Avez-vous remarqué comment, pour peu que l’on s’y intéresse un minimum, pour peu que l’on y plonge des yeux attentifs, vous saute à la gorge l’ignominie du monde qui nous entoure, cet innommable ? Comment ce monde, à peine vous êtes-vous penché sur son sort avec sincérité, vous happe littéralement et vous entraîne dans ses horreurs… trahisons, méchancetés, jalousies, cruautés, guerres, tortures, crimes… !! Le monde est mauvais ! Le monde est très mauvais !
C’est un constat que vous faites souvent, debout dans le métro, dégoulinant le monde silencieux et méfiant autour de vous ; assis en voiture, vociférant la conduite de ces irresponsables alentours ; accablé en caleçon sur votre canapé, devant cette télé ou cet ordinateur qui vous envoie ses feux et ses incendies en pleine face éberluée.
Fier et plein de ce constat, vous vous croyez même un peu plus lucide, un peu moins sujet à la tromperie, un peu plus averti qu’un autre homme qui n’en vaudrait que la moitié, un peu moins naïf et un peu moins tombé de la dernière pluie.
Vous vous dites souvent : il n’y a pas de dieu, c’est pas dieu possible… ou bien, s’il y en a un, vous n’aimeriez pas le connaître. Peut-être postez-vous votre billet d’humeur sur les réseaux sociaux. Peut-être pestez-vous en silence. Peut-être maugréez-vous sans faire de bruit. Peut-être espérez-vous encore… non ?
Pourtant, il y a moins de deux mille ans, l’imagination humaine s’était expliqué la chose. Si aujourd’hui nous étions tous des adeptes d’Hermès Trismégiste, nous ne verrions rien d’inextricable là-dedans. Comment ? C’est ce que nous allons tâcher de comprendre.
Grâce à quelques siècles d’imprégnation philosophique plutôt platonicienne pour ne concevoir qu’un dieu, et par la même occasion, un dieu plutôt bon, le ciel est devenu bleu au-dessus de quelques têtes sous les feux du succès il y a plus de 2000 ans.
Avant cette invention, les dieux étaient pluriels, vengeurs, capricieux, jaloux et vraiment pas bons. Le monde était rempli des horreurs dues aux combats des dieux pour le pouvoir suprême… les dieux étaient à l’image des hommes.
Et voici que certains hommes extraient de leur pensée une intelligence (noûs), quelque chose de purement céleste, éternel et infini, un dieu bon… la bonne nouvelle ! Le voici dès lors, nageant dans un bonheur immatériel, surplombant la création matérielle ou évoluant peut-être dans un univers intellectuel parallèle – ça fait rêver – regardez-le : un dieu plutôt bon vit en parfaite harmonie en compagnie d’âmes parfaites et complètes, flottant comme lui par-delà les mondes et les sphères.
Mais cette projection aux cieux de ce que l’on voudrait voir de meilleur en nous ne fait que nous humilier davantage. Avons-nous été punis ? Sommes-nous maudits ? Ah la culpabilisation… cause qui n’explique rien, mais dévie les questions gênantes et fournit un sens tout trouvé. C’est pour te punir.
Il y eut chute, donc. Comme toujours ou souvent on le racontait dans cette période trouble où les récits eschatologiques et les conseils sotériologiques étaient en vogue. Selon les adeptes d’Hermès Trismégiste, les âmes, tellement à notre image, à croire que tout cela est vrai, à croire que nous n’avons pas changé, se mirent en quête de leur reflet, de leur image. Quand elles l’eurent trouvée, elles se mirent à contempler cette beauté avec une telle avidité qu’avec excès elles se penchèrent dans le miroir de leurs formes. C’est alors qu’entraînant avec elles toutes les âmes, elles furent précipitées, happées, mangées, avalées, contaminées par la matière.
Dans cet enlisement funeste, certaines prirent forme humaine, d’autres formes animales… le péché, c’est Narcisse. Le péché, c’est un péché d’amour pour soi qui nous engluerait pour toujours dans la matière. Nous le savons d’ailleurs instinctivement, tellement cette idée est répandue dans de nombreuses religions, tellement une haine de soi et une blessure narcissique, partition artificielle de notre être en deux – corps et esprit – nous l’ont dictée : c’est la matière qui nous emprisonne et nous empêche d’accéder à l’immortalité !
Heureusement, sur les bords de ce chemin, Platon s’est tenu un temps suffisant pour nous indiquer la voie de l’intellect, la recherche et l’amour de l’idée, projet retenu comme salvateur de notre âme en danger de mort définitive, engluée qu’elle est dans la matière. Pauvres de nous, plongés dans l’avarice, dans la bouffe, dans le sexe ! Pauvres de l’abondance de biens matériels qui nous étouffent effectivement aujourd’hui et asphyxient notre planète !
Bon, comme c’était déjà le discours du Christianisme vainqueur, on peut dire que de ce point de vue là, rien de neuf sous le soleil… remarquons d’ailleurs que les ambitions anciennes et l’orgueil, les appétits matériels de nos aïeux l’ont bien emporté sur notre prétendu goût pour la spiritualité et le retour à l’âme divine.
