^
« Le pire est arrivé plus d’une fois, le GPS du diable me conduisait alors à traverser la forêt en me faisant suivre un petit chemin de terre qui aboutissait à un bloc de béton. Donc un cul-de-sac. […] Plus que tout, peut-être, le fait de me perdre en voiture, c’est-à-dire le sentiment que je ne retrouverai jamais – mais jamais plus – le chemin paisible d’une carte banalisée, me plonge dans une crise que je ne crains pas de rapprocher de la spasmophilie. » (p. 122-123)
Mais ne nous y trompons pas ! Le sujet est sérieux : Oui, il s’agissait bien de se rendre au « centre de déradicalisation » !
Pour donner les grandes lignes, le livre commence d’ailleurs ainsi :
« Chacun se souvient de ce qu’il faisait lors des attentats du 11 septembre 2001. C’est une façon simple et efficace de reconnaître un événement qui est appelé à devenir un moment de l’histoire universelle, comme le rappelaient dans leur dialogue Jürgen Habermas et Jacques Derrida. »
En effet, mon souvenir est très clair : je finissais la rédaction de ma maîtrise sur la Bhagavad Gîtâ, en septembre pour cause d’Erasmus à Rome, seule dans le salon des parents où trônait l’unique ordinateur de bureau et la télé allumée en fond sonore… Et le 7 janvier 2015 ? J’usais pour la première fois d’un arrêt maladie, clouée sur mon canapé par une horrible grippe qui ne me laissait que l’énergie de regarder la télé… Bref, tout le monde se souvient de ces événements et tout le monde connaît la suite, qui se serait accompagnée d’une véritable explosion (sur le net) des théories du complot ; rappelons tout de même qu’entre 2001 et aujourd’hui, internet n’a fait que se développer, les réseaux sociaux également, facebook ne naît qu’en 2004 et je ne m’y suis abonnée qu’en 2008…
Devant l’ampleur des désastres, d’une radicalisation d’une partie de la population, des menaces de l’État Islamique, de la montée des théories du complot, le préfet Pierre N’Gahane est nommé en 2013 secrétaire général du Comité Interministériel pour la Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation (CIPDR). Dans ce contexte, il « prend le risque » (dixit) (p. 37-38) d’envisager la création de centres de déradicalisation, ambitionnant même d’en créer plusieurs, un par région.
Nous arrivons à l’objet principal du livre. Pour mener à bien cette entreprise ambitieuse, il cherche à rencontrer des spécialistes, dont Gérald Bronner, entre autres.
« Il avait déjà pas mal consulté avant notre rencontre : Fethi Benslama, par exemple, mon collègue de Paris 7 qui développait en psychanalyse la thèse du « surmusulman », une sorte d’injonction permanente faite aux musulmans d’être dans l’exhibition d’une forme de pureté ostentatoire de la foi, ou encore Farhad Khosrokhavar, un collègue de l’EHESS qui était un des pionniers des recherches sur la radication islamique en France. » (p.38)
La question primordiale que finalement ces intellectuels se posent, c’est :
« Est-il possible de convaincre quelqu’un qu’il se trompe lorsque cette erreur est l’expression d’une croyance à laquelle il tient ? C’est une question essentielle évidemment car si la radicalisation est un phénomène éminemment multifactoriel où se mêle la complexité des parcours individuels, des blessures personnelles ou identitaires, il n’en reste pas moins que le socle narratif, en l’occurrence l’idéologie djihadiste, est un facteur causal évident du passage à l’acte violent » (p.40)
Et c’est bien la question qui taraude pas mal d’enseignants, beaucoup de collègues qui font des efforts pour éveiller à l’esprit critique (un exemple bien connu, abordé p. 151, Sophie Mazet, auteur du Manuel d’autodéfense intellectuelle, Paris Robert Laffont, 2015). Mais les bonnes intentions suffisent-elles ? N’y a-t-il pas un risque ? Le risque d’engendrer un phénomène de boomerang, de renforcement des croyances complotistes en guise de défense, ou pire : de faire connaître des théories complotistes à des jeunes qui les ignoraient… Comment faire face aux problèmes de croyances ?
« Une enquête du politologue Sébastian Roché montre que parmi les élèves musulmans, 83% peuvent être considérés comme « affirmés », c’est-à-dire qu’ils affirment que la religion est « importante ou très importante » dans leur vie quotidienne. [à titre de comparaison, les « catholiques affirmés » représentent 22% des catholiques selon cette même enquête : http://www.cnrs.fr/inshs/recherche/adolescents-et-loi.htm] Parmi ces jeunes musulmans « affirmés » seuls 6% croient en la théorie de Darwin, ce qui constitue une autre différence importante avec les élèves des autres confessions (et a fortioriavec les athées). » (p.158)
Voilà le tableau des difficultés inhérentes au projet… Des croyances et des biais cognitifs !
« Le cerveau mobilise des ressources impressionnantes pour ne pas renoncer à son système de représentation. Il est capable de n’aller chercher que des informations qui vont affermir sa croyance, de ne mémoriser que les éléments qui lui seront favorables, d’oublier et de transformer tous les faits qui pourraient l’affaiblir, de discréditer tous ceux qui tenteraient de lui opposer des contre-arguments… L’empire des croyances est une citadelle presque imprenable en un temps bref. » (p. 40)
D’après la sociologue Romy Sauvayre (Croire à l’incroyable, Paris, PUF, 2012), il faudrait entre 6 et 8 ans à un membre d’une secte pour en sortir (p. 41). Comment faire ? Une piste ?
