Vers une civilisation techniquement soutenable
Philippe Bihouix
Alors, oui, vous trouverez dans ce livre mille et une raison d’aller chialer votre maman, mais moi, malgré l’abondance de chiffres et d’ordres de grandeur assommants, j’y ai trouvé des arguments supplémentaires pour ma petite révolution, pour le bonheur (court) d’avoir raison et puis, se dessinant, les contours variés et bigarrés d’une communauté qu’on appelle communément et souvent avec un certain mépris, les « écolos » sans se rendre compte qu’ils se divisent en de nombreux, très nombreux courants fort différents. Comme beaucoup, je suis moi-même fatiguée par les injonctions aux petits gestes qui devraient sauver la planète, par l’hypocrisie des inventions technologiques destinées à enrichir d’autres que nous, pendant que nous irons trier notre compost et pédaler sous la pluie. C’est pourquoi je fus ravie de lire, vers la fin du bouquin :
« Bref, avec un peu de bon sens et de curiosité, il n’est pas difficile d’arriver à la conclusion que « de toute manière, ça va péter » et il faut une sérieuse dose d’optimisme pour raisonnablement croire à la survie de la forêt amazonienne. Je parie que même les plus obtus économistes ou adeptes du progrès en sont convaincus. Pour preuve : même les hiérarques du nucléaire, qui nous promettent des milliers d’années d’énergie, abondante avec les surgénérateurs (malgré l’échec de Superphénix) ou la fusion (aux perspectives lointaines), souhaitent, au même moment, enfouir les déchets à longue durée de vie pour ne pas les exposer, dans quelques décennies, à un monde qui deviendra instable et dangereux. Eux non plus ne croient pas au maintien d’un macro-système technique sur une durée longue ! Etonnant non ? Donc plusieurs pistes se présentent aux plus lucides. »
Et voici lesquelles (p. 235) :
Attendre et faire comme si de rien n’était… ou le fatalisme qui conduit à « en profiter » tant que c’est possible. Autrement dit, autruche ou YOLO ? Evitez à tout prix cependant la solution du survivaliste armé, qui atteindra forcément rapidement sa dernière balle – les envahisseurs présumés seront tellement nombreux – à moins de fabriquer soi-même sa poudre et de vivre dans un château fort…
Transformer son épargne en or ? Pourquoi pas… on a vu plus con ! (p. 236)
PHILIPPE BIHOUIX ne croit pas à un effondrement brutal, qui d’ailleurs ne s’est quasiment jamais produit nulle part, même lors de la chute de l’Empire romain, qui en réalité s’étale sur plusieurs décennies… 476 correspondant à l’abdication du dernier empereur, mais certes pas à la mort subite de tous ses sujets, dont certains se sont peut-être réjouis et d’autres n’ont peut-être perçus aucun changement notable. Le Japon et l’URSS, en s’organisant, ont très bien survécu à des baisses drastiques de production électrique – de l’ordre de 20% ! – les populations s’organisent et l’occident est encore très riche. Le vrai danger viendra sans doute de la cupidité des plus riches :
« Beaucoup trop de puissants et de privilégiés de toutes sortes, qui contrôlent le système, ont à y perdre, et beaucoup plus que le citoyen moyen ou les populations les plus exploitées, au Nord comme au Sud. Le système oligarchique fera donc tout pour se maintenir, jusqu’à saturation, quitte à guerroyer toujours plus dans les pays riches en ressources et à saccager l’environnement jusqu’à l’extrême. L’apparition de techniques aux rendements ridicules, hier les sables asphaltiques de l’Alberta, au Canada, les agrocarburants des zones tempérées ou des panneaux photovoltaïques dans des zones nordiques, et demain des pétroles de schiste, en est le signe avant-coureur, et la confirmation que le système ne reculera devant aucune absurdité et aucune barbarie pour survivre.
