Je découvre avec grand plaisir Murray Bookchin au détour d’une émission radiophonique et emprunte le seul livre que je trouve à la B.U., un recueil de textes publiés entre 71 et 76 :
- Au-delà de la rareté
- Spontanéité et organisation
- Vers une technologie libératrice
- Écologie et pensée révolutionnaire
- Pour une société écologique
- À propos du mouvement écologique, pouvoir de détruire, pouvoir de créer
- La « crise de l’énergie », mythe et réalité
- Énergie, « écotechnocratie » et écologie.
Malgré son côté daté, années 70’, il expose des idées qui pourraient paraître innovantes encore aujourd’hui, puisque l’ordre du monde, loin de concrétiser les ambitions peace and love (oxymore ^^) des années 70’ s’est plutôt fortement capitalisé et que les inégalités se sont désespérément creusées.
Alors, pourquoi le lire ? Au-delà des idées de gauche rebattues, j’y ai trouvé tout de même quelques pistes étonnantes, parfois rafraichissantes, surtout au regard des préjugés que je pouvais avoir, et je parle préjugés plutôt positifs.
Une critique de la gauche… encore, et déjà !
La critique acerbe et amère de la gauche, des communistes et des socialistes surtout, c’est devenu la tarte à la crème rance… Cependant, pour M. B., et compte-tenu du contexte, l’attaque est directe : le problème de l’Etat tout puissant du modèle communiste, c’est le risque qu’il présente de ne faire que renforcer, d’après lui, la domination écrasante, uniforme et univoque d’une seule classe, gouvernante et donc par définition – presque – oligarchique. Non seulement, il faut donc abolir le capitalisme, mais également l’Etat-Nation ! Ainsi s’oppose-t-il à la nationalisation des entreprises puisqu’elle reviendrait à seulement déplacer la domination et le monopole, ainsi que la propriété des moyens de production – c’est d’ailleurs, d’après lui, une des raisons de l’échec des soviétiques.
De même, je ne m’attendais pas à trouver en Bookchin, présenté comme anarchiste, un rouge aussi peu révolutionnaire, et l’argument n’est pas stupide : à l’examen scrupuleux de n’histoire, nos révolutions européennes n’ont fait que permettre le remplacement d’une classe par une autre.
Et pourtant, il appelle de ses vœux un changement radical. Comment faire ?
Entrons un peu dans le texte, qui développe une idée de révolution par le bas, spontanée, contagieuse, qui surgit, émerge et finit par tapisser le réel…
Qu’est-ce que cette spontanéité ? « c’est un comportement, des sentiments et des pensées libres de contraintes externes, de restrictions imposées. » (p. 54)
(p. 48) Jusque-là, les révolutions n’ont fait que remplacer une domination par une autre, elles n’ont fait que remplacer le règne d’une classe par celui d’une autre. Il faut viser une véritable révolution, non prolétarienne justement, « car elle ne sera plus l’œuvre d’une catégorie particulière de créature de la société bourgeoise, de la morale du travail, de la discipline de l’usine, de la hiérarchie industrielle et de ses valeurs. La révolution sera une révolution du peuple selon la signification authentique de ce mot. » (p. 50)
Son idée phare qui revient souvent : « A notre époque, qui est celle de la révolution finale, généralisée, la technologie, qui a dépassé l’ère de la rareté, rend possible d’établir immédiatement l’intérêt général sur les bases solides de l’abondance matérielle pour tous et de la suppression du travail en tant que malédiction inhérente à la condition humaine. »
Voilà l’une des idées phares de Bookchin, la rareté :
Au-delà de la Rareté
Cet au-delà de la rareté, ce n’est ni l’abondance ni la surconsommation, c’est le stade où les populations n’auraient qu’un moindre besoin de travailler pour répondre à leurs besoins clairement identifiés, comme l’avaient défini les Grecs, eux qui « méprisaient les sociétés ou les individus en proie à des désirs illimités. » (p. 13)
Quand l’aspiration à la liberté devient plus importante que l’aspiration à la justice, c’est mauvais signe.
Selon Bookchin, l’idéologie bourgeoise est aujourd’hui composée d’éléments anciens provenant de la domination, si anciens qu’on les prend parfois à tort pour des constituants de la « nature humaine » : il s’agit des valeurs de la hiérarchie, du sexisme et de l’esprit de sacrifice.
Je note que ce sont des éléments piliers des religions du Livre ^^
Or ces 3 éléments ne disparaitront pas, ni dans l’instauration d’un état socialiste ou même ouvrier, ni dans une révolution réformatrice.
Alors qui sont les bourgeois ? « Quiconque vit dans une société bourgeoise a des « origines bourgeoises », qu’il soit ouvrier ou étudiant, jeune ou vieux, noir ou blanc. Dans quelle mesure on devient un bourgeois, cela dépend exclusivement de ce qu’on accepte de la société bourgeoise. Dès lors que les jeunes rejettent la consommation, la morale du travail, la hiérarchie et l’autorité, ils sont plus prolétariens que le prolétariat. » (p. 39)
On l’aura compris, la bourgeoisie et l’ordre bourgeois, c’est l’acceptation, voire la vénération de la hiérarchie.