« Par exemple, de nombreuses théories du complot se nourrissent de la confusion banale que notre esprit est capable d’opérer entre corrélation et causalité. » (p. 44)
A côté de ces interrogations argumentées et nourries, on peut lire aussi des prises de position de Gérald Bronner, pour moi fort réjouissantes (quand je vous dis que ce livre est particulièrement riche).
Allez, voilà mon passage préféré !
(p.55) « Je souffrais alors, et je souffre toujours, de l’affaiblissement des valeurs universalistes dans le débat public. Alors qu’elles étaient hier encore un élément génétique de la pensée progressiste, elles sont de plus en plus considérées, par un curieux retournement de l’histoire des idées, comme provocatrices. L’époque est plutôt au fractionnement identitaire et à ses revendications, à ce que certains nomment l’intersectionnalité par exemple. Il me semble qu’au terme de cette logique, le croisement infini de nos spécificités identitaires finirait par nous laisser seuls à revendiquer des droits particuliers, tous persuadés de souffrir d’une forme de discrimination, renonçant pour cette raison à vivre ensemble sans ressentiment. Dans ce contexte, revendiquer l’unité de l’espèce humaine, les invariants du fonctionnement de notre cerveau, le socle commun qui fait que nous pouvons nous comprendre, ressentir des émotions ensemble même lorsque nous sommes issus de cultures différentes… tout cela fait problème plutôt qu’évidence. Cela vous fait passer au mieux pour un rêveur naïf, au pire pour un adepte d’une forme de néo-colonialisme combattu par ceux qui pensent que l’universalisme est une invention de l’Occident et qu’à ce titre, son idée centrale est sans existence objective. »
L’auteur cherche, non des coupables, mais peut-être des responsables ou des contributeurs… Bruno Latour, par exemple, qui fut pourtant un des défenseurs de la relativité et un grand critique des méthodes scientifiques, est curieusement appelé à la rescousse par l’Éducation Nationale…
« Il était assez piquant d’imaginer qu’une des figures de proue du relativisme contemporain serait la personnalité idoine pour penser le problème de la diffusion de la connaissance scientifique. » (p. 156)
Bruno Latour, le « pompier incendiaire » (p157) !
Michel Onfray en prend pour son grade également : dans une vidéo intitulée « Les loups sont entrés dans Paris », il tente de montrer que l’élection de Macron est le résultat d’un vaste complot…
« Le monde est beaucoup plus chaotique et désordonné que Michel Onfray ne paraît l’imaginer. Penser, c’est être capable de faire face intellectuellement au non-sens et au hasard. S’il faisait preuve d’un peu de méthode, Onfray se rappellerait que n’importe quelle élection peut être narrée comme une conjonction de faits qui peuvent passer a posteriori pour improbables. » (p. 168)
Plusieurs pages sont consacrés à la critique des positions de Pierre Rabhi, admirateur du fondateur de la société anthroposophique, désigné comme mouvement sectaire par la Miviludes et malheureusement suivi, crédité par Nicolas Hulot, Edouard Philippe, Françoise Nissen (p. 238-239).
Un petit tacle à Lordon !
« parmi les commentateurs tout autant incompétents que navrants […], philosophe qui s’est construit sur la scène contemporaine l’image d’un intellectuel intransigeant.[…] Il sait, lui, ce que veut le peuple. À la façon d'un ventriloque sa marionnette, i nous fait entendre que son aspiration profonde serait la lutte contre ce qu'il est convenu d'appeler la mondialisation néo-libérale. Cependant, cette aspiration est contrariée par le "système" qui l'empêcherait de penser librement et le conduirait vers les affres de la théorie du complot et de la post-vérité. c'est de cette façon, mais par des tounrures plus sibyllines, qu'il évoque sur un blog qu'il tient dans les pages du Monde diplomatique, certaines formes de la crédulité contemporaine. Le conspirationnisme, écrit-il, 'est le sympôme nécessaire de la dépossession politique et de la confiscation du débat public' » (p. 161)
Mais malgré l’évocation de ses déceptions, GB ne perd pas de vue le sujet principal de son livre : construire un programme de défense de la rationalité ?
« Ce combat a en fait duré des siècles. En raison du caractère polymorphique de l’empire des croyances, ce combat est loin d’être terminé et ne le sera sans doute jamais. Il est surtout porteur d’un programme plein d’espoir : il parie sur le fait qu’il y a assez de points communs et d’humanité en chacun de nous pour que notre rationalité, lorsqu’elle s’applique à la pensée méthodique, aboutisse à une conclusion universellement valable au-delà de nos différences culturelles. C’est pourquoi les énoncés scientifiques sont universellement vrais et non pas vrais pour un Chinois et non pour un Ghanéen par exemple. Les ressources de la pensée méthodique révèlent notre commune humanité qui est enfouie sous l’amoncellement de nos différences. Ainsi, le rationalisme est un universalisme et il n’y a pas d’universalisme possible sans rationalisme. C’est pourquoi j’ai pu dire et je répète malgré la naïveté apparente de la formule : tant qu’il y a de l’humain, il y a de l’espoir et ce n’est pas autrement que j’ai abordé les bénéficiaires du centre de Pontourny. » (p. 243)
Bref, GB lutte contre le complotisme et pour un rationalisme universel, et à titre personnel, je l’en remercie !…
Et pour ceux qui se poseraient la question, non, GB n’est pas resté assis bien au chaud dans son salon ou dans des réunions sans suite, il s’est bien perdu en bagnole et s’est bien livré à l’expérience revigorante qu’un certain nombre d’enseignants expérimentent : il nous raconte en détail comment il a mis en place progressivement des méthodes diverses d’éveil à l’esprit critique… comment il sympathise, ou non, réussit ou échoue dans son entreprise auprès de la petite dizaine de jeunes qui lui furent confiés… et je ne spoile-divulgache pas la fin ! 🙂