« En outre, croire à un effondrement brutal, financier, ou consécutif d’un pic pétrolier ou gazier, serait reproduire l’erreur, le péché originel marxiste, qui postulait la fin de l’inéluctable et toujours prochaine du capitalisme par la baisse tendancielle du taux de profit. L’avenir a montré que les capacités d’adaptation, de récupération, de perversion et de manipulation de ce dernier lui ont permis de traverser toutes les épreuves et la plupart des régimes, y compris la Russie soviétique avec un capitalisme d’Etat et le fascisme du Chili de Pinochet. » (p. 239)
En fait, ils finissent toujours par nous avoir avec le chantage à l’emploi… mais mon dieu, s’il n’y a plus d’énormes usines polluantes, combien d’emplois va-t-on perdre ? Ah c’est sûr qu’il va falloir revoir tout un pan de l’économie, et certainement un immense pan, mais certes, une réduction de la consommation – qui a déjà commencé de toute façon, de gré ou de force – peut détruire des emplois, mais « il y a fort à parier que l’évolution souhaitable dans l’agriculture (de plus petites exploitations, plus intensives en travail humain), dans l’artisanat (pour fabriquer et entretenir des biens durables), dans les services (le retour de l’humain contre la machine, le service de proximité), devrait être pourvoyeuse d’emplois. » (p. 248)
Après de savants calculs (pp. 249-254), PHILIPPE BIHOUIX parvient à la conclusion suivante : « nos 26 millions d’emplois à plein temps (et les 3 millions de chômeurs, plus les non-inscrits et les temps partiels subis) pourraient devenir, disons, de 20 à 23 millions « équivalent emplois », soit, en répartissant équitablement les efforts, autour de trois jours de travail par semaine pour chacun. Rien de catastrophique, d’inimaginable, et une perspective de nature à compenser quelques efforts sur notre consommation quotidienne. Débarrassés des voitures, des babioles importées, des écrans plats intempestifs, nous pourrions consacrer notre temps retrouvé à jardiner, à lire, à passer du temps ensemble, restaurer nos paysages et nos villes, à nous déplacer plus doucement, bref, à embellir nos vies. » (p. 254)
Embellir nos vies par les low tech, entre autres modifications de notre quotidien. Et heureusement parce que si PHILIPPE BIHOUIX finit par de belles espérances, il commence son livre par de tristes constats, à commencer par la folle valse des crevettes, (p. 7) « pêchées au Danemark et décortiquées au Maroc pour des raisons de coût de main-d’œuvre ou le yaourt à la fraise dont les ingrédients parcouraient en 1992 plus de neuf mille kilomètres contribuèrent à construire chez moi un certain scepticisme sur la notion de progrès. »
Les chiffres effrayants : « Voici notre pays si vertueux, en véritable « transition écologique » : nous produisons autour de deux tonnes de déchets industriels par habitant et par an, presque 5kg par jour ! Chaque jour, chacun d’entre nous génère 12 tonnes-km de fret, soit environ 100kg sur une moyenne de 120 km, à 88% en transport routier. » (p. 13)
Le premier chapitre présente un grand intérêt historique, commençant par noter que l’humain est à peu près le seul à utiliser des outils exosomatiques (p. 19), des instruments, et qui montre comment la technique a (toujours) répondu à la pénurie de ressources, à force d’exemples nombreux dans l’histoire. Quand bien même dès le paléolithique, nous avons des traces de destruction, voire de mise à sac de l’environnement, l’humain trouve des solutions techniques (p. 20), qui passent également par migrer, échanger ou inventer (p. 21) puis par l’avènement des énergies. A noter : depuis sa première tonne extraite, le charbon n’a cessé d’être en exploitation croissante. « Le pétrole n’est donc pas venu résoudre une pénurie de charbon, mais plutôt une pénurie de baleines ! » (p. 24). Puis P B parle d’une nuée de criquet sur les métaux, et ce, depuis l’antiquité : « Athènes a pu armer da flotte contre les envahisseurs perses grâce à ses légendaires mines de plomb argentifère du Laurion, épuisées pour l’essentiel dès le IIIè siècle avant JC. » (p. 26). Jusqu’à la fin du XVIIIè, les ressources non-renouvelables exploitées étaient principalement les métaux -et un peu de charbon.
Et pourtant, les high tech ne nous sauveront pas cette fois (p. 49) ? Et bien en quelques exemples, la démonstration est faite. Nous ne parlerons pas longuement du difficile calcul d’EROI, qui permet de remettre en cause sévèrement la qualité et l’accessibilité des ressources : il s’agit du retour sur investissement, pour lequel « on atteint le ratio époustouflant de 1 baril pour en produire 3 dans le cas des sables asphaltiques de l’Athabasca (Canada) » (p. 53) – attardons-nous plutôt sur les limites de l’économie circulaire et du recyclage quasi impossible : « la complexité des produits, des composants (dizaine de métaux différents dans un téléphone portable ou un ordinateur) et des matières (milliers d’alliages métalliques différents, mélanges de plastiques et d’additifs, matériaux composites) nous empêche d’identifier, de séparer et de récupérer facilement les matières premières. Ainsi du nikel, pourtant facilement repérable (aciers inoxydables) et assez coûteux, qui n’est recyclé correctement qu’à 55%. 15% sont bien captés et recyclés mais perdus fonctionnement ou avec dégradation de l’usage car ils ont été noyés dans de l’acier carbone de bas de gamme, tandis que 35% sont égarés entre mise en décharge et incinération. En trois cycles d’utilisation, on perd donc de l’ordre de 80% de la ressource. Et il s’agit d’un métal plutôt bien recyclé, le pourcentage de récupération ne dépassant pas 25% pour la plupart des « petits » métaux. » (p. 57)
En bref, perte par dispersion (à la source), perte mécanique (la boîte de conserve, l’agrafe et le stylo partis en décharge), perte fonctionnelle (par recyclage inefficace), perte entropique (marginale) : tel est notre destin… (p. 57)
Que faire ? Commence ici la liste des Y’a qu’à-faut qu’on mais de toute façon c’est pas toi qui décide, l’une des nombreuses listes rébarbatives à la fin desquelles vous vous sentez bien sûr découragés, inutiles ou alors idiot utile !
