Une brève incursion dans la littérature d’Amérique du Sud : la vie tourmentée de Liscano, né à Montevideo en 49. Lorsqu’on commence « L’écrivain et l’autre » sans connaître la vie de l’auteur, ça démarre avec peine, ça démarre et l’on se demande quels sont ces faux problèmes d’écriture de journal intime : « Difficulté à écrire, plus qu’il y a vingt ans. Sans l’élan, sans l’envie, sans l’innocence avec lesquels j’écrivais autrefois. Ou la foi et la violence qui me motivaient alors. Je me répète, je reviens aux mêmes choses. Enfermé, je ne sais pas sortir de la répétition. Je me dis que la seule façon d’en sortir, ce n’est pas de penser. C’est d’écrire. » (p. 14)
Ce chapitre II offre pourtant une ouverture, juste après le chapitre I très court, très ramassé, très dense :
« D’une nuit sur l’autre, j’attends que quelque chose se passe. Je sais qu’il ne se passera rien, mais si je n’attends pas il est sûr qu’il ne se passera rien. Quand vient une nouvelle nuit, identique à la précédente, où il ne s’est rien passé, je me rends compte que si, il s’est passé quelque chose, et que ce qui s’est passé c’est qu’au cours de ces heures-là, j’ai attendu. Et c’est déjà quelque chose. C’est le pont qui permet de passer d’une nuit à l’autre. Car il y a des nuits pires, des nuits sans attente. » (p. 13)
Mais par la suite, il ne s’agira pas de ces nuits sans attente, même si Liscano évoque ses années de prison et de torture.
« L’être humain est capable de vivre sous une pierre. On fait son trou n’importe où, allongé sur une paillasse, dans la salle de torture, debout contre un mur. C’est comme si la peau créait d’abord une pellicule, et qu’à partir de là elle creusait sa caverne. Dans les pires situations on façonne le creux qui nous permettra de survivre. C’est comme ça pour moi : jusqu’à présent, je survis.
Dans les pires moments, sous la torture, dans l’isolement prolongé du cachot, la seule chose à laquelle je pensais, c’était que je devais survivre. Si le monde s’écroulait, moi, je devais survivre. Et au même instant, près de moi des camarades étaient torturés, d’autres, dans les cachots d’isolement, allaient plus mal que moi. Je concentrais toute mon énergie, mes préoccupations, mes heures à penser à survivre, à tenir jusqu’au jour suivant. Cet égoïsme me gêne encore. » (p. 31)
Quelques pensées où l’on peut se retrouver :
« Il y a longtemps, je croyais que j’aimerais voyager. Après quelques voyages, je me suis rendu compte que ça ne m’intéressait pas. J’ai visité des villes et des villages qui n’ont éveillé en moi aucune curiosité. Cela dit, arriver quelque part, s’asseoir dans un café, commander une bière et regarder les gens, c’est la vie. Mais on peut le faire à Montevideo sans parcourir plus de cent mètres. Au lieu de couvrir des distances, j’aimerais me concentrer pour planter mes racines dans un espace réduit. Parce que le monde finit toujours par arriver là où on est. Parce que alors mieux vaut ne pas bouger. Parce que le mieux est de rester dans les limites du quotidien. » (p. 41)
Un dernier extrait qui me laisse perplexe.
« Je rentre chez moi à l’aube et j’écris :
Imbécile celui qui croit que mettre par écrit ses pensées aide à penser.
Celui qui croit trouver la solution à la vie dans ce qu’un autre a écrit, imbécile lui aussi.
Imbécile moi qui des années durant ai fait ces deux choses.
Et plus imbécile encore puisque je m’entête à continuer.
Je ne sais pas pourquoi je suis contente d’avoir écrit ça. Mais si, je sais : je suis content parce qu’il ne faut pas se prendre pour ce qu’on n’est pas, jamais. Il faut vivre et subir la douleur de celui qui ne s’échappe pas, mais sans faire de cette douleur un spectacle, comme je le fais dans ces pages. » (p. 60)