Cependant, je tiens à souligner un détail qui ne concerne que la moitié de l’humanité : chez Hermès Trismégiste, point de côte à partager, point de femme en guise de compagne… malgré le patriarcat notoire des grecs, les créations divines sont, quelles que soient les versions cosmogoniques, des ensembles complets et bisexués. Le dieu créateur ne les sépare que pour provoquer le désir intense des retrouvailles de ces moitiés qui se chérissent et se reproduisent. Si nous étions des adeptes d’Hermès Trismégiste, nos salaires et nos droits auraient peut-être été partagés à équité depuis le départ…
Mais qui est cet Hermès Trismégiste, le ô trois fois grand… ? On connaît bien le dieu Hermès, appelé Mercure chez les Latins, le dieu des voleurs et des messagers, mais également de la médecine, du voyage, le messager des dieux, leur ange en quelque sorte. Par un syncrétisme que nourrit un jeu de mot de Socrate dans le Cratyle, Hermès est également celui qui inventa la parole. Le jeu de mot fut pris au sérieux et devait bénéficier d’un réseau d’associations fécond puisque la Grèce hellénistique assimila volontiers son Hermès au grand Thot. Ce dernier, dieu local adoré à Khemenou en moyenne-Egypte, à tête d’ibis, assimilé à Ioh, le dieu lune adoré en haute et basse Egypte, fut fondu avec Hermès. A tel point que Khemenou devint Hermopolis. A tel point que Thot devint le dieu messager et arbitre de Seth et Horus ; à tel point que, devenant le dieu lunaire, Hermès devint le dieu du temps (sur les rapports lune / temps, voir Eliade ibidem La Lune et la mystique lunaire), le maître du destin des hommes, celui qui écrit la trame de l’histoire, celui qui invente l’écriture pour fixer la science astronomique, la science médicinale, mais également l’astrologie, l’alchimie, la magie.
Hermès-Thot prit alors une importance plus grande au sein des spéculations du clergé égyptien : il est l’inventeur de la parole et par son verbe naît toute chose. Il est le créateur du monde. La voix divine est créatrice de toute chose. Du verbe ou du logos créateur, rien ne nous est inconnu ici.
Le Trismégiste, qui signifie « trois fois grand », était attribué à un grand nombre de dieux chez les Égyptiens ; il finit par ne désigner qu’Hermès-Thot.
Alors pour les sources, c’est à peu près aussi simple que pour toute autre religion, si ce n’est que, comme celle-ci n’a pas rencontré le succès escompté, personne – ou si peu – ne s’est amusé à rassembler les petits textes qui fourmillaient au IIIè siècle pour en concocter un ensemble artificiellement cohérent. Par conséquent, le dogme, difficile à saisir, comporte quelques points obscurs ou contradictoires. Néanmoins, quelle religion pourrait se prévaloir de n’en point compter ?
Mais regardons les points qui les réunissent : ces textes sont tous les témoins d’une révélation d’Hermès Trismégiste à ses disciples scribes (dont un certain Poimandrès) révélation où ils apprendront, sous le sceau du mystère – c’est la grande erreur de stratégie de ces religions à mystère, une des raisons pour lesquelles elles ont perdu la guerre du marketing racoleur face au christianisme – d’où vient la terre, d’où viennent les âmes. Cela dit, en ces temps sombres que connaissaient les Méditerranéens du IIIème siècle, à l’instar de nos européens assoiffés de recettes et méthodes, de livres de bien être et santé, de coaching mental ou de réalisation et épanouissement de soi, se seraient multipliés les doctrines et conseils pour sauver son âme après la mort : Comment rejoindre le paradis ? ça nous rappelle quelque chose ? Comme si la vie, en soi, n’était acceptable que perçue comme un combat éphémère, un passage vers un ailleurs…
Alors si nous étions tous devenus des adeptes d’Hermès Trismégiste, certes, ce ne serait pas « aimons-nous les uns les autres… » Ce serait plutôt sauve-qui-peut. Compte-tenu de la pluralité des textes et des interprétations qui auraient foisonné, nous pouvons supposer que nous serions divisés pour le moins en deux grands courants. Dans les deux, le monde est une création divine indirecte. Mais chez les asclépiens, on nous recommanderait de prendre soin de la terre, de la faune et de la flore car telle est notre mission sur terre en attendant de rejoindre le divin et l’intellect pur. Nous serions de fiers écologistes et bergers. En revanche, si nous étions herméticiens, nous saurions que la chute de l’homme est due au péché narcissique et nous nous efforcerions de ne vivre que selon l’intellect, peu importe la conduite morale. En d’autres termes, tu peux être un voleur, du moment que tu ne voles que des livres pour élever ton âme.
Enfin, dernière fantaisie, les liens qui nous relieraient au cosmos seraient si crédibles que nous regarderions sans cesse nos prévisions astrologiques et l’horoscope serait notre nouvelle médecine.
Heureusement, comme cette croyance fantasque a été balayée par des choses beaucoup plus sérieuses, nous n’avons pas vu proliférer une horde de sauveteurs de la planète, aucun de nous ne se démène pour vivre selon l’intellect au lieu de se vautrer dans la fange matérielle, personne ne se bat pour gagner le paradis, quitte à être un véritable meurtrier et bien sûr, jamais personne ne lit son horoscope. 😉
Bientôt : Et si Mithra avait gagné ? Et si Zarathoustra avait gagné ? Et si Ashera avait gagné (oui, la femme mise au placard de Yahvé) ? Et si Platon et sa République avaient gagné ?
Voir aussi : Et si Pythagore avait gagné .
Pour plus de détails, une étude sur Hermès Trismégiste dans le cadre de ma maîtrise de Lettres Classiques. Vous y trouverez si besoin les références bibliographiques de cet article !