La nature du social, de Laurent Cordonier

L’apport ignoré des sciences cognitives

Un ouvrage comme je les aime ! Avec un objectif clairement exprimé !

« L’objectif de cet ouvrage est d’étudier l’hypothèse selon laquelle les sciences de la nature humaine contemporaines sont susceptibles de nous apporter un éclairage nouveau et complémentaire sur certains objets classiques de la sociologie et de l’anthropologie, sans pour autant nous contraindre à réduire l’explication des phénomènes sociaux ou culturels à un ensemble d’activités neuronales, ni nous conduire à légitimer quelque inégalité sociale que ce soit. » (p. 16)

Alors de quelles sciences de la nature parle-t-on ? 

LC note que le naturalisme naît au XIXè. Il en analyse deux types : le naturalisme réductionniste et le naturalisme analogique. 

Dans l’approche naturaliste réductionniste : on parle de réductionnisme à double titre, ontologique et épistémologique.La sociobiologie (Wilson) serait l’approche naturaliste réductionniste la plus influente. Pour Wilson « la théorie de l’évolution permettrait d’expliquer la plupart des comportements sociaux des animaux, humains compris. L’idée générale qui sous-tend cette proposition est que la théorie de l’évolution ne s’applique pas uniquement aux propriétés physiques des animaux, mais également à leurs propriétés comportementales. » (p. 23) L’évoféminisme de Peggy Sastre montre ses limites (p. 27) sur l’exemple du harcèlement sexuel.

Dans l’approche naturaliste analogique, certains conservent une forme de réductionnisme épistémologique. Un bel exemple en serait la mémétique de Richard Dawkins (p. 32) « Selon les méméticiens, une culture humaine correspond à un pool de mèmes donné, exactement comme une population d’organismes correspond à un pool génétique donné. » (p. 35) Ses limites : l’analogie sur laquelle elle repose est pour le moins hasardeuse. (p. 37)

Une troisième version du naturalisme pourrait être ce que LC appelle le naturalisme social intégratif. Ce modèle a également ses défenseurs (Schaeffer, 2007) et s’appuie sur le pari « qu’un monisme ontologique peut fort bien s’accompagner d’un pluralisme épistémologique » (p. 41) En d’autres termes : « abandonner les oppositions radicales entre ce qui relèverait de la nature, du social et de la culture n’implique aucunement de devoir renoncer à maintenir des distinctions théoriques et méthodologiques dans l’étude de ces différents domaines. » (p. 41) Les termes de l’ouvrage sont donc reprécisés :

 « le naturalisme social qui fait l’objet de cet ouvrage ne vise pas à expliquer les phénomènes sociaux en recourant aux théories ou aux concepts des sciences naturelles, mais à intégrer certaines connaissances et méthodes de ces sciences aux élaborations théoriques et aux démarches explicatives des sociologues. Ce naturalisme social intégratif a ainsi pour vocation de dépasser le clivage qui existe aujourd’hui entre les sciences de la société, d’une part, et les sciences de la nature humaine, de l’autre. » (p. 39)

Voici alors un fort bienvenu plan de l’ouvrage :

« Avant de pouvoir montrer comment des savoirs et des méthodes des sciences cognitives peuvent être avantageusement intégrés aux travaux des anthropologues (chap.4) et des sociologues (chap.5 et 6), il nous faut d’abord nous pencher sur les origines évolutives de notre esprit social (chap.2), puis sur certains aspects centraux de l’architecture cognitive de notre espèce. (chap.3). » (p. 45)

Aux origines de notre cerveau social

Où l’on comprend comment l’étude de nos cousins primates peut se révéler fort instructive, notamment pour souligner comment ont pu être sélectionnés à la fois l’intelligence coopérative et le machiavélisme (p. 59), et de façon concomitante. Les primates non humains qui sont nos contemporains pourraient bien partager avec nous un même cerveau social élémentaire. (p. 85) En effet, « nos plus proches cousins sont le chimpanzé (Pan troglodytes) et le chimpanzé nain (ou bonobos, Pan paniscus) – le dernier ancêtre que nous avons en commun avec eux ayant vécu il y a 5 ou 6 millions d’années seulement. Depuis, notre lignée évolutive s’est séparée de la leur. Homo sapiens s’est spécifié il y a un peu plus de 300 000 ans, en Afrique, à partir d’une lignée d’espèces du genre Homo – un genre apparu il y a environ 2,8 millions d’années. » (p. 86)

Chimpanzé et Bonobo

De cette continuité, il est possible de déduire plusieurs choses, notamment que la vie en société n’est pas optionnelle : « L’environnement social dans lequel s’est déroulée la phylogenèse de notre espèce a littéralement modelé notre cerveau, nous dotant progressivement de compétences cognitives naturellement adaptées au traitement de l’information sociale pertinente au sein de groupes fortement hiérarchisés et parcourus de réseaux de relations interindividuelles allant de l’antagonisme à la bienveillance, en passant par l’association et l’engagement réciproque. » (p. 88)

La cognition sociale humaine

Où j’apprends que des singes maitrisent un langage ; il s’agit dans l’exemple du singe hocheur (Cercopithecus nictitans) qui par la combinaison de deux cris principaux, se trouvent en mesure d’avertir de l’imminence et de la nature d’un danger, d’un prédateur en particulier. (p. 93)

Comment les humains acquièrent le langage ? Plusieurs modèles ou théories se sont opposées ou renforcées, notamment celles de Chomsky ou de Skinner (p. 96-97). Il en résulte qu’ « un des résultat empirique beaucoup moins controversé au sein de la psychologie cognitive et de la psychologie du développement est que nous possédons dès notre plus jeune âge bon nombre d’intuitions élémentaires quant à la nature et au fonctionnement de certaines entités qui nous entourent. Ces « noyaux de connaissances intuitives » (ou « core knowledge ») sont organisés en « théories naïves » portant sur des domaines spécifiques d’objets. » (p. 104)

Quel est le nombre et la nature de ces théories naïves ? Nous ne le savons pas avec certitude, mais nous pouvons considérer que notre esprit serait équipé d’au moins trois théories naïves : une physique naïve, dédiée à la détection et au traitement des objets physiques, une biologie naïve, portant sur les êtres vivants, et une psychologie naïve, ou « théorie de l’esprit », ayant pour objet les états mentaux de nos congénères. » À quoi l’on peut ajouter une morale naïve. (p. 107)

De la physique naïve à la sociologie naïve

On note donc que les bébés de quelques mois (3 à 6) ont déjà une physique naïve, une intuition qui leur permet de supposer que les objets continuent d’exister même quand ils ne les voient plus ou bien qu’un objet solide ne peut en traverser un autre. (p. 109)

Les bébés distinguent également dès la première année une différence entre les objets physique et les êtres vivants (p. 111). En outre, « la biologie naïve dont sont équipés les enfants leur permet en outre d’entretenir très tôt des attentes et des intuitions sur la façon dont les êtres vivants fonctionnent et se comportent. » (p. 111)

Remarque (encore plus) intéressante : « Les enfants manifestent en effet certaines intuitions trop tôt dans leur développement pour qu’elles puissent résulter de l’expérience dont ils disposent du monde biologique. Un enfant de 3 ans, par exemple, n’a évidemment jamais eu le loisir de voir un être vivant naître, grandir et vieillir. Cet enfant s’attend néanmoins à ce que les animaux connaissent ce destin. Cela est d’autant plus remarquable qu’il n’entretient pas la même attente à l’égard des objets physiques – les intuitions biologiques des jeunes enfants sont donc d’emblée « domaines spécifiques » (p. 115) 

De cette remarque, je m’amuse à extrapoler qu’en effet, les humains anticipent la mort des êtres vivants tandis qu’ils n’anticipent pas vraiment la fin des objets, des ressources environnantes…

Pour ce qui est de la morale naïve et du sens de l’équité, on apprend que les très jeunes enfants (moins de 3 ans) auraient un sens de la justice plus marqué que par la suite… pour le retrouver ensuite vers l’âge de 5 ans. Entre 3 et 5, nous aurions bel et bien à faire à de petits monstres d’égoïsme. (p. 123) 

Remarque : selon une expérience, « à l’âge de 5 ans, une partie importante des enfants testés au États-Unis sont prêts à sacrifier des objets qu’ils possèdent pour punir la poupée égoïste, alors qu’ils ne montrent pas la même tendance à l’âge de 3 ans. À noter que si les petits Américains de 5 ans sont disposés à payer pour pouvoir punir les égoïstes, cela ne semble pas être le cas d’enfants du même âge vivant dans des cultures plus collectivistes ». (p. 125) 

Je m’interroge ici : n’est-il pas justement primordial de punir les égoïstes dans une société collectiviste ?

« Pour résumer, l’être humain semble donc bel et bien être doté d’une morale naïve biologiquement héritée, qui repose sur des intuitions et des émotions morales plutôt que sur des raisonnements. Ces intuitions et émotions morales sont suscitées par notre disposition naturelle à l’empathie, elle-même réalisée par l’activation de circuits neuronaux spécifiques. Certaines intuitions morales au moins se manifestent déjà au cours de la première année de vie d’un être humain. Il semblerait bien que ces intuitions morales précoces soient universelles et qu’elles continuent à opérer à l’identique à l’âge adulte, quand bien même le sens moral d’un individu se complexifie au cours de son développement. » (p. 128)

Dès l’âge de 4 ou 5 ans, nous serions également dotés d’une « structure cognitive spécifique – appelé théorie de l’esprit ou psychologie naïve – qui nous permet, premièrement, de nous représenter le système de désirs et de croyances qu’entretiennent les autres en fonction de la situation dans laquelle ils se trouvent et, deuxièmement, de comprendre et d’anticiper sur cette base la façon dont ils s’apprêtent à agir. » (p. 131)

« Pour un très grand nombre de psychologues cognitifs, notre théorie de l’esprit constitue l’alpha et l’oméga de la cognition sociale de l’être humain. Ce serait en effet en nous projetant dans l’esprit de nos semblables, en adoptant leur point de vue cognitif sur le monde que nous parviendrions à naviguer avec succès dans notre univers social. Nous serions ainsi en permanence en train de nous représenter les désirs et les croyances des autres individus pour comprendre et anticiper leurs comportements et adapter les nôtres en conséquence. » (p. 134)

Mais que l’on se rassure, selon Hirschfeld (2013), nous sommes assez mauvais dans l’exercice. Nous serions dotés d’une sociologie naïve de groupe plutôt qu’individuelle : « les comportements de nos semblables seraient prédictibles non pas sur la base des états mentaux qu’on leur prête, mais sur la base de certaines de leurs propriétés sociales objectives. » (p. 137)

Quant à la sociologie naïve des relations, on peut en distinguer plusieurs (p. 142) afin de les analyser : 

Les relations de dominance

Les relations d’échange

Les relations de soin (« nurturance »)

Les relations d’affiliation (ou d’appartenance).

À la différence des primates non-humains, nous avons une capacité à créer des formes ou entités culturelles (des institutions par exemple) auxquelles nous nous référons conjointement. (p. 155) Elles peuvent engendrer des normes contraignantes. « Il a ainsi été établi qu’à l’âge de 3 ans déjà, les enfants arrivent à découvrir les normes qui sous-tendent une situation particulière en observant simplement les interactions ou le comportement des individus qui y sont impliqués. Qui plus est, les enfants de cet âge sont également capables de recourir aux normes dont ils ont découvert l’existence pour anticiper les actions des autres. Si des individus ne se conforment pas à une norme qu’ils connaissent, les enfants d’âge préscolaire s’en offusquent, s’en indignent et ils les corrigent en leur rappelant la norme en vigueur. » (p. 158) 

Je m’interroge : ce respect des règles fonctionne-t-il comme un facteur ou un indicateur d’appartenance au groupe ?

Instincts sociaux et mécanismes affiliatifs naturels

A côté de l’équipement cognitif qui vient d’être décrit, « l’évolution nous a également dotés d’inclinations mentales qui n’ont pas nécessairement pour fonction de nous permettre d’anticiper le comportement de nos semblables, mais qui prennent la forme […] d’ « instincts sociaux ». (p. 160)

Parmi ceux-ci, deux sont analysés par LC : le besoin d’appartenance et la préférence pour la similarité (pp. 161-168), qui pourraient bien se trouver « à l’origine du développement de deux mécanismes affiliatifs naturels auxquels recourent les êtres humains pour tisser et renforcer les liens qui les unissent à leurs semblables : l’imitation et le conformisme. (p. 169)

A propos de l’imitation, on notera que les bébés de 3 mois préfèrent des inconnus du même type ethnique que ceux auxquels ils sont habitués. Plus étonnant et particulièrement intéressant pour la linguistique : « les bébés de moins de 6 mois préfèrent des inconnus qui parlent la même langue que leurs parents par rapport à ceux qui parlent une langue étrangère, tout comme ils préfèrent les inconnus qui ont le même accent que celui de leurs parents par rapport à ceux qui parlent la même langue qu’eux, mais avec un accent étranger. » (p. 167)

L’imitation peut avoir une fonction d’apprentissage et l’on voit que les enfants sélectionnent souvent ce qu’il convient d’imiter pour atteindre un but, mais pas dans tous les cas (p. 172) mais elle permet aussi de créer du lien : « cela s’explique par le fait que les enfants tendent à préférer les individus qui leur ressemblent. Or un enfant qui imite une autre personne augmente manifestement sa ressemblance avec cette dernière. » (p. 177)

Et la « mimiquerie » ? Vous connaissez ? C’est quand on imite les mimiques d’une autre personne, de façon plutôt inconsciente, pour s’en rapprocher et créer ainsi une connivence. Il s’agit encore d’un mécanisme affiliatif auquel les enfants comme les grands recourent volontiers. (p. 179)

Quant au conformisme, révisez d’abord l’expérience de Ash qui montre combien nous sommes enclins à nous conformer au grand nombre, quand bien même le grand nombre fait des choix absurdes. Néanmoins, il semblerait que « la phylogenèse de notre espèce ait équipé notre esprit d’un système de vigilance épistémique, c’est-à-dire d’un ensemble de mécanismes cognitifs qui nous permettent d’évaluer la vraisemblance d’une information, ainsi que la fiabilité de sa source avant de l’intégrer ou de la rejeter. » (p. 181) Nous serions aptes à activer cette vigilance dès l’âge de 3 ou 4 ans…

Pour résumer (LC propose des conclusions fort bienvenues) : notre esprit n’est pas une « cire vierge » ou une « page blanche » : « l’esprit humain est au contraire d’emblée équipé de divers « instincts sociaux », de mécanismes affiliatifs naturels, ainsi que d’un ensemble de modules cognitifs et de noyaux de connaissance intuitives structurés en théories naïves. » (p. 189) De quoi pourrait être responsables ce pré-câblage dans l’apparition et la diffusion de certaines représentations culturelles ?

L’anthropologie cognitive : l’évolutionnisme des premiers anthropologues.

Je sais gré à LC de revenir sur l’erreur qui consiste à croire que Darwin aurait défendu le « droit du plus fort »… et nous l’entendons encore « Je suis darwinien moi m’adame ! c’est celui qui gagne qui gagne ! » Heureusement que c’est faux.