Quels sont les principes du Low Tech ?
Le premier principe, c’est remettre en cause les besoins (p. 95)
Quelques suggestions qui ne coûtent rien (P. 100) : interdire les imprimés publicitaires, les sacs plastiques, recycler les pneus, éteindre les éclairages, interdire l’eau en bouteille, teindre en couleur naturelle – même si elles sont pâlottes – organiser des prêts d’outils intracommunautaire ou villageois, généraliser la tonte par les lapins ou les moutons, brider les moteurs de voiture à 120, voire 90, mettre des pulls supplémentaires en hiver, chauffés alors à 16° ou 18°, se chauffer soi-même plutôt que la pièce, rationaliser le recyclage du verre : le saviez-vous ? « des technologies coûteuses à base de capteurs optiques émergent pour trier le verre blanc du verre coloré », qui empêche un recyclage aisé… n vaudrait-il pas mieux trier en amont le verre blanc du verre coloré ? mieux : interdire la production de verre coloré ? (p. 99 à 103)
Voici la matrice éco-liberticide (p. 105)
Concevoir et produire réellement durable (p. 106), on l’aura compris, n’est pas objectif si facilement atteignable. Il faudra relocaliser les externalités négatives : avoir sous les yeux le patron maltraitant et la pollution, les déchets, peut aider à orienter sa consommation. (p. 107) Mais le local a ses limites : même un vélo contient « plusieurs centaines de pièces élémentaires dont la plupart ont un contenu technique qui n’est pas maîtrisable « localement » (p. 108) Dans d’autres domaines, on pourrait envisager de revenir à l’ancien modèle, comme pour le thermomètre à mercure (p. 109).
Continuons : n’utiliser que 4 formats standards de bouteille en verre blanc (p. 110) et on comprend son exaspération à travers certains exemples en faveur du développement durable. Le chargeur universel : « outre le côté un peu ridicule de l’affaire (un chargeur doit contenir quelques bobinages de cuivre, mais il est évident que l’essentiel de la pollution, en amont ou en aval de la fabrication, est dans le téléphone lui-même), mon cœur frémit lorsque je pense à toute cette entropie générée, tous ces efforts déployés – spécialistes mondiaux et employés d’administrations internationales se réunissant en séminaires après de longs voyages en business class, rapports épais, commissions diverses et dossiers auprès des organismes, conférences téléphoniques internes – pour un résultat médiocre et balayé par l’arrivée des smartphones. » (p. 111)
Oui, mais continuons…
Il faudra orienter le savoir vers l’économie de ressources (p. 114) et mieux répandre ce savoir entre nous, quitter un peu la spécialisation et il y a tant à apprendre ! Rechercher l’équilibre entre performance et convivialité, selon la définition de Ivan Illich : « j’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité et non au service d’un corps de spécialistes. » (p. 117) Dans cette perspective, il est possible que les éoliennes géantes ne soient pas de meilleures solutions que plusieurs petites… (p. 119) Relocaliser sans perdre les (bons) effets d’échelle, mais là encore, tout dépend de ce que nous choisissons de produire (p. 121), nous pourrions en effet créer « de nouveaux dégâts environnementaux collatéraux en réinstallant des productions locales : il faudrait trouver de nouvelles friches industrielles, installer de nouveaux équipements, consommer des espaces et des ressources maintenant pour un gain futur espéré sur les coûts du transport. » (p. 123) La main invisible du marché nous a menés trop loin ? Sans doute faudrait-il revoir nos besoins, à la base (p. 134), remettre de l’humain et « démachiniser » les services tout en restant modeste (p. 140). Enfin, voici les sept commandements des low tech :
A ce stade de ma lecture, je commence à souffrir de l’aspect Y’a qu’à-faut qu’on mais de toute façon c’est pas toi qui décide et de l’allongement de la liste des recommandations, du type réduire les exploitations agricoles et diversifier leurs activités en mêlant élevage et agriculture (p. 152), recréer des haies, alterner légumineuses et céréales (p. 154). On notera tout de même, à ranger dans les arguments, qu’en Italie, on trouve 3 fois plus d’exploitations agricoles qu’en France, pour deux fois moins de surface (p. 154). Manger moins de viande, oui, mais surtout manger directement ce qu’on produit pour nourrir les animaux (p. 156) et bien sûr, le fameux sujet