Tout au long de ce livre, l’auteur montre avec amertume en quoi le métier d’ingénieur peut être une « cage dorée ». « L’intention de ce livre est de tenter d’élucider ce mystère en espérant que cette démarche permettra à quelques ingénieurs qui doutent d’y voir plus clair. Comprenons-nous bien : je n’ai pas l’ambition – et encore moins les compétences -, de leur offrir une forme de soulagement psychique. Mon projet est essentiellement d’ordre politique, car il y a un sens politique à refuser de se résigner et à déserter sa cage dorée. »
Ce moderne artisan du « business as usual » finit par se lever tous les matins pour un nouveau bullshit job, cette fois bien mieux déguisé que d’autres – mais la dissonance cognitive peut monter… lorsqu’on comprend par exemple que non, la voiture n’a pas été le miracle qui nous a permis de vivre loin, dans des pavillons toujours plus étendus, mais bien au contraire, que ces pavillons ont donné un sens à la technique de la voiture qu’il fallait bien justifier (p. 35)
Pour que cela fonctionne, il a fallu que le métier d’ingénieur devienne alléchant et enviable – l’élitisme y est donc cultivé, à travers la prééminence accordée aux mathématiques, l’intégration des sciences humaines et sociales dans un véritable cursus d’ingénieur – ce qui le distingue d’un cursus directement et exclusivement plongé dans la technique – et pour finir, la création d’une identité propre (p. 44-45).
Pourtant, les ingénieurs qui doutent, ceux en proie à la dissonance cognitive, ne s’y retrouvent plus. Pourquoi parler d’un bullshit job ? « On attend en effet d’un ingénieur de l’efficacité dans la résolution d’un problème et un respect rigoureux du cadre défini par les données de celui-ci. Sa créativité est mobilisée pour trouver la meilleure solution, mais le cadre général du problème lui est donné comme une contrainte non questionnable. A l’inverse du philosophe, l’ingénieur ne questionne pas la question. Il propose une réponse technique au problème qui lui est soumis. C’est sa capacité « à résoudre les problèmes qui est valorisée, certainement pas sa propension à se questionner sur leur bien-fondé. » (p. 46) Pire : le travail de l’ingénieur pourrait bien précisément consister à être la main ouvrée du capitalisme. D’après Noble, il serait même « historiquement conduit par les impératifs de croissance des entreprises. » (p. 51) Comme l’écrit David Graeber, Bullshit Job, 2018 : « La règle générale semble être que plus un travail bénéficie clairement aux autres, moins il est rémunéré. » (p. 52)
En poussant plus loin sa réflexion, notre auteur analyse la pensée de l’ingénieur en quelques traits, en la qualifiant par exemple d’algorithmique : « N’importe quel sujet est perçu comme un ensemble de variables pouvant être manipulées par un ordinateur, comme des éléments calculables. » (p. 63) Par rapport à son environnement, il suit Merleau-Ponty à propos de la naissance de la science moderne : « Ce ne sont pas les découvertes scientifiques qui ont provoqué le changement de l’idée de nature, c’est le changement de l’idée de nature qui a permis ces découvertes. » C’est la vision mécaniste de la nature qui donne à la science son caractère opératoire. » (p. 67) Pour l’auteur, c’est une des raisons qui expliquent que les ingénieurs se laissent volontiers séduire par les zététiciens qui s’érigent en véritables « gardiens de la raison » (p.69)
Mais finalement, l’ingénieur qui doute se trouve piégé, par sa pensée-même qui va le conduire à justifier son travail plutôt que de sauter dans l’inconnu et de tout quitter. « Il va poser le couvercle d’une histoire inventée ad hoc pour étouffer la petite voix de la dissonance. » (p. 79) L’écrivain Upton Sinclair synthétise assez bien la situation : « Il est difficile de faire comprendre quelque chose à un homme quand son salaire dépend du fait qu’il ne le comprenne pas. » (p. 89)
Finalement, l’auteur aborde le problème de l’éthique de l’ingénieur… qu’est-il juste de faire ou de ne pas faire ? « Un ingénieur, ce serait une personne qui produit quelque chose sans se préoccuper des conséquences de ce qu’il produit ? Cela semble impossible, car cela me ramène au concept de Hannah Arendt sur « la banalité du mal », chacun exécutant ses tâches dans le cadre qui lui est donné et se contentant de les appliquer en refusant volontairement de sortir du cadre et de se donner une vision d’ensemble. » (p. 99) Il va jusqu’à réfléchir au concept de servitude volontaire, notamment dans un passage Lordon-Spinoza : « Dans son livre Capitalisme, désir et servitude, Frédéric Lordon critique pour sa part l’expression de La Boétie, la « servitude volontaire », arguant que l’oxymore « vaut moins que la thèse qu’il désigne ». Pour Lordon, la servitude est de l’ordre de l’habitude prise, que viennent sédimenter des structures hiérarchiques et des mécanismes de dépendance, de telle sorte que l’individu ne peut s’en extraire. Il réfute donc l’idée d’une volonté d’entrer en servitude, en s’apputant notamment sur la théorie des affects de Spinoza qui nie l’existence d’un quelconque libre arbitre, la volonté n’étant qu’une illusion masquant un ensemble de désirs qui sont les moteurs de l’agir humain. Lordon souligne que la position des cadres est ambiguë, « mi-travail, mi-capital », c’est-à-dire à la fois du côté des dominants et de celui des dominés, de l’exploiteur et de l’exploité, et propose le terme de « consentement » pour caractériser cette « obéissance heureuse » qui semble les animer. » (p. 113) Mais tout compte fait, les hommes ne se croient-ils pas libres que par le fait qu’ils ignorent les causes qui les déterminent à vouloir ? (p. 117)
En guise de conclusion, l’auteur ouvre quelques pistes d’agir…
Rendre insupportable l’intérieur de la cage, en amplifiant la dissonance et en dégradant la cage…
Rendre désirable un « en dehors » de la cage au travers des alternatives et du « quotidien politique » : cela consiste à délaisser progressivement la consommation de marchandises issues d’un système productif invisible et anonyme au profit d’activités de subsistance telles que le bricolage, la fabrication d’objet, la construction, la cuisine ou la petite agriculture vivrière. Ces activités s’inscrivent dans un projet, éminemment politique, de réappropriation collective de nos moyens de subsistance. » (p. 129)
« Les 10% des plus riches à l’échelle de la planète sont responsables de la moitié des émissions totales de gaz à effet de serre. » (10)
On critique la décroissance, mais qui interroge la croissance ? « Rares sont ceux qui savent non seulement ce qu’est la croissance et comment on la mesure, mais aussi les liens complexes qu’elle entretient avec la nature, l’emploi, l’innovation, la pauvreté et les inégalités, la dette publique, la cohésion sociale, et le bien-être. Née d’une notion comptable dans les années 1930 (le Produit National Brut), elle est devenue un mythe aux mille connotations. » (p. 13)
Visiblement, on ne sort pas de ce mythe de la croissance. Comme le fait remarquer T.P., « On imagine facilement notre planète dans toutes sortes de dystopies à la Black Mirror, mais imaginer une économie où l’on produit moins qu’aujourd’hui relève de l’hérésie. » (p. 13) et pourtant, la croissance et son impératif sont bien nés quelque part et répondait bien à une fonction claire : « relancer l’économie américaine après la Grande Dépression, produire les équipements nécessaires à la guerre, sortir de la famine, éradiquer la pauvreté, assumer le plein-emploi ou reconstruire l’Europe. » (p. 13)
Or notre défi est celui de la sobriété, de la frugalité, de la modération, et de la suffisance. (p. 14) La thèse du livre : «L’argument que je défendrai ici est que la croissance n’est pas une fatalité mais un choix ». (p. 15) ou encore « Imaginer la décroissance comme transition vers une économie de la post-croissance. » La décroissance vers la post-croissance : « une économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance. » (p. 15)
En réalité, « c’est un triple défi qui nous attend : comprendre en quoi le modèle économique de la croissance est une impasse (le rejet), dessiner les contours d’une économie de la post-croissance (le projet), et concevoir la décroissance comme transition pour parvenir (le trajet). » (p. 15)
Que j’aime les annonces de plan !
La vie secrète du PIB : entre phénomène et idéologie
Le PIB est une mesure insuffisante, et cela est désormais largement connu. Des conventions statistiques ordonnancent son calcul, conventions qui ont été révisées en 60, 64, 68, 93 et 2008 mais demeurent les mêmes pour ce qui nous intéresse. Le PIB est toujours « la somme des valeurs ajoutées brutes de toutes les unités institutionnelles résidentes qui exercent des activités de production. » (p. 25) Remarquons donc que « selon cette logique, et au grand effroi des écologistes, exterminer les derniers membres d’une espèce menacée pour les vendre et les manger dans un restaurant viendrait augmenter la « valeur ajoutée » au sein de l’économie. » (p. 31)
Et l’on peut noter deux types de croissance : « l’une basée sur l’expansion du périmètre de l’économie marchande et l’autre, sur l’intensification des types de transactions déjà existantes. » (p. 32)
« Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui est compté ne compte pas forcément. » (p. 18)
Examinons avec T.P. les trois principales sources de la valeur : le temps l’effort (donc l’énergie) et la matière.
Et si on divise toutes les activités économiques en 5 familles : l’extraction, la production, l’allocation, la consommation, et l’élimination.
En principe et partant de là, l’économie peut être conçue comme « l’organisation collective du contentement » L’économie devrait être une gestion du collectif vers davantage de bonheur…
L’économiste Manfred Max-Neef répertorie neuf types de besoin : subsistance, protection, affection, compréhension, participation, loisir, création, identité et liberté. Nous y subvenons grâce à 4 stratégies existentielles : l’être, l’avoir, le faire et l’interagir.
Notons que selon l’économiste Amartya Sen, la pauvreté est l’incapacité à satisfaire un besoin, et non pas simplement un manque d’argent… cela pousse à adopter une autre vision du monde.
L’économie peut donc être redéfinie comme « l’organisation sociale de la satiété des besoins ». (p. 22) et elle se comprend selon 3 horizons temporels : « le bien-être présent, la résilience de ce bien-être face aux chocs et la soutenabilité de ce système d’approvisionnement sur le long terme. Une économie qui satisfait les besoins d’aujourd’hui aux dépens des besoins futurs est une économie vouée à s’effondrer. » (p. 23) et ce, quel que soit le mode de production, local ou mondialisé, quel que soit le régime politique, communisme ou capitalisme…
L’histoire du PIB
On l’invente à la Grande Dépression des année 1930 aux Etats-Unis : Simon Kuznets, économiste russo-américain arrivé d’Union soviétique dix ans plus tôt, a l’idée « d’agréger toutes les productions d’une économie en un seul chiffre, le produit national brut. En 53, le PNB devient un indicateur international puis se transforme en PIB : de ce fait, seules les activités implantées en France, françaises ou non, participent au PIB français. Comment le calculer ? « La somme des valeurs ajoutées brutes de toutes les unités institutionnelles résidentes qui exercent des activités de production. » (p. 25) Quel type d’activité ? « une activité exercée sous le contrôle et la responsabilité d’une unité institutionnelle, qui met en œuvre des entrées (travail, capital, biens et services) dans le but de produire des sorties (biens ou services). »
Ce qu’on lui reproche : exterminer les derniers membres d’une espèce menacée pour les vendre et les manger dans un restaurant viendrait augmenter la valeur ajoutée au sein de l’économie : cela participerait à l’augmentation du PIB !! (p. 31)
La croissance : une question de taille et de vitesse
On pourrait voir deux types de croissance, l’une basée sur l’expansion du périmètre de l’économie marchande, l’autre sur l’intensification des types de transactions déjà existantes. (p. 32)
La première revient à faire passer dans le circuit économique, donc revient à créer une transaction grâce à une activité déjà effectuée. Je pêche un poisson pour le manger : zéro. Je pêche un poisson, je le vends et avec cet argent, j’en achète un autre pour le manger, là je participe de l’expansion.
La seconde consiste plutôt à changer de téléphone trop souvent ou à suivre la mode et donc, à générer une extraction des matières premières bien supérieure à ce qui serait nécessaire. (p. 34)
Les ingrédients de l’activité économique
Qu’utilise-t-on pour produire un bien ou un service ? soit des facteurs de production émergés : heures de travail des salariés rémunérés, électricité achetée par exemple ; soit immergés, comme la nature, les connaissances et les institutions, par exemple.
Or certains économistes, comme Robert Solow, à force de formaliser en chiffres, entrées et sorties, en arrivent à dire de telles absurdités : « le monde peut en fait se passer des ressources naturelles ». (p. 37) Incroyable, mais vrai. Autre facteur dont on ne peut se passer : le travail humain. Puisque le travail des machines, puise également dans les ressources naturelles !
« En résumé (p. 42), nous confondons deux types de progrès. Il y a d’un côté un progrès anthropologique qui permet de mieux satisfaire des besoins avec moins de ressources, qui s’apparente à un progrès économique, dans le sens de l’objectif originel de l’économie (contenter de la matière la plus parcimonieuse possible, la parcimonie prenant ici la forme d’une baisse des volumes de production). L’autre type de progrès (le « progrès technique » des économistes) ne prend en compte que les valeurs monétaires, donnant alors l’illusion comptable d’un enrichissement, alors que souvent, cette meilleure productivité ne reflète que la transformation d’une richesse sociale et/ou écologique en richesse financière. »
L’idéologie de la croissance
Une fois celle-ci imprimée dans les esprits, il devient bien difficile de s’en départir et TP l’exprime bien : « l’habitus de la croissance devient sens commun dans une société où tout le monde porte les lunettes du capital et où le principe de rentabilité s’institutionnalise comme une éthique. « Dans une économie capitaliste, il sera bien difficile de ne pas agir en homo oeconomicus, de ne pas calculer, de ne pas rationaliser et de ne pas participer, d’une façon ou d’une autre, à la course au profit, tant les structures, infrastructures et institutions qui nous entourent sont faites pour cela. »
Pour conclure, « l’idéologie de la croissance exponentielle et perpétuelle est une anomalie sociohistorique. La croissance est l’exception, et non la règle. L’expérience humaine, qu’elle soit biologique, psychologique, ou sociologique, est une expérience des limites et de la finitude. […] En pleine crise écologique et devant l’impératif de réduction de notre consommation de ressources naturelles, ce « mal infini » dont parlait Durkheim est un fléau. » (p. 52)
L’impossible découplage / la transition énergétique et lerecyclage, de fausses solutions
Dans ce chapitre, TP montre comment le découplage de l’économie et de l’écologie est impossible ; à savoir comment développer la première sans détruire la seconde ? La thèse de TP dans ces pages : « l’impression d’un découplage significatif du PIB et de la charge écologique est une illusion, et cela pour au moins cinq raisons : on ne parle que de carbone ; on ne comptabilise pas les importations ; le découplage n’est souvent que temporaire ; les ordres de grandeur sont loin d’être suffisants ; et on ne prend pas en compte le fait que ce verdissement est partiellement expliqué par les faibles taux de croissance du PIB. » (p. 57) à la suite de ces arguments, TP expose plusieurs limites au découplage.
Il faut de l’énergie pour avoir de l’énergie ! L’outil EROI permet de calculer le taux de retour énergétique (Energy Return on Energy Invested ou EROI), soit le rapport entre la quantité d’énergie rendue disponible et la quantité d’énergie qui doit être dépensée pour l’extraire. Par exemple, un EROI de 10/1 pour le pétrole signifie qu’il faut brûler un baril de pétrole pour en extraire dix autres. Et oui, car il faut de l’énergie pour avoir de l’énergie ! Et depuis quelques trente ans, le taux de retour énergétique ne fait que baisser, ce qui est logique : les ressources ne sont pas illimitées et deviennent même de plus en plus difficiles à obtenir ! (p. 71)
L’efficacité énergétique ne nous a conduits qu’à consommer davantage, jusque-là en tout cas. « C’est le « paradoxe de Jevons», du nom de l’économiste britannique William Stanley Jevons qui, au XIXè, démontra que l’amélioration des rendements des machines à vapeur s’était suivie non pas d’une baisse, mais d’une augmentation de la consommation totale de charbon. » (p. 72) C’est le fameux effet rebond !
Même si en apparence, le secteur industriel est beaucoup plus émetteur que le secteur tertiaire, ce dernier n’est pas sans empreinte, et la fameuse dématérialisation n’existe pas vraiment, d’autant moins que nous avons nos ordinateurs, tablettes, internet et téléphone. « Les technologies de l’information et de la communication émettent 830 millions de tonnes de CO2 chaque année à l’échelle de la planète, soit 4% des émissions mondiales en 2020. » (p. 77) et on nous promet des hausses jusqu’à cinq fois plus d’ici 2030.
Le fameux recyclage, qu’est-on vraiment en droit d’en attendre ?
Tous les déchets ne peuvent pas être recyclés : « sur les 100 milliards de tonnes de ressources extraites chaque année, 37 milliards sont irrécupérables. » Parfois, le recyclage est trop complexe. « Sur les 130 milliards de tonnes de plastiques de déchets plastiques en 2019, 35% furent brûlés, 31% enfouis en décharge et 19% rejetés directement en pleine nature. » (p. 81)
Une économie strictement circulaire est vouée à décroître. « dans une économie qui utilise de plus en plus de ressources, la quantité de matériaux utilisés qui peut être recyclée sera toujours inférieure à la quantité de matériaux nécessaire pour produire plus, même si on pouvait recycler 100% des déchets sans utiliser la moindre énergie. » (p. 82)
On ne peut évidemment pas recycler à l’infini. « le recyclage d’une tonne de ferraille permet d’éviter l’équivalent de 57% des émissions de CO2 nécessaires à la production d’une tonne d’acier primaire. » (p. 83) Les bouteilles en plastique deviennent des vêtements, le papier ne peut être recyclé que 6 fois grand maximum. Au-delà, les fibres ne tiennent plus.