« En effet, la théorie de l’évolution bien comprise nie par définition que les êtres vivants évoluent dans une direction (pré-)déterminée et, donc, que le processus évolutif puisse conduire à l’apparition d’une espèce plus « aboutie » ou plus « parfaite » que les autres. Le mécanisme de sélection naturelle implique qu’au sein d’une espèce, les individus les mieux adaptés à leur environnement du moment (et non les « plus forts ») se reproduisent davantage que leurs congénères comparativement moins bien adaptés. » (p. 193)

Darwin ne valide donc en rien une vision téléologique du monde. Par ailleurs, il faut bien noter le « moment ». Pas de destin, pas d’ère, pas de dessein ou de dessin, mais une vue à très court terme mêlé d’un aléa indescriptible.

La vision téléologique de l’évolution a pourtant eu le temps de faire bien des dégâts. Certains anthropologues étudiant des sociétés « exotiques » pensaient étudier « des sociétés primitives », des cultures « attardées » qui n’avaient pas encore franchi telle ou telle étape du progrès humain. On pourrait dire qu’à leurs yeux elles étaient des « sociétés fossiles ». (p. 198) Cette vision a alimenté les théories raciales et racistes encore visibles aujourd’hui. En lutte contre cela, les anthropologues de la génération suivante défendent le diffusionnisme : « Selon les anthropologues diffusionnistes, un trait culturel qui apparaît dans une société donnée peut en effet fort bien être repris à son compte par un autre groupe humain, sans que ce dernier n’ait préalablement eu à atteindre un quelconque « stade de développement » particulier. » (p. 199) Mais bien entendu, compte tenu de nos difficultés à communiquer et à nous faire exactement comprendre, des déformations et transformations et adaptations entrent en jeu.

LC décrit bien ce que Sperber appelle « une chaîne cognitive causale sociale ». (p. 206)

« En effet, si la communication a pour fonction de causer dans l’esprit du récepteur la formation d’une représentation similaire à celle que possède le communicateur, la nature précise de la représentation communiquée est toujours sous-déterminées par sa traduction communicationnelle. Le récepteur doit dès lors nécessairement chercher à la spécifier par inférence à partir du contexte, ainsi que sur la base de ce qu’il connaît par ailleurs au sujet de ce qui lui est communiqué. Il en découle que la représentation qu’il se formera ne sera jamais parfaitement identique à celle que le communicateur a à l’esprit. Dans certains cas, elle peut même en différer au point d’en devenir méconnaissable. Ce risque est encore amplifié lorsque la chaîne cognitive causale sociale passe par une succession d’individus. » (p. 206) Bref, l’imitation reste partielle comme cela était précisé plus haut (p. 207). 

Cependant, pour que ces imitations aient lieu, elles s’appuient peut-être sur une structure commune, organisant nos connaissances intuitives « en théories naïves portant sur des domaines spécifiques d’objets – notamment, sur les domaines des entités physiques, biologiques, psychologiques et sociales. » (p. 218). Nous pouvons retenir de ce passage que « la nature de notre biologie naïve est à l’origine de certaines convergences culturelles – comme le fait que les taxinomies de sens communs possèdent une structure identique dans la plupart des sociétés. » (p. 221) On range et on catégorise à la faveur de et suivant notre biologie naïve, ce qui rend parfois les découvertes scientifiques difficiles à appréhender et à accepter. Ce serait par exemple le cas de la théorie de l’évolution, considérée comme contre-intuitive et, pour cette raison, faisant parfois difficilement concurrence au créationnisme. En effet, pour expliquer le succès surprenant du créationnisme, « l’hypothèse est qu’[il] s’articulerait globalement mieux que la théorie de l’évolution avec notre biologie naïve et, plus particulièrement, avec notre conception spontanément essentialiste des espèces. » (p. 223) or « la théorie scientifique de l’évolution est quant à elle contre-intuitive à plus d’un titre (comme le sont d’ailleurs la plupart des autres théories scientifiques empiriquement bien étayées dont nous disposons aujourd’hui, à commencer par la physique quantique ou la physique de la relativité). » (p. 224) Heureusement, grâce à l’école, nous pouvons en faciliter et institutionnaliser la transmission. (p. 225)

Pour conclure, l’auteur constate qu’ « un certain nombre d’anthropologues contemporains ont pris la mesure de ce que les sciences cognitives sont susceptibles d’apporter à leur discipline. » (p. 239) Qu’en est-il des sociologues ?

Sciences cognitives et théories sociologiques

Deux paradigmes semblent s’opposer : l’individualisme et le holisme méthodologiques.

« Les tenants de l’individualisme méthodologique refusent généralement d’accorder un statut d’existence aux entités collectives et partant, de leur reconnaître un pouvoir causal. Pour eux, seuls les individus et leurs états mentaux existent. » (p. 242)

Parmi eux, Weber explique l’essor du capitalisme par la conversion d’un certain nombre d’individus au calvinisme (p. 243) Pour Boudon, « selon sa « théorie de la rationalité cognitive », les individus pilotent généralement leurs actions sociales en suivant des stratégies réfléchies. » (p. 244) « Boudon soutient que les raisons d’agir des individus ne sont pas uniquement celles qui consistent en la maximisation de leur intérêt personnel. En effet, les individus peuvent aussi notamment intégrer des « raisons axiologiques » (des valeurs) dans le calcul auquel ils s’adonnent pour décider de leurs actions sociales. » (p. 245)

Pour les sociologies holistes-dispositionnalistes, un certain niveau social existe. Pour Durkheim, « chercher à réduire le social à la collection des individus qui le composent équivaudrait à retomber dans les travers « de la vieille métaphysique matérialiste ». Si le substrat de la société est bel et bien constitué d’individus, il émergerait de leur réunion une strate ontologique nouvelle, gouvernée par ses propres lois et peuplée de ses propres objets : la strate de la vie sociale. » (p. 247) Plus tard, Bourdieu «  a cherché à préciser la manière dont le monde social exerce son empire sur les individus et sur les représentations qui peuplent leur esprit. Selon lui, le processus de socialisation dote tout individu d’une sorte de matrice de perception, de jugement et d’action qu’il nomme « habitus ». (p. 249)

LC poursuit son analyse et sa revue des théories sociologiques pour défendre l’idée qu’intégrer ce que nous savons désormais de notre « nature » humaine, héritée de notre évolution biologique, ne peut qu’enrichir la sociologie. (p. 256) Il cite notamment le travail de Bronner qui va en ce sens et qui intègre à sa description du monde les fameux biais cognitifs. Ce dernier « en appelle dès lors au développement d’un programme de recherche qui aurait pour objectif d’étudier la façon dont les invariants cognitifs mis au jour par les sciences cognitives « s’hybrident » avec des variables sociales pour donner lieu à la production de certains phénomènes sociaux. » (p. 258)

S’il est vrai que les tenants de l’individualisme méthodologique auraient grand intérêt à s’inspirer des sciences cognitives (p. 258), LC montre que même un modèle holistique comme le concept bourdieusien de l’habitus peut y gagner également. Selon l’hypothèse psychologique bourdieusienne, « des dispositions d’action seraient incorporées par les agents sociaux au cours de leur socialisation. » (p. 265) Or Bronner considère que « l’habitus incorporé est « parfaitement compatible » avec de nombreuses découvertes en neurosciences. Il affirme cependant que les sciences cognitives nous poussent à rejeter une conception strictement déterministe ou mécaniste de l’habitus. En effet, des études de psychologie cognitive ont établi qu’en fonction du contexte dans lequel ils se trouvent, les individus sont en mesure d’inhiber l’expression de certaines heuristiques mentales ou de certaines dispositions pratiques acquises par le passé. » (p. 267)

Pour conclure, même si les deux courants s’opposent, puisque « pour les sociologues dispositionnalistes, les actions individuelles sont à appréhender comme résultant de dispositions incorporées par socialisation, tandis que pour les sociologues individualistes, il s’agit de les comprendre comme si elles étaient le produit de systèmes de raisons élaborées par les individus en fonction de leurs croyances, de leurs désirs et de la configuration sociohistorique dans laquelle ils se trouvent » (p. 280), le recours aux sciences cognitives pourrait permettre d’établir un lien et un continuum « entre la figure théorique de l’agent social des sociologues dispositionnalistes et celle de l’agent social de l’individu rationnel des individualistes méthodologiques. » (p. 281)

Sciences cognitives et explications sociologiques

En guise d’exemple de rouage naturels des phénomènes sociaux, LC cite l’ocytocine, un neuropeptide très étudié pour le rôle qu’il joue dans le comportement de nombreux mammifères, les humains notamment. (p. 283) Apparemment, « l’ocytocine amplifie les processus cognitifs de reconnaissance et de discrimination sociale, et elle incite à favoriser son endogroupe aux dépens de son exogroupe. » » (p. 284)

Quels sont les mécanismes qui permettent d’intégrer l’habitus et la reproduction sociale ? Chez les enfants par exemple, comment fonctionne la socialisation ? Il semblerait que le groupe d’amis joue ce rôle de socialisation bien davantage que les parents. Les enfants s’associent à ceux qui leur ressemblent et créent de l’affiliation par imitation et conformisme au groupe d’amis. Par exemple, les enfants adoptent l’accent de leur groupe de pairs (p. 294). La peur d’être ostracisé, néanmoins, joue également un rôle important dans la socialisation. (p. 299) Mais, me dis-je, l’enfant ne rencontre pas les autres enfants telle une cire vierge non plus… pour se reconnaître et se ressembler, il faut être, déjà, quelque chose. Un certain déterminisme familial, en effet, influence de façon non négligeable le devenir des enfants dans leur scolarité : « il est empiriquement établi que le degré d’engagement scolaire des enfants et des adolescents est corrélé à leur milieu social d’origine : ceux d’entre eux qui proviennent de milieux favorisés sont généralement plus engagés – et réussissent donc mieux à l’école – que les enfants ou les adolescents issus de milieux populaires ou défavorisés. » (p. 307) Pour rectifier cela, il suffirait d’intégrer les enfants défavorisés au sein de groupe d’enfants plus favorisés. (p. 307)

« En résumé, les enfants des classes moyennes et supérieures réussissent généralement mieux à l’école et obtiennent souvent de meilleurs diplômes au terme de leur parcours scolaire que les enfants issus des classes populaires. Cela s’explique en partie par le fait que les premiers sont mieux adaptés que les autres aux attentes et aux exigences du système éducatif. Ils font notamment en moyenne preuve d’une attitude implicite plus favorable à l’égard de l’école, ainsi qu’un engagement scolaire plus intense que les enfants de familles modestes. » (p. 311)

Pour conclure, « les sciences cognitives peuvent nous permettre de mieux comprendre la formation de certaines régularités macro-sociales. » (p. 314) et bien sûr les enfants n’arrivent pas vierge de tout déterminisme à l’école : ils « ont probablement entamé leur scolarité dotés d’un bagage de représentations, de comportements et de dispositions relativement similaire. Les enfants intégreront donc, certainement de façon durable un certain nombre de ces attitudes mentales et comportementales, puisqu’elles sont majoritaires au sein de leur groupe de pairs. » (p. 316)

LC répond bien aux objectifs de départ : « Se pencher, comme nous l’avons fait, sur les rouages naturels qui contribuent à la formation de tels phénomènes sociaux ne revient donc aucunement à réduire les seconds aux premiers, et encore moins à chercher à les naturaliser, mais cela permet probablement de mieux en saisir le fonctionnement. » (p. 317)

Pour conclure, j’aime beaucoup l’une des formules finales de LC, pour qui « prétexter de l’existence de […] dérives, aussi graves soient-elles, pour condamner tout recours à certains acquis des sciences naturelles en sociologie reviendrait à jeter le bébé scientifique avec l’eau du bain idéologique. » (p. 320)

Combattre les dieux

Croyez-le ou non, les études en Histoire Ancienne font apparaître que l’athéisme serait aussi inné que le religieux chez les humains.

Nos anciens ne croyaient pas toujours dans leurs dieux, suggère une nouvelle étude – jetant ainsi le doute sur l’idée que le sentiment religieux serait, par défaut, présent chez les humains.

« Les sociétés primitives étaient beaucoup plus aptes que celles qui leur ont succédé, à percevoir l’athéisme comme faisant partie du spectre de ce qu’ils considéraient comme normal. » Tim Whitmarsh

Contrairement à la majeure partie de ce que nous dit généralement l’Histoire, l’athéisme a prospéré dans les sociétés polythéistes du monde antique – et ceci soulève des doutes considérables quant au fait que les humains seraient véritablement « câblés » pour être religieux – c’est ce que nous apprend une nouvelle étude de Cambridge.

L’hypothèse défendue ici correspond à la principale proposition d’un nouvel ouvrage de Tim Whitmarsh, Professeur de Culture grecque et membre du Saint John’s College, Université de Cambridge. Dans ce livre, il suggère que l’athéisme – qui est souvent considéré comme un phénomène moderne – n’était pas seulement commun dans la Grèce ancienne et la Rome pré-chrétienne, mais fleurissait probablement davantage dans ces sociétés-là que dans les civilisations qui suivirent.

Par conséquent, l’étude remet en cause deux hypothèses qui sous-tendent les débats actuels entre athéistes et croyants : d’une part, l’idée que l’athéisme est un point de vue moderne, et d’autre part, l’idée d’un « universalisme religieux », c’est-à-dire que les humains seraient prédisposés à croire aux dieux, ou « câblés » pour cela.

L’ouvrage, intitulé « Battling the Gods », est sorti à Cambridge en Février 2016.

« On tend à considérer l’athéisme comme une idée qui aurait récemment émergé dans les sociétés occidentales laïques », dit Whitmarsh. « La rhétorique pour le décrire est hyper moderne. En réalité, Les sociétés primitives étaient beaucoup plus aptes que les suivantes, à percevoir l’athéisme comme faisant partie du spectre de ce qu’ils considéraient comme normal. »

Plutôt que de s’appuyer sur des raisonnements scientifiques, ces premiers athées opposaient plutôt des sortes d’objections universelles sur la nature paradoxale de la religion – le fait, par exemple, qu’elle vous demande d’accepter des choses qui ne sont pas intuitivement présentes dans le monde. Que cela se soit produit il y a quelques milliers d’années suggère que des formes d’incroyance ont pu exister dans toutes les cultures, et ont probablement toujours existé.

L’ouvrage défend l’idée que la non-croyance serait aussi vieille que les pierres. Les premiers exemples, tels que les écrits athées de Xénophane de Colophon (vers 570-475 avant notre ère) sont contemporains du judaïsme de l’ère du Second Temple et sont bien antérieurs au christianisme et à l’Islam. Même Platon, écrivant au 4ème siècle avant notre ère, a déclaré que les non-croyants contemporains n’étaient « pas les premiers à avoir cette vision des dieux ».