des toilettes sèches puisqu’il faudrait « idéalement, récupérer les précieux azote, phosphore et potassium dans les urines et matières fécales. » (p. 158) Conformément à nos attentes, la partie transport recommande le vélo, les pieds et PHILIPPE BIHOUIX élabore de savants calculs pour nous montrer qu’on pourrait travailler deux ou trois jours par semaine, dormir sur notre lieu de travail avec un lit de camp qu’on transporterait avec notre super vélo, que les économies de bagnoles permettraient également des économies militaires à l’autre bout de la planète et des économies sur les soins aux bâtiments et aux personnes après pollution au gaz d’échappement… (p. 170) Pour le bâtiment, PHILIPPE BIHOUIX repart sur les conseils hors de portée comme arrêter les grands travaux d’infrastructure… mais concrètement, comment fais-je ? (p. 174) et puis bien sûr, partir moins loin, acheter moins de jouets -surtout en plastique – moins se maquiller, éviter les horribles cosmétiques au plomb ou aux nanoparticules, recycler ses habits etc. D’une manière générale, toujours et encore réduire ses besoins, préférer – voire imposer – la lenteur, fabriquer soi-même, préférer les sports simples, économiser le numérique (p. 189), d’autant plus qu’il semble permettre une multiplication de la connerie ! Le secteur digital consomme 10% de l’électricité mondiale ; nous serons peut-être sauvés par l’ordinateur quantique, mais en attendant, notons par exemple que « l’intégralité du site Wikipedia en anglais correspond à une taille de 9 giga-octets, soit l’équivalent de… deux films en format DVD. Alors que le site compte parmi les dix plus visités au monde, Wikipedia utilise « seulement » mille serveurs répartis dans différents pays. Les raisons ? Pas de vidéos haute définition stockées, architecture optimisée et intelligente etc. » (p. 200) autant dire que Facebook, Twiter – maintenant X – sont loin d’une telle gestion. Et pourtant, l’électronique et l’électricité de nos jours… qui prétend pouvoir s’en passer ? mais peut-être pouvons-nous envisager de mutualiser les équipements ? (p. 201)
La suite, sur les banques, les retraites qui semble mission impossible quelle qu’en soit la forme, le démantèlement des centrales nucléaires me laisse pantoise (p. 205) Plus loin, et avec prudence, PHILIPPE BIHOUIX s’attaque à l’amour : profiter des bijoux qui existent déjà au lieu d’en fabriquer de nouveau, couper les fleurs du jardin en été et cesser de faire voyager, surgelées, des fleurs cultivées trop loin de nous, se séduire avec un poème plutôt qu’une voiture de sport… (p. 211) Quitter l’injonction religieuse ou celle du PIB qui nous pousse à faire trop d’enfants, en effet : « plus nous ferons des progrès pour allonger la durée de la vie, plus nous devrons nous restreindre sur le nombre d’enfants. » (p. 212) et puis, dans les zones urbaines, des lombricomposteurs et des cochons dans les cours des immeubles pour limiter drastiquement nos déchets ; et pour finir, mourir dans un linceul et être enterré au fond du jardin… la crémation pollue et enlève le retour d’un tas de nutriment à la terre.
Toutes ces pistes me font immanquablement penser à ce roman d’anticipation dont j’ai parlé sur mon site, ici même ! Ecotopia !
La transition est-elle possible ?
Alors, voilà la fameuse et épineuse question de l’échelle et de qui c’est qui s’y jette en premier ? PHILIPPE BIHOUIX argue avec justesse que pour l’abolition de l’esclavage, les discussions et les réticences étaient les mêmes : celui qui abolit en premier se fera bouffer par les autres ! Il oublie de dire que derrière la belle abolition, il y avait la garantie du pétrole, bien moins cher à entretenir et nourrir qu’un esclave. Mais soit, PHILIPPE BIHOUIX rêve d’une société où les héros de demain seraient paysans, chiffonniers, cordonniers, mécaniciens, menuisiers, réparateurs d’électroménager ou d’informatique… tandis que banquier et comptable, juristes et publicitaires disparaitraient. « Un retour massif de l’artisanat et de la petite industrie donc des métiers manuels, n’empêcherait pas de maintenir parallèlement la possibilité de mener des études poussées et intéressantes » (p. 262) à condition d’allier dans une même vie travaux manuels et travaux intellectuels. Et puis a-t-on vraiment d’autre choix que d’essayer quelque chose !?
Et la version longue du résumé… en PDF ! (et en couleurs !!)