2020, l’économie mondiale a consommé 100,6 Gt de ressources naturelles :
50,8 Gt de minerais
10,1 Gt de métaux
15,1 Gt de combustibles fossiles
24Gt de biomasse.
De cet ensemble,
37Gt finissent en déchets irrécupérables car dispersés dans l’environnement
32,6 sont stockés dans les bâtiments et voitures
32,6Gt sont jetées
La majeure partie, 74%, n’est pas recyclée ! Seuls 8,6Gt de matériaux pourront être utilisés l’année suivante.
Marché contre société / la marchandisation fausse les rapports
Le temps de travail d’un humain n’est pas infini. « Avec 30 millions de personnes actives, et en enlevant 8h de sommeil quotidien et les jours de repos, la force de travail théorique est de 145 milliards d’heures par an. » (p. 96) Compte-tenu de cela, est-ce que le progrès technique nous fait gagner du temps ? Tout est une question de calcul : « Dans les années 1970, Jean-Pierre Dupuy, ingénieur polytechnicien, affirmait selon cette logique que « la vitesse généralisée de l’automobile [estimée à 16km/H] est, en général, inférieure à celle de la bicyclette : il faut en fait compter tout le temps d’extraction, de transport, de fabrication ; il faudrait calculer l’empreinte temps. (p. 100)
« Quand on entend « croissance » d’une économie développée, il ne faut pas penser à l’apparition miraculeuse de richesse, mais plutôt à l’augmentation de quelque chose au prix de la réduction d’une autre ». (p. 102) Voilà qui prête à méditer !
TP donne l’exemple d’une crèche organisée collectivement et gratuitement par les parents d’un même quartier. Cela aura pris du temps d’organisation, aura généré des liens, et ne fonctionnera que sur une base d’une dizaine de personnes impliquées. Si peu à peu ces mêmes personnes se tournent vers un service payant, la crèche gratuite ne pourra plus fonctionner. Mais le PIB croîtra et participera de la croissance économique. Peut-être sera-ce cependant un peu triste (p. 105) « Cette idée sera reprise par Herman Daly évoquant une « croissance antiéconomique » par Jan Drewnowski avec l’image d’une « ligne d’affluence » à ne pas dépasser, et par Manfred Max-Neff et son « hypothèse du seuil » à partir duquel s’efforcer de croître devient contre-productif comme stratégie de développement. Selon ces auteurs, la prospérité ne serait pas une histoire de croissance infinie (d’accumulation), mais plutôt de taille optimale (de suffisance). » (p. 106)
Mais en fait, qu’est-ce qui est susceptible d’être marchandisé ?? « quelque chose qui n’est pas comparable, mesurable, commensurable et appropriable ne peut pas être échangé sur ce marché ». (p. 109) Pire, ce qui peut finalement être vendu perd de sa valeur. Un ami qu’on paierait pour être le nôtre n’aurait sans doute pas le même attrait qu’un ami authentique. On pourrait ici entrer dans le détail des mécanismes de l’amour ou de l’amitié, et ce qui les rend si estimable, et questionner à l’infini leurs véritables motifs. Pour approfondir ce sujet, TP cite l’ouvrage de Karl Polanyi « The Great Transformation ». (p. 113)
Marcel Mauss dans son Essai sur le don évoque également l’exactitude et surtout l’immédiateté de l’échange marchand, la monnaie permet de différer et de rendre anonyme la dette ; or « c’est l’impossibilité de rembourser immédiatement et exactement ce que l’on doit qui fait vivre le lien social. » (p. 115)
Fausses promesses / le ruissellement n’existe pas – ou plus !
Est-ce que la croissance va éradiquer la pauvreté ? « des années 1960 au milieu des années 1970 se forme un surplus macroéconomique représentant près de la moitié du revenu total. En 2013, ce surplus a atteint 42% du revenu national, soit environ 900 milliards d’euros et l’ordre de grandeur a peu varié depuis (le surplus était de 44% en 2021 selon les dernières estimations de Pierre Concialdi). Ce chiffre est extrêmement précieux : il montre qu’il est théoriquement possible que tout le monde vive décemment, nous avons assez de richesses pour cela. Par conséquent, la croissance économique n’est plus une condition nécessaire pour éradiquer la pauvreté en France. » (p. 121)
Alors que faire ? TP propose une meilleure répartition de la valeur ajoutée, bien sûr, une généralisation des services de l’état, comme la gratuité des premiers mètres cubes d’eau et d’une quantité minimale d’électricité ; et le tout gratuit des transports locaux ; comme c’est le cas à Dunkerque ainsi que dans plus d’une soixantaine d’autres villes en France. » (p. 123)
Et j’entends déjà les grincheux dire « ah oui bah c’est qui qui paye alors ??? » et bien c’est toi ! Donc prends ton bus que tu paies plutôt que ta voiture, hein !!
Le problème des inégalités, c’est qu’elles s’auto-amplifient : « la richesse ne ruisselle pas vers le bas, on aurait très bien pu se passer de 21% de la croissance depuis les années 1980 (cette partie de la croissance des revenus qui a été captée par ceux qui étaient déjà riches.) » (p. 128)
Si l’on veut créer de l’emploi, on peut produire davantage, mais on vient de voir que ce sera difficile. On peut aussi travailler plus lentement ou moins longtemps. On peut également supprimer les métiers inutiles ou bull shit job… or « c’est souvent le contraire, les emplois les plus utiles du point de vue des besoins – les aides-soignants (salaire mensuel brut 2292 €), les gendarmes, les enseignants, les éboueurs sont moins bien payés que les agents immobiliers, les courtiers et les employés de cabinets de conseil ou les banquiers d’investissement. (p. 134)
Mais en fait, TP propose qu’on sorte le travail de sa marchandisation : il s’agit d’une activité bien trop centrale pour la survie du groupe pour être soumise aux lois du marché. (p. 137) – et c’est un peu la proposition de Bernard Friot.
D’autant que courir après le PIB ne rend pas les gens plus heureux : « Dans un article de 1974, Easterlin présentait une trentaine d’enquêtes menées dans dix-neuf pays différents sur le lien entre PIB et bonheur. Résultat : bien qu’il existe une corrélation positive entre les deux variables, ce lien s’estompe après un certain niveau de revenus par habitant. D’où les références aujourd’hui au « paradoxe d’Easterlin », cette situation où les sociétés continuent de s’enrichir sans pour autant augmenter leur bien-être. ».(p. 144) Ces sociétés où on prend des anti-dépresseurs… pire :
« Une infirmière australienne en soins palliatifs a catalogué les cinq regrets les plus fréquents chez les mourants : n’avoir pas suivi ses rêves, avoir trop travaillé, n’avoir pas eu le courage d’exprimer ses sentiments, n’avoir pas assez de temps avec ses amis, et ne pas s’être donné l’opportunité d’être heureux. Personne ne regrettera sur son lit de mort de n’avoir pas assez contribué au PIB. » (p. 145)
Plus un pays est égalitaire, moins il y a de violences, de vols, de délinquance. Selon l’épidémiologiste Richard Wilkinson, « si le Royaume-Uni venait à réduire de moitié les inégalités de revenus, le pays pourrait diviser par deux ses taux de criminalité et d’obésité, se débarrasser de deux tiers des maladies mentales, réduire l’emprisonnement et les grossesses des adolescentes de 80% et augmenter le niveau de confiance de 85% – et tout ça sans croissance du revenu national. » (p. 146)
Petite histoire de la décroissance
Quand on s’oppose avec véhémence à la décroissance, on est souvent loin d’imaginer ce que le terme recouvre et quel chemin la notion a déjà parcouru et qui commence au moins dans les années 60. (p. 155) Les années 70 si fertiles en révolutions en tout genre, parfois avortées, avaient porté la notion d’objecteur de croissance et c’est ce qui évolue vers la décroissance ou la post-croissance des années 2000. Même si on trouve des mentions de la décroissance au début du XXè, le célèbre The Limits to Growth, 12 millions de ventes et traduit en 37 langues, marque une étape. TP fait l’inventaire de tous les travaux à ce sujet. Le premier livre prônant véritablement la décroissance sort en 2003 : Objectif décroissance. Vers une société harmonieuse. (p. 167)
La question intéressante que la réflexion soulève est celle du lien entre croissance et bien-être. « c’est donc à la décroissance qu’il faut travailler : à une société fondée sur la qualité plutôt que la quantité, sur la coopération plutôt que la compétition, à une humanité libérée de l’économisme se donnant la justice sociale comme objectif. » (p. 167) On parle désormais de décroissance soutenable, d’un au-delà de la croissance, les mouvements politiques s’en emparent, les intellectuels et chercheurs également, deux penseurs notamment : Serge Latouche et Paul Ariès. En 2005, ce dernier publie Décroissance ou Barbarie (p. 169) : il parle d’une décroissance équitable, liant écologie et lutte contre les inégalités. Il la décompose en treize chantiers : détruire l’idéologie du progrès, celle du consumérisme, et celle du travaillisme ; relocaliser, organiser la gratuite des biens essentiels, respecter la nature, retrouver un mode de vie authentique, en lien avec le corps, le temps, et l’espace ; garantir d’autonomie, resymboliser la société et développer le mouvement pour la décroissance. Serge Latouche le suit en 2006 avec Le Pari de la décroissance : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, et recycler, et tout le programme assorti.
Le sujet est vivace en France ; les publications se multiplient, les cours émergent : le premier à Sciences Po Paris, d’autres universités européennes suivent. TP a recensé 112 mémoires et thèses sur le sujet. Les ouvrages sont désormais nombreux ; Serge Latouche signe même un QSJ mais TP nous conseille The Future is Degrowth : a guide to a world beyond Capitalism – 2022 – qui propose une revue conceptuelle presque complète de la notion, géographique et historique.
Quand on voit tout ce travail, on se demande bien qui n’est pas encore convaincu. L’idée a même fait des petits : on parle de société mature, de post-croissance ou encore une société du Bien Vivre (p. 179) mais les politiques ne suivent pas. Il semble encore bien difficile de défendre la décroissance comme programme politique tant sa compréhension demeure approximative et caricaturale pour la majorité des citoyens.
La décroissance pourrait être définie comme la réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être. (p. 219) : comment y parvenir ?
Un chemin de transition
TP propose des pistes : organiser un ralentissement, interdire la publicité pour les objets trop polluants. Une stratégie politique de décroissance pourrait être 1. Alléger l’empreinte écologique 2. De manière démocratique 3. Dans un esprit de justice sociale et 4. Dans le souci du bien-être.
« Le défi est d’organiser une décroissance coordonnée où moins consommer incite à moins produire, et vice versa. » (p. 201)
Les leviers sont l’interdiction, le rationnement et la fiscalité. (p 199) La transition doit être anticipée, organisée et choisie, sans quoi nous allons dans le mur. (p. 201) Seules trois issues sont possibles : récession, effondrement ou décroissance… à vous de choisir ! Il va falloir planifier, ce qui n’a rien d’extraordinaire : tout le monde planifie, même le néo-libéralisme. Et rappelons que la France peut se permettre de perdre des profits, mais pas de perdre sa biodiversité et ses éco-systèmes (p. 205). Les responsabilités peuvent être communes mais différenciées. « c’est une logique de « contraction et convergence » : décroissance pour les privilégiés (contraction), et croissance pour ceux qui en ont le plus besoin (la convergence). » (p. 207) « Les inégalités carbone ne sont plus (ou en tout cas moins) une question de divergence entre pays mais de divergence entre classes sociales. Aujourd’hui, les 10% les plus riches à l’échelle de la planète sont responsables de 47,6% des émissions totales soit 4 fois plus que la moitié la plus pauvre de l’humanité. » (p. 208)
106 pays étudiés montrent que la qualité des services publics, la redistribution des revenus, et la démocratie dont des stratégies statistiquement plus efficaces pour améliorer le bien-être et bien moins intenses écologiquement que la croissance du PIB. (p. 213) Finalement, ce que nous devons faire pour survivre est également ce que nous devons faire pour être heureux. (p. 217) Oui, car la réduction et le ralentissement n’iront pas jusqu’à la disparition totale ! 😀
Un projet de société
Sous les 4 points cardinaux : soutenabilité, démocratie, justice, bien–être
TP trace alors les grandes lignes d’une société à l’économie stationnaire, en harmonie avec la nature, où les décisions sont prises ensemble, et ce jusque dans les modèles entrepreneuriaux, et va même jusqu’à écrire : « pour aller plus vite, on pourrait dire qu’une bonne manière de démocratiser l’économie serait de transformer toutes les entreprises privées en coopératives. » (p. 231)
… et où les richesses seraient équitablement réparties afin de pouvoir prospérer sans croissance – vers un juste milieu, que les Suédois appellent Lagom. (p. 238)
Controverses : 12 critiques de la décroissance
On lui reproche d’être repoussante, douloureuse, inefficace, appauvrissante, égoïste, austéritaire, anti-capitaliste, anti-innovation, anti-entreprise, contre-nature, inacceptable, totalitaire… de la p. 241 à 268, TP répond à chacun de ces griefs avec chiffres et publication. J’en garde quelques extraits pour mémoire : douloureuse ? peut-être, parce que nous sommes aliénés… n’est-il pas tant de nous sevrer ? Quand le dernier arbre aura été coupé, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson capturé, alors seulement vous découvrirez que l’argent ne se mange pas. (p. 251)
Egoïste ? « Les pauvres ne reçoivent que les miettes de la croissance. Dans l’étude « Growth isnt working », la New Economics Fondation a calculé qu’entre 1990 et 2001, pour 100$ de croissance du revenu global par personne, seulement 0,60$ allaient à ceux qui vivent avec moins de 1$ par jour. Dix ans plus tard, une nouvelle étude obtient le même résultat : entre 1999 et 2008, 95% de la croissance sont allés au 40% les plus riches et 1,2% au 30% les plus pauvres. » (p. 251) et ce n’est pas tout : le commerce international se fait actuellement au dépens des pays pauvres. (p. 252)
Pour Lordon, la décroissance n’est pas suffisamment anti-capitaliste : cependant en effet, le capitalisme n’est certes pas le seul responsable.
Totalitaire… n’est-ce pas ce qu’on peut dire de la publicité ? (p. 267)
En conclusion, déserter le capitalisme…
C’est le conseil ultime de TP
« l’absurdité de la situation ne manquera pas de consterner les générations futures qui se demanderont à bon droit comment nous en sommes venus à organiser la société autour d’un unique indicateur monétaire, de la même manière que nous nous moquons aujourd’hui de ces tribus qui faisaient des sacrifices pour influencer la météo. » (p. 270) Tout ce qu’on peut dire, c’est que le mouvement est déjà actif, que les nouveaux modèles et nouvelles économies fleurissent, que la transition et la transformation peut (peut-être) se passer des politiques… (p. 275)
J’ai découvert Vincent Mignerot par youtube et grâce à ses nombreuses conférences, toujours longues et instructives, passionnantes. Je l’ai contacté une première fois pour mieux connaître l’association Adrastia. Nous avons échangé un peu au sujet de nos actions et nos espoirs. Puis, lors de sa conférence donnée au Shift Project,
alors qu’il présentait la dernière édition de son livre l’Energie du déni, il aborde alors cette problématique particulièrement prégnante et qui devrait tous nous occuper : pour être vraiment optimiste avec nos projets de transition, il faudrait que nous puissions envisager de produire et remplacer les machines qui transforment les rayons du soleil ou le vent en électricité avec l’énergie que justement elles fournissent. En d’autres termes, pouvons-nous vraiment nous passer des hydrocarbures ?
Évidemment, la question n’est pas « pouvons-nous », mais plutôt « comment allons-nous ? » car, un jour, il n’y aura plus d’hydrocarbures. Mais quand bien même nous n’en maquerions jamais, son exploitation commence à engendrer de sérieux dégâts sur notre environnement et notre santé. Il faudrait donc s’en passer bien avant d’en manquer.
Puisque j’enseigne auprès d’étudiants en Génie Mécanique, appelés pour la moitié d’entre eux à devenir ingénieurs, m’est venue l’idée de leur soumettre le défi suivant : nous sommes en 2050, il n’y a plus d’hydrocarbure. Combien de temps faut-il à une éolienne pour fournir l’énergie nécessaire à la construction d’une autre ? Idem avec les panneaux solaires. Au-delà d’un calcul prosaïque, un ensemble de réflexions s’est imposé à mes étudiants, sur les matériaux, leur provenance, leur exploitation ainsi qu’une nécessaire discrimination quantité versus qualité de l’énergie. Ils comprennent alors vraiment à quel point le pétrole, c’est une source d’énergie quasi miraculeuse, qui a bouleversé notre existence humaine d’une façon inouïe et extraordinaire, et peut-être unique dans notre histoire.
Vincent Mignerot a eu l’extrême gentillesse et la patience de consacrer beaucoup de temps à mes étudiants, toujours friands d’intervenants extérieurs, et je l’en remercie vivement. Des collègues se sont vivement intéressés au sujet posé et au défi que je proposais aux étudiants. Certains se sont procuré le livre de VM ; beaucoup en ont lu la préface, ont pris connaissance également d’articles de Philippe Bihouix et de Jean-Baptiste Fressoz. Tout comme Aurélien Barrau, Valérie Masson-Delmotte, Emma Haziza, Jean-Marc Jancovici, Arthur Keller, Yamina Saheb, Pablo Servigne, Aurore Stephant et tant d’autres encore, chacun de ces chercheurs, scientifiques et intellectuels pensent notre époque, notre monde et ses enjeux d’une façon particulière et souvent propre à sa formation, son activité professionnelle, et parfois sa sensibilité personnelle, voire ses croyances. Cette richesse de points de vue qui se complètent procure une joie intellectuelle qui fait partie des rares plaisirs que peuvent nous procurer les incertitudes et craintes d’un quotidien informé des sujets qui nous préoccupent ici.