Cependant, comme l’histoire de l’athéisme, dans sa majeure partie, n’a pas été écrite, Whitmarsh suggère qu’elle est également absente des deux côtés du débat actuel qui oppose les monothéismes et l’athéisme. Alors que les athées décrivent la religion comme correspondant à une étape plus ancienne et plus primitive du développement humain, l’idée d’un universalisme religieux s’appuie également cette idée que les premières sociétés étaient religieuses par nature parce que croire en Dieu serait par défaut inhérent aux humains.

Or, aucune des deux perspectives n’est vraie, explique Whitmarsh : « Les croyants parlent de l’athéisme comme s’il s’agissait d’une pathologie liée à un épisode temporaire et étrange de la culture occidentale moderne, mais si vous demandez à quelqu’un de bien réfléchir, il apparaît clair que les gens pensaient aussi de cette façon dans l’Antiquité. »

Son ouvrage passe en revue mille ans d’Histoire Ancienne pour défendre ce point, abordant les différentes formes d’incrédulité exprimées au sein des mouvements philosophiques, des productions des écrivains et des personnalités publiques.

Cette variété a été rendue possible par la diversité fondamentale des sociétés grecques polythéistes. Entre 650 et 323 avant notre ère, la Grèce comptait environ 1200 cités-États distinctes, chacune avec ses propres coutumes, traditions et gouvernance. La religion reflétait cette variété au travers des cultes privés, des rituels de village et des fêtes citadines dédiées à de nombreuses entités divines.

Il n’y avait donc pas d’orthodoxie religieuse. Les textes qui se rapprochent le plus des textes sacrés pour les Grecs sont les épopées d’Homère, qui ne présentent aucune vision morale cohérente des dieux et les décrit très souvent comme des personnalités immorales. Il n’y avait pas non plus de clergé spécialisé pour dire aux gens comment vivre : « L’idée d’un prêtre vous disant quoi faire était étrangère au monde grec », déclarait Whitmarsh.

Par conséquent, alors que certains considéraient l’athéisme comme une erreur, il était rarement considéré comme moralement répréhensible. En fait, il était généralement toléré comme l’un des nombreux points de vue que les gens pouvaient adopter au sujet des dieux. Ce n’est qu’occasionnellement qu’il fut activement interdit : à Athènes au 5èmesiècle avant notre ère, lorsque Socrate fut exécuté pour « ne pas avoir reconnu les dieux de la Cité. »

Alors que l’athéisme se manifestait sous diverses formes et d’importance différente, Whitmarsh soutient également qu’existaient de fortes continuités à travers les générations. Les anciens athées luttaient contre les principes fondamentaux que beaucoup de gens remettent encore en question aujourd’hui, tels que la manière de traiter le problème du mal et la façon de questionner les aspects de la religion qui semblent invraisemblables.

On retrouve ces thèmes chez les premiers penseurs – comme Anaximandre et Anaximène, qui ont essayé d’expliquer que les phénomènes comme le tonnerre et les tremblements de terre n’avaient en réalité rien à voir avec les dieux – comme chez des écrivains célèbres : Euripide, dont les pièces critiquaient ouvertement la causalité divine. Le groupe d’athées le plus célèbre du monde antique, à savoir les épicuriens, affirmait que la prédestination n’existait pas et rejetait l’idée que les dieux avaient un quelconque contrôle sur la vie humaine.

L’âge favorable à l’athéisme a pris fin, nous dit Whitmarsh, parce que les sociétés polythéistes qui le toléraient généralement ont été remplacées par des forces impériales monothéistes qui exigeaient l’acceptation d’un seul, « vrai », Dieu. L’adoption du christianisme par Rome au IVème siècle de notre ère était, dit-il, « sismique », car elle imposait l’absolutisme religieux pour maintenir l’empire unifié.

La majeure partie du combat idéologique de l’Empire romain postérieur a été dirigé contre les croyances prétendument hérétiques – souvent d’autres formes de christianisme. Dans un décret de 380, l’empereur Théodose Ier a même fait une distinction entre les catholiques et tous les autres – qu’il classait comme dementes vesanosque (« fous déments »). De telles décisions ne laissaient aucune place à l’incrédulité.

Whitmarsh souligne que son étude n’est pas conçue pour prouver ou réfuter la vérité de l’athéisme lui-même. Néanmoins, dès la première page du livre, il écrit : « J’ai cependant une forte conviction – qui s’est durcie au cours de la recherche et de la rédaction de ce livre – que le pluralisme culturel et religieux, et le libre débat, sont indispensables au bon déroulement de la vie. »

« Battling The Gods » est publié par Faber et Faber. Tim Whitmarsh est professeur A.G.Leventis de Culture grecque et membre de St John’s College de l’Université de Cambridge.

Article traduit de https://www.cam.ac.uk/research/news/disbelieve-it-or-not-ancient-history-suggests-that-atheism-is-as-natural-to-humans-as-religion

Le Génie Lesbien, Alice Coffin

Alice Coffin a toujours éveillé chez moi beaucoup de sympathie. Je pense qu’on pourrait être des bonnes copines. Nous avons le même âge, les mêmes références. Une histoire bien différente nous conduit en des points qui restent voisins. Une histoire heureuse dans les deux cas cependant. J’étais très curieuse de lire Le Génie Lesbien. Je reste toujours un peu déroutée par les écrits militants ; je ne sais quel savoir en tirer… Je vais donc tâcher d’en tirer ce que je souhaite en retenir. 

Très caricaturée, elle avait exprimé son envie de refuser d’être abreuvée du discours, des idées et des représentations masculines. Bien plus que cette déclaration, j’avais trouvé très choquante la réaction des hommes, y compris dans mon entourage. Mais qu’est-ce que ça pouvait bien leur faire qu’une femme ou même plusieurs femmes décident de ne plus regarder les représentants de leur sexe, ou du moins ceux qui s’érigent comme tels ?

Alors oui… le problème réside sans doute là : Johnny Halliday et ses trois passions, (sa femme et la moto) ne représente pas tout le masculin. Le Western pan pan ne représente pas tous les fantasmes du masculin. Tous les hommes ne sont pas des footballeurs en pantoufles. D’accord. Mais quand on va au cinoche et qu’on est saoulée de ces hommes héros, glorifiés au sabre laser et magnifiés de surcroît par une (ou plusieurs) femmes qui les admirent, même quand ils sont moches comme des poux, même quand ils semblent cons, vains, hâbleurs, prétentieux, arrogants… on se demande quand même de quel conte ils ont besoin de se cajoler, entre eux. Et quand on étudie la littérature et qu’on est une fille, on tombe souvent de haut en s’apercevant que beaucoup d’hommes ne parlent qu’aux hommes, puisqu’au détour d’une page, on découvre qu’ils parlent de ce qui entoure la vie de l’homme… et dans cet entourage il y les femmes. Mieux, LA femme. Encore mieux, le féminin. Alors bon, puisqu’ils ne nous parlent pas, pourquoi ne pas leur tourner le dos ?

J’avais déjà éclaté de rire et de sentiment de connivence à la fin de King Kong Théorie : « Les hommes aiment les hommes. Ils nous expliquent tout le temps combien ils aiment les femmes, mais on sait toutes qu’ils nous bobardent. Ils s’aiment, entre eux. […] Ils se regardent au cinéma, se donnent de beaux rôles, ils se trouvent puissants, fanfaronnent, n’en reviennent pas d’être aussi forts, beaux et courageux. Ils écrivent les uns pour les autres, se congratulent, ils se soutiennent. Ils ont raison. […] qu’est-ce qu’ils attendent pour s’enculer ? » (pour la citation en entier, ici)

Mais revenons à AC, voilà ce qu’elle dit exactement :

« Il ne nous suffit pas de nous entraider, il faut, à notre tour, les éliminer. Les éliminer de nos esprits, de nos images, de nos représentations. Je ne lis plus les livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques. J’essaie du moins. » […] sa compagne Yuri ne sait pas si untel est connu ou non, elle répond « Je ne sais pas, le temps que j’ai, je le consacre aux femmes. » Les productions des hommes sont le prolongement d’un système de domination. Elles sont le système. L’art est une extension de l’imaginaire masculin. Ils ont déjà infesté mon esprit. Je me préserve en les évitant. Commençons ainsi. Plus tard, ils pourront revenir. » (p. 39)

Bon… et alors quoi ? 

C’est un peu violent. Et à la fin, quand nous sommes bien gorgé(e)s d’exemples d’hommes misogynes, quand elle raconte ses actions dans La Barbe et la répression qu’elle et ses comparses rencontrent, elle conclut : « Les jours suivants, sur les réseaux sociaux, ils m’ont traitée de bestiau, de laideron, de tous les noms, ont expliqué qu’on allait crever.

Je sais qu’ils veulent qu’on crève.

Je ne sais pas comment cela va finir.

S’ils auront la peau de l’humanité avant qu’on ait la leur, si l’on va sortir les couteaux.

Ou, à défaut de prendre les armes, organiser un blocus féministe. Ne plus coucher avec eux, ne plus vivre avec eux en est une forme. Ne plus lire leurs livres, ne plus voir leurs films, une autre. À chacune ses méthodes.

Nous avons le pouvoir, sans les éliminer physiquement, de priver les hommes de leur oxygène : les yeux et les oreilles du reste du monde. «  (p. 229)

Beaucoup d’hommes font beaucoup de choses pour plaire aux femmes… le jeu de la séduction est sans fin. Et l’on revient à King Kong Théorie.

Elle rappelle tout de même quelques pages auparavant le traitement médiatique de l’affaire DSK, histoire que la déclaration de guerre soit audible.

« Le 15 mai 2011 au matin, je suis à Richerenches, avec Alix. On entend la nouvelle à la radio. Je pense à Tristane Banon qui avait dénoncé, quatre ans auparavant, les agressions de DSK. Les jours suivants, c’est une déferlante sexiste : ils font corps derrière leur champion. Les journalistes les premiers. « Le geste d’une femme qui entre par inadvertance dans une chambre où il u a un homme nu, c’est de sortir », explique Ivan Levaï sur France Inter. « C’est un troussage de domestique », renchérit François Kahn, patron de l’hebdomadaire Marianne. « Les Français peuvent se dire que s’il a sauté une femme de chambre, cela ne nous regarde pas », martèle Olivier Mazerolle sur BFM TV.

Le fameux « cela ne nous regarde pas ». Les mécanismes de la séparation privé / public à la française jouent à plein. Pour #MeToo comme pour la visibilité des LGBT.

Chez les politiques, c’est du même tonneau. « Son intelligence reconnue par tous ne me paraît pas compatible avec le fait de séquestrer une femme de ménage pour la violer » (Bernard Tapie). Les copains socialistes de DSK demanderont à « tourner définitivement la page » (Arnaud Montebourg », diront qu’il est « important que nous passions à autre chose » (Benoît Hamon), expliqueront qu’ « il n’y a pas mort d’homme » (Jack Lang). » (p. 211)

Je ne sais pas s’il faut leur faire la guerre. Mais rester vigilante me semble primordial.

L’écrivain et l’autre, Carlos Liscano

Une brève incursion dans la littérature d’Amérique du Sud : la vie tourmentée de Liscano, né à Montevideo en 49. Lorsqu’on commence « L’écrivain et l’autre » sans connaître la vie de l’auteur, ça démarre avec peine, ça démarre et l’on se demande quels sont ces faux problèmes d’écriture de journal intime : « Difficulté à écrire, plus qu’il y a vingt ans. Sans l’élan, sans l’envie, sans l’innocence avec lesquels j’écrivais autrefois. Ou la foi et la violence qui me motivaient alors. Je me répète, je reviens aux mêmes choses. Enfermé, je ne sais pas sortir de la répétition. Je me dis que la seule façon d’en sortir, ce n’est pas de penser. C’est d’écrire. » (p. 14)

Ce chapitre II offre pourtant une ouverture, juste après le chapitre I très court, très ramassé, très dense :

« D’une nuit sur l’autre, j’attends que quelque chose se passe. Je sais qu’il ne se passera rien, mais si je n’attends pas il est sûr qu’il ne se passera rien. Quand vient une nouvelle nuit, identique à la précédente, où il ne s’est rien passé, je me rends compte que si, il s’est passé quelque chose, et que ce qui s’est passé c’est qu’au cours de ces heures-là, j’ai attendu. Et c’est déjà quelque chose. C’est le pont qui permet de passer d’une nuit à l’autre. Car il y a des nuits pires, des nuits sans attente. » (p. 13)

Mais par la suite, il ne s’agira pas de ces nuits sans attente, même si Liscano évoque ses années de prison et de torture. 

« L’être humain est capable de vivre sous une pierre. On fait son trou n’importe où, allongé sur une paillasse, dans la salle de torture, debout contre un mur. C’est comme si la peau créait d’abord une pellicule, et qu’à partir de là elle creusait sa caverne. Dans les pires situations on façonne le creux qui nous permettra de survivre. C’est comme ça pour moi : jusqu’à présent, je survis.

Dans les pires moments, sous la torture, dans l’isolement prolongé du cachot, la seule chose à laquelle je pensais, c’était que je devais survivre. Si le monde s’écroulait, moi, je devais survivre. Et au même instant, près de moi des camarades étaient torturés, d’autres, dans les cachots d’isolement, allaient plus mal que moi. Je concentrais toute mon énergie, mes préoccupations, mes heures à penser à survivre, à tenir jusqu’au jour suivant. Cet égoïsme me gêne encore. » (p. 31)

Quelques pensées où l’on peut se retrouver :

« Il y a longtemps, je croyais que j’aimerais voyager. Après quelques voyages, je me suis rendu compte que ça ne m’intéressait pas. J’ai visité des villes et des villages qui n’ont éveillé en moi aucune curiosité. Cela dit, arriver quelque part, s’asseoir dans un café, commander une bière et regarder les gens, c’est la vie. Mais on peut le faire à Montevideo sans parcourir plus de cent mètres. Au lieu de couvrir des distances, j’aimerais me concentrer pour planter mes racines dans un espace réduit. Parce que le monde finit toujours par arriver là où on est. Parce que alors mieux vaut ne pas bouger. Parce que le mieux est de rester dans les limites du quotidien. » (p. 41)

Un dernier extrait qui me laisse perplexe.

« Je rentre chez moi à l’aube et j’écris :

Imbécile celui qui croit que mettre par écrit ses pensées aide à penser.

Celui qui croit trouver la solution à la vie dans ce qu’un autre a écrit, imbécile lui aussi.

Imbécile moi qui des années durant ai fait ces deux choses.

Et plus imbécile encore puisque je m’entête à continuer.

Je ne sais pas pourquoi je suis contente d’avoir écrit ça. Mais si, je sais : je suis content parce qu’il ne faut pas se prendre pour ce qu’on n’est pas, jamais. Il faut vivre et subir la douleur de celui qui ne s’échappe pas, mais sans faire de cette douleur un spectacle, comme je le fais dans ces pages. » (p. 60)

Histoire de ta bêtise, François Bégaudeau

Toi aussi tu as lu le livre de FB ? Toi aussi tu l’as ouvert, sourire aux lèvres, sachant déjà que tu finirais par t’y lire, par t’y retrouver, de gré ou de force, parce que c’est ainsi, c’est voulu, c’est probablement construit comme ça. C’est comme ça que, probablement, tu l’aurais construit, toi.