Pouvons-nous sortir de l’ordre bourgeois ?
Pour Bookchin, nous assistons à une nouvelle ère des Lumières, un Eclairement « qui met en question non seulement l’autorité des institutions et des valeurs établies mais l’autorité en tant que telle (…) cet éclairement « décompose lentement la famille patriarcale, l’école en tant que système de socialisation répressive, l’institution de l’Etat et la hiérarchie de l’usine. » (p. 51)
Or, justement, cet au-delà de la rareté qui semble accessible dans les années 70’, pourrait permettre de sortir de la hiérarchie… et de l’ordre bourgeois :
« Dès lors que la cybernétique et l’automatisation permettent de réduire presque à rien le travail, rien ne peut apparaître plus inepte à la jeunesse que de trimer pendant toute une vie. Dès lors que l’industrie moderne est en mesure de produire l’abondance pour tous, rien n’apparaît plus pervers aux pauvres que d’avoir à passer toute leur vie dans la misère. Dès lors qu’existent les ressources qui permettraient l’égalité sociale, l’assujettissement dans lequel sont maintenues les minorités ethniques, les femmes et les homosexuels est ressenti par eux comme un crime. Des contradictions de ce type, on pourrait en énoncer autant qu’il a surgi de problèmes qui font les affres actuelles de notre société. Dans son effort pour maintenir la rareté, le travail, la pauvreté et la soumission en dépit de la possibilité croissante de dépasser la rareté et de vivre dans le loisir, l’abondance et la liberté, le capitalisme se révèle de plus en plus clairement comme la société la plus irrationnelle, la plus factice de l’histoire. La société apparaît désormais comme une force totalement aliénée, autant qu’aliénante. » (p. 28)
Aujourd’hui, les Etats-Unis occupent une place prépondérante, celle occupée par la France au XVIIIè-XIXè, l’Angleterre au XVIIè ou la Russie au Xxè : le colosse industriel qui fournit plus de la moitié de la production mondiale avec à peine plus de 5% de la population mondiale ET le centre de la révolution sociale qui peut balayer la société hiérarchique. (p. 36) La crise actuelle (on est dans les années 70’) peut tout bouleverser : « Dans sa logique ultime, la lutte de libération des Noirs est la lutte contre l’impérialisme, de même, la lutte pour l’équilibre écologique est la lutte contre la production marchande, de même encore, la lutte pour la libération des femmes est la lutte pour la liberté humaine. » (p. 37)
Le mode de vie utopique peut être prôné avec le rejet de l’ordre bourgeois, c’est-à-dire entre autres, la répression sexuelle, la monogamie, la vie urbaine, la compétition, la propriété, la hiérarchie et l’Etat. (p. 29) Autrement dit, « le révolutionnaire doit se poser le pb du style de vie s’il tient à préserver son intégrité et à disposer des ressources psychologiques qui l’empêcheront de laisser subvertir le projet révolutionnaire par les valeurs bourgeoises. » (p. 29)
Bien sûr, Bookchin n’est pas naïf et évoque les difficultés… : Il est en effet difficile de sortir de l’état de dépendance :
« la dépendance existe toujours. Mais si l’on veut comprendre la distinction entre domination et complémentarité, il est essentiel de voir comment et pourquoi elle existe. » Et en effet, les enfants, les personnes âgées dépendant des autres plus vaillants et adultes. « Dans la société hiérarchique, la dépendance entraîne habituellement l’assujettissement de l’autre et le déni de son identité. Les différences d’âge, de sexe, de mode de travail, de niveau de connaissance, de penchants intellectuels, artistiques et affectifs, d’apparence physique, etc. – toute cette infinité diversité qui pourrait donner matière à une constellation de relations et d’interdépendances enrichissantes – tout cela est reformulé en un système objectif d’autorité et d’obéissance, de supériorité et d’infériorité, de droits et de devoirs, de privilèges et de privations. » (p. 67)
Par ailleurs, il semble difficile de dépasser son moi dominateur… « le moi occidental, en tout cas sous ses formes masculines, est un moi d’appropriation et de manipulation tant dans sa définition de lui-même que dans la définition de ses relations. » (c’est un peu plus étendu, bien que pas absolument répandu) (p. 43)
L’anarchie s’oppose ici avec beaucoup de clarté à la hiérarchie
Un peu de subtilité pour comprendre où veut en venur Bookchin : dans le contexte actuel, une revendication du moi n’est pas nécessairement une revendication égoïste.