VM propose lui aussi une lecture originale des problèmes environnementaux qui nous assaillent déjà, une réflexion anthropologique plus large, que j’avais d’ailleurs découverte avec jubilation dans cette émission de février 2020.
L’un des premiers points du livre de VM sur lesquels je m’arrête volontiers est souvent abordé par d’autres, notamment JB Fressos 2014 ou même JMJ qui précise qu’entre 2000 et 2017, à l’échelle mondiale, pour une unité supplémentaire d’énergie produite par l’éolien ou par le photovoltaïque, il en a été généré respectivement six et quatorze fois plus que le charbon. (p. 6) Le propos est souvent illustré d’un graphique très parlant.
VM rappelle dans la foulée les objectifs du GIEC (p. 6) : réduction de moitié de nos émissions d’ici 2030 et réduction à néant en 2050. Cela paraît fou car l’énergie, pour nous, c’est tout. (p. 9)
Mais qu’est-ce que l’énergie ?
« la capacité à modifier un état ou à produire un travail. »
Autrement dit, « tout ce qui bouge, tout ce qui est transformé, tout ce qui tombe, s’écoule, vole, chauffe, tout ce qui est animé, tout ce qui vit, change de vitesse ou d’état de quelque façon que ce soit ne le peut que grâce à l’énergie. Lorsque nous parlons d’énergie, nous ne faisons qu’évoquer des quantités de transformations. C’est ce que mesurent les joules, les kilowattheures et les calories. » (p. 9)
Et il ajoute, ce qui est très important à avoir à l’esprit en permanence :
« Personne ne sait ce qu’est l’énergie et personne ne la produit. »
Oui, l’humain la trouve et l’utilise. Il en possède lui-même d’ailleurs, tant qu’il est en vie, ce qui lui permet de se mouvoir, d’allumer un feu, bref, d’incarner lui-même l’énergie qui modifie déjà son milieu. Toute transformation nécessite donc de l’énergie.
Et vers où, vers quoi court ce mouvement, cette transmission d’énergie ? Est-ce que cela va s’arrêter ? J’ai pour habitude de scander bonnes et mauvaises nouvelles d’un pathétique et tranquille : « ce n’est pas grave, tout doit disparaître de toute façon. » Je ne fais que badiner gentiment avec le second principe de la thermodynamique, quelque chose de très sérieux en revanche : irréversibilité et entropie. L’énergie transformée se dissipe et nous ne pouvons pas revenir en arrière. En plus clair et pour comprendre ce que cela implique concrètement : « Nous les (énergies) utilisons pour fabriquer les produits que nous consommons. Lorsque ces produits s’usent ou que nous les jetons, les matières qui les constituent se retrouvent irrémédiablement davantage dispersées qu’elles ne l’étaient au départ. » (p. 12)
Cela éclaire tout autrement la prétendue solution du recyclage : (p. 12) « L’ingénieur Philippe Bihouix rappelle que les objets fortement composites qui nous entourent désormais, faits d’alliages très complexes, rendent ces opérations le plus souvent non rentables. » Par exemple, les microplastiques et toutes sortes de mini composants. Il faudrait des heures pour séparer les minuscules éléments contenus dans notre téléphone et ces minuscules éléments une fois recueillis ne se vendent qu’à deux ou trois euros – pour le moment. Bref, de toute façon, il serait vain de chercher à contrecarrer l’entropie. Tout va disparaître.
Alors comment protéger l’environnement ? La dissipation semble inévitable. Des organismes « autotrophes » sont à la base des chaînes alimentaires. « Les organismes hétérotrophes ne peuvent exister qu’en consommant d’autres êtres vivants afin de récupérer les ressources qui les composent et l’énergie potentielle qu’ils contiennent. » (p. 16)
Partant de là, que penser de la croyance en la croissance ? VM aborde alors les théories des économistes en s’appuyant entre autres sur Steve Keen et en insistant sur l’oubli flagrant de l’énergie dans la prise en compte de la valeur du travail.
« Le travail en physique est une autre façon de parler des transformations. Toute transformation provient de l’énergie. » (p. 18)
Et pourtant…
« Au XIXè siècle pourtant, certains penseurs explorent déjà le lien entre économie, énergie et limites au développement. » (p. 20)
« Selon certains analystes – dont Matthieu Auzanneau, Gaël Giraud et Jean-Marc Jancovici -, la crise de 2008 ne serait pas liée à des facteurs économiques secondaires, généralement considérés comme les causes (…) mais à la rigidité du lien entre flux d’énergie et PIB. Ainsi serait advenu en 2006-2008 un « pic » dans la production de pétrole qui aurait généré une onde de choc dans l’économie et aurait provoqué la crise dites des « subprimes ». (p. 22)
Mais revenons à la physique : le fameux démon de Laplace, le monstre déterministe : « Nous devons […] envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. » (p. 25), qu’en reste-t-il diluée dans l’entropie ? Le démon de Laplace n’adviendra jamais, puisque d’après le principe d’incertitude d’Heisenberg, une mesure totale du réel est impossible !
Or, pour accéder à des mesures que l’on qualifiera d’objectives, les humains sont obligés de découper le monde en parties mesurables, en dénombrables. « La simplification nécessaire à l’étude du monde de l’énergie implique de ne considérer que des parties limitées, séparées les unes des autres. Rien ne dit que le réassemblage des éléments étudiés puisse être fidèle à la réalité. » (p. 27)
Une fois ces bases posées et développées dans son livre, VM atteint le sujet brûlant du remplacement des hydrocarbures par des énergies solaires, éoliennes etc. Comment transiter ? N’y a-t-il pas ce qu’on pourrait appeler avec VM une impasse thermodynamique :
« A contrario des végétaux et de l’industrie des hydrocarbures, les énergies dites de substitution (ENS), telles que le nucléaire, le photovoltaïque, l’éolien ou encore les barrages hydroélectriques, ne sont pas des convertisseurs d’énergie autonomes. Il leur est impossible de constituer progressivement une infrastructure à partir d’un flux d’énergie directement accessible et gratuit. » (p. 36)
Autrement dit, se passer des hydrocarbures semble très compliqué, voire impossible. « L’industrie des ENS est un sous-produit de celle des hydrocarbures. Si l’objectif de la transition est bien une substitution des énergies, c’est-à-dire la réduction relative de l’exploitation des hydrocarbures, les ENS devraient à terme maintenir leur propre infrastructure fonctionnelle grâce à la seule énergie qu’elles génèrent. Or les infrastructures des ENS sont des assemblages de matériaux et de mécanismes qui n’échapperont pas aux dysfonctionnements. L’usure des pièces mobiles d’une éolienne, la corrosion et la fissuration de la cuve […] Si les moyens alloués à la maintenance des ENS ne sont pas à la hauteur des besoins, alors les dysfonctionnements augmentent avec le temps, ce qui réduit peu à peu leur capacité productive. » (p. 37)
Voulez-vous quelques horribles chiffres assortis d’une illustration de l’échec des quotas :
« L’optimisation des transactions de quotas a enrichi les entreprises polluantes. En 2014, les ventes de crédits carbone ont généré une recette de 37 milliards d’euros pour la société Lafarge, spécialiste du ciment, une des activités les plus émettrices de CO2 qui soient. Les industriels soumis au marché carbone européen auraient gagné 27 milliards d’euros grâce aux échanges de quotas entre 2011 et 2016. En 2020, alors que la faillite menaçait Tesla depuis plusieurs années, le constructeur de véhicules électriques est resté à flot grâce à la vente de crédits à d’autres constructeurs aux véhicules moins « verts ». Depuis 2012, c’est ainsi 3 milliards d’euros de crédits qui ont renfloué ses caisses, 440 millions au cours du seul premier trimestre de 2021, pendant que les autres constructeurs écoulaient des moteurs thermiques. » (p. 42)
Finalement, les ENS ont généré bcp de gaz à effet de serre… « le développement de l’industrie du nucléaire civil depuis les années 1060 par exemple, en contribuant à la croissance économique mondiale, a très bien pu renforcer les capacités globales d’extraction de pétrole, de gaz et de charbon. Le taux de CO2 atmosphérique actuel serait alors moins élevé si cette source d’énergie n’avait pas été exploitée du tout. » (p. 43)
Quelle triste conclusion et comment échapper au pessimisme ? Nous sommes devenus dépendants des hydrocarbures : pouvons-nous imaginer une journée sans plastique ? regardez bien autour de vous ! J’ai fait faire cette expérience d’imagination aux étudiants et ils se sont beaucoup émus de leurs résultats. Loin, donc, de se substituer aux hydrocarbures, il semblerait que les ENS deviennent au contraire un acteur de plus dans la pollution : « le nucléaire et les énergies dites renouvelables sont susceptibles de devenir des constituants intrinsèques des modèles économiques carbonés de demain, en participant à l’optimisation de l’extraction des énergies fossiles et à l’amortissement de ses coûts. Cette contribution technique des ENS, en plus de participer au profit des exploitants, augmenterait en volume la capacité extractive globale. Ce qui donnerait pour le climat et l’environnement en général, des résultats à l’exact inverse des avantages présupposés de ces technologies. » (p. 47)
Mais admettons que nous y parvenions, que les ENS ont désormais remplacé les hydrocarbures… et bien, « des énergies supposément autonomes et parfaitement décarbonées nécessiteraient toujours l’artificialisation des sols, ponctionneraient des ressources minérales et dissémineraient les déchets des transformations dans l’environnement, le polluant encore. Inscrire véritablement les ENS dans un programme global de réduction de l’empreinte écologique humaine engagerait a minima à la maîtrise de leur propre empreinte. » (p. 61)
Alors quid des solutions ? VM en donnent 4. Attention, il ne s’agit pas de trier ses déchets, faire pipi sous la douche, consommer local et ne plus prendre l’avion… cela va bien plus loin.
« Réduire volontairement ses moyens, se délester des garanties de la vie, travailler de ses mains et partager : le seul véritable désengagement, la seule façon d’espérer couper les vivres énergétiques au système productif dominant. Si ce désengagement parvenait à être réalisé à une échelle suffisante pour s’imposer face aux stratégies de court terme, sans générer de résistance contre-productive et sans laisser personne se confronter aux difficultés au-delà de l’effort proportionné de tous les humains (les plus privilégiés d’abord), il contrarierait le modèle économique capitaliste et réduirait tendanciellement les émissions de CO2. » (p. 64)
Alors évidemment, à ce point du livre, on comprend pourquoi il s’appelle l’énergie du déni. J’aimerais que le lecteur déjà engagé dans cette voie ou qui le souhaiterait se désigne. Mais s’il lit mon petit article sur un ordinateur ou un portable, c’est déjà foutu. Et nous mettrons beaucoup d’énergie à combattre cette nécessité de ralentir et réduire tout qui nous est pourtant mise sous les yeux. Et même convaincue de cette nécessité, pour ma part, je persiste diaboliquement dans mes trop petits gestes qui ne compensent en rien ceux que je ne parviens pas à éviter, même en me répétant : « tu ne devrais pas faire ça… » et en repoussant à demain la recherche d’alternative.
Mais si encore je n’entraînais que moi dans la catastrophe… des humains qui ne sont pas visibles de ma fenêtre souffrent déjà terriblement de cette couverture que nous tirons à nous. « Olivier Vidal rappelle dans Matières premières et énergie que ce sont les pays les moins regardants quant aux impacts sociaux, sanitaires et environnementaux qui ont obtenu des positions de quasi-monopoles dans l’extraction de certaines ressources critiques : la Chin pour les terres rares, l’Afrique du Sud pour les platinoïdes, la République démocratique du Congo pour le cobalt et le tantale, le Brésil pour le niobium. Dans ces États, des techniques minières extrêmement polluantes ont été adoptées, qu’aucun pays dit développé n’aurait acceptées sur son territoire. » (p. 74)
Alors peut-être resterez-vous d’un optimisme à toute épreuve ? Peut-être construirez-vous des fusées pour fuir ou confierez-vous votre futur aux intelligences artificielles ?
Peut-être même êtes-vous un « extropien » ? Je vous encourage en tout cas au plaisir de la lecture de VM pour découvrir de quoi il s’agit !
Le titre postule d’emblée que vous n’existez pas non plus. Vous allez pourtant lire ce livre et découvrir au fil des pages une revue quasi historique et presque scolaire de différents courants de la pensée philosophique. Une revue assez critique tout de même puisqu’il s’agira alors de montrer pourquoi ces courants… n’existent pas – ou sont faux.
Allons tout de suite à la fin et gâchons ce suspense qui nous taraude : existons-nous ? Ce livre n’en donne pas la réponse. L’amie qui me prêta ce livre a même commenté : « conclusion vague et décevante ». Je suis assez d’accord et vous laisse l’appréhender :
« Nous nous trouvons tous ensemble dans une gigantesque expédition – arrivés jusqu’ici depuis nulle part, nous avançons ensemble vers l’infini. »
Et au-delà ? Tous ensemble dans le même bateau ? C’est cela ? Regardons de plus près et accordons-lui davantage de temps. Qu’ai-je appris ou où-ai-je souri ? Pourquoi devriez-vous le lire ?
Comme le commente en exergue mon amie : « le monde n’existe pas, c’est-à-dire qu’il n’existe pas en tant qu’objet fini, que totalité qu’on pourrait définir et qui parait régie par les mêmes lois. l’existence est certes une totalité « ouverte ». Le concept même de totalité est banni par l’auteur. »
Allons voir ce que nous pouvons tirer de ce traitement plus ou moins rhétorique de la question, traitement plus ou moins hilarant toutefois, parfois.
Par exemple, il réfute le matérialisme…
En expliquant d’une part qu’on ne peut pas prouver l’existence du matérialisme :
« et c’est ainsi que le matérialisme n’est pas une théorie démontrable par les sciences de la nature. Mais il y a plus : cette doctrine est aussi purement et simplement fausse. » (p. 45)
Le premier problème que MG voit, c’est que le matérialisme serait contradictoire en cela que pour distinguer, parmi les amas de particules subatomiques – matériels donc – qui nous entourent, la forme de tel ou tel objet du monde devrait en quelque sorte pré-exister dans votre esprit (^^) … et donc « le matérialisme doit reconnaître l’existence de représentations idéelles pour être à même de les dénier par la suite. C’est contradictoire. »
Cependant, je ne suis pas convaincue par cet argument. D’abord, il en va des idées comme du reste ; elles ne sont pas plus immatérielles que le Web est virtuel… il y a bien un data center dans ta tête, et d’ailleurs, si tu l’écrases à coup de massue (pourquoi pas ?) tes idées disparaitront… non, elles ne s’envoleront pas dans l’air pur. Et ces formes qui ont une réalité matérielle dans ton cerveau, se sont peu à peu créées par l’interaction matérielle entre toi – tu as d’ailleurs dû apprendre, dans les premières semaines de ta vie, que tu avais des contours corporels – et l’extérieur. Tu as constaté pléthore de chutes, de résistance, de mollesse, de transparence pour te repérer, et cet ensemble de représentations idéelles – comme tu dis – est un corps, certes diffus et dont nous ne pouvons – et pour cause – appréhender le contour, domicilié cependant à coup sûr dans ta boîte crânienne – sans pour autant que son contenu ne devienne immatériel.
« Le second problème, plutôt fatal au matérialisme, est le suivant : le matérialisme lui-même n’est pas matérialiste. Le matérialisme est une théorie pour laquelle tout sans exception est uniquement composé d’objets matériels (particules élémentaires ou quoi que ce soit d’autre). » (p. 46)
Et ce second argument est tellement proche du premier dont il semble n’être pour ainsi dire qu’un cas particulier. J’ai envie de dire : Oui, et alors ?
Plus loin, il s’attaque au constructivisme. « Avec le concept de constructivisme, j’entends que nous ne pouvons « pas constater de fait ‘en soi’ », mais que nous avons construit nous-mêmes tous les faits ou événements. » (p. 56)
Notons à quel point cette représentation du monde est compatible avec le matérialisme critiqué au préalable – la construction mentale dont il parle est bien aussi matérielle que les algorithmes qui me permettent de lire cette page.
À la page 68, voici un résumé sympathique de où nous en sommes du raisonnement de l’auteur.
« Résumons les cinq conclusions les plus importantes de ce premier chapitre :
1. L’univers est le domaine d’objets de la physqiue
2. Il y a beaucoup de domaines d’objets
3. L’univers est un domaine d’objets parmi beaucoup d’autres (même s’il est de taille impressionnante) et par conséquent l’univers est une province ontologique.
4. Beaucoup de domaines d’objets sont aussi des domaines de parole. Quelques domaines d’objets ne sont même que des domaines de parole.