Toi aussi tu as jeté un œil divulgâcheur aux dernières pages et tu as lu, avec une certaine satisfaction :

« Pour le coup j’aimerais me tromper. J’aimerais que tu me fasses mentir en te reconnaissant dans ce tu. 

Fais-moi mentir.

Donne tort à ce livre en le validant. »

Bon. De toute façon, tu t’en fous de connaître la fin des films et des séries ; le chantage au spoil n’a pas de prise sur toi. Ce qui t’intéresse, c’est le chemin. Pas le bonbonsurprisefinal. Tu n’es pas dupe. Tu n’es pas manipulable par un suspense artificiel. Alors tu connais déjà la chute.

Mais là, paye ta chute… as-tu eu envie de dire. Le propos irréfutable. Le cercle vicieux dans lequel il va essayer de t’enfermer. Quoi que tu fasses, il te le dit, « tu es un bourgeois. Mais le propre du bourgeois, c’est de ne jamais se reconnaître comme tel. » Voilà. Tu as touché le livre, tu es pris au piège. Tu n’aimes pas trop ce procédé rhétorique. Mais ce n’est pas grave, tu es sympa, curieux, tu vas quand même le lire. Et puis, tu n’es plus un gamin, tu sais d’où tu viens, tu sais qui tu es ; quel que soit l’intérieur de ce livre, il ne fera pas de toi un autre. Par ce procédé fallacieux, il s’est déjà effondré sur lui-même.

FB te parle. FB t’accuse. Il s’adresse toi et il te traque sans relâche. Tu es un bourgeois. Et il va bien falloir que tu l’admettes. Il va te montrer pourquoi. Comment.

Dès le début, ça part mal. Parce que toi, tu n’as pas voté Macron au deuxième tour. Tu n’es pas vraiment, d’ailleurs, convaincue par cette mascarade de démocratie. Tu n’as pas hurlé avec les autres quand ils ont cherché à défendre leur liberté. Tu ne crois pas à la liberté. Tu es profondément déterministe et matérialiste. C’est sans doute à cause de la terre qui colle à tes pompes.

Malheureusement, tu ne t’es pas non plus reconnue en demi-mondaine parisienne. Tu ne t’es pas reconnu en hype, en hipster, en petit chef de start up, en professionnel du design, en costume de profession libérale. Plus les pages défilent, plus le style pamphlétaire de FB est censé gifler, plus tu le vois passer à côté de toi.

Dans ta famille, il ne faut pas remonter bien loin pour trouver des petits paysans, des orphelins, des marins, des coiffeurs, des pompiers et puis, soudainement… des profs et des chercheurs ; extirpés par les concours de la fonction publique d’une ancestrale condition provinciale et pauvre, subalterne et exploitée. Tu ne te sens déjà plus concernée par son livre.

Pire, tu es un peu déçu, un peu gêné même, quand FB semble vanter sa table de chevet : un carton de Franprix. Tu penses à ta mère, qui souvent râlait parce que tes cheveux décoiffés partaient dans tes yeux, parce que tes vêtements étaient salis : « on va te prendre pour une gitane ! » Tu penses à ton arrière-grand-mère qui te recommandait d’avoir toujours sur toi une culotte propre… au cas où tu aurais un malaise et que des infirmiers te découvraient un slip troué. Des origines pas propres quoi. Et l’autre, le snob, avec sa table de nuit en carton…

Les gens pauvres, ils ne veulent surtout pas être sales, en plus. Ils n’écriraient jamais, comme FB : « Ici, la règle est le sale (p.60) » Non. Il faut prendre soin de ses affaires, quand on en a peu. On n’achète pas tous les samedis. Et quand on a une table de chevet, c’est celle de sa grand-mère, celle de sa sœur morte. Celle de la brocante, de la Trocante même. Pas celle d’Ikea en tout cas. Tu n’y vas jamais, toi.

D’ailleurs, toi, tu ne vas pas chez H&M ou Célio et tu hallucines totalement quand FB raconte qu’il s’y habille comme une preuve de son appartenance au peuple… l’ignorance du mec : il ne te voit même pas, alors ? Il ne sait même pas que tu achètes tes fringues dans les dépôts vente – oui aussi pour des raisons écologiques, et tu le revendiques. Et c’est déjà tellement mieux que le Kiabi, où tu traînais en râlant tes jambes honteuses d’adolescent. Toi, tu ne portais pas de marque. Les parents disaient que c’était du gaspillage puisque tu n’avais pas fini de grandir. Que tu te paierais ces fioritures quand tu aurais ton propre salaire.

Tu étais avec des petits bourg’ au collège, pourtant. Tes parents stratèges t’ont fait faire du latin, de l’allemand, tu t’es retrouvé dans des bonnes classes. Des classes où ça partait au ski en hiver, en Grèce en été… sans même aller voir le Parthénon dis donc. Ça faisait aussi des we en gites au lycée, mais toi tu ne pouvais pas y aller. Trop cher. Et puis tes parents, ils n’aimaient pas trop que tu fréquentes ces jeunes fils à papa, bourrés de fric, alcoolisés souvent, qui finiraient médecins, quoi qu’il en coûte. Et en effet, ils sont devenus médecins.

Mais le pire, c’est que tu as fini par te reconnaître. Oui, dans les pires pages de FB. Pas les bonnes. Celles où il vante le peuple. Celles où il t’explique que Karine Viard est une égérie très populaire, très grasse, comme toi :

« Ses femmes bien en chair, ses Karine Viard à gros seins jurent à côté de tes égéries, filiformes et évanescentes, émincées comme tes viandes… » (p. 137)

Bizarrement, ici, tu ressens plutôt le mépris de la part de FB pour ton corps à toi. Mais ça continue. 

Il parle de son corps à lui, sa peau, qui a étudié Racine et Rohmer (oui, quand même, vas pas le prendre pour un trouduc !…) mais qui « possède aussi des ressources de crudité d’où s’infèrent son goût pour le cinéma naturaliste, les blagues de cul sans pincettes, les sketchs poisseux de Bigard, les cendriers Ricard des PMU, la saleté bienheureuse des cochons, les jurons de ma mère, le sec laconisme ouvrier, les manifs merguez… » (p. 69)

Les horribles clichés. Toi, tu penses à ton oncle gênant, raciste, homophobe, qui te tripotait les seins quand tu commençais à en avoir, mine de rien, mine de dire : « ah dis donc, ça pousse ! » Tu penses à lui et à sa bêtise, sa méchanceté quand il rabrouait son fils, parce qu’il aimait le grec et le latin. Une tapette quoi. Et sa fille, parce qu’elle avait la mauvaise idée d’en être une. Tu te disais, consternée : « Mais je suis de la même famille… 😮 » Mais stop ; ta famille à toi, elle n’aimera pas que tu racontes tout ça. Elle préfère quand tu parles de ton doctorat.

Tu le trouves un peu dégueulasse FB, finalement, de conserver pour lui Genet, Guillemin, Mouffe, Laclau, Gramsci, Bakounine… tu le trouves un peu dégueulasse de laisser entendre que la culture, la connaissance, la science, seraient bourgeoises, renvoyant ainsi à son chiffon de ménage ton arrière-grand-mère. Qui s’était saignée pour acheter un piano à sa fille. Qui se cachait pour lire, parce que c’était de la perte de temps et que ce n’était pas du travail. Qui était si fière de sa fille devenue institutrice.

Toi qui l’avais pris un peu pour toi, toi qui voulais bien avouer que tu t’étais embourgeoisé ces derniers temps, parce que tu es propriétaire de ton minuscule appartement, parce que tu écoutes France Culture, parce que tu dépenses en réfléchissant, parce que tu dépenses, tout court, parce qu’on ne t’a pas infligé quinze gosses, parce que tu vis libre, malgré ton déterminisme et tes idées de gauche, parce que tu manges à ta faim, parce que tu n’as pas froid l’hiver, tu dors dans des draps propres, toi, tu n’es toujours pas un bourgeois. Tu es même loin du compte.

Tu te rassures : ton arrière-grand-mère ne s’est pas cassé le dos chez les bourg’ pour rien. Tu es quand même devenue, à tes yeux à toi, sans complaisance et avec une reconnaissance infinie pour tes aïeux, un putain de chanceux qui bénéficie d’un confort matériel inouï sur cette planète.

Alors, quand tu arrives au piège final de FB, ce piège qui ne se referme pas sur toi, toi tu fermes le livre un peu déçu. Non, tu n’en es pas. L’auteur, en revanche, tu le sens un peu au-dessus de toi, un peu aveuglément bourg’, il t’a un peu renvoyé à tes origines qui collent, tandis que lui, il reste exposé sous les feux des médias, lu, vu, connu. Toi, avec tes petits livres, ta petite guitare et depuis peu, ton petit piano, tu restes obscur dans ton coin humble ; tu lis, tu écoutes, tu travailles. Chacun sa peau.

Pour te rendre justice, François, je te préfère là :

Ou encore plus explicite, là !

Recette simple et efficace pour un bon résumé !

1) Lors d’une première lecture, repérer et séparer les exemples des idées principales.

(en général, tout ce qui se trouve entre parenthèses correspond à un exemple ; en général, tout nouveau paragraphe inaugure (=commence, entame) une nouvelle idée)

2) Lors d’une deuxième lecture, établir le plan détaillé (les grands axes – rarement plus de 6 – et les sous-parties) et identifier les mots clés ainsi que les liaisons logiques entre elles (opposition= MAIS, conséquence = DONC etc)

3) Reformuler chaque idée principale en intégrant les mots clés et en respectant la réduction attendue.

(Par exemple, si l’on vous demande 20% du texte original, prenez chaque paragraphe un à un pour le reformuler à 20%. 10 lignes deviennent 2 lignes, 100 mots en deviennent 20, etc.)

Attention lorsque vous rédigez : une phrase comporte au moins un verbe et son sujet. Soyez concis et précis, inutile de vous perdre en fioritures ou énumérations infinies.

4) Une fois terminées ces reformulations, ajouter (au début) une introduction courte qui précise la source du résumé (nom de l’auteur, date et titre).

Attention :

Un résumé ne comporte pas votre avis sur le sujet. Vous pouvez toutefois le mentionner si votre enseignant vous le demande, mais en guise de conclusion.

Un résumé reproduit l’ordre des idées telles qu’elles apparaissent dans le texte d’origine.

Avant de rendre votre travail, ne vous contentez pas d’une seule relecture. Relisez deux à trois fois votre travail, mais à des moments différents de la journée, voire de la semaine (d’où l’intérêt de ne pas attendre le dernier moment pour s’y mettre ^^) : selon votre état de fatigue, votre concentration et votre environnement, vous ne trouverez pas toujours les mêmes fautes ou maladresses à corriger. Vous pouvez également lire votre travail à voix haute pour en tester sa compréhensibilité. Je vous recommande enfin de jeter un œil à cet article, rédigé pour vous à partir de vos fautes les plus fréquentes.

Je vous souhaite bon courage !

L’invention de Dieu de Thomas Römer

C’est à la fin du livre que l’on trouve un superbe résumé de son contenu : « Notre enquête sur les origines de Yhwh, son adoption comme dieu d’Israël, son ascension comme dieu tutélaire des royaumes d’Israël et de Juda, sa transformation en un dieu un sous Josias, puis en un dieu unique après l’effondrement de la royauté davidique et l’éclatement géographique du « peuple de Yhwh » a couvert grosso modo un millénaire, depuis la fin du XIIIè siècle avant l’ère chrétienne jusqu’à l’époque hellénistique. » (p. 319)

Cet épilogue et conclusion, (pp. 319-332) retrace la suite de l’histoire de Yhwh jusqu’à son adoption par le christianisme. Mais qu’en est-il des origines de ce dieu ? Où et quand serait-il apparu ?

Le Neguev

À l’examen des sources bibliques, archéologiques, scriptuaires, iconographiques, on pourra « retracer le chemin d’un dieu, localisé à l’origine sans doute quelque part dans le « Sud » entre l’Égypte et le Néguev et qui est d’abord lié à la guerre et à l’orage, qui devient petit à petit le dieu d’Israël et de Jérusalem, pour demeurer, après une catastrophe majeure, la destruction de Jérusalem et de Juda, le seul dieu, créateur du ciel et de la terre, dieu invisible et transcendant, qui clame cependant qu’il entretient avec son peuple une relation particulière. » (p. 12) « C’est ainsi que l’on arrivera à retracer la carrière d’un dieu du désert vénéré par des groupes nomades qui est devenu le dieu au nom imprononçable dont nous parle la Bible hébraïque. » (p. 13)

Reprenons pas-à-pas cette histoire et tâchons de comprendre les tenants et les aboutissants de ce que Thomas Römer appelle l’invention de dieu. Il nous met toutefois en garde : « En parlant d’invention de dieu, nous n’imaginons pas que quelques Bédouins se sont un jour réunis autour d’une oasis pour créer leur dieu ou que, plus tard, des scribes ont forgé de toutes pièces Yahvé en tant que dieu tutélaire. Il faut plutôt comprendre cette « invention » comme une construction progressive issue de traditions sédimentées dont l’histoire a bouleversé les strates jusqu’à faire émerger une forme inédite. » (p. 14)

Avant toute chose, de qui parle-t-on ? Qu’est-ce que Yhwh ?

D’une part, Yhwh n’est pas le seul dieu mentionné dans la Bible. Non seulement on trouve Kemosh dans le livre des Juges, mais également d’autres dieux que les destinataires du Deutéronome sont exhortés à ne pas suivre. Mais cela est bien normal : le Moyen-orient était parsemé de nombreuses divinités et parfaitement polythéiste. D’ailleurs des toponymes judéens ou israëlites datant probablement du IIème millénaire témoignent de la présence d’autres dieux liés à la fertilité, aux moissons et aux récoltes (p. 115).

D’autre part, Yhwh est présenté comme un dieu inconnu qui se révèle à Moïse en Égypte. Il n’est donc pas présent depuis toujours !

Pour finir, le dieu de la Bible lui-même porte plusieurs noms : (p. 38-39)

  • Elohim, qui porte une terminaison plurielle et peut se traduire par « dieux »
  • Le « seigneur » ou « l’éternel »
  • Adonay, « mon seigneur », inventé par les massorètes pour éviter de prononcer YHWH
  • Has-sem, « le Nom », utilisé également par les Samaritains
  • YHWH, version consonantique / tétragramme : plus tard, entre le IIIè et le Xè ap JC, les savants juifs, appelés Massorètes, mot araméen qui signifie « gardiens », ont élaboré plusieurs systèmes de vocalisation dont l’un d’eux, celui de Ben Asher, s’est finalement imposé.