Le mouvement socialiste est à la traîne… et comprend mal la contre-culture (des années 70’) Il aurait tendance à fustiger l’individualisme bourgeois alors qu’il est mal compris : « qualifier d’individualisme bourgeois » la revendication du moi en train d’émerger est une grossière méconnaissance des aspirations existentielles les plus fondamentales à la libération. Le capitalisme ne produit pas des individus mais des atomes égoïstes. Méconnaître ainsi la revendication d’une société auto-gestionnaire et réduire à une vision économiste de la « liberté » les aspirations du sujet mène tout droit à ce communisme grossier que le jeune Marx flétrissait si justement dans ses manuscrits de 44. » (p. 46)
Voici donc exposé dans ses grandes lignes le contexte du concept de municipalisme libertaire pour lequel Bookchin est connu.
Le Municipalisme Libertaire
Le municipalisme libertaire veut ressusciter la politique dans le sens ancien du terme : construire et étendre la démocratie directe locale de sorte que les simples citoyens prennent des décisions relatives à leur communauté et à la société dans son ensemble.
En somme, il faut créer des structures à côté – cela fonctionnerait dans un fédéralisme organisé entre communes. L’assemblée confédérale aurait un rôle exécutif et administratif.
Une excellente émission explique ce concept à force de schémas et illustrations :
Mais on ne peut s’empêcher de penser que tout ce concept repose sur le pari d’une technologie au service de tous, bien pensée et aux bénéfices intelligemment répartis sur la planète. Or, force est de constater, cinquante ans plus tard, que tel n’a pas été le chemin emprunté, ni toujours, ni partout.
Aussi la technophilie de Murray Bookchin peut-elle paraître bien souvent obsolète !!
Malgré quelques précautions oratoires que je retranscris ici : « Je ne prétends nullement que la technologie soit nécessairement libératrice ni constamment profitable au développement de l’homme ; pas plus que je ne crois que les machines et la mentalité technologique nous condamnent à être leurs esclaves (…) ce que je veux montrer c’est qu’un mode de vie organique dépourvu d’armature technologique serait aussi incapable de fonctionner qu’un homme dépourvu de squelette. » (p. 81) B. M. parle tout de même de technologie libératrice !! D’ailleurs, Marx et Engles n’écrivent-ils pas, en 1846 que le développement des forces productrices « est une condition pratique préalable absolument indispensable car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale et avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue. » (p. 83) Voilà qui situe le communisme de façon presque intrinsèque dans une ère technologique en tout cas, et plutôt avancée, et pas vraiment à l’âge de pierre.
Comment convaincre les gens de cette technophilie modérée et libératrice ? Là, M. B. propose les voix de Bakounine selon lequel « la coutume suffirait à soumettre les tendances anti-sociales d’un individu aux valeurs et aux besoins de la collectivité dans que la société doive utiliser la contrainte. » ou Kropotkine, qui invoque carrément « le penchant de l’homme à l’aide mutuelle – instinct essentiellement social – comme garant de la solidarité dans la communauté anarchiste » (p. 85)
Il attire notre attention cependant sur les conditions de travail et notamment sur la mine, décrite comme « la concrétisation quotidienne du mythe de l’enfer : un monde abrutissant, sinistre, mort où le travail ne peut être que mécanique » (p. 98) et prône « la suppression de l’exploitation minière comme domaine d’activité humaine », symbole et condition d’une technologie libératrice.
Voilà la voie à suivre… et ce n’est pas celle que nous avons suivie :
La suite de l’article est l’examen minutieux des promesses contenues dans toutes les nouvelles technologies des années 70’… et pensons que l’ordinateur pointait tout juste son nez…
Et notre « crise énergétique » ?
Comme on le sait, les problèmes environnementaux commençaient à être bien connus dans la population et le fameux rapport Meadows, les limites à la croissance venait de sortir : or Bookchin ne croit pas à la crise énergétique et voici ce qu’il en dit : « On cherche à donner l’impression qu’en ce qui concerne ces ressources, nous sommes au bout du rouleau, que l’on touche réellement le fond des réserves de pétrole et de gaz naturel. Or cette impression est totalement erronée. Partons du problème de la relation entre « ressources naturelles » et besoins humains. Notre société capitaliste fondée sur le profit, sur la production pour la production et sur la consommation pour la consommation fausse radicalement notre conception des besoins. Il est à peine nécessaire de rappeler qu’elle dévorerait la planète entière si on la laissait faire indéfiniment. » (p. 206) Voici l’écologie anti-capitaliste qui pointe heureusement le nez !
Mais là où nous voyons que Bookchin écrit d’une autre époque : « Avec le lancement de la crise de l’énergie, une nouvelle mystique est née autour de l’expression « énergie nouvelle ». D’une façon typique de l’esprit américain, cela a pris la forme d’un rite de purification : sentiment de culpabilité à propos de l’utilisation extravagante de ressources énergétiques irremplaçables, terreur devant les conséquences apocalyptiques de la pénurie (etc.) (p. 225) : évidemment, et tout dernièrement, nous constatons avec effroi que les représentants des Etats-Unis, Trump, Musk, par exemple, se sont bien rebellés contre ce sentiment de culpabilité.

Pour terminer, je reviendrai sur le roman Ecotopia qui dépeint finalement une utopie proche de celle rêvée par Bookchin.