5. Le monde n’est ni la totalité des objets ou des choses ni la totalité des faits. Il est le domaine de tous les domaines. » (p. 68)
Alors qu’en est-il de ces objets… ? « Depuis les temps modernes et leurs grands métaphysiciens René Descartes, Georg Wilhelm Leibniz et Baruch de Spinoza, on se dispute pour savoir combien il y a effectivement de substances. Trois thèses sont en lice, qui, à leur tour sont âprement discutées et ont leurs partisans avisés :
1. Le monisme (Spinoza) : il n’y a qu’une seule substance, le superobjet.
2. Le dualisme (Descartes) : il y a deux substances – la substance pendante et la substance étendue. Les dualistes pensent que l’esprit humain est d’une autre nature que le corps humain. […]
3. Le pluralisme (Leibniz) : il y a beaucoup de substances. » (p. 77)
Il y en aurait même un nombre infini. MG pencherait plutôt pour une forme de pluralisme. Mais admirez comment les deux autres positions sont balayées par l’auteur :
« Le monisme est réfuté par cette preuve que le monde n’existe pas, ce qui devrait être clair pour nous, au plus tard après le prochain chapitre. Le dualisme est bien plus facile à réfuter puisqu’un examen superficiel suffit à en démontrer l’absurdité. Si on accepté deux substances, d’où tenons-nous qu’il n’en existe que deux ? Pourquoi deux et pas vingt-deux ? » (p. 77)
Nous voyons un peu ici quel est le ton de l’auteur… ironique et sarcastique. Mais revenons plus loin au matérialisme avec un nouvel argument, proche des précédents, mais convoquant cette fois le concept d’identité.
« Les particules élémentaires dont je suis actuellement composé existaient déjà avant moi, mais dans une autre configuration. Si je leur étais identique, j’aurais existé bien avant ma naissance. Du point de vue logique, nous ne sommes donc pas identiques à notre corps, ce qui n’implique nullement que nous puissions exister sans corps. Les arguments de Kripke et de Putnam ne prouvent qu’une chose : il est impossible, d’un point de vue logique, que nous soyons identiques à des particules élémentaires, tant et si bien qu’il existe quantité d’objets qui ne peuvent pas être ontologiquement rapportés, réduits à l’univers. Le monisme matérialiste est faux parce qu’il y a beaucoup d’objets (nous par exemple, en tant que personnes) auxquels nous pouvons nous référer de manière rigoureuse et dont l’identité logique doit être strictement distinguée de leur réalisation matérielle. » (p. 145)
Voici une résolution portée clairement par Quine, que l’auteur qualifie d’ailleurs d’honnête.
« En ce qui me concerne, en tant que physicien profane, je crois aux objets physiques et non pas aux dieux d’Homère ; et je considère que c’est une erreur scientifique de croire autrement. Mais du point de vue de leur statut épistémologique, les objets physiques et les dieux ne diffèrent que par degré et non par nature. L’une et l’autre sorte d’entités ne trouvent de place dans notre conception qu’en tant que culturellement postulées. Si le mythe des objets physiques est épistémologiquement supérieur à la plupart des autres, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace que les mythes, comme dispositif d’intégration d’une structure maniable dans le flux d’expérience. »
Bah oui. Voilà une vision du monde qui me séduit particulièrement. « Quine est un matérialiste très honnête puisqu’il admet que tout processus de connaissance est lui-même un processus matériel au cours duquel on traite des informations qui viennent de ce que nos terminaisons nerveuses reçoivent un stimulus de l’environnement physique. » (p. 146)
C’est alors que MG débouche sur ce qu’il appelle le représentationalisme mental. (p. 154)
Selon cette doctrine, nous ne voyons en réalité pas une pomme dans une corbeille à fruits, mais nous sommes assis dans l’obscurité de notre boîte crânienne où, suite à des impulsions électriques, se forme un film du monde ou un théâtre du monde que nous visionnons. Ce film nous aide à nous orienter dans le monde extérieur qui n’est en vérité constitué que de particules élémentaires incolores et de leurs combinaisons à un niveau macroscopique plus élevé. Si nous pouvions regarder les choses en soi, pour ainsi dire « avec l’œil de Dieu », la situation serait relativement terrifiante : nous ne verrions que des particules élémentaires vibrantes là où auparavant nous avions distingué une pomme. Mieux encore, nous ne verrions ni la pomme ni notre corps avec sa boîte crânienne, et surtout nous ne serions plus aptes à reconnaître la représentation mentale, l’image visuelle.
Nous ne verrions en somme que des particules élémentaires disloquées et vibrantes, une sorte de bouillon incolore et inodore, une soupe informe dans laquelle, informe également, baignerait notre corps et notre cerveau.
Plus loin, il poursuit la même idée, au sujet du constructivisme, qu’il qualifie d’ailleurs d’absurdité (p. 159) et à côté duquel les sciences de la nature décriraient les choses en soi – si toutefois cela est vrai. En effet, le monde ne serait même pas objet de connaissance ni objet d’étude, comme on vient de l’aborder plus haut et comme cela est développé par la suite :
« Quand nous nous représentons le monde comme quelque chose dont nous pouvons nous faire une image, nous avons déjà présupposé avec cette métaphore que nous nous trouvons face au monde et que l’image que nous nous formons du monde devrait être en quelque sorte comparée au monde lui-même. On suggère souvent la même chose avec l’expression « théorie » ou « modèle ». pour bien des raisons, il ne saurait y avoir de théorie du monde ni même de « théorie du tout ». la raison la plus simple, sur laquelle Heidegger a attiré notre attention, en est que le monde n’est pas objet de représentation. Nous n’observons pas le monde d’un point de vue extérieur à lui et la question se pose donc de savoir si notre image du monde est appropriée. C’est comme si on prétendait faire une photo de tout, appareil photo compris, ce qui est impossible, car si l’appareil photo apparaissait dans notre photographie, l’appareil photographié ne serait pas parfaitement identique à l’appareil photographiant, tout comme mon image dans le miroir n’est pas parfaitement identique à moi-même. Toute image du monde reste à tout le moins une représentation du monde vu de l’intérieur, en quelque sorte une image que le monde se fait de lui-même. » (p. 167)
Et c’est exactement cette représentation en abîme qu’il aurait dû opposer à sa critique basique du matérialisme. Mais passons…
Il s’attaque de nouveau au constructivisme – (p. 168-171)
« Le constructivisme part de cette idée apparemment innocente que nous construisons des théories ou des modèles. On se sert pour ainsi dire de ces théories comme de filets jetés sur le monde pour constater ensuite jusqu’à quel point le monde s’y laisse prendre. Mais on oublie ainsi une idée toute simple, au cœur du nouveau réalisme : l’argument issu de la facticité.
La Facticité est cette circonstance qui fait que quelque chose existe réellement. Cette circonstance est un factum, un fait. L’argument tiré de la facticité objecte au constructivisme qu’il ne se rend pas compte qu’il prend en considération des faits non construits. […] Nous pouvons à présent poser cette simple question : peut-il y avoir un constructivisme universel, un constructivisme qui soutienne donc que tous les faits n’existent que relativement à un système épistémique à préciser encore on ne sait comment ? Et effectivement il y a des personnes pour soutenir sans plus de précision que tout est relatif, ou d’autres qui pensent que nous sommes uniquement capables de concevoir une image du monde, de tracer des modèles ou d’échafauder des théories. S’il en était ainsi, tous les faits concernant le constructivisme seraient naturellement eux aussi relatifs à un système, relatifs au constructivisme lui-même. Mais cela signifierait que nous aboutirions à cette situation très enchâssée d’un fait infini […] Selon ce modèle, il ne saurait rien exister par rapport à quoi tout est relatif. Tout est relatif, mais ce fait (que ce qui est relatif est relatif à quelque chose qui se situe à la fin d’un processus) n’existe pas. La chaîne infinie du relatif demeure pour ainsi dire en suspens. Le constructivisme universel prétend être cette doctrine qui affirme que tout est relatif. Mais si cela implique qu’il n’y a rien par rapport à quoi tout est relatif, on aboutit à un fait unique infiniment enchâssé. »
Sur le désenchantement du monde – à la Weber – et sur la science : peut-elle être considérée comme une religion ?
Fétichisme vient du portugais feitiço, mot dans lequel on retrouve le latin facere, « faire ». Un fétiche est un objet qu’on fabrique de telle façon qu’on s’abuse soi-même en croyant ne pas l’avoir fabriqué. Alors en ce qui concerne l’ « image scientifique du monde », jusqu’à quel point s’agit-il d’une forme de fétichisme ? Et qu’est-ce que cela signifie du point de vue de la religion ? (p. 187)
Le fétichisme : « à partir de cette trame, on peut distinguer deux formes de religion, sachant que la représentation scientifique du monde fait aussi partie de la première : le fétichisme, c’est-à-dire cette idée d’un principe du monde qui englobe tout, maîtrise tout et organise tout, et la religion, en tant que « sens et goût de l’Infini », ainsi que Friedrich Schleiermacher, le théologien romantique amateur de philosophie, l’a définie dans son Discours sur la Religion. » (p. 189)
Vous l’aurez deviné… après avoir montré que la science relève du fétichisme, MG nous envoie tous ensemble vers l’infini et au-delà. Merci cependant pour les sourires et les petites acrobaties mentales, Markus.
Et qui n’a pas fait l’économie d’un avertissement sur le sujet que ne manqueraient pas de réclamer les grincheux : le livre ne nie pas l’existence de la philogynie, de la misanthropie et de la misandrie. Simplement, ce n’est pas le sujet. « Mais là n’est pas notre propos. Le sujet de cet essai est la misogynie en tant que telle, en tant que concept culturel en Occident, d’en repérer les paradigmes les plus insistants et d’en suivre le fil rouge à travers les siècles. » (p. 16)
Commençons donc par l’antiquité et la mythologie, au cœur de laquelle « Les Amazones constituent le contre-exemple le plus éclatant du patriarcat hellénique méditerranéen. Leur royaume constituait un véritable monde à l’envers. Leur société brutalement matriarcale représentait, aux yeux des Grecs, le comble de l’horreur et de la répulsion. » (p. 35)
Les séductrices cruelles et les ensorceleuses qui se mêlent d’être trop amoureuses : la fameuse Circé, la malheureuse Déjanire, et bien entendu Médée.
Je m’arrêterais plus volontiers sur Procné, la moins connue des malheureuses héroïnes : « Le récit de son histoire, ainsi que de sa sœur Philomèle, se trouve en particulier dans les Métamorphoses d’Ovide. Le mari de Procné, le roi thrace Térée, avait violé sa belle-sœur Philomèle. Pour la contraindre au silence, il lui coupe la langue et la retient prisonnière. Procné la libère, tue Itys, le fils qu’elle avait eu de Térée, le dépèce et le donne à manger à Térée. C’est en tant que meurtrière de sa progéniture qu’elle peut être comparée à Médée. » (p. 41)
Dans la Bible, les mêmes figures de femmes défiant le pouvoir et les lois qu’on leur impose : Dalila, Jézabel, mais aussi Hérodiade et sa fille Salomé. (42-43) Beaucoup d’œuvres témoignent de la fascination que ces deux femmes exercèrent sur des siècles de littérature. Nous pourrions en citer de nombreuses autres (p. 44 à p. 48) et l’auteur d’en supposer : « Magiciennes, violentes, ensorceleuses ou dominatrices, ces figures négatives de la féminité ont déterminé, aux racines mêmes des cultures méditerranéennes, une perception prédatrice du féminin, dans laquelle il est permis de voir les premiers ancrages d’une misogynie puissante et durable. […] Certes, l’examen critique des textes et des œuvres réévalue sans cesse [ces références culturelles], mais peine à les entamer. En témoigne la pérennité des vocables antiques pour désigner encore les femmes d’aujourd’hui. Dans les esprits masculins, Harpies, Furies et Amazones ont la vie dure et témoignent toujours du fait que dans la misogynie nichent des craintes ataviques originelles devant le féminin, qui sont autant de projections mythologiques archaïques dans une culture largement postérieure. » (p. 49)
Alors qu’en est-il de la fameuse Ève et de sa très grande faute originelle ? Cette légende sur laquelle s’appuient les religions du livre, monothéistes, pour fustiger le sexe prétendument faible. Il semblerait qu’il y aurait comme un malentendu… en effet, d’après nos auteurs, « la bible a été convoquée de manière fallacieuse pendant des siècles afin de légitimer des fantasmes misogynes dont elle n’était pas porteuse. » (p. 52) Le récit biblique aurait été dévoyé… On en trouve des traces chez Thomas d’Aquin (p. 56) d’après lequel la femme aurait pu (dû ?) être considérée au contraire comme le parachèvement de la création. De plus, Ève possède surtout une certaine curiosité intellectuelle (p. 57) qui lui est reprochée… finalement, la misogynie biblique procèderait surtout « des gloses juives et chrétiennes sur le texte, mais n’est pas contenue par le texte de manière explicite. Autrement dit, l’Écriture n’établit pas ici une infériorité ontologique de la femme, et ce sont les contextes culturels antiques et médiévaux de milieux rabbiniques et cléricaux qui la produisirent en l’extrapolation. » (p. 60)
Parmi les écrivains à l’origine de cette diabolisation, on peut citer Tertullien (p. 62) mais aussi d’autres (p. 65) qui parlent alors de l’Ève intérieure, le démon. C’est donc parti : les textes de l’église sont réinterprétés par les Pères de l’Église. C’est alors la porte ouverte à la chasse aux sorcières (p. 67), en partie à l’instigation d’Augustin, et ce, malgré une certaine conception de l’égalité : « Les Pères du Moyen Âge ont suivi Augustin. À leurs yeux, il y a égalité entre la femme et l’homme, créature unique en deux sexes. Mais, dans l’ordre de la symbolique, des valeurs sont assignées à la part féminine, qui vulnérabilisent l’homme et la femme. Si donc Ève n’est pas obérée de l’infériorité, les symboles qu’on lui prête en font cependant la possible porte du diable : elle se trouve donc porteuse de moindres forces et d’une plus grande fragilité. » (p. 70)
Le contexte latin dès les premiers temps romains, aura favorisé l’apparition de telle pensée. Pensons à Tarpéia ou à Lucrèce.
Impossible de quitter l’antiquité sans évoquer Lilith. « Avec Lilith, le folklore juif a intégré le démon féminin Liliu (ou Lilitu) de la mythologie akkadienne, qui est apparentée à Lamashtu. Présente dans la Bible sous le nom hébreu de Lîlît, elle y est perçue comme un être malfaisant. L’Alphabetde Ben Siraen fait même la première épouse d’Adam, rebelle à l’autorité de l’homme. Séductrice, magicienne, épouse de Satan, Lilith est considéré comme la mère des démons et des mélancoliques. Elle représente l’osmose archaïque entre le féminin et le diabolique, et le principe de la femme comme intrinsèquement dangereuse. On ajoutera cependant que ses caractéristiques malfaisantes sont liées à une féminité amputée : Lilith ne peut pas être mère. » (p. 76)
Mais finalement, c’est à croire que ses contempteurs ne sont jamais contents… on l’a compris : la mauvaise femme ne peut être mère. Mais si par bonheur elle l’est, alors cela la définit totalement… et assez mal. Elle n’est pas nourricière, elle est la nourriture et elle n’est que nourriture. Il faut attendre le XVIIè pour que commence à disparaître l’idée que la semence masculine vient se nourrir et croître dans le ventre féminin. ^^
« L’année 1672 [est la date de] parution du livre du médecin néerlandais Reiner De Graaf, intitulé Nouveau traité des organes génitaux de la femme, où est exposée la théorie de l’ovisme selon laquelle l’homme et l’animal tireraient leur origine d’un œuf contenu, avant le coït, dans les ovaires des femmes. Cette thèse était d’une importance capitale car elle ébranlait dans ses fondements la théorie aristotélicienne et galénique qui était, jusque-là, le modèle de référence obligée pour quiconque s’intéressait au processus de la génération. Avec la découverte du follicule de l’ovaire, la participation de la femme à la reproduction ne pouvait plus être contestée et le vieil axiome de la supériorité masculine se trouvait donc ruiné. »
Évidemment, il se trouva tout de même des scientifiques pour s’opposer à cette thèse. Le travail de sape se poursuit inlassablement et finalement, on va regarder le cerveau des femmes. En partant du préjugé qu’elles sont moins intelligentes, on tâche d’expliquer cette infériorité par la taille du cerveau desdites dames. Chez Barclay, 1829, The Anatomy of the Bones of the Human Body, on trouve ce dessin (ci-dessous) entre autres, assimilant le squelette de l’homme à celui du cheval – force et intelligence – et celui de la femme à l’autruche – « animal célèbre pour son aveuglement stupide. » Son bassin est large et sa tête bien plus petite. Les pages suivantes énumèrent les divers travaux scientifiques allant dans ce sens, jusqu’à l’aube du XXème siècle. La femme reste l’éternelle inférieure, un peu débile, au sens propre du terme, dotée d’une grande sensibilité. Mais lorsqu’il s’avère que le sensible est primordial pour accéder à la compréhension du réel, alors on lui dénie cette capacité par un habile tour de passe-passe (p. 90) « L’entendement devint donc tributaire de la physiologie des organes sensitifs et nerveux ; et la sensibilité la mesure de la force de l’esprit. Dans ce grand tournant épistémologique, la femme, de par sa nature sensible, aurait dû logiquement accéder au monde intelligible. Mais les scientifiques prétendirent que sa sensibilité handicapait son accès à l’intellectualité. Il fut établi qu’un surplus ou un déficit de sensibilité pouvait fortement altérer l’organe cérébral et le plonger dans une faiblesse extrême. Or, celle de la femme fut pensée en termes d’excès. » (p. 90) Épatant de constater la mauvaise foi et l’acharnement misogyne. Notons tout de même que dans ce marasme, existait des hommes comme le philosophe féministe Poullain de La Barre qui affirmait que « l’esprit n’a point de sexe » (p. 91) et il ne fut pas le seul à défendre un autre point de vue sur une question qui, visiblement et heureusement, ne faisait pas l’unanimité.