Mais justement, comment prononcer YHWH ? En effet, cela était devenu problématique puisque les juifs avaient cessé de prononcer son nom dès le IIIè avjc ; le tétragramme YHWH était alors remplacé par theos « dieu » ou kurios, « seigneur ». (p. 39)

Plus tard, plusieurs suppositions ont été faites, parfois induites en erreur, comme celle qui conduisit à Jéhovah : au XIIIè siècle apJC, le dominicain Raimundus Marti n’avait pas compris que les voyelles d’adonay, combinées par les massorètes avec le tétragramme, indiquaient qu’il fallait prononcer « adonay » plutôt que de chercher à prononcer le nom de dieu… c’est ainsi qu’il lut yêh(o)wâh, nom qui s’est largement répandu à travers les témoins de Jéhovah. (p. 40)

Stèle de Mesha

Comment faire pour reconstruire la prononciation de ce tétragramme que l’on trouve par ailleurs en dehors de la Bible : YHWH est présent sur la stèle de Mesha et dans les inscriptions à Kuntillet Ajrud (p. 46) Des noms propres théophores attestent quant à eux une forme brève de Yahvé : Yirmeyahu (Jérémie), Yesa’yahu (Esaïe) ou encore Yehonatan (Jonathan). La forme courte devait se prononcer Yahu ou Yahou. (p. 41) 

L’enquête que mène Th. Römer le conduit à la conclusion que la prononciation ancienne du nom de dieu d’Israël était « Yahô », autant dire que le tétragramme était à l’origine un trigramme, ce qui signifie que le W dans YHW n’avait pas valeur de consonne, mais était une mater lectionis indiquant le son « o ». La lettre h en finale du tétragramme YHWH serait alors à comprendre comme servant à l’allongement du o précédent. » (p. 46)

D’où vient alors cette prononciation Yahweh attestée surtout chez les pères de l’Église ? C’est en effet une prononciation que l’on trouve chez Clément d’Alexandrie (Iaoué) entre autres pères de l’Église. Mais il faut noter que « Presque toutes les attestations d’une prononciation du tétragramme viennent de l’époque chrétienne. » (p. 45) On peut supposer qu’« au moment de la traduction du Pentateuque en grec cette prononciation avait cours et était connue. » (p. 45) C’est peut-être à partir du jeu de mot en Exode chapitre 3, 11 que l’on suppose une prononciation Yahweh (Yahvé) car dieu dit à Moïse : « je suis qui je suis » ehyeh aser ehyeh. (p. 43) ? « Cette évolution peut s’expliquer par une hypothèse théologique qui sous-tend également le récit d’Exode 3, à savoir rendre compte de la signification du nom de Yhwh par la racine hébraïque h-y-w, « être ». La prononciation « Yahweh » correspond en effet à la vocalisation d’une forme causative de la troisième personne du masculin singulier de cette racine. Yahweh serait alors « celui qui fait être », « celui qui crée »… Cette spéculation a pu mener vers cette prononciation Yahvé, sans doute bien plus récente que Yahô ou Yahû. » (p. 47)

Quelle est véritablement l’étymologie ? La piste du verbe « être » est souvent explorée pour ces raisons. Cependant « la racine sud-sémitique qu’on pourrait mettre en rapport avec le tétragramme serait alors la racine sémitique h-w-y qui a trois significations : « désirer », « tomber », « souffler ». Les sens de « désirer » et de « tomber » sont également attestés en hébreu biblique, seul le sens de « souffler » ne l’est pas. Peut-être s’agit-il alors d’un évitement voulu à cause du nom divin. […] Yhwh serait donc celui qui souffle, qui amène le vent, un dieu de l’orage qui peut aussi inclure des aspects guerriers, et une telle caractérisation s’applique assez bien, comme on va le voir, aux fonctions primitives de Yhwh. » (p. 50)

De qui et de quoi Yhwh est-il le dieu ?

Sans conteste, il s’agit d’un dieu de la guerre et d’un dieu de l’orage. (p. 66-67) Mais il pourrait être également un dieu des steppes et des régions arides, comme en témoigneraient des sceaux en forme de scarabées, trouvés dans le Néguev et en Juda, représentant une variante du motif iconographique du « maître des animaux. » (p. 68)

Peut-on rapprocher ce dieu de Seth ? Des liens sont possibles, mais restent hypothétiques. Ils confirment néanmoins l’origine sudiste de Yhwh, son aspect guerrier et sa provenance des steppes. (p. 70)

D’où vient ce Yhwh ?

La relation entre Yhwh et Israël n’a pas tjrs existé. On trouve des traces d’un Yhwh bien ailleurs.

Ougarit

Ougarit, cité-état prospère des XIVè et XIIIè avjc livre de nombreux documents archéologiques dont un texte mythique où il est fait allusion à un banquet de El. On y lit : « le nom de mon fils, Yw – déesse/dieu(x ?) ». Ce passage pourrait être rapproché d’un passage biblique, dans sa version primitive, reconstituée sur la base de la version grecque et d’un fragment de Qumran : « Quand Elyon donna les nations en héritage, quand il répartit les hommes, il fixa les territoires des peuples suivant le nombre des fils de Dieu (El). Et la part de Yhwh est son peuple, Jacob est sa part attribuée. » […] « Cependant ce passage est peu clair et trop fragmentaire pour postuler une vénération du dieu Yhwh d’Ougarit. » (p. 52-53) On trouve aussi un Yam… une erreur de scribe ? ce qui arrivait bien souvent ! (p. 54)

Trouvé entre l’Égypte et Séïr, un papyrus égyptien de 1330-1230 présente la forme abrégée de Yhwh, à savoir Yah qui serait le nom d’un lieu.

Dans une liste d’Aménophis III de Soleb au Soudan (vers -1370), on trouve mentionné le « pays – des Shasou – Yhwh ou Yhw(h) dans le pays des Shasou. » Ainsi que dans un autre endroit à Soleb et une halle du temple de Ramsès II à Amarah Ouest. (p. 55)

Yhw3 pourrait être un terme géographique : une montagne ?

En tout cas, « les attestations archéologiques, épigraphiques et iconographiques font apparaître des Shasou dans le territoire d’Édom, de Séïr et dans l’Araba au moment de la transition entre le Bronze récent et l’âge de Fer. Et parmi ces Shasou se trouvait peut-être un groupe dont le dieu tutélaire s’appelait Yhw. Ces attestations peuvent se combiner avec une tradition biblique qui présente le dieu Yhwh comme un dieu venant du « Sud ». » (p. 57)

Mais quel Sud ? Plusieurs textes font venir Yhwh d’Edom, mis en parallèle avec Séïr. Le mot hébreu séïr, qui signifie « poilu », s’applique en tant que terme géographique à l’intérieur du territoire d’Edom à une région comportant des forêts. Séïr serait la montagne qui va du Wadi el-Hesa jusqu’au golfe d’Aqaba ; Edom l’englobe. Mais dans la bible, les deux sont souvent substituables. (p. 63)

Bref, la comparaison des quatre textes (Jg 5, 4-5 / Psaume 68, v 8-9 et 18 / Dt 33, 2 / Habaquq, chap 3) quant à la provenance de Yhwh peut être résumée ainsi : dans ces énoncés poétiques, Yhwh est « localisé » dans le sud, en territoire édomite ou, d’une manière plus générale, dans un territoire situé au sud-est de Juda. Il est fort possible que ces quatre passages poétiques reprennent une tradition ancienne selon laquelle Yhwh était une divinité liée à une montagne dans le désert, à l’est ou à l’ouest de l’Araba. » (p. 65)

Moïse et les madianites

Dans la bible, Exode, Chap 3, c’est à Moïse que Yhwh se révèle. Moïse a-t-il existé ? Force est de constater que nous n’en avons aucune trace historique. Cependant, il apparaît comme un Hébreu occupant un statut social très élevé à la cour ; ce qui le rapproche de Beya, ce Cananéen qui avait provoqué une révolte des Asiates dans la ville de Pi-Ramsès vers la fin de la XIXè dynastie. (pp. 72-73) Par ailleurs, Moïse rencontre les madianites et ils vont jouer un rôle important dans la découverte du dieu Yhwh.

Qui étaient les madianites ? « On peut dire que les madianites étaient organisés d’une manière tribale et peu hiérarchisée (bien que certains textes bibliques parlent, de façon anachronique, de rois madianites). Selon Exode 2, ils élevaient du bétail (voir aussi Jdt 2, 26) et certains clans étaient apparemment nomades ou semi-nomades (Ha, 3,7). D’autres étaient sédentaires et pratiquaient l’agriculture autour des oasis. Ils étaient également impliqués dans l’exploitation des mines d’or et de cuivre ainsi que dans des activités commerciales. » (p. 79)

Jacob et Esau : qui part à la chasse perd sa place !

Dans la bible, les Madiân sont présentés parfois négativement, souvent positivement. Le papyrus Anastasi VI mentionne les Shasou d’Édom : or dans la Genèse, on insiste sur la fratrie entre Jacob (Israël) et Ésaü (Édom). Ces textes donnent l’impression d’un lien privilégié entre Israël et Édom par rapport aux autres voisins. En Dt 2,5 il est dit que c’est Yhwh qui a donné Séïr aux fils d’Ésaü (pp. 91-92). Les madianites seraient-ils des Shasou d’Edom ?

« En résumé, le dossier sur Moïse et Madiân confirme les indications fournies par les textes évoquant une provenance sudiste de Yhwh et peut-être son lien avec les Shasou, des tribus semi-nomades parmi lesquelles on peut compter les Madianites et les Qénites. Nous avons déjà vu que Juges 5 fait venir Yhwh de Séïr. […] Il est plus difficile de savoir quelle vraisemblance historique on peut attribuer aux récits sur Moïse et Madiân. Moïse fut peut-être le chef d’un groupe de ‘apiru qui, sorti d’Égypte, a rencontré Yhwh à Madiân et l’a ensuite fait connaître à d’autres tribus dans le Sud. Cette question sera reprise dans la suite de l’enquête. » (p. 93)

Comment Yhwh devint-il le dieu d’Israël ?

En Exode 19-24, Yhwh devient le dieu d’Israël à la suite d’une révélation sur le mont Sinaï et à la conclusion d’une alliance ou d’un contrat : Moïse est le médiateur entre Yhwh et son peuple. (p. 95) Yhwh n’a donc pas toujours été le dieu d’Israël. De qui était-il le dieu et quel était le dieu d’Israël alors ?

Israël contient le nom de EL. Le sens premier de Israël serait « Que El combatte » (forme verbale de la racine s-r-h, « battre, combattre » à la troisième personne de la conjugaison à préformantes dans la forme du jussif (injonction). (pp. 96-97) D’autres suppositions : « El est juste », à partir de y-s-r « être juste ». Ou encore s-r-r « régner, gouverner » : « qu’El règne ». (p. 98)

« L’explication populaire à l’aide de la racine s-r-h « se battre » dans les textes de Genèse 32 et Osée 12 a pu supplanter l’étymologie originelle au moment où Yhwh, dieu guerrier, devint le dieu tutélaire du groupe Israël. La racine de « régner », « s’imposer comme maître » convient mieux pour El, le chef des panthéons et le roi des dieux. » (p. 98)

Stèle de Merneptah

La stèle de Merneptah (1210-1205) mentionne un Israël, qui a été détruit par les égyptiens – semence ou blé qui n’est plus – et la Syrie réduite à néant. Cet Israël est le nom d’un groupe qui se trouvait en Syrie, sans doute dans la région montagneuse d’Ephraïm : « apparemment, « Israël » est un groupe dont le nom est connu des Égyptiens et qui est considéré par eux comme un facteur potentiel de désordre, mais aussi comme un ennemi important contre lequel il faut s’assurer une victoire rapide. […] Une question demeure : ce groupe, dont le nom indique que ceux qui le portent rendaient d’abord un culte au dieu El, chef des panthéons cananéens, vénérait-il déjà le dieu Yhwh ? » (p. 103)

En tout cas, ce qu’on peut dire, c’est que la bible garde des traces indéniables d’un culte de El : « La vénération d’une divinité de type El, précédant celle de Yhwh, se reflète partiellement dans l’histoire patriarcale et, notamment, dans celle de Jacob qui, en luttant avec « dieu » et en changeant de nom, devient « Israël ». (p. 104) Et on trouve dans la Genèse toute une série d’épithètes pour El (cf pp. 105-109), dont le plus connu et répandu est El Shadday : soit de l’akkadien sadu « montagne » (« celui de la montagne ») soit l’étymologie rabbinique « celui qui se suffit à lui-même » mais il s’agit clairement d’une spéculation théologique. La version grecque propose pantokrator, le « tout-puissant ». (pp. 108-109)

Dans la bible, les relations entre Jacob (Israël) et son frère Esaü (Édom) sont très complexes : « Si l’on datait l’histoire de Jacob du temps de la royauté israëlite, on avait du mal à expliquer une relation étroite entre Jacob (Israël) et Esaü (Édom) à cette époque. Pour cette raison, on a récemment fait remarquer que les relations tendues et néanmoins proches entre les deux frères font sens à l’époque babylonienne ou perse, période où Jacob est devenu l’ancêtre de « tout Israël » (incluant donc Juda) dans un sens théologique. Faut-il alors situer les récits d’hostilité de cette époque ? Notre enquête pourrait pointer vers une tout autre solution : si Yhwh était localisé chez les Édomites, le lien entre Jacob et Ésaü pourrait refléter un savoir sur l’adoption par les « fils de Jacob » d’un Yhwh lié d’abord à Ésaü. Cette spéculation reçoit une certaine confirmation des inscriptions de Kuntillet Ajrud maintenant publiées dans le rapport complet des fouilles. On y rencontre à la fois un « Yhwh de Samarie », donc d’Israël, et un « Yhwh de Têman », du Sud. » (p. 110) Comment cette adoption se serait-elle produite ?