Mais revenons quelques siècles en arrière pour aborder le destin d’un fantasme très curieux : celui de l’utérus, perçu alors comme une bête sauvage se baladant dans le corps des femmes. Ce fantasme eut la vie dure, malgré les descriptions anatomiques des organes sexuels féminins des médecins grecs du Vè av JC ! Cependant, d’après le Corpus Hippocratique (Vème siècle avant J.-C.), « l’utérus était un être vivant, organe creux doté d’une bouche et capable de se déplacer dans toutes les cavités du corps. » L’utérus est alors un animal tyrannique qu’il faut satisfaire – une femme qui n’a pas suffisamment de rapports sexuels est donc susceptible d’être plus malade que les autres… (p. 109) Cette théorie de l’utérus voyageur dut attendre le XVIIIè pour être remise en question ! « Jusqu’au premier tiers du XXè, certaines régions françaises (Languedoc, Alsace et Lorraine) et certaines régions espagnoles (Galice) et italiennes (Sicile) associaient encore l’hystérie à une mobilité de la matrice. » (p. 113) (Giordana Charuty, Folie, mariage et mort, Paris, Seuil, 1997, pp. 40-94)
Évidemment, avec l’utérus, les règles intriguent. Elles sont même perçues comme nuisibles à la santé des femmes (Pline l’Ancien et Soranos d’Éphèse). Le coït durant les règles peut être funeste à l’homme. (p. 127-128) Du coup, à partir de la ménopause, comme de juste, les femmes sont libérées et peuvent penser : la femme est comme contaminée. Vue bizarre de la ménopause, à partir de laquelle les femmes peuvent penser (p. 115)… quand elles ne deviennent pas de malfaisantes sorcières, bien entendu. Mais jusque-là, du fait même de sa complexion, la femme est dévolue au foyer, à prendre soin de son époux et de ses enfants. C’est ce qui la rend heureuse, preuves anatomiques à l’appui. D’ailleurs, est-elle autre chose que matière ? La femme a-t-elle une âme ? La question était sérieuse ! les femmes sont-elles des êtres humains ? Au XVIème, la discussion est vive.
« En 1595, parut en Allemagne un petit livre latin intitulé Disputatio nova contra mulieres qua probatur eas homines non esse, que nous pourrions traduire par « Discussion nouvelle contre les femmes dont il est prouvé qu’elles ne sont pas de l’espèce humaine ». Sa paternité fut vite imputée à un jeune philologue allemand, originaire de Breslau, Valens Acidalius, dont les ouvrages sur les auteurs latins avaient été publiés, selon Pierre Bayle, par le même libraire. »
Heureusement, la Disputatio ne rencontre pas de succès et fait plutôt scandale, même à l’époque, mais lance tout de même une longue querelle où chaque intellectuel de son temps y va de ses arguments.
Entrons alors dans le debunkage du fameux concile de Mâcon au cours duquel aurait été affirmé que les femmes n’ont pas d’âme. Eh bien, cela n’a jamais été dit lors de ce concile… (https://fr.wikipedia.org/wiki/Légende_du_concile_de_Mâcon) Pourtant, dans le cadre de sa critique sévère du christianisme, c’est ce que Michel Onfray explique : « en 2005, dans son Traité d’athéologie, Michel Onfray, non seulement donne tête baissée dans la légende mais commet l’anachronisme sidérant de faire commenter par les évêques de Mâcon, en 585, le livre attribué à Valens « Alcidalus » (sic) publié en 1595 ! Bien que la légende ait été scientifiquement démontée, on la trouve encore en 2009 dans un livre de Pascal Picq et Philippe Brenot, Le Sexe, l’homme et l’évolution. Les auteurs y affirment, sans sourciller, à propos de la femme, qu’elle est « bien inférieure à l’homme puisque n’ayant pas d’âme, selon la conclusion de Mâcon de 585. »
En bref, pour conclure, « les débats sur l’humanité et l’âme des femmes procèdent donc d’une longue mystification de caractère anticatholique. Ils reposent sur une dissertation faussement attribuée à Valens Acidalius, sur un synode qui ne s’est sans doute pas tenu à Mâcon, et dont une brève discussion corollaire a été érigée en décision canonique. Les noms propres de la controverse, Acidalius et Mâcon, se dérobent donc en tant que réalités, mais pas en tant que symboles, devant l’enquête historique ; celle-ci doit se tourner vers les raisons qui ont construit et perpétué une légende, en l’occurrence, l’affaiblissement de l’Église catholique par un procès en misogynie. » (p. 190)
Cependant, que dire de la chrétienté dès ses débuts ? On connait la mise à mort cruelle d’Hypatie, par exemple, dans l’Antiquité alexandrine. Or, s’agit-il d’un meurtre misogyne ? « Si Hypatie avait été un homme, eût-elle subi un sort similaire ? Tels sont les termes dans lesquels il convient de s’interroger si l’on veut débusquer la misogynie dans cette sombre affaire. La réponse est : oui, sans doute. » En effet, en qualité de maîtresse (i.e. « professeur ») du préfet Oreste en opposition ferme avec l’homme fort de la ville d’alors, l’évêque Cyrille, ce dernier a pu se sentir gêné par la notoriété d’Hypatie ; il a pu voir en elle un obstacle à sa progression politique. (p. 243) Donc, peut-être pas un meurtre misogyne, mais plutôt politique… En revanche, l’agressivité et la cruauté de sa mort, orchestrée par des chrétiens radicaux, peuvent être perçues comme un emballement misogyne !
Revers du christianisme, c’est par le monachisme – à l’instar d’Hildegarde de Bingen (XIème siècle) – que les femmes pouvaient espérer n’être pas exclues de l’érudition et du savoir en général, mais l’université se développa sans les femmes. Citons tout de même Herrade de Landsberg, Béatrice de Nazareth et Hadewijch d’Anvers, suffisamment peu nombreuses pour qu’on tente de ne pas les oublier.
Le XXème siècle et le suivant laisse la part aux femmes, petit à petit, mais de façon exponentielle. Rappelons que ce n’est qu’en 1975 que l’école devient mixte de la maternelle au lycée, avec la loi Haby.
La tête des femmes… dans la tête des femmes… il y a quelques années déjà, une étudiante chinoise m’expliquait vouloir être docteure parce qu’en Chine, les femmes ayant un doctorat sont considérée comme le troisième sexe. En France, c’était encore ainsi sous l’Ancien Régime « en se faisant lettrée ou savante, une femme devenait un être ni femme ni homme, mais le mélange des deux, soit une femme-homme, c’est-à-dire métaphoriquement parlant, ce que les scientifiques de l’âge classique appelaient une gynanthrope. » (p. 249) D’ailleurs, ne lit-on pas dans le Journal des Goncourt : « si on avait fait l’autopsie des femmes ayant un talent original, comme Mme Sand, Mme Viardot… on trouverait chez elles des parties génitales se rapprochant de l’homme, des clitoris un peu parents de nos verges. » (p. 250)
Ah la magie du pénis… notons que l’on trouve beaucoup d’homosexuels parmi les hommes de génie. Je dis ça, je dis rien.
En tout cas, certains fantasmèrent vraiment d’aller chercher dans la tête des femmes. C’est ainsi que naquit le fameux personnage de Lustucru, ce bon père Lustucru, connu pour aller guérir la tête des femmes à l’aide ses outils de forge… délicatesse…
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Cette violence et cette guerre menées par des hommes contre l’intelligence de femmes peut-elle trouver sa source dans la peur ? On peut bien parler de méfiance quand on lit sous la plume de Martial ce qui sonnerait presque comme un aveu : « que la femme soit inférieure à son mari, Priscus ! Sans quoi les femmes et les citoyens ne pourront pas être égaux. » Autrement dit, si la femme n’est pas inférieure à l’homme, elle ne peut être que supérieure à lui. À égalité, elle lui est donc supérieure. Seul un abaissement de la femme permettrait donc à l’homme d’être son égal. » (p. 139) Mais il faut attendre le XIIè siècle pour voir émerger une littérature philogyne. Martial, Juvénal s’en donnent à cœur joie et sont imités pendant des siècles par bien d’autres de façon remarquable, même si l’on peut remarquer toutefois que l’époque est au dénigrement généralisé. (p. 147) C’est finalement un vrai genre littéraire qui se développe (p. 150) qui alimente alors une controverse encore d’actualité. (p. 151)
Bien sûr, on trouve la femme orgueilleuse et tentatrice, coquette également. Au XVIIIè cependant, avec l’émergence d’intellectuels, la moquerie vis-à-vis des femmes change d’objet. Elles sont désormais dénigrées sur le plan intellectuel plus que sur le plan physique. (p. 156) À l’instar de Virgile, pour de nombreux écrivains, varium et mutabile semper, « chose variable et toujours changeante » que la femme. Ou « Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie ! » (p. 157) jusqu’au fameux donna è mobile, de Verdi. Et tous les coups sont permis : on cherche alors jusque dans la lune des preuves scientifiques de ces a priori, notamment en la qualifiant d’astre féminin – comme c’est mignon ! (p. 158)
La femme est bavarde (p. 159), aussi, mais elle peut être même dominatrice et elle est sévèrement attaquée sur ces points : « Les textes littéraires se plaisent à représenter, sous la loupe grossissante de la caricature, des mégères et des épouses qui, dans leur maison, crient, grondent et tempêtent, tyrannisent et portent la culotte, battent et fouettent leurs enfants, leurs domestiques et leurs époux, réduits à des tâches subalternes et féminines. En somme, à représenter, non sans ironie, un antimonde où les rôles et les valeurs sont inversés, où la femme, dominatrice et méchante, est campée en bourreau et le mari, battu et bonasse, en victime et forçat misérable ; un monde renversé où le foyer est devenu pour l’homme un joug insupportable et un enfer domestique. » (p. 161) C’est l’avènement de la mégère…
Mais si toutefois elle ne l’était point, si toutefois elle se piquait de délicates attentions, alors c’est la précieuse ridicule, la prétentieuse et la pédante. Bref, où qu’elle aille, on ne la rate jamais. (p. 163)
Finissons les évocations proprement littéraires par celle d’un film du XXIè : « il s’agit d’un long métrage de Mitchell Lichtenstein, intitulé Teeth (2007). Ce film retrace, dans une petite ville du Texas, l’éveil à la sexualité d’une jeune fille qui se découvre dotée d’un vagin denté. Elle se sert de cette anomalie anatomique pour punir les hommes qui lui manquent de respect. Cette fiction est devenue réalité par une invention sud-africaine qui, se plantant dans le pénis de l’agresseur-violeur, ne peuvent en être retirées que sur une table d’opération. » (p. 132)
Bref, pour conclure, « la misogynie consiste ici à faire doublement de la femme un être à protéger d’elle-même et dont l’homme doit en même temps se prémunir. En d’autres termes, elle repose sur une méfiance multiséculaire construite dans les registres littéraire aussi bien que scientifique. » (p. 133)
C’est le droit qui canonise et même cristallise les faits de société : il peut donc se lire comme un enregistrement indirect de ces faits. On constate alors, à la lecture du droit, que les femmes ont été longtemps juridiquement inférieures, légalement, en Occident.
« À Athènes, la femme était une « éternelle mineure » dans la mesure où elle demeurait toute sa vie sous la tutelle d’un kyrios ; un maître, et le mariage, qui était le fondement de son existence, ne l’en émancipait pas. Même les filles dites « épiclères », qui étaient les survivantes uniques d’une fratrie, étaient cernées : elles étaient contraintes d’épouser leur plus proche parent dans la lignée paternelle. Quant aux Romaines, il convient de distinguer deux époques : celle de la République (Vè-Ier siècle avJC) où leur situation juridique était proche de celle des Grecques, et celle de l’Empire (Ier-VIè siècle), pendant laquelle elles ont acquis plus d’autonomie. » (p. 192) Souvent, pour expliquer cet état de droit, est invoquée la faiblesse des femmes et la nécessité de les protéger, en les plaçant légalement sous la tutelle des hommes de la famille. (p. 196) D’ailleurs, le droit distingue les femmes dont il serait avéré qu’elles échappent à la faiblesse d’esprit réputée liée à leur sexe (p. 201) : peuvent alors administrer leur bien « celles que recommandent l’honorabilité de leurs mœurs et l’ingéniosité de leur esprit. » (p. 201)
Les femmes n’étaient pas pour autant méprisées ; elles étaient valorisées et respectées en tant que mères, en tant que pourvoyeuse de citoyens. Il est vrai cependant que la paternité était également très valorisée et les hommes devaient participer à cette production d’humains.
Notons l’exception spartiate : « À Sparte, les femmes nées de citoyens n’étaient pas cloîtrées dans un gynécée comme les Athéniennes pour y filer de la laine. Elles vivaient à l’extérieur et pratiquaient l’exercice physique, sportif et guerrier, à l’instar des hommes. Le célibat leur était interdit car leur mission était explicitement d’enfanter de nouveaux citoyens. Mais les rôles impartis aux femmes et l’étanchéité de la citoyenneté provoquèrent au IVème siècle un affaissement démographique : cette « oliganthropie » fut fatale à Sparte, qui s’éteignit par le tarissement des citoyens. » (p. 195)
Bien plus tard, la loi salique est censée écarter les femmes du trône. Cependant, à y regarder de plus près, là encore les choses ne sont pas si simples. Plusieurs historiens, tels que Sarah Hanley, Ralph Giesey et Éliane Viennot, ont récemment démontré le mécanisme de sa fabrication. » (p. 205) En réalité, les femmes étaient exclues du droit de succession des terres allodiales (les alleux) mais rien ne leur interdisait d’accéder au trône. Néanmoins, à la suite de falsifications nombreuses, on finit plus tard par invoquer cette loi pour bannir les femmes de la fonction royale.
Pendant la période révolutionnaire, on s’appuya encore sur l’infériorité biologique prétendue des femmes pour les exclure de droits civiques, et ce malgré les efforts des féministes de l’époque. (p. 210) Le code civil apporta la dernière pierre à l’édifice en instituant un ordre sexiste et inégalitaire sur le plan juridique (p. 211). S’ensuit une longue période de luttes féministes ; notons qu’il faudra attendre le 6 juin 2000 pour que la loi française entérine l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et à la fonction élective. (p. 221).
Et pourtant, elles prirent part aux mouvements et revendications politiques. Les femmes n’étaient pas les dernières à la révolte : Pendant la Commune de Paris (1871), des femmes de Paris versaient du pétrole sur les édifices afin de hâter les incendies. (p. 273) Les Versaillais montrèrent du doigt les « pétroleuses » !
Et en effet, l’un des traits de la misogynie consiste à tourner en dérision, voire à pathologiser des traits plutôt considérés comme une force chez l’homme : colère, abnégation, rébellion, action spectaculaire. (p. 275) On suppose également la femme incompatible avec la machine, et notamment la voiture. On note toutefois la triple exception faite aux machines à laver, machines à coudre et machine à écrire ! 😮
De nos jours, la femme reste objet, submergée et harcelée, comme le montrent les derniers événements MeToo et autres BalanceTonPorc. Le cinéma poursuit l’œuvre de dénigrement, à l’écran comme dans ses coulisses, mais des femmes s’y attaquent. Voyons avec le documentaire Sois belle et tais-toide Delphine Seyrig comment elles s’y prirent.
Le viol est-il misogyne ? Les violences conjugales sont à 97% le fait d’hommes à l’encontre de femmes. « Au moins deux millions de femmes sont victimes de violence conjugale en France chaque année. » (p. 290) « C’est la première cause de mortalité féminine, avant le cancer. » (p. 290)
« La violence faite aux femmes est-elle une négation de la féminité ? Disons plutôt que c’est une perception de la féminité qui détermine ces paroxysmes d’agressivité. C’est une affaire de domination masculine : « la libido qui s’exerce à l’encontre des femmes est en même temps une libido dominandi. Forcer une femme, c’est vouloir la dominer en niant son libre-arbitre. » (p. 292)
« Un livre saisissant, récemment consacré par Annick Cojean au colonel Kadhafi, montre que le viol et la domination misogyne étaient constitutifs de l’autorité tyrannique exercée pendant quarante années par le dictateur libyen. […] le colonel avait droit de cuissage sur toute la Libye et faisait enlever et séquestrer de jeunes libyennes pour en faire des esclaves sexuelles. La puissance sexuelle dominatrice était chez lui, de toute évidence, le support majeur de l’autorité. […] Par ailleurs, cette misogynie violente a été placée au cœur de la répression des rebelles par le colonel Kadhafi : des distributions massives de Viagra à ses soldats appuyaient l’incitation à violer les femmes pour restaurer l’autorité menacée. » (p. 294)
Des discriminations salariales à la misogynie à l’assemblée nationale, en passant par le harcèlement de rue ou le harcèlement tout court, la route est encore longue et « l’Institut national d’études démographiques, à la suite de l’enquête Virage, a abouti à des constatations quantitatives alarmantes. (p. 307). « Il apparaît aujourd’hui que la misogynie est considérée comme à l’origine d’un corps de délits. Cela amène à penser qu’une étape décisive serait franchie par le Droit si celui-ci l’inscrivait comme un délit – au même titre que l’homophobie et la pédophilie – juridiquement défini comme couvrant une panoplie de délits et de crimes. La « misogynie » ne serait alors plus seulement une très ancienne disposition mentale définie par le dictionnaire, mais aussi un ensemble de délits et crimes faisant des femmes d’éternelles victimes de sujétions et de violences. » (p. 312)
L’archéologie d’un mépris – ÉPILOGUE
Luce Irigaray a émis l’hypothèse selon laquelle, à l’inverse des théories freudiennes, l’homme serait complexé par sa libido moins forte que celle de la femme et l’absence de matrice dans son corps. « Et telle serait, selon elle, la raison pour laquelle il voudrait imposer sa supériorité physique et sociale. Une domination si forte qu’elle contraindrait les femmes à renoncer à leur féminité, tant les hommes voudraient la nier. Cela peut certes prêter à discussion, mais nous avons là une explication intéressante de la misogynie et de sa puissance multiséculaire. » (p. 315)
Parmi les bonnes nouvelles cependant, on constatera que la misogynie n’est plus à la mode, ne fait pas vendre et n’est plus rentable. (p. 322)
La conclusion des auteurs
« Au terme de cet essai, il est permis de se demander si, dans la misogynie, l’ingrédient majeur, plus encore que le mépris, ne serait pas la peur. Une peur masculine exacerbée devant l’altérité féminine. Cicéron écrivait en s’inspirant de Platon que, si l’on accordait des libertés aux femmes, les esclaves en demanderaient bientôt, puis les chiens, puis les chevaux et les ânes. Derrière le trait satirique, on perçoit la crainte du renversement d’un ordre présidé par les hommes. Mais Cicéron le dit explicitement : sa crainte est de voir l’homme « s’effacer » devant la femme. Or si l’on pense que cet effacement a commencé, que deviendra cette peur ? Se déporterait-elle vers de nouvelles altérités ? Que restera-t-il de la misogynie ? Un ressentiment ? » (p. 323)
Emballée par Écotopia comme j’aurais été emballée par un projet de société, un programme politique complet ! À lire et à commenter !
Ernest Callenbach écrit cette œuvre de science-fiction en 1975 puis meurt en 2012. Et bien, je n’en reviens de la similitude entre son texte et ce que nous devrions de toute évidence mettre en place au plus vite maintenant que l’urgence est plus que tangible.
Le roman se présente comme les « notes personnelles de William Weston », sorte de chroniqueur journaliste des E.-U., auxquelles sont adjointes les articles qu’il envoie régulièrement comme témoignage de son séjour en Ecotopia. Ce nouveau pays se trouve sur le continent américain et a fait sécession avec les États-Unis pour entamer une vie parfaitement écologique.
Gestion collective des ressources, du bois, de la production, mais également des humeurs et du temps. Tout y passe. On nous expose là une utopie que le titre cache à peine : cela pourrait être le rêve des zadistes, le rêve des écologistes.
Le plastique est d’origine végétale. Tout est électrique et les livraisons se font sur des tapis roulants souterrains. Bien sûr tout est recyclé et recyclable. La démographie vise la décroissance de façon consciente et consentie. « Après la Sécession, les écotopiens firent de la baisse démographique un objectif national, mais non sans de longues et amères discussions préalables. Tous étaient d’accord pour adopter une forme ou une autre de déclin, afin de diminuer la pression sur les ressources naturelles et les espèces vivantes et pour améliorer le confort des citoyens du nouvel État. » (p. 129) Bien sûr, on se déplace à vélo : d’ailleurs les écotopiens se moquent du sport. Les besoins auxquels ils doivent répondre pour assurer leur quotidien suffisent à entretenir une belle carcasse en forme. Bien sûr la gestion de la forêt est collective et intelligente : on anticipe et on protège.
De fait, pour la production et l’économie, les inventions et nouveautés doivent passer par une sorte de tribunal anticipatoire : « l’autorisation de fabriquer tel ou tel produit est seulement accordée si tous les jurés peuvent réparer les pannes probables avec des outils de base. » (p. 91) Les écotopiens fabriquent d’ailleurs du petit et la devise est Small is beautiful ! Ils économisent ainsi de la matière et de l’énergie.
Pour l’énergie, notons qu’un livre de 75 envisage sérieusement le nucléaire comme solution semi-pérenne (p. 202-203) « Comme le reste du monde, l’Écotopia suit de très près les efforts sans cesse plus prometteurs pour domestiquer l’énergie de la fusion atomique à des fins civiles. […] Les Écotopiens ont hérité d’un parc de centrales fonctionnant au pétrole et au gaz (qu’ils ont fermées au bout de quelques années) et de quelques centrales nucléaires à fission. S’ils considèrent cette technique comme dangereuse à cause de ses sous-produits radioactifs et de sa pollution thermique, ils ont accepté d’exploiter temporairement les centrales situées à l’écart des villes, dans des zones peu habitées. »
La gestion du temps fait l’objet de grand soin. La semaine de travail réglementaire ne dépasse pas 20 heures, les outils de production et les entreprises appartiennent aux travailleurs (et le roman de préciser : « Il y avait quelques exemples dont on pouvait s’inspirer : ainsi, dans la France de la fin des années soixante, la prise en main de certaines entreprises par leurs salariés et bien sûr un nombre non négligeable de firmes américaines étaient devenues la propriété de leurs employés par des moyens purement légaux et progressifs. » (p. 181), les bénéfices sont reversés aux structures publiques et collectives : recyclage, logement, électricité, eau, téléphone, soins médicaux, police, tribunaux etc. (p. 186) Certaines professions créatrices – artistes, chercheurs, médecins – gagnent un peu plus… mais la meilleure récompense consiste à pouvoir partir en retraite plus tôt. Le gain véritable, c’est le temps. (p. 185)
D’autres aspects de cette société sont séduisants : l’école ! (p. 226-227, 234) « les élèves sont rassemblés toute la journée dans une salle de classe afin d’y suivre leurs cours. L’informatique joue un rôle très minime, car on croit dur comme fer aux vertus pédagogiques de la présence physique des professeurs et des camarades de classe. […] Incroyable mais vrai, les enfants ont seulement une heure quotidienne de véritables cours. » Ces écoles appartiennent aux professeurs ; ils sont les propriétaires de leurs écoles. Les enseignements sont relativement libres : des examens nationaux viennent sanctionner les 12 ans et 18 ans. Ils apprennent « bel et bien à lire, écrire et calculer, mais ils ont tendance à faire leurs apprentissages dans des contextes très concrets. Ils acquièrent également beaucoup de connaissances et de compétences en dehors du cursus classique. Tout jeune de dix ans, je l’ai observé, sait construire un abri, cultiver des légumes, chasser pour se nourrir, confectionner des vêtements simples, etc. »
Contre toute attente, je trouve abordée la problématique de la musique, et notamment la musique électrique (p. 261) « la question musicale qui agite aujourd’hui l’Écotopia tout entière est celle de l’utilisation de l’électricité. » La musique électrique est considérée par certains comme trop gourmande et polluante, endommageant les tympans. Cependant, les Écotopiens qui défendent la musique électrique s’acharnent : « L’invention de petits amplificateurs bon marché réduisit à néant leur premier argument, et le dernier point ne sembla guère impressionner les jeunes musiciens Écotopiens, pas plus que les nôtres autrefois. Le débat fait toujours rage entre les deux clans. » (p. 261)
On découvre ainsi au fil des pages une société qui n’est ni figée, ni uniforme. Les Écotopiens discutent, argumentent, expriment leurs désaccords et leurs émotions. Ils apprennent à les gérer plutôt qu’à les contrôler ou les refreiner. De petits passages amusants pourraient anachroniquement être mis en regard de nos habitudes des réseaux sociaux : « Il n’y a aucune règle d’objectivité, contrairement à la déontologie de nos présentateurs télé ; la majorité des Écotopiens méprisent cette idée comme relevant du « fétichisme bourgeois » et croient qu’on sert mieux la vérité en indiquant d’abord de quel point de vue l’on s’exprime. » (p. 88) D’ailleurs, il n’y a pas de photo dans cette société (p. 151) pour ne pas tricher avec le temps, la mort et la dégradation des corps. Voilà une idée qui, semble-t-il, a fait son chemin jusqu’à nous, contrairement à la majorité de celles contenues dans ce livre.
D’autres aspects de cette société peuvent paraître plus étranges et l’auteur a sans doute voulu insister sur un retour à un état sauvage qu’il fantasmait : par exemple, les Écotopiens, et surtout les Écotopiennes, font l’amour comme ils mangent ou festoient, ce n’est qu’une activité récréative parmi d’autres. Pas de tabou. Pour assumer l’agressivité présumée des mâles et la canaliser, une guerre rituelle est organisée pour laisser s’épanouir dans un cadre réglementaire la rivalité entre les hommes. Les Écotopiens considèrent que la compétitivité des femmes s’affirme dans d’autres domaines, plutôt politiques ou d’organisation du travail, « une tâche à laquelle les femmes excellent ». (p. 153) (je te le fais pas dire ^^)
Quelques petits détails qui, aujourd’hui, sont déroutants : l’utilisation des ressources animales. La consommation de viande, de cuir, est plutôt valorisée, au détriment du plastique.
« Le cuir et la fourrure sont apparemment des matériaux de prédilection – utilisés pour les sacs et les besaces, les pantalons et les blousons. » (p. 42) cependant, un peu plus loin, « les bêtes doivent rester le plus sauvages possible et les gens n’ont apparemment aucun besoin de leur compagnie. » Du coup, les écotopiens chassent pour manger de la viande. (p. 45) La valeur de la viande de cerf possède d’ailleurs des qualités spirituelles (un peu de NewAge dans ce roman, mais pas tant ! Même si, p. 124, le journaliste nous explique que « Certains écotopiens considèrent les arbres comme des êtres vivants, presque au même titre que les êtres humains » Cependant, cette croyance de certains n’empêchent nullement une exploitation rentable et bon marché, mais intelligente, de la forêt.
Évidemment, le journaliste qui part avec beaucoup d’appréhension et s’apprête à découvrir toute sorte d’abus ou de terrible secret, finit par être conquis, par tomber amoureux etc. Mais au-delà du scénario sans surprise, l’alternance de ses notes et des articles composés que la vie en Écotopia, destinés aux lecteurs états-uniens permet toutefois de progresser dans cette suite de description sans trop d’ennui.
Bref, au lieu d’avoir peur en relisant 1984… on pourrait s’amuser et imaginer, rêver en lisant Écotopia. C’est donc l’expérience que je propose. J’envoie ce livre de main en main et chaque lecteur pourra inscrire ci-dessous ce qu’il en aura pensé, ce qui l’aura fait rêver et ce qui l’aura laissé dubitatif.
Sous-titre : Ou comment nos enfants devront nettoyer le bazar qu’on aura mis…
Jean-Marc DOULS est l’un de ses collègues qui vous ravit d’avoir choisi votre profession et dont la fréquentation est particulièrement roborative. Il faut dire que nous partageons bien des préoccupations, en particulier écologiques, professionnelles (nous sommes profs !) et familiales.
Dans son livre au titre fort bien choisi, « Range ma chambre », il rappelle en chiffres et comparaisons édifiantes les enjeux qui devraient capter désormais toute notre attention. 55 pages dont l’achat bénéficie directement à l’association The Shift Project puisque Jean-Marc lui reverse ses droits d’auteur. Sept chapitres concis et précis résument parfaitement ces enjeux et problématiques : Où en sommes-nous ? Comment en est-on arrivé là ? Où va-t-on ? Existe-t-il des solutions ? Alors, qu’est-ce qu’on attend ? Et moi, que puis-je faire ? Que vont penser nos enfants ?
Et ce n’est pas un énième livre déprimant ! Jean-Marc s’y montre très optimiste.
« Les jeunes d’aujourd’hui sont probablement mieux armés que leurs aînés pour affronter les évolutions à venir. Ils ont grandi dans l’idée que quelque chose ne fonctionne pas bien et ont conscience qu’il va falloir y remédier. A condition que ce point de vue soit suffisamment partagé, ils auront à redéfinir de nombreuses règles de fonctionnement auxquelles nous sommes habitués. Si les modalités d’exercice du travail manuel peuvent évoluer techniquement grâce à l’émergence de moyens tels que les cobots (robots collaboratifs), les activités d’ordre intellectuel peuvent connaître une révolution par le télétravail, la visio-conférence, l’enseignement à distance, l’e-learning, et la jeunesse saura s’approprier de tels chamboulements bien mieux que ceux qui ont connu une progression constante de leur confort de vie et refusent – on peut les comprendre – le moindre pas en arrière. » (p. 39)
Sans compter que, lorsqu’on n’a pas tous les chiffres en tête, on trouve ici toutes les données bien rangées. Par exemple,
« Récapitulons les quelques grandeurs énoncées ci-dessus :
Sans effet de serre, la température de l’atmosphère serait d’environ -15°C à l’albedo constant
Grâce à l’effet de serre, elle est vivable à +14°C (soit une trentaine de degrés de plus)
On observe une augmentation de cette température d’environ +1° en quelques décennies
L’augmentation de la concentration de CO2 occasionne un surplus d’effet de serre de +3%
C’est ce qu’on appelle le forçage radiatif ! Vous ne le saviez pas ? Alors achetez vite ce petit ouvrage qui fait du bien et contribuez vous aussi aux travaux du Shift Project.
Un ouvrage comme je les aime ! Avec un objectif clairement exprimé !
« L’objectif de cet ouvrage est d’étudier l’hypothèse selon laquelle les sciences de la nature humaine contemporaines sont susceptibles de nous apporter un éclairage nouveau et complémentaire sur certains objets classiques de la sociologie et de l’anthropologie, sans pour autant nous contraindre à réduire l’explication des phénomènes sociaux ou culturels à un ensemble d’activités neuronales, ni nous conduire à légitimer quelque inégalité sociale que ce soit. » (p. 16)
Alors de quelles sciences de la nature parle-t-on ?
LC note que le naturalisme naît au XIXè. Il en analyse deux types : le naturalisme réductionniste et le naturalisme analogique.
Dans l’approche naturaliste réductionniste : on parle de réductionnisme à double titre, ontologique et épistémologique.La sociobiologie (Wilson) serait l’approche naturaliste réductionniste la plus influente. Pour Wilson « la théorie de l’évolution permettrait d’expliquer la plupart des comportements sociaux des animaux, humains compris. L’idée générale qui sous-tend cette proposition est que la théorie de l’évolution ne s’applique pas uniquement aux propriétés physiques des animaux, mais également à leurs propriétés comportementales. » (p. 23) L’évoféminisme de Peggy Sastre montre ses limites (p. 27) sur l’exemple du harcèlement sexuel.
Dans l’approche naturaliste analogique, certains conservent une forme de réductionnisme épistémologique. Un bel exemple en serait la mémétique de Richard Dawkins (p. 32) « Selon les méméticiens, une culture humaine correspond à un pool de mèmes donné, exactement comme une population d’organismes correspond à un pool génétique donné. » (p. 35) Ses limites : l’analogie sur laquelle elle repose est pour le moins hasardeuse. (p. 37)
Une troisième version du naturalisme pourrait être ce que LC appelle le naturalisme socialintégratif. Ce modèle a également ses défenseurs (Schaeffer, 2007) et s’appuie sur le pari « qu’un monisme ontologique peut fort bien s’accompagner d’un pluralisme épistémologique » (p. 41) En d’autres termes : « abandonner les oppositions radicales entre ce qui relèverait de la nature, du social et de la culture n’implique aucunement de devoir renoncer à maintenir des distinctions théoriques et méthodologiques dans l’étude de ces différents domaines. » (p. 41) Les termes de l’ouvrage sont donc reprécisés :
« le naturalisme social qui fait l’objet de cet ouvrage ne vise pas à expliquer les phénomènes sociaux en recourant aux théories ou aux concepts des sciences naturelles, mais à intégrer certaines connaissances et méthodes de ces sciences aux élaborations théoriques et aux démarches explicatives des sociologues. Ce naturalisme social intégratif a ainsi pour vocation de dépasser le clivage qui existe aujourd’hui entre les sciences de la société, d’une part, et les sciences de la nature humaine, de l’autre. » (p. 39)
Voici alors un fort bienvenu plan de l’ouvrage :
« Avant de pouvoir montrer comment des savoirs et des méthodes des sciences cognitives peuvent être avantageusement intégrés aux travaux des anthropologues (chap.4) et des sociologues (chap.5 et 6), il nous faut d’abord nous pencher sur les origines évolutives de notre esprit social (chap.2), puis sur certains aspects centraux de l’architecture cognitive de notre espèce. (chap.3). » (p. 45)
Aux origines de notre cerveau social
Où l’on comprend comment l’étude de nos cousins primates peut se révéler fort instructive, notamment pour souligner comment ont pu être sélectionnés à la fois l’intelligence coopérative et le machiavélisme (p. 59), et de façon concomitante. Les primates non humains qui sont nos contemporains pourraient bien partager avec nous un même cerveau social élémentaire. (p. 85) En effet, « nos plus proches cousins sont le chimpanzé (Pan troglodytes) et le chimpanzé nain (ou bonobos, Pan paniscus) – le dernier ancêtre que nous avons en commun avec eux ayant vécu il y a 5 ou 6 millions d’années seulement. Depuis, notre lignée évolutive s’est séparée de la leur. Homo sapiens s’est spécifié il y a un peu plus de 300 000 ans, en Afrique, à partir d’une lignée d’espèces du genre Homo – un genre apparu il y a environ 2,8 millions d’années. » (p. 86)
De cette continuité, il est possible de déduire plusieurs choses, notamment que la vie en société n’est pas optionnelle : « L’environnement social dans lequel s’est déroulée la phylogenèse de notre espèce a littéralement modelé notre cerveau, nous dotant progressivement de compétences cognitives naturellement adaptées au traitement de l’information sociale pertinente au sein de groupes fortement hiérarchisés et parcourus de réseaux de relations interindividuelles allant de l’antagonisme à la bienveillance, en passant par l’association et l’engagement réciproque. » (p. 88)
La cognition sociale humaine
Où j’apprends que des singes maitrisent un langage ; il s’agit dans l’exemple du singe hocheur (Cercopithecus nictitans) qui par la combinaison de deux cris principaux, se trouvent en mesure d’avertir de l’imminence et de la nature d’un danger, d’un prédateur en particulier. (p. 93)
Comment les humains acquièrent le langage ? Plusieurs modèles ou théories se sont opposées ou renforcées, notamment celles de Chomsky ou de Skinner (p. 96-97). Il en résulte qu’ « un des résultat empirique beaucoup moins controversé au sein de la psychologie cognitive et de la psychologie du développement est que nous possédons dès notre plus jeune âge bon nombre d’intuitions élémentaires quant à la nature et au fonctionnement de certaines entités qui nous entourent. Ces « noyaux de connaissances intuitives » (ou « core knowledge ») sont organisés en « théories naïves » portant sur des domaines spécifiques d’objets. » (p. 104)
Quel est le nombre et la nature de ces théories naïves ? Nous ne le savons pas avec certitude, mais nous pouvons considérer que notre esprit serait équipé d’au moins trois théories naïves : une physique naïve, dédiée à la détection et au traitement des objets physiques, une biologie naïve, portant sur les êtres vivants, et une psychologie naïve, ou « théorie de l’esprit », ayant pour objet les états mentaux de nos congénères. » À quoi l’on peut ajouter une morale naïve. (p. 107)
De la physique naïve à la sociologie naïve
On note donc que les bébés de quelques mois (3 à 6) ont déjà une physique naïve, une intuition qui leur permet de supposer que les objets continuent d’exister même quand ils ne les voient plus ou bien qu’un objet solide ne peut en traverser un autre. (p. 109)
Les bébés distinguent également dès la première année une différence entre les objets physique et les êtres vivants (p. 111). En outre, « la biologie naïve dont sont équipés les enfants leur permet en outre d’entretenir très tôt des attentes et des intuitions sur la façon dont les êtres vivants fonctionnent et se comportent. » (p. 111)
Remarque (encore plus) intéressante : « Les enfants manifestent en effet certaines intuitions trop tôt dans leur développement pour qu’elles puissent résulter de l’expérience dont ils disposent du monde biologique. Un enfant de 3 ans, par exemple, n’a évidemment jamais eu le loisir de voir un être vivant naître, grandir et vieillir. Cet enfant s’attend néanmoins à ce que les animaux connaissent ce destin. Cela est d’autant plus remarquable qu’il n’entretient pas la même attente à l’égard des objets physiques – les intuitions biologiques des jeunes enfants sont donc d’emblée « domaines spécifiques » (p. 115)
De cette remarque, je m’amuse à extrapoler qu’en effet, les humains anticipent la mort des êtres vivants tandis qu’ils n’anticipent pas vraiment la fin des objets, des ressources environnantes…
Pour ce qui est de la morale naïve et du sens de l’équité, on apprend que les très jeunes enfants (moins de 3 ans) auraient un sens de la justice plus marqué que par la suite… pour le retrouver ensuite vers l’âge de 5 ans. Entre 3 et 5, nous aurions bel et bien à faire à de petits monstres d’égoïsme. (p. 123)
Remarque : selon une expérience, « à l’âge de 5 ans, une partie importante des enfants testés au États-Unis sont prêts à sacrifier des objets qu’ils possèdent pour punir la poupée égoïste, alors qu’ils ne montrent pas la même tendance à l’âge de 3 ans. À noter que si les petits Américains de 5 ans sont disposés à payer pour pouvoir punir les égoïstes, cela ne semble pas être le cas d’enfants du même âge vivant dans des cultures plus collectivistes ». (p. 125)
Je m’interroge ici : n’est-il pas justement primordial de punir les égoïstes dans une société collectiviste ?