« Admettons qu’un dieu Yhwh ait été localisé sur une montagne dans le territoire d’Édom ou de Madiân et qu’il ait été adopté par un de ces groupes que les Égyptiens appellent Shasou ou Hapiru. » En Exode 5 et 3, il est fait mention d’un Yhwh auquel les Hébreux doivent désormais rendre un culte : « s’agit-il alors du souvenir selon lequel un groupe de Shasou/Hapiru aurait fait la connaissance de Yhwh lors d’un séjour dans le territoire de Madiân/Édom ? » (p. 111)

Cette rencontre est peut-être ce qui est relatée dans la révélation au Sinaï. « Ces textes de l’Exode pourraient alors conserver la trace d’un rituel où un groupe de Shasou/Hapiru se constitue, via un médiateur, comme ‘am Yhwh, peuple d’un dieu guerrier à qui il attribue la victoire contre l’Égypte. Ce groupe a ensuite introduit ce dieu Yhwh dans la région de Benjamin et Éphraïm où se trouve Israël. » (p. 113)

L’entrée de Yhwh à Jérusalem 

Silo

Avant Jérusalem, on trouve des traces de Yhwh à Silo : attesté par les textes tardifs dans ce site occupé au IIème millénaire, qui devient important au milieu du XIIè et du XIè (p. 116) : « Silo fut apparemment un sanctuaire yahwiste important, contenant peut-être même une statue de Yhwh, et il est possible que ce soit par le biais de ce lieu saint (ou par le prophète Samuel) que Yhwh devint ensuite le dieu de Saül. » (p. 117)

L’historicité des trois premiers rois d’Israël est largement contestée : sauf la fameuse stèle de Tel Dan du VIIIè dont un fragment rédigé en araméen précisant que le roi de Damas a vaincu une coalition israélito-judéenne : il vainc « la maison de David » (p. 118) et encore, l’hypothèse n’est pas totalement convaincante, il semble que Saül David et Salomon sont plutôt construits comme des figures types par les rédacteurs bibliques. (p. 118)

Avant d’arriver à Jérusalem, Yhwh est lié à l’arche (le mot hébreu ‘aron signifie « boite, coffre ») (p. 120), qui serait comme un sanctuaire de guerre transportable ; « on peut la rapprocher soit des coffres sacrés attestés dans l’iconographies égyptienne, soit des étendards de guerre assyriens ou d’autres représentant également la divinité. » (p. 122)

A l’analyse des textes Dt 10, 1-5 et 1 R 8,9, « on peut imaginer que l’arche transportait deux bétyles (pierres sacrées) ou deux statues symbolisant Yhwh et sa parèdre Ashéra, ou une statue représentant Yhwh tout seul. » (p. 123)

Jérusalem existe depuis le XVIIIè  et signifie probablement « fondation de Shalem » : Shalimu est attesté dans les textes d’Ougarit comme divinité du crépuscule. C’est une ville cananéenne qui décline dans la deuxième partie du deuxième millénaire. (p. 124) « lorsqu’il entre à Jérusalem et trouve sa place dans le temple, Yhwh n’y est pas immédiatement la divinité principale. Il le deviendra durant les siècles suivants, où deux royaumes se revendiquent de Yhwh. » (p. 137)

Le culte de Yhwh en Israël

L’idée d’un grand royaume uni sous David et Salomon relève de l’imagination, même s’il est possible qu’à un moment des parties de Juda, de Benjamin et d’Éphraïm se soient trouvés unies autour d’un roi et d’un dieu tutélaire. (p. 141) La Bible invoque ensuite un schisme entre le royaume du nord, Israël et celui du Sud, Juda. Ce qui est raconté au sujet des rois du Nord ne correspond sûrement pas à la réalité de leurs véritables réussites ou échecs politiques. (p. 140) mais sert d’explication à la chute d’Israël : 

« L’histoire des deux royaumes d’Israël et de Juda est relatée dans une perspective « sudiste », c’est-à-dire judéenne. […] La chute d’Israël en 722 avant notre ère est expliquée comme la sanction divine du « péché de Jéroboam », à savoir le culte de Yhwh sous forme de taureau. » (p. 139)

Or, sur le plan historique, Israël était sans doute celle des deux monarchies la plus florissante avant 722 « alors que Juda était une petite entité qui semble souvent avoir été en position de vassal du « grand frère » nordiste. » (p. 141) 

« Très souvent les spécialistes pensent que le culte de Yhwh en Juda était fortement distinct de celui d’Israël : le Yhwh d’Israël aurait plutôt été vénéré sur le modèle de Baal, c’est-à-dire comme une divinité de l’orage et de la fertilité, alors que, dans le Sud, il aurait intégré les traits solaires de l’ancienne divinité tutélaire de Jérusalem. Il faut préciser et relativiser tout cela. » (p. 142) « Il ne fait pas de doute que Yhwh a été vénéré en Israël, à Béthel et plus tard sans doute aussi à Dan, sous la forme d’un taureau à la manière de Baal à Ougarit. » (p. 146)

La stèle de Mesha, datée du IXè et qui relate la victoire de Mesha au cours de sa révolte contre le royaume d’Israël après la mort du roi Akhab, mentionne et donc atteste de l’existence d’un Yhwh dans le nord. (p. 152)

« Yhwh était donc vénéré dans le royaume du Nord sous les traits d’un taureau ou d’une manière anthropomorphe sous la forme d’un dieu de l’orage. Des sanctuaires yahwistes existaient à Samarie, Béthel, Dan, Sichem, ainsi qu’en Transjordanie […] il ne fait également aucun doute que Yhwh ne fut pas vénéré dans le royaume du Nord d’une manière exclusive. » (p. 153)

En résumé, « en Israël, Yhwh devient définitivement la divinité la plus importante avec le putch de Jéhu. Yhwh a d’abord été vénéré dans le Nord surtout comme un « baal », c’est-à-dire un dieu de l’orage ressemblant à certains égards au dieu Baal d’Ougarit. Il n’a pas été le seul dieu vénéré en Israël ; peut-être a-t-il d’abord été subordonné à El (notamment dans le cas du sanctuaire de Béthel). Sous les Omrides, deux Baalim se faisaient concurrence : le baal phénicien (peut-être Milqart) et le baal Yhwh. Par la suite, Yhwh intégra apparemment les traits d’El ainsi que les traits solaires : il devint un baal shamen, un « seigneur du ciel ». Jusqu’à la chute de Samarie en 722 avant notre ère, le culte de Yhwh n’était pas exclusif, comme le montre le prisme de Nimroud, dans lequel Sargon II relate la prise de la capitale du royaume du Nord : « je comptai pour prisonniers 27 280 personnes ainsi que leurs chars et les dieux en qui ils se confiaient. » (p. 163)

Le culte de Yhwh en Juda

« Contrairement au Nord (Israël), la vénération de Yhwh à Jérusalem sous un aspect bovin ne semble pas attestée. Dans la capitale du royaume de Juda, Yhwh apparaît surtout comme une figure royale, siégeant sur un trône, rappelant davantage le dieu El. » (p. 165)

On note une diversité de sanctuaires yahwistes en Juda : la Bible évoque des bâmôt, des « hauts lieux ». Dans le nord, mais encore plus fréquemment dans le sud, mais également des sanctuaires à ciel ouvert, dans lesquels se trouvaient une ou plusieurs stèles (massebôt) et une asherah (arbre ou poteau sacré), comme le montre ce passage du premier livre des Rois.

On trouve des représentations d’un Yhwh assis sur des chérubins, ou kerubin : leur fonction est de protéger mais ils peuvent également symboliser le mélange, le désordre, le chaos que la divinité ou roi doit dominer ou combattre (p. 174) On trouve également un Yhwh des armées (p. 178) ou Yhwh représenté comme roi.

Yhwh Melek et Molek : Molek se prononçait melek (« roi ») et constituait un titre pour Yhwh. Il est possible que les sacrifices d’enfants lui aient été offerts en tant que Yhwh-Melek. Melek est employé plus de 50 fois dans la bible pour caractériser Yhwh. (p. 182) Pour en savoir davantage sur cet aspect compliqué de la divinité :

L’ascension de Yhwh à Jérusalem : « Yhwh n’a pas été vénéré seul. Selon notre enquête, il a sans doute d’abord cohabité dans le temple avec une divinité solaire à laquelle il était peut-être subordonné ». (p. 167). « Lors de cette ascension, Yhwh a sans doute repris les traits et les fonctions du dieu solaire avec lequel il cohabitait jusque-là à Jérusalem. L’importance du culte solaire à Jérusalem peut, entre autres, s’expliquer par l’influence égyptienne. Le transfert des traits solaires sur Yhwh apparaît dans des noms propres théophores, dans l’iconographie et dans des descriptions des manifestations de Yhwh. » (p. 171) et par exemple sur des sceaux du VIIIè montrant un scarabée ailé qui porte le disque solaire avec inscrit « Yhwh est ma lumière ».

El et Yhwh à Jérusalem : Gen 14, Abraham rencontre le prêtre d’El Elyon à Salem (=Jérusalem) : « dans le texte massorétique, ce dieu est identique à Yhwh, ce qui ne semble pas encore être le cas dans le texte hébreu à partir duquel la version grecque a été élaborée. Il est donc possible que ce passage très récent garde encore le souvenir du fait d’une divinité du nom d’El Elyon » (p. 167) dont on dit plus loin (verset 6) que tous les dieux sont des fils d’El Elyon. (p. 169)

Yhwh et la mort : À Ougarit, la Mer et la Mort sont les grands ennemis de Baal. On trouve dans la bible des textes qui présupposent une situation similaire pour Yhwh. (p. 183)

En résumé, « On constate que, dans le royaume de Juda, durant les IXè et VIIIè, Yhwh devint le roi principal, dieu de la dynastie davidique et dieu national de Juda. Il absorba les fonctions du dieu solaire et combina les fonctions de deux types de dieux, El et Baal. Le temple de Jérusalem était le centre de la royauté de Yhwh, bien qu’il existât d’autres sanctuaires Yahwistes et, dans les campagnes surtout, les bâmot. Yhwh affirma aussi, vers la fin du VIIIè, sa supériorité sur le dieu des enfers. On lui offrait aussi, durant des crises militaires, des sacrifices humains. Était-il alors vénéré à Jérusalem d’une manière visible ou invisible ? Et était-il seul dans le temple ? » (p. 185)

La statue de Yhwh en Juda

« Évidemment, aucun texte biblique ne nous raconte l’existence d’une statue de Yhwh dans le temple de Jérusalem ou ailleurs dans le royaume de Juda, contrairement aux taureaux du royaume d’Israël fréquemment critiqués. Cela s’explique par la perspective judéenne et théologique des éditeurs et rédacteurs des livres bibliques qui voulaient suggérer que le culte judéen, « légitime », de Yhwh n’avait jamais comporté de représentations de ce dieu. Or, à y regarder de plus près, il existe cependant un bon nombre d’indices qui rendent plus plausible le fait que l’interdit des représentations de Yhwh ait constitué une innovation et qu’ait bien existé une statue de Yhwh dans le temple de Jérusalem ou ailleurs. » (p. 194)

Le premier indice de cela, c’est l’interdiction même de créer des idoles ou des images (cf Décalogue ou chap 4 du Deutéronome). Mais a posteriori, des passages de la bible expliquent que les malheurs qui surviennent sont les conséquences de la désobéissance à cette interdiction : l’exil et la déportation arriveront justement parce que le peuple a fabriqué une statue divine. (p. 198) « selon cette relecture de l’histoire d’Israël et de Juda dans le chapitre 4 du Deutéronome, la catastrophe de la destruction de Jérusalem et de l’exil par les Babyloniens en 587 est arrivée à cause d’une ou des statues de Yhwh. » (p. 198) et en effet, des textes suggèrent l’existence d’une statue ou de statues de Yhwh dans le royaume de Juda durant l’époque monarchique (p. 208) En outre, une pièce d’argent judéenne représente Yhwh de façon stéréotypée (p. 193) et date du IVè : elle « atteste qu’on pouvait encore au IVè avant notre ère concevoir la possibilité de le représenter. » (p. 210) L’interdit des images s’impose donc et on substitue à la statue de Yhwh sa « gloire » ou un chandelier. « mais la substitution la plus importante fut le rouleau de la Torah qui, par la mise par écrit de la relation entre Yhwh et Israël, rendait visible la parole du dieu désormais invisible. » (p. 211)

Yhwh et son Ashéra

« Il est très plausible que Yhwh ait eu, en Juda, et sans doute aussi en Israël, une déesse qui lui ait été associée. » (p. 213)

« Les origines de la déesse Ashérah sont probablement ouest-sémitiques, même si elle est attestée pour la première fois en Mésopotamie, à l’époque de Hammourabi (XVIIIè s av notre ère). En akkadien et en hittite, elle apparaît comme Asratum, Asiratu et Asirtu. » […] mais la source principale reste au deuxième millénaire les textes ougaritiques, notamment dans le cycle de Baal où elle est présentée comme la mère de tous les deux. (p. 214)

« le mot ashérah apparaît 40 fois dans les textes bibliques, le plus souvent avec l’article, dont 22 fois au pluriel, dont 19 fois au pluriel masculin ! Une invention artificielle des rédacteurs pour éviter toute allusion à la déesse ? (p. 215) Les textes bibliques ne font pas de lien direct entre Ashérah et Yhwh : au contraire, certains textes l’associent plutôt à Baal, alors que les textes ougaritiques en faisaient l’épouse de El. (p. 216)

Kuntillet Ajrud

« Contrairement aux textes bibliques, un lien étroit entre Yhwh et Ashérah est attestée par les inscriptions des sites de Kuntillet Ajrud et Khirbet el-Qom : deux personnages dessinés sous l’inscription Pithos pourraient bien représenter Yhwh (de Samarie) et son Ashérah. (p. 218) « Même si le dossier iconographique ne permet pas de trancher définitivement, les inscriptions ne laissent aucun doute quant à l’existence d’une Ashérah associée à Yhwh. » (p. 220) D’autres traces ont été découvertes (pp. 221-224). « Bien que les rédacteurs bibliques critiquent les rois qui auraient favorisé la vénération d’Ashérah, il fait peu de doute que, jusqu’à la fin du VIIè siècle avant notre ère, ce culte jouait un rôle important. Ashérah était associée à Yhwh, peut-être dans le temple de Jérusalem, via une statue placée à côté de la sienne. » (p. 225)

Il existait en Juda au VIIè un culte de la « Reine du Ciel », d’ailleurs sévèrement critiqué en Jérémie chap 44, v17-18. Il s’agissait peut-être d’une manifestation de la déesse Ashérah. « L’importance des femmes dans le culte d’Ashérah est attestée dans la notice de 2R 23, 6-7 selon laquelle les femmes tissaient dans le temple de Jérusalem des robes pour Ashérah. » (p. 226)

« En résumé, la déesse Ashérah a été associée à Yhwh comme parèdre mais elle était aussi vénérée indépendamment de lui, surtout par les femmes en tant que Reine du Ciel. C’est seulement sous le règne de Josias que Yhwh se retrouve seul, sans son Ashérah. » (p. 228)

De la chute de Samarie à l’ascension de Juda et à la réforme de Josias :

Pour bien comprendre ce qui se passe dans cette période, je vous recommande les deux épisodes de la boule athée, Israël et Juda, Partie 1 et Partie 2.

Qu’en est-il de cette fameuse réforme de Josias ? « Il est vrai que nous n’avons pas de preuves de première main d’une quelconque « réforme josianique », attestant l’existence d’une réorganisation politique ou cultuelle. Il existe cependant un nombre important d’indices qui rendent très plausible le fait que le règne de Josias corresponde à des changements majeurs quant à la vénération de Yhwh. » (p. 259)

La question de la prostitution cultuelle : « selon le verset 7 du chapitre 23, Josias démolit les maisons des « saints » (qedesim) qui se trouvaient dans la maison de Yhwh et où les femmes tissaient des toiles pour Ashérah. Il est assez clair que qades est une expression pour des prostitués masculins et qedesah pour des prostituées féminines. » (p. 263) L’interdiction de la prostitution, mais également du travestissement pour les deux sexes (p. 264) « l’existence de prostitués hommes et femmes dans le temple de Jérusalem est plausible et, s’ils avaient un lien avec Ashérah, il est également compréhensible que Josias ait tenté de les bannir du temple. » (p. 265) « Grande est aussi la vraisemblance historique, dans ce contexte, d’une tentative de centralisation du culte, du pouvoir et des taxes (les sanctuaires géraient aussi des levées d’impôts) à Jérusalem. » (p. 267)

Yhwh est un s’impose et pourrait bien avoir été inspiré des traités de vassalité assyriens. « On peut donc affirmer que la fin du VIIè siècle avant notre ère est le début d’une partie importante de la littérature biblique. Paradoxalement, ce sont les Assyriens, si détestés par les auteurs bibliques, qui ont fourni une grande part des matériaux nécessaires à la construction de cette littérature et qui ont ainsi contribué à forger la nouvelle image de Yhwh. » (p. 275)

Là encore, pour davantage de précision, je vous renvoie à cet épisode de la Boule athée, spécialement consacré aux Assyriens !