« Pour résumer, l’être humain semble donc bel et bien être doté d’une morale naïve biologiquement héritée, qui repose sur des intuitions et des émotions morales plutôt que sur des raisonnements. Ces intuitions et émotions morales sont suscitées par notre disposition naturelle à l’empathie, elle-même réalisée par l’activation de circuits neuronaux spécifiques. Certaines intuitions morales au moins se manifestent déjà au cours de la première année de vie d’un être humain. Il semblerait bien que ces intuitions morales précoces soient universelles et qu’elles continuent à opérer à l’identique à l’âge adulte, quand bien même le sens moral d’un individu se complexifie au cours de son développement. » (p. 128)
Dès l’âge de 4 ou 5 ans, nous serions également dotés d’une « structure cognitive spécifique – appelé théorie de l’esprit ou psychologie naïve – qui nous permet, premièrement, de nous représenter le système de désirs et de croyances qu’entretiennent les autres en fonction de la situation dans laquelle ils se trouvent et, deuxièmement, de comprendre et d’anticiper sur cette base la façon dont ils s’apprêtent à agir. » (p. 131)
« Pour un très grand nombre de psychologues cognitifs, notre théorie de l’esprit constitue l’alpha et l’oméga de la cognition sociale de l’être humain. Ce serait en effet en nous projetant dans l’esprit de nos semblables, en adoptant leur point de vue cognitif sur le monde que nous parviendrions à naviguer avec succès dans notre univers social. Nous serions ainsi en permanence en train de nous représenter les désirs et les croyances des autres individus pour comprendre et anticiper leurs comportements et adapter les nôtres en conséquence. » (p. 134)
Mais que l’on se rassure, selon Hirschfeld (2013), nous sommes assez mauvais dans l’exercice. Nous serions dotés d’une sociologie naïve de groupe plutôt qu’individuelle : « les comportements de nos semblables seraient prédictibles non pas sur la base des états mentaux qu’on leur prête, mais sur la base de certaines de leurs propriétés sociales objectives. » (p. 137)
Quant à la sociologie naïve des relations, on peut en distinguer plusieurs (p. 142) afin de les analyser :
Les relations de dominance
Les relations d’échange
Les relations de soin (« nurturance »)
Les relations d’affiliation (ou d’appartenance).
À la différence des primates non-humains, nous avons une capacité à créer des formes ou entités culturelles (des institutions par exemple) auxquelles nous nous référons conjointement. (p. 155) Elles peuvent engendrer des normes contraignantes. « Il a ainsi été établi qu’à l’âge de 3 ans déjà, les enfants arrivent à découvrir les normes qui sous-tendent une situation particulière en observant simplement les interactions ou le comportement des individus qui y sont impliqués. Qui plus est, les enfants de cet âge sont également capables de recourir aux normes dont ils ont découvert l’existence pour anticiper les actions des autres. Si des individus ne se conforment pas à une norme qu’ils connaissent, les enfants d’âge préscolaire s’en offusquent, s’en indignent et ils les corrigent en leur rappelant la norme en vigueur. » (p. 158)
Je m’interroge : ce respect des règles fonctionne-t-il comme un facteur ou un indicateur d’appartenance au groupe ?
Instincts sociaux et mécanismes affiliatifs naturels
A côté de l’équipement cognitif qui vient d’être décrit, « l’évolution nous a également dotés d’inclinations mentales qui n’ont pas nécessairement pour fonction de nous permettre d’anticiper le comportement de nos semblables, mais qui prennent la forme […] d’ « instincts sociaux ». (p. 160)
Parmi ceux-ci, deux sont analysés par LC : le besoin d’appartenance et la préférence pour la similarité (pp. 161-168), qui pourraient bien se trouver « à l’origine du développement de deux mécanismes affiliatifs naturels auxquels recourent les êtres humains pour tisser et renforcer les liens qui les unissent à leurs semblables : l’imitation et le conformisme. (p. 169)
A propos de l’imitation, on notera que les bébés de 3 mois préfèrent des inconnus du même type ethnique que ceux auxquels ils sont habitués. Plus étonnant et particulièrement intéressant pour la linguistique : « les bébés de moins de 6 mois préfèrent des inconnus qui parlent la même langue que leurs parents par rapport à ceux qui parlent une langue étrangère, tout comme ils préfèrent les inconnus qui ont le même accent que celui de leurs parents par rapport à ceux qui parlent la même langue qu’eux, mais avec un accent étranger. » (p. 167)
L’imitation peut avoir une fonction d’apprentissage et l’on voit que les enfants sélectionnent souvent ce qu’il convient d’imiter pour atteindre un but, mais pas dans tous les cas (p. 172) mais elle permet aussi de créer du lien : « cela s’explique par le fait que les enfants tendent à préférer les individus qui leur ressemblent. Or un enfant qui imite une autre personne augmente manifestement sa ressemblance avec cette dernière. » (p. 177)
Et la « mimiquerie » ? Vous connaissez ? C’est quand on imite les mimiques d’une autre personne, de façon plutôt inconsciente, pour s’en rapprocher et créer ainsi une connivence. Il s’agit encore d’un mécanisme affiliatif auquel les enfants comme les grands recourent volontiers. (p. 179)
Quant au conformisme, révisez d’abord l’expérience de Ash qui montre combien nous sommes enclins à nous conformer au grand nombre, quand bien même le grand nombre fait des choix absurdes. Néanmoins, il semblerait que « la phylogenèse de notre espèce ait équipé notre esprit d’un système de vigilance épistémique, c’est-à-dire d’un ensemble de mécanismes cognitifs qui nous permettent d’évaluer la vraisemblance d’une information, ainsi que la fiabilité de sa source avant de l’intégrer ou de la rejeter. » (p. 181) Nous serions aptes à activer cette vigilance dès l’âge de 3 ou 4 ans…
Pour résumer (LC propose des conclusions fort bienvenues) : notre esprit n’est pas une « cire vierge » ou une « page blanche » : « l’esprit humain est au contraire d’emblée équipé de divers « instincts sociaux », de mécanismes affiliatifs naturels, ainsi que d’un ensemble de modules cognitifs et de noyaux de connaissance intuitives structurés en théories naïves. » (p. 189) De quoi pourrait être responsables ce pré-câblage dans l’apparition et la diffusion de certaines représentations culturelles ?
L’anthropologie cognitive : l’évolutionnisme des premiers anthropologues.
Je sais gré à LC de revenir sur l’erreur qui consiste à croire que Darwin aurait défendu le « droit du plus fort »… et nous l’entendons encore « Je suis darwinien moi m’adame ! c’est celui qui gagne qui gagne ! » Heureusement que c’est faux.
« En effet, la théorie de l’évolution bien comprise nie par définition que les êtres vivants évoluent dans une direction (pré-)déterminée et, donc, que le processus évolutif puisse conduire à l’apparition d’une espèce plus « aboutie » ou plus « parfaite » que les autres. Le mécanisme de sélection naturelle implique qu’au sein d’une espèce, les individus les mieux adaptés à leur environnement du moment (et non les « plus forts ») se reproduisent davantage que leurs congénères comparativement moins bien adaptés. » (p. 193)
Darwin ne valide donc en rien une vision téléologique du monde. Par ailleurs, il faut bien noter le « moment ». Pas de destin, pas d’ère, pas de dessein ou de dessin, mais une vue à très court terme mêlé d’un aléa indescriptible.
La vision téléologique de l’évolution a pourtant eu le temps de faire bien des dégâts. Certains anthropologues étudiant des sociétés « exotiques » pensaient étudier « des sociétés primitives », des cultures « attardées » qui n’avaient pas encore franchi telle ou telle étape du progrès humain. On pourrait dire qu’à leurs yeux elles étaient des « sociétés fossiles ». (p. 198) Cette vision a alimenté les théories raciales et racistes encore visibles aujourd’hui. En lutte contre cela, les anthropologues de la génération suivante défendent le diffusionnisme : « Selon les anthropologues diffusionnistes, un trait culturel qui apparaît dans une société donnée peut en effet fort bien être repris à son compte par un autre groupe humain, sans que ce dernier n’ait préalablement eu à atteindre un quelconque « stade de développement » particulier. » (p. 199) Mais bien entendu, compte tenu de nos difficultés à communiquer et à nous faire exactement comprendre, des déformations et transformations et adaptations entrent en jeu.
LC décrit bien ce que Sperber appelle « une chaîne cognitive causale sociale ». (p. 206)
« En effet, si la communication a pour fonction de causer dans l’esprit du récepteur la formation d’une représentation similaire à celle que possède le communicateur, la nature précise de la représentation communiquée est toujours sous-déterminées par sa traduction communicationnelle. Le récepteur doit dès lors nécessairement chercher à la spécifier par inférence à partir du contexte, ainsi que sur la base de ce qu’il connaît par ailleurs au sujet de ce qui lui est communiqué. Il en découle que la représentation qu’il se formera ne sera jamais parfaitement identique à celle que le communicateur a à l’esprit. Dans certains cas, elle peut même en différer au point d’en devenir méconnaissable. Ce risque est encore amplifié lorsque la chaîne cognitive causale sociale passe par une succession d’individus. » (p. 206) Bref, l’imitation reste partielle comme cela était précisé plus haut (p. 207).
Cependant, pour que ces imitations aient lieu, elles s’appuient peut-être sur une structure commune, organisant nos connaissances intuitives « en théories naïves portant sur des domaines spécifiques d’objets – notamment, sur les domaines des entités physiques, biologiques, psychologiques et sociales. » (p. 218). Nous pouvons retenir de ce passage que « la nature de notre biologie naïve est à l’origine de certaines convergences culturelles – comme le fait que les taxinomies de sens communs possèdent une structure identique dans la plupart des sociétés. » (p. 221) On range et on catégorise à la faveur de et suivant notre biologie naïve, ce qui rend parfois les découvertes scientifiques difficiles à appréhender et à accepter. Ce serait par exemple le cas de la théorie de l’évolution, considérée comme contre-intuitive et, pour cette raison, faisant parfois difficilement concurrence au créationnisme. En effet, pour expliquer le succès surprenant du créationnisme, « l’hypothèse est qu’[il] s’articulerait globalement mieux que la théorie de l’évolution avec notre biologie naïve et, plus particulièrement, avec notre conception spontanément essentialiste des espèces. » (p. 223) or « la théorie scientifique de l’évolution est quant à elle contre-intuitive à plus d’un titre (comme le sont d’ailleurs la plupart des autres théories scientifiques empiriquement bien étayées dont nous disposons aujourd’hui, à commencer par la physique quantique ou la physique de la relativité). » (p. 224) Heureusement, grâce à l’école, nous pouvons en faciliter et institutionnaliser la transmission. (p. 225)
Pour conclure, l’auteur constate qu’ « un certain nombre d’anthropologues contemporains ont pris la mesure de ce que les sciences cognitives sont susceptibles d’apporter à leur discipline. » (p. 239) Qu’en est-il des sociologues ?
Sciences cognitives et théories sociologiques
Deux paradigmes semblent s’opposer : l’individualisme et le holisme méthodologiques.
« Les tenants de l’individualisme méthodologique refusent généralement d’accorder un statut d’existence aux entités collectives et partant, de leur reconnaître un pouvoir causal. Pour eux, seuls les individus et leurs états mentaux existent. » (p. 242)
Parmi eux, Weber explique l’essor du capitalisme par la conversion d’un certain nombre d’individus au calvinisme (p. 243) Pour Boudon, « selon sa « théorie de la rationalité cognitive », les individus pilotent généralement leurs actions sociales en suivant des stratégies réfléchies. » (p. 244) « Boudon soutient que les raisons d’agir des individus ne sont pas uniquement celles qui consistent en la maximisation de leur intérêt personnel. En effet, les individus peuvent aussi notamment intégrer des « raisons axiologiques » (des valeurs) dans le calcul auquel ils s’adonnent pour décider de leurs actions sociales. » (p. 245)
Pour les sociologies holistes-dispositionnalistes, un certain niveau social existe. Pour Durkheim, « chercher à réduire le social à la collection des individus qui le composent équivaudrait à retomber dans les travers « de la vieille métaphysique matérialiste ». Si le substrat de la société est bel et bien constitué d’individus, il émergerait de leur réunion une strate ontologique nouvelle, gouvernée par ses propres lois et peuplée de ses propres objets : la strate de la vie sociale. » (p. 247) Plus tard, Bourdieu « a cherché à préciser la manière dont le monde social exerce son empire sur les individus et sur les représentations qui peuplent leur esprit. Selon lui, le processus de socialisation dote tout individu d’une sorte de matrice de perception, de jugement et d’action qu’il nomme « habitus ». (p. 249)
LC poursuit son analyse et sa revue des théories sociologiques pour défendre l’idée qu’intégrer ce que nous savons désormais de notre « nature » humaine, héritée de notre évolution biologique, ne peut qu’enrichir la sociologie. (p. 256) Il cite notamment le travail de Bronner qui va en ce sens et qui intègre à sa description du monde les fameux biais cognitifs. Ce dernier « en appelle dès lors au développement d’un programme de recherche qui aurait pour objectif d’étudier la façon dont les invariants cognitifs mis au jour par les sciences cognitives « s’hybrident » avec des variables sociales pour donner lieu à la production de certains phénomènes sociaux. » (p. 258)
S’il est vrai que les tenants de l’individualisme méthodologique auraient grand intérêt à s’inspirer des sciences cognitives (p. 258), LC montre que même un modèle holistique comme le concept bourdieusien de l’habitus peut y gagner également. Selon l’hypothèse psychologique bourdieusienne, « des dispositions d’action seraient incorporées par les agents sociaux au cours de leur socialisation. » (p. 265) Or Bronner considère que « l’habitus incorporé est « parfaitement compatible » avec de nombreuses découvertes en neurosciences. Il affirme cependant que les sciences cognitives nous poussent à rejeter une conception strictement déterministe ou mécaniste de l’habitus. En effet, des études de psychologie cognitive ont établi qu’en fonction du contexte dans lequel ils se trouvent, les individus sont en mesure d’inhiber l’expression de certaines heuristiques mentales ou de certaines dispositions pratiques acquises par le passé. » (p. 267)
Pour conclure, même si les deux courants s’opposent, puisque « pour les sociologues dispositionnalistes, les actions individuelles sont à appréhender comme résultant de dispositions incorporées par socialisation, tandis que pour les sociologues individualistes, il s’agit de les comprendre comme si elles étaient le produit de systèmes de raisons élaborées par les individus en fonction de leurs croyances, de leurs désirs et de la configuration sociohistorique dans laquelle ils se trouvent » (p. 280), le recours aux sciences cognitives pourrait permettre d’établir un lien et un continuum « entre la figure théorique de l’agent social des sociologues dispositionnalistes et celle de l’agent social de l’individu rationnel des individualistes méthodologiques. » (p. 281)
Sciences cognitives et explications sociologiques
En guise d’exemple de rouage naturels des phénomènes sociaux, LC cite l’ocytocine, un neuropeptide très étudié pour le rôle qu’il joue dans le comportement de nombreux mammifères, les humains notamment. (p. 283) Apparemment, « l’ocytocine amplifie les processus cognitifs de reconnaissance et de discrimination sociale, et elle incite à favoriser son endogroupe aux dépens de son exogroupe. » » (p. 284)
Quels sont les mécanismes qui permettent d’intégrer l’habitus et la reproduction sociale ? Chez les enfants par exemple, comment fonctionne la socialisation ? Il semblerait que le groupe d’amis joue ce rôle de socialisation bien davantage que les parents. Les enfants s’associent à ceux qui leur ressemblent et créent de l’affiliation par imitation et conformisme au groupe d’amis. Par exemple, les enfants adoptent l’accent de leur groupe de pairs (p. 294). La peur d’être ostracisé, néanmoins, joue également un rôle important dans la socialisation. (p. 299) Mais, me dis-je, l’enfant ne rencontre pas les autres enfants telle une cire vierge non plus… pour se reconnaître et se ressembler, il faut être, déjà, quelque chose. Un certain déterminisme familial, en effet, influence de façon non négligeable le devenir des enfants dans leur scolarité : « il est empiriquement établi que le degré d’engagement scolaire des enfants et des adolescents est corrélé à leur milieu social d’origine : ceux d’entre eux qui proviennent de milieux favorisés sont généralement plus engagés – et réussissent donc mieux à l’école – que les enfants ou les adolescents issus de milieux populaires ou défavorisés. » (p. 307) Pour rectifier cela, il suffirait d’intégrer les enfants défavorisés au sein de groupe d’enfants plus favorisés. (p. 307)
« En résumé, les enfants des classes moyennes et supérieures réussissent généralement mieux à l’école et obtiennent souvent de meilleurs diplômes au terme de leur parcours scolaire que les enfants issus des classes populaires. Cela s’explique en partie par le fait que les premiers sont mieux adaptés que les autres aux attentes et aux exigences du système éducatif. Ils font notamment en moyenne preuve d’une attitude implicite plus favorable à l’égard de l’école, ainsi qu’un engagement scolaire plus intense que les enfants de familles modestes. » (p. 311)
Pour conclure, « les sciences cognitives peuvent nous permettre de mieux comprendre la formation de certaines régularités macro-sociales. » (p. 314) et bien sûr les enfants n’arrivent pas vierge de tout déterminisme à l’école : ils « ont probablement entamé leur scolarité dotés d’un bagage de représentations, de comportements et de dispositions relativement similaire. Les enfants intégreront donc, certainement de façon durable un certain nombre de ces attitudes mentales et comportementales, puisqu’elles sont majoritaires au sein de leur groupe de pairs. » (p. 316)
LC répond bien aux objectifs de départ : « Se pencher, comme nous l’avons fait, sur les rouages naturels qui contribuent à la formation de tels phénomènes sociaux ne revient donc aucunement à réduire les seconds aux premiers, et encore moins à chercher à les naturaliser, mais cela permet probablement de mieux en saisir le fonctionnement. » (p. 317)
Pour conclure, j’aime beaucoup l’une des formules finales de LC, pour qui « prétexter de l’existence de […] dérives, aussi graves soient-elles, pour condamner tout recours à certains acquis des sciences naturelles en sociologie reviendrait à jeter le bébé scientifique avec l’eau du bain idéologique. » (p. 320)
Croyez-le ou non, les études en Histoire Ancienne font apparaître que l’athéisme serait aussi inné que le religieux chez les humains.
Nos anciens ne croyaient pas toujours dans leurs dieux, suggère une nouvelle étude – jetant ainsi le doute sur l’idée que le sentiment religieux serait, par défaut, présent chez les humains.
« Les sociétés primitives étaient beaucoup plus aptes que celles qui leur ont succédé, à percevoir l’athéisme comme faisant partie du spectre de ce qu’ils considéraient comme normal. » Tim Whitmarsh
Contrairement à la majeure partie de ce que nous dit généralement l’Histoire, l’athéisme a prospéré dans les sociétés polythéistes du monde antique – et ceci soulève des doutes considérables quant au fait que les humains seraient véritablement « câblés » pour être religieux – c’est ce que nous apprend une nouvelle étude de Cambridge.
L’hypothèse défendue ici correspond à la principale proposition d’un nouvel ouvrage de Tim Whitmarsh, Professeur de Culture grecque et membre du Saint John’s College, Université de Cambridge. Dans ce livre, il suggère que l’athéisme – qui est souvent considéré comme un phénomène moderne – n’était pas seulement commun dans la Grèce ancienne et la Rome pré-chrétienne, mais fleurissait probablement davantage dans ces sociétés-là que dans les civilisations qui suivirent.
Par conséquent, l’étude remet en cause deux hypothèses qui sous-tendent les débats actuels entre athéistes et croyants : d’une part, l’idée que l’athéisme est un point de vue moderne, et d’autre part, l’idée d’un « universalisme religieux », c’est-à-dire que les humains seraient prédisposés à croire aux dieux, ou « câblés » pour cela.
L’ouvrage, intitulé « Battling the Gods », est sorti à Cambridge en Février 2016.
« On tend à considérer l’athéisme comme une idée qui aurait récemment émergé dans les sociétés occidentales laïques », dit Whitmarsh. « La rhétorique pour le décrire est hyper moderne. En réalité, Les sociétés primitives étaient beaucoup plus aptes que les suivantes, à percevoir l’athéisme comme faisant partie du spectre de ce qu’ils considéraient comme normal. »
Plutôt que de s’appuyer sur des raisonnements scientifiques, ces premiers athées opposaient plutôt des sortes d’objections universelles sur la nature paradoxale de la religion – le fait, par exemple, qu’elle vous demande d’accepter des choses qui ne sont pas intuitivement présentes dans le monde. Que cela se soit produit il y a quelques milliers d’années suggère que des formes d’incroyance ont pu exister dans toutes les cultures, et ont probablement toujours existé.
L’ouvrage défend l’idée que la non-croyance serait aussi vieille que les pierres. Les premiers exemples, tels que les écrits athées de Xénophane de Colophon (vers 570-475 avant notre ère) sont contemporains du judaïsme de l’ère du Second Temple et sont bien antérieurs au christianisme et à l’Islam. Même Platon, écrivant au 4ème siècle avant notre ère, a déclaré que les non-croyants contemporains n’étaient « pas les premiers à avoir cette vision des dieux ».
Cependant, comme l’histoire de l’athéisme, dans sa majeure partie, n’a pas été écrite, Whitmarsh suggère qu’elle est également absente des deux côtés du débat actuel qui oppose les monothéismes et l’athéisme. Alors que les athées décrivent la religion comme correspondant à une étape plus ancienne et plus primitive du développement humain, l’idée d’un universalisme religieux s’appuie également cette idée que les premières sociétés étaient religieuses par nature parce que croire en Dieu serait par défaut inhérent aux humains.
Or, aucune des deux perspectives n’est vraie, explique Whitmarsh : « Les croyants parlent de l’athéisme comme s’il s’agissait d’une pathologie liée à un épisode temporaire et étrange de la culture occidentale moderne, mais si vous demandez à quelqu’un de bien réfléchir, il apparaît clair que les gens pensaient aussi de cette façon dans l’Antiquité. »
Son ouvrage passe en revue mille ans d’Histoire Ancienne pour défendre ce point, abordant les différentes formes d’incrédulité exprimées au sein des mouvements philosophiques, des productions des écrivains et des personnalités publiques.
Cette variété a été rendue possible par la diversité fondamentale des sociétés grecques polythéistes. Entre 650 et 323 avant notre ère, la Grèce comptait environ 1200 cités-États distinctes, chacune avec ses propres coutumes, traditions et gouvernance. La religion reflétait cette variété au travers des cultes privés, des rituels de village et des fêtes citadines dédiées à de nombreuses entités divines.
Il n’y avait donc pas d’orthodoxie religieuse. Les textes qui se rapprochent le plus des textes sacrés pour les Grecs sont les épopées d’Homère, qui ne présentent aucune vision morale cohérente des dieux et les décrit très souvent comme des personnalités immorales. Il n’y avait pas non plus de clergé spécialisé pour dire aux gens comment vivre : « L’idée d’un prêtre vous disant quoi faire était étrangère au monde grec », déclarait Whitmarsh.
Par conséquent, alors que certains considéraient l’athéisme comme une erreur, il était rarement considéré comme moralement répréhensible. En fait, il était généralement toléré comme l’un des nombreux points de vue que les gens pouvaient adopter au sujet des dieux. Ce n’est qu’occasionnellement qu’il fut activement interdit : à Athènes au 5èmesiècle avant notre ère, lorsque Socrate fut exécuté pour « ne pas avoir reconnu les dieux de la Cité. »
Alors que l’athéisme se manifestait sous diverses formes et d’importance différente, Whitmarsh soutient également qu’existaient de fortes continuités à travers les générations. Les anciens athées luttaient contre les principes fondamentaux que beaucoup de gens remettent encore en question aujourd’hui, tels que la manière de traiter le problème du mal et la façon de questionner les aspects de la religion qui semblent invraisemblables.
On retrouve ces thèmes chez les premiers penseurs – comme Anaximandre et Anaximène, qui ont essayé d’expliquer que les phénomènes comme le tonnerre et les tremblements de terre n’avaient en réalité rien à voir avec les dieux – comme chez des écrivains célèbres : Euripide, dont les pièces critiquaient ouvertement la causalité divine. Le groupe d’athées le plus célèbre du monde antique, à savoir les épicuriens, affirmait que la prédestination n’existait pas et rejetait l’idée que les dieux avaient un quelconque contrôle sur la vie humaine.
L’âge favorable à l’athéisme a pris fin, nous dit Whitmarsh, parce que les sociétés polythéistes qui le toléraient généralement ont été remplacées par des forces impériales monothéistes qui exigeaient l’acceptation d’un seul, « vrai », Dieu. L’adoption du christianisme par Rome au IVème siècle de notre ère était, dit-il, « sismique », car elle imposait l’absolutisme religieux pour maintenir l’empire unifié.
La majeure partie du combat idéologique de l’Empire romain postérieur a été dirigé contre les croyances prétendument hérétiques – souvent d’autres formes de christianisme. Dans un décret de 380, l’empereur Théodose Ier a même fait une distinction entre les catholiques et tous les autres – qu’il classait comme dementes vesanosque (« fous déments »). De telles décisions ne laissaient aucune place à l’incrédulité.
Whitmarsh souligne que son étude n’est pas conçue pour prouver ou réfuter la vérité de l’athéisme lui-même. Néanmoins, dès la première page du livre, il écrit : « J’ai cependant une forte conviction – qui s’est durcie au cours de la recherche et de la rédaction de ce livre – que le pluralisme culturel et religieux, et le libre débat, sont indispensables au bon déroulement de la vie. »
« Battling The Gods » est publié par Faber et Faber. Tim Whitmarsh est professeur A.G.Leventis de Culture grecque et membre de St John’s College de l’Université de Cambridge.
Article traduit de https://www.cam.ac.uk/research/news/disbelieve-it-or-not-ancient-history-suggests-that-atheism-is-as-natural-to-humans-as-religion
Alice Coffin a toujours éveillé chez moi beaucoup de sympathie. Je pense qu’on pourrait être des bonnes copines. Nous avons le même âge, les mêmes références. Une histoire bien différente nous conduit en des points qui restent voisins. Une histoire heureuse dans les deux cas cependant. J’étais très curieuse de lire Le Génie Lesbien. Je reste toujours un peu déroutée par les écrits militants ; je ne sais quel savoir en tirer… Je vais donc tâcher d’en tirer ce que je souhaite en retenir.
Très caricaturée, elle avait exprimé son envie de refuser d’être abreuvée du discours, des idées et des représentations masculines. Bien plus que cette déclaration, j’avais trouvé très choquante la réaction des hommes, y compris dans mon entourage. Mais qu’est-ce que ça pouvait bien leur faire qu’une femme ou même plusieurs femmes décident de ne plus regarder les représentants de leur sexe, ou du moins ceux qui s’érigent comme tels ?
Alors oui… le problème réside sans doute là : Johnny Halliday et ses trois passions, (sa femme et la moto) ne représente pas tout le masculin. Le Western pan pan ne représente pas tous les fantasmes du masculin. Tous les hommes ne sont pas des footballeurs en pantoufles. D’accord. Mais quand on va au cinoche et qu’on est saoulée de ces hommes héros, glorifiés au sabre laser et magnifiés de surcroît par une (ou plusieurs) femmes qui les admirent, même quand ils sont moches comme des poux, même quand ils semblent cons, vains, hâbleurs, prétentieux, arrogants… on se demande quand même de quel conte ils ont besoin de se cajoler, entre eux. Et quand on étudie la littérature et qu’on est une fille, on tombe souvent de haut en s’apercevant que beaucoup d’hommes ne parlent qu’aux hommes, puisqu’au détour d’une page, on découvre qu’ils parlent de ce qui entoure la vie de l’homme… et dans cet entourage il y les femmes. Mieux, LA femme. Encore mieux, le féminin. Alors bon, puisqu’ils ne nous parlent pas, pourquoi ne pas leur tourner le dos ?
J’avais déjà éclaté de rire et de sentiment de connivence à la fin de King Kong Théorie : « Les hommes aiment les hommes. Ils nous expliquent tout le temps combien ils aiment les femmes, mais on sait toutes qu’ils nous bobardent. Ils s’aiment, entre eux. […] Ils se regardent au cinéma, se donnent de beaux rôles, ils se trouvent puissants, fanfaronnent, n’en reviennent pas d’être aussi forts, beaux et courageux. Ils écrivent les uns pour les autres, se congratulent, ils se soutiennent. Ils ont raison. […] qu’est-ce qu’ils attendent pour s’enculer ? » (pour la citation en entier, ici)
Mais revenons à AC, voilà ce qu’elle dit exactement :
« Il ne nous suffit pas de nous entraider, il faut, à notre tour, les éliminer. Les éliminer de nos esprits, de nos images, de nos représentations. Je ne lis plus les livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques. J’essaie du moins. » […] sa compagne Yuri ne sait pas si untel est connu ou non, elle répond « Je ne sais pas, le temps que j’ai, je le consacre aux femmes. » Les productions des hommes sont le prolongement d’un système de domination. Elles sont le système. L’art est une extension de l’imaginaire masculin. Ils ont déjà infesté mon esprit. Je me préserve en les évitant. Commençons ainsi. Plus tard, ils pourront revenir. » (p. 39)
Bon… et alors quoi ?
C’est un peu violent. Et à la fin, quand nous sommes bien gorgé(e)s d’exemples d’hommes misogynes, quand elle raconte ses actions dans La Barbe et la répression qu’elle et ses comparses rencontrent, elle conclut : « Les jours suivants, sur les réseaux sociaux, ils m’ont traitée de bestiau, de laideron, de tous les noms, ont expliqué qu’on allait crever.
Je sais qu’ils veulent qu’on crève.
Je ne sais pas comment cela va finir.
S’ils auront la peau de l’humanité avant qu’on ait la leur, si l’on va sortir les couteaux.
Ou, à défaut de prendre les armes, organiser un blocus féministe. Ne plus coucher avec eux, ne plus vivre avec eux en est une forme. Ne plus lire leurs livres, ne plus voir leurs films, une autre. À chacune ses méthodes.
Nous avons le pouvoir, sans les éliminer physiquement, de priver les hommes de leur oxygène : les yeux et les oreilles du reste du monde. « (p. 229)
Beaucoup d’hommes font beaucoup de choses pour plaire aux femmes… le jeu de la séduction est sans fin. Et l’on revient à King Kong Théorie.
Elle rappelle tout de même quelques pages auparavant le traitement médiatique de l’affaire DSK, histoire que la déclaration de guerre soit audible.
« Le 15 mai 2011 au matin, je suis à Richerenches, avec Alix. On entend la nouvelle à la radio. Je pense à Tristane Banon qui avait dénoncé, quatre ans auparavant, les agressions de DSK. Les jours suivants, c’est une déferlante sexiste : ils font corps derrière leur champion. Les journalistes les premiers. « Le geste d’une femme qui entre par inadvertance dans une chambre où il u a un homme nu, c’est de sortir », explique Ivan Levaï sur France Inter. « C’est un troussage de domestique », renchérit François Kahn, patron de l’hebdomadaire Marianne. « Les Français peuvent se dire que s’il a sauté une femme de chambre, cela ne nous regarde pas », martèle Olivier Mazerolle sur BFM TV.
Le fameux « cela ne nous regarde pas ». Les mécanismes de la séparation privé / public à la française jouent à plein. Pour #MeToo comme pour la visibilité des LGBT.
Chez les politiques, c’est du même tonneau. « Son intelligence reconnue par tous ne me paraît pas compatible avec le fait de séquestrer une femme de ménage pour la violer » (Bernard Tapie). Les copains socialistes de DSK demanderont à « tourner définitivement la page » (Arnaud Montebourg », diront qu’il est « important que nous passions à autre chose » (Benoît Hamon), expliqueront qu’ « il n’y a pas mort d’homme » (Jack Lang). » (p. 211)
Je ne sais pas s’il faut leur faire la guerre. Mais rester vigilante me semble primordial.