Du Dieu un au Dieu unique : les origines du monothéisme biblique au début de l’époque perse

« Après les événements de 597/587, les piliers traditionnels, supportant la cohérence idéologique et politique d’un État monarchique dans le Proche-Orient ancien, s’étaient écroulés. Le roi avait été déporté, le temple détruit et l’intégrité géographique de Juda pulvérisé du fait des déportations et émigrations volontaires. » (p. 282) C’est une véritable crise à laquelle il faut pourtant faire face. Le contexte perse offre une situation plus stable et favorable à la construction d’un nouveau discours. En 539, Cyrus II prend le pouvoir. Il est parfois vu comme un véritable sauveur puisque « permission est donnée aux exilés de retourner dans leur pays, de restaurer et de pratiquer des cultes locaux. » (p. 284) Cependant, tous les exilés ne sont pas pressés par le retour.

Pour analyser les différentes positions qui furent adoptées face à la crise, Th. Römer utilise le modèle développé par le sociologue Armin Steil. (p. 283) [J’en ai fait part sur les réseaux sociaux ici. Une explication dans cet article.

L’équivalent biblique à la position dite du « mandarin » face à la crise est l’École deutéronomiste. Il s’agit de descendants de scribes et haut-fonctionnaires, sans doute ayant œuvré à la réforme de Josias. Ce groupe est obsédé par la fin de la monarchie et tente de reconstruire une histoire en retravaillant les anciens rouleaux de l’époque assyrienne afin de bâtir une histoire cohérente, divisée en différentes périodes : Moïse, la conquête du pays sous Josué, l’époque des Juges, des chefs charismatiques précédant la royauté, l’avènement de la monarchie, l’époque des deux royaumes, l’histoire de Juda depuis la chute de Samarie jusqu’à celle de Jérusalem. (p. 285) Les événements négatifs : schisme du royaume uni (et fantasmé), invasions assyriennes et babyloniennes sont alors présentées comme des conséquences « logiques » de la désobéissance du peuple et de ses chefs à la volonté de Yhwh. (p. 285) C’est un bel exemple de réécriture de l’histoire où Babylone devient un instrument de la volonté divine, Yhwh : cette vision prépare le chemin du monothéisme. « Ainsi, pour les deutéronomistes, Yhwh est certes le dieu qui règne sur tous les peuples, néanmoins, il entretient une relation particulière avec Israël. C’est une manière remarquable de maintenir l’ancienne idée de Yhwh comme dieu national ou tutélaire, tout en affirmant qu’il est le seul vrai dieu. » (p. 288)

Dans la deuxième partie du livre d’Esaïe (cha 40-55), on trouve une attitude plutôt prophétique, à travers une réflexion plus poussée sur le monothéiste, avec une démonstration de l’unicité de Yhwh : « la manifestation de Yhwh en tant que seul Dieu de tous les peuples et de l’univers équivaut à une nouvelle révélation. (p. 289) Il essaie également de résoudre les deux pb du monothéisme : le féminin et le mal. Le féminin est plutôt intégré aux caractéristiques de Yhwh – mais pas toujours. (p. 291) Quant au mal, les textes bibliques donnent des réponses différentes, mais pour le deutéro-Esaïe, c’est Yhwh qui crée le mal. (p. 295)

La troisième attitude, celle du prêtre, serait en tout logique celle adoptée par les prêtres et leur rédaction de ce qu’on appelle, en toute logique, l’écrit sacerdotal : ensemble rédigé soit à Babylone, soit à Jérusalem, au début de l’époque perse. « L’Écrit sacerdotal peut être reconstruit assez facilement, il se compose de textes qui se trouvent aujourd’hui dans le Pentateuque à l’intérieur des livres de la Genèse, de l’Exode et dans la première partie du livre du Lévitique. Pour le milieu sacerdotal, seul compte le temps des origines. » (p. 296) Aux origines du monde et de l’humanité, Yhwh se révèle aux hommes comme elohim. « cela signifie que tous les peuples rendant un culte à un dieu créateur vénèrent, sans le savoir, le dieu qui se manifestera plus tard à Israël sous le nom de Yhwh. » (p. 297) La révélation du nom qui est faite à Moïse est alors un privilège dont Israël ne doit pas « profiter ». Cette représentation suppose également que les voisins immédiats d’Israël sont proches et en relation de parenté : les tribus arabes via Ismaël, les Moabites, Ammonites via Loth, et Édomites via Ésaü. 

Les institutions cultuelles sont données aux Patriarche et à l’Israël avant toute organisation politique : « Ce découplage du culte de Yhwh des institutions politiques et du lien avec le pays prépare en quelque sorte l’idée d’une séparation entre le domaine du religieux et le domaine du politique. » (p. 298)

Les influences perses (pp. 299-303) : « la figure de Satan en tant que membre d’une cour céleste n’est attestée, dans les textes bibliques, qu’à partir de l’époque perse. » (Job par exemple) (p. 301) « Il est fort probable qu’il y a eu des influences perses sur l’élaboration du monothéisme yahwiste dans le contexte du judaïsme naissant, bien que celles-ci ne soient pas toujours si facilement démontrables que ce que d’aucuns prétendent. » (p. 303)

La résistance au monothéisme : la communauté judéenne d’Éléphantine, où l’on trouve mentionnés d’autres dieux. Elle n’est détruite qu’à la fin du Vè et l’on constate qu’un certain polythéisme est accepté jusque-là. (p. 305) [pour en savoir plus, ici] Mais en réalité, le polythéisme ne disparaît pas facilement et n’est même pas compris comme un concept ; le mot est attesté pour la première fois chez Philon d’Alexandrie, au premier siècle de notre ère.

Un monothéisme avant la bible : le terme « monothéisme » « semble être un néologisme du XVIIè pour désigner la religion universelle de l’humanité. Thomas More et d’autres appliquèrent cette notion au christianisme pour le distinguer des autres croyances de l’antiquité et le défendre face à la critique juive selon laquelle le christianisme ne respecterait pas le commandement de l’exclusivité de Dieu. » (p. 305) Parler le monothéisme pour le proto-judaïsme semble être un véritable anachronisme. « On a souvent voulu faire de la révolution d’Akhenaton, bien vite effacée par ses successeurs, l’origine du monothéisme biblique en faisant de Moïse le disciple du pharaon iconoclaste ou en identifiant les deux personnages. Or le monothéisme biblique se manifeste de manière très différente. D’une part, il naît quelque huit siècles plus tard sans qu’aucun fil chronologique ne le relie au précédent. D’autre part, le monothéisme yahwiste ne s’enracine plus dans l’idéologie royale, mais est une réaction à la disparition de la royauté et à l’écroulement de la religion nationale traditionnelle. Il n’existe donc aucune relation de parenté entre les deux monothéismes. Selon l’égyptologue Jan Assmann, il n’y a aucun lien de causalité entre la révolution monothéiste d’Akhenaton et le monothéisme Yahwiste. » (p. 308) En outre, le monothéisme biblique n’est pas une doctrine : « il est pluriel et invite à une réflexion sur la relation difficile entre l’unicité et la diversité. » (p. 309)

L’avènement de la Torah et l’établissement du judaïsme en tant que « religion du livre » : C’est probablement entre 400 et 350 avant notre ère que les écrits sacerdotaux, le livre du deutéronome ainsi que d’autres traditions comme l’histoire de Joseph (Gen 37-50) furent réunis pour former le Pentateuque. » (p. 313) Mais à cette époque, les rouleaux prophétiques et l’histoire de la conquête jusqu’à l’exil babylonien (Josué, Juges, Samuel et Rois) sont exclus : d’une part parce qu’on se méfie des prophètes dont certains appellent la restauration davidique et d’autre part parce que les Samaritains y ont une place trop importante (Samuel et Rois notamment). 

Yhwh, dieu unique, invisible, transcendant et universel : La reconstruction du temple a lieu au début de l’époque perse : l’édification d’une nouvelle statue de Yhwh a sans doute été débattue. (p. 315) En 63 avant notre ère, dans le temple de Jérusalem, Pompée découvre avec stupéfaction qu’il est vide, ce qui paraît une chose inconcevable. » (p. 316)

C’est la traduction du Pentateuque en grec qui a définitivement fait de Yhwh un dieu universel. […] Avec cette traduction, Yhwh plutôt kurios ou theos devient connu par le monde grec et devient définitivement le dieu universel : son culte se répand dans tout le bassin méditerranéen avec l’installation des juifs et des synagogues : il intrigue et attire de nombreux non-juifs. Ainsi Yhwh devient-il un dieu qui dépasse le cadre sémitique, alors que le judaïsme affirme jusqu’à aujourd’hui son lien particulier avec ce dieu. » (p. 317)

Apocalypse cognitive de Gérald BRONNER

[Persée et la Gorgone, par Camille CLAUDEL]

Publié en janvier 2021, un livre passionnant, comme tous les livres de GB, mais un peu plus à mon goût, et je vais tâcher d’expliquer pourquoi ! 

De prime abord, je pourrais me réjouir, victime d’un biais cognitif bien identifié : le biais de confirmation, de n’y lire que des choses qui confortent mes opinions ou intuitions. Cependant, parfois, ça grince !

Oui, le livre commence par un constat que je partage et que je me répète à l’envi tous les jours que… je fais : nous vivons, ici en occident, chauffés, dorlotés, nourris, blanchis et informés, une époque formidable. Peut-être même n’y en aura t-il pas de meilleure ?

Nous avons tout à disposition, et en particulier des moyens extraordinaires pour apprendre. Face à tout ce savoir à notre portée, les croyances devraient reculer, voire disparaître. (p. 15-16) Or qu’en est-il ? Et bien GB m’assène une fois de plus ce coup dur : ce n’est pas le cas. Oui, m’assène car à chaque fois, je prends un coup sur la tête tellement j’ai de mal à y… croire. (p. 17)

Mais je ne suis pas la seule ! D’autres se sont trompés avant moi. Raymond Boudon, par exemple : « Il reconnaissait évidemment que les opinions collectives pouvaient s’égarer (il en fit l’un des sujets principaux de son œuvre) tout en affirmant, dans la lignée de Tocqueville, que, sur le temps long de l’histoire, ce sont les idées favorables au bien commun qui finissent par s’imposer. » (p. 18)

À l’évidence, pour le moment, nous ne pourrions pas lui donner raison. (Dans quelques siècles peut-être ?) Or ce fait est rendu d’autant plus incroyable que nous bénéficions comme jamais auparavant d’une extraordinaire et inattendue libération de temps de cerveau disponible ! Ce qui nous place dans une situation jusqu’alors inconnue.

« La situation inédite dont nous sommes les témoins est donc celle de la rencontre de notre cerveau ancestral avec la concurrence généralisée des objets de contemplation mentale, associée à une libération inconnue jusqu’alors du temps de cerveau disponible. » (p. 21)

Alors, ce temps de cerveau libéré, qu’en faisons-nous ? 

Le livre de Bronner commence, comme de juste, par s’assurer de l’existence de la dent d’or – le temps de cerveau disponible aujourd’hui plus vaste – avant de se poser des questions. Constatons avec lui :

L’espérance de vie est en hausse, le travail des enfants en baisse. Si Keynes imaginait un monde à 3H de travail quotidien (p. 30) – c’est pas pour tout de suite, Jancovici nous a bien calculé tout de même le temps faramineux que nous gagnons grâce aux machines qui se nourrissent d’énergie fossile. (p. 32) 

« Chaque français bénéficierait de l’équivalent de près de quatre cents esclaves énergétiques tandis qu’en moyenne, chaque humain aurait l’équivalent deux cents de ces esclaves à son service ! » (p. 32)

Quelques statistiques : « Aujourd’hui, en France, le temps de travail représente 11% du temps éveillé sur tout une vie alors qu’il représentait 48% de ce temps en 1800 ! » (p. 31 )

Un peu d’histoire : Homo sapiens se développe il y a 300 000 ans. (p. 34) Sa population commence à croître sérieusement il y a 40 000 ans. (p. 35) La révolution néolithique il y a 10 000 ans, se solde par la sédentarisation et les débuts de l’agriculture. (p. 35) La conception animiste du monde laisse peu à peu la place à autre chose, au monothéisme, puis à la science.

L’un des premiers à désenchanter le monde, c’est Thalès (p. 38) : le comment l’emporte sur le pourquoi ! Et c’est le début de l’évidemment ontologique du monde, d’après l’expression de GB.

« L’évidemment ontologique du monde – c’est-à-dire le fait de substituer de simples mécanismes à des entités pensantes dans l’explication des phénomènes – a été un processus lent mais assez traumatisant pour l’humanité. » (p. 43)

[tout le monde n’a pas l’air bien bien traumatisé cela dit]

Les machines et la technique nous accompagnent de tout temps. Au Ier siècle de notre ère, Héron d’Alexandrie usait de ruses pour bluffer son public… et la suite, nous la connaissons, jusqu’à ce jour mémorable, le 11 mai 97, où la machine Deep Blue bat le champion d’échec Kasparov (p. 49). Et aujourd’hui, nous possédons presque tous ce minuscule ordinateur surpuissant dans nos mains, nos poches, sans cesse avec nous.

Ces capacités de calculs et d’anticipation mais également le stockage et l’archivage des informations, tout cela constitue ce qu’on peut considérer comme une externalisation de nos activités cognitives (p. 55), même si les machines ont elles aussi des limites (p. 61)

Donc : « Sur le long cours de l’histoire humaine, toutes les données convergent donc vers ce fait : il y a de plus en plus de temps de cerveau disponible. » (p. 62)

Quelques chiffres encore : 

Nous passons en moyenne 11h45 par jour au sommeil, à la toilette et aux repas !

Nous bénéficions de 5h de liberté mentale par jour, soit une augmentation de 35 mn entre 86 et 2010, 5 fois plus qu’en 1900 et huit fois plus qu’en 1800. Aujourd’hui, il représente 17 ans, soit près d’un tiers de notre temps éveillé. (p. 64)

Une évolution lente :

Alcuin et Charlemagne

Figurez-vous que sous Charlemagne, Alcuin (p.68) a tâché de simplifier notre écriture. Peu à peu l’éducation est devenue une façon primordiale d’occuper le temps de cerveau disponible (p. 69) La scolarisation a effectivement augmenté (p. 71-72)

Le temps de sommeil a diminué… Entre 86 et 2010, les Français ont passé en moyenne 23 mn de moins par jour dans leur lit, soit 8h30 alors qu’ils y passaient 9 heures au début du XXè. (p. 72)

Pire, l’insomnie touche de plus en plus de monde, enfants compris. (p. 73) or un enfant de 5 ans a besoin de dormir 11h, un ado a besoin de dormir 9h… alors que 48% d’entre eux ne dorment moins de 7h. (p. 74) : les écrans tiennent éveillés. 

Mais le lien social, la nécessité d’être populaire, tout cela est facilité et objectivé par les réseaux sociaux le numériques : il est très difficile d’y résister pour nos jeunes (p. 75) sous peine d’être exclu du groupe. Même la nuit…

Les ado passent 6h30 en moyenne sur leurs écrans, temps divisé ainsi : 43% en télévision, 22% jeux vidéos, 24% médias sociaux, 11% pour parcourir internet. (p. 81)

Les smombies (smartphone et zombies) se mettent en danger tout autant qu’ils mettent en danger leur entourage en ne faisant pas attention à l’entourage.

Et oui, tout ce temps disponible semble happé par les écrans… au point de mettre en échec les stratégies commerciales qui tentent d’attirer notre attention : nous sommes rivés sur nos écrans. (p. 78)

En 2010 déjà l’INSEE soulignait qu’en France, la moitié du temps mental disponible (c’est-à-dire, rappelons-le : le temps qui n’est consacré ni aux besoins physiologiques, ni au travail, ni aux tâches domestiques, ni au transport) était capté par les écrans. Le terme « écran » désigne indifféremment la télévision, les ordinateurs ou les téléphones. » (p. 79)

Cependant, « Mettre en accusation les écrans, c’est en définitive lâcher la proie pour l’ombre car ils ne sont que les médiateurs de la rencontre entre l’hypermodernité du marché cognitif et le très ancestral fonctionnement de notre cerveau. Il s’agit d’une fenêtre ouverte sur ce qui ressemble à un champ de bataille où se joue une partie de notre destin collectif, mais selon quelle logique ? » (p. 86)

Un « effet cocktail » mondial

On peut le définir comme la focalisation subite de notre attention sur un phénomène malgré un brouhaha, une confusion globale environnante, comme lors d’un cocktail. Du fait de l’augmentation vertigineuse des informations, c’est un effet très recherché.

Tandis qu’« au XVIIIè, les gens parlaient très peu, avaient très peu de sollicitations de l’extérieur : entendre de la musique ou voir de la peinture leur arrivait dans des conditions relativement exceptionnelles. » (Bernard Stiegler) « Par contraste, que l’on songe un instant : nous avons produit plus d’informations sur la Terre entière au début des années 2000, c’est-à-dire au début de la dérégulation massive du marché de l’information, que depuis l’invention de l’imprimerie par Gutemberg. Et en ce début de XXIè siècle, le phénomène s’est encore vertigineusement accéléré. Depuis 2013, la masse d’informations disponibles double tous les deux ans. » (p. 96)

Cacher ce sein… la parenthèse sexy de Bronner !

Chaque article de ce livre passionnant et agréable commence par une véritable accroche. C’est ainsi que je découvre qui est Beate Uhse-Köstlin : La première femme pilote et cascadeuse à la fin des années 30 ; qui invente et ouvre des sex shop ! Son entreprise fut très florissante. La demande sexuelle est très importante. Et bien, Beate Uhse a déposé le bilan en 2017. « Ce n’est pas que la demande d’images de sexualité a baissé ; au contraire, elle a trouvé un nouvel outil de fluidification entre la demande et l’offre, l’arme parfaite : internet. » (p. 103)

La peur au ventre

Mais il n’y a pas que le sexe dans la vie… il y a aussi le danger !

La peur du danger semblerait faire réagir et retenir notre attention. « Pourquoi l’esprit humain est-il ainsi conformé ? c’est une question complexe, qui autorise plusieurs hypothèses. Les défenseurs de la psychologie évolutionniste défendent à ce sujet une forme d’innéisme décomplexé, considérant que la façon dont notre esprit fonctionne est la conséquence de la sélection naturelle. Ce qui nous apparaît aujourd’hui comme de fâcheuses erreurs de raisonnement a eu, selon eux, une fonctionnalité pour nos ancêtres préhistoriques. » (p. 108) Mais aujourd’hui ? Il n’y a plus de lion à chaque coin de forêt ? Et bien : « Aussi longtemps que ces séquelles du passé ne constituent pas des obstacles à la reproduction et à la sauvegarde de l’espèce, il n’y a pas de raisons qu’elles disparaissent. Les mécanismes de la nature conservent en nous bien des choses qui n’ont pas toujours leur utilité. C’est le cas si connu de notre appendice. » (p. 109)

L’espèce humaine est sensible aux alarmes. L’histoire d’homo sapiens a commencé il y a 2,7 millions d’années ; cela nous a sans doute modelés, malgré les quelques millénaires de relative sécurité que nous connaissons. (p. 111) « La peur s’est donc emparée d’une partie de ce précieux trésor qu’est notre disponibilité mentale. Elle nous tient au ventre et plonge notre esprit dans des ensembles de données partielles et trompeuses qui font de nous des hypocondriaques permanents et nous font regarder vers l’avenir avec, comme seul horizon parfois, la terreur et la crainte d’une fin du monde prochaine. » […] « attirer l’attention des individus sur la question des risques ou sur le simple fait qu’ils sont mortels a tendance à accroître leur intérêt pour des idées autoritaires. » (p. 123) Mais nous y reviendrons !

La peur nous attire comme un aimant ? Connaissez-vous les selficides ?

« Ces dix dernières années, près de 300 personnes sont mortes par « selficides ». C’est le terme désignant les individus qui ont payé de leur vie le fait d’avoir voulu prendre une photo d’eux-mêmes trop près » d’un danger… […] « Le développement de la photographie nous a permis de démultiplier notre image. Qu’on y songe : il se prenait moins d’un milliard de photographies par an en 1930 alors qu’on en compte aujourd’hui, chaque année près de 1000 milliards ! » (p. 166) Ce phénomène « dévoile le difficile chemin entre la volonté d’être différents de nos congénères mais pas au point de ne pas être intégrés parmi eux, comme le montrent tous les phénomènes de mode. Nous voulons sans cesse nous distinguer des autres mais nous cherchons pour cela leur approbation. » (p. 170)

Approbation d’autrui mais goût de la polémique, et nous ne saurions le nier encore moins aujourd’hui qu’hier. (p. 127) « [la conflictualité] nous intéresse au sens anthropologique, c’est-à-dire qu’elle révèle un trait constant de la nature humaine. » (p. 128) « Que les réseaux sociaux facilitent ce climat agonistique n’est pas surprenant. Dans la vie ordinaire, la proximité spatiale entre les individus les enjoint souvent à éviter d’utiliser l’insulte ou l’invective. » (p. 133)

un clash inintéressant autour d’un sujet creux monté en épingle, par exemple

En outre, les réseaux sociaux rendent malheureux. « Une recherche portant sur 1500 jeunes de quatorze à vingt-quatre ans, au Royaume-Uni, a montré que la plateforme de partage photographique générait plus de malaise et de sentiment négatif que tous les autres réseaux sociaux. Pire, elle accroît les symptômes d’orthorexie névrotique – la tendance pathologique à vouloir ne consommer que des aliments sains. » (p. 172)

(private joke 😉 )

C’est un peu horrible, mais notre bonheur croît dans le malheur d’autrui, par comparaison. « Cette comparaison s’insinue même jusque dans la vie conjugale puisque plus une femme gagne bien sa vie, moins son conjoint est satisfait de son propre travail. » (p. 174)

(cette simple information, relayée sur mon mur facebook, a généré un torrent de commentaires polémiques… à ma grande surprise)

« Lorsque, d’une façon ou d’une autre, la métrique des réseaux sociaux indique l’intérêt positif que vous prêtent les autres, vous bénéficiez d’une décharge dopaminergique qui ressemble à une forme de bonheur. À l’inverse, si vous subissez une forme de misère attentionnelle, votre système de récompense psychique est en berne, surtout si vous vous comparez aux autres. » (p. 189)

Un peu de chimie… on peut distinguer la recherche du plaisir de la recherche du bonheur. « Si le premier dépend directement de la production de dopamine, le second dépend, lui, de la sérotonine, qui crée une sensation plus durable. Or, la recherche du plaisir s’oppose bien souvent à celle du bonheur, y compris en termes chimiques. En effet, explique [Robert] Lustig [neuroendocrinologue, auteur de The Hacking of the American Mind], la dopamine est un neurotransmetteur qui excite le neurone. Il se trouve que les neurones voient leur niveau d’excitabilité s’élever à mesure qu’ils sont excités. Pour obtenir le même effet, il en faudra toujours plus ; cela décrit exactement ce qui se produit dans les phénomènes d’addiction. Le professeur de l’université de Californie souligne que ce processus décrit le rapport que nous pouvons avoir à l’alcool, aussi bien qu’au sexe ou aux réseaux sociaux. » (p. 198)

« nos circuits de récompense à court terme peuvent rapidement prendre possession de notre esprit. Le terme est un peu fort mais il a une traduction physiologique très concrète : la production de dopamine accompagnant la jouissance à court terme a tendance à donner un avantage décisif aux régions postérieures du cerveau (comme l’amygdale ou l’hippocampe) plutôt qu’au cortex préfrontal qui régit les préférences de long terme et lutte contre certaines de nos intempérances. » (p. 197)

Une petite pause presque à mi-chemin du livre nous propose de réfléchir au titre : APOCALYPSE !

Le titre du livre de Bronner, quel petit coquin !!! il se gausse des incultes et prend au piège les superficiels si toutefois vous aviez cru que « Apocalypse » est pris ici au sens (très récent) de catastrophe… car en réalité, Jean de Patmos écrit son « apocalyspe », c’est-à-dire sa « révélation ». Fin du monde ? Destruction cognitive ? Non… « le monde contemporain, tel qu’il se dévoile par la dérégulation du marché cognitif, offre une révélation fondamentale – c’est-à-dire une apocalypsis – pour comprendre notre situation et ce qu’il risque de nous arriver. » (p. 191)

Ainsi donc, il vous fallait lire près de 200 pages pour ne pas commettre de bévue. Au passage, le saviez-vous ? 59% des personnes qui partagent des articles sur les réseaux sociaux n’ont lu que les titres et rien de leurs contenus (p. 191) !

Et pourquoi donc ? À cause des fameux titres plus alléchants que leur contenu ! C’est par ce phénomène que nous pouvons éditorialiser le monde, selon l’expression de GB. 

Attirer le monde sur certains phénomènes, les mettre en lumière plutôt que d’autres ! Nous savions que les mauvaises nouvelles semblent retenir davantage l’attention des gens, et bien les énoncés faux également. Jefferson disait « Seule l’erreur a besoin du soutien du gouvernement. La vérité peut se débrouiller toute seule. » (p. 216) eh bien, Jefferson se trompait. Après un test comparatif avec des robots, il semblerait même que les humains diffusent plus largement le faux que les robots. « C’est par l’entremise des humains que le faux contamine notre monde. Les fausses informations vont six fois plus vite et sont plus partagées et repartagées que les vraies informations. »

[Ce qui me semble fort curieux : ont-elles le pouvoir de plaire davantage du fait de leur fausseté ? ou serait-ce leur emballage ? Ou justement le côté déballage ? Quelle différence entre une vraie et une fausse information, dans son apparence, qui pourrait expliquer cette différence de traitement ? J’aimerais davantage d’explication à ce sujet.]

Pour finir, dans l’étude de Solomon Ash, deux groupes d’individus reçoivent la description d’une même personnalité :

1) Steve est intelligent, travailleur, sanguin, critique, têtu et envieux.

2) Steve est envieux, têtu, critique, sanguin, travailleur et intelligent.

Les sujets de l’expérience dans le premier cas ont une meilleure opinion de Steve que dans le second cas. « L’ordre dans lequel étaient placés les adjectifs avait donc une influence sur la représentation que les sujets de l’expérience se faisaient de Steve. » (p. 227)

Et enfin des questions politiques que je trouve absolument passionnantes ! 

A propos de Méduse, horrifié, que faire de ses résultats ? … 3 axes :

La misanthropie, on peut l’analyser comme le résultat d’une déception : « c’est pour avoir initialement trop espéré des hommes que l’on peut être conduit à les détester inconditionnellement. C’est donc une anthropologie naïvement optimiste qui conduit à une autre, exagérément pessimiste. » (p. 234)

[et je souscris complètement à cette définition de la misanthropie ; il en va de même pour les gens qui ont toujours peur de dire des bêtises ou d’être ridicule. Un trop grand amour de soi ?]

Ou bien l’on considère que c’est bien fait pour eux ! « Pour établir cette interprétation, ceux que nous nommerons les néo-populistes, qu’ils se trouvent à la gauche ou à la droite de l’échiquier politique, usent de l’argumentum ad populum, c’est-à-dire du sophisme du peuple. » (p. 235)

Certains pensent aussi que si l’homme en est là, c’est à cause de la culture : « il s’agirait donc d’agir sur le contexte social, éventuellement d’abolir ce qu’ils nomment le néolibéralisme, pour qu’enfin naisse l’homme nouveau ou véritable, selon les versions. » (p. 235)

« Comme le précise Wiktor Stoczkowski, ces théories « s’interrogent sur les imperfections de la chose humaine et essaient de déterminer si ces imperfections sont ontologiques, inévitables, inscrites dans la nature des choses, ou si elles ne sont que des accidents de l’histoire. » (2011, p. 149) » (p. 236)

Les trois axes s’appuient sur une anthropologie implicite. La première conduit à l’isolement. Les deux suivantes sont intéressantes sur le plan politique. Si l’on considère que l’homme est dénaturé par le social, on conserve alors l’espoir que l’on peut tout changer. « La radicalisation de cet espoir se trouve ordinairement dans les théories qui font de toute chose l’effet d’une construction sociale. Ces modèles intellectuels impriment au monde toute la malléabilité politique désirée. Cependant le prix à payer est une certaine cécité à l’existence des invariants de notre espèce et en particulier de ceux qui ressortent de notre cognition. » (p. 237)

Or que sommes-nous ? C’est confirmé… nous regardons principalement des trucs nuls à la télé par exemple… Quelle déception de l’apprendre ! Nous pourrions croire que la nature était bien faite et que nous avons été pervertis, et d’ailleurs, certains le croient, mais « cette impression résulte précisément de ce que les êtres vivants paraissent si bien adaptés à leur environnement. Le problème est que nous ne voyons que les succès de la nature sans voir la masse de ses insuccès. L’échelle de temps qui constitue notre expérience directe n’est pas en mesure de nous faire prendre conscience que 99% des espèces qui ont existé un jour ont disparu aujourd’hui. » (p. 249)

C’est la faute de la société…? Qui dit ça ?

Max Horkheimer et Theodor Adorno, in « la production industrielle des biens culturels » (1974) : les individus seraient des êtres hétéronomes, modelés par l’environnement informatif que la société industrielle et capitaliste leur fait subir. » (p. 264) Si, dans un premier temps, la logique marchande a émancipé les individus des tutelles religieuses et des rangs sociaux illégitimes, elle a ensuite servi de moyen d’oppression masquant la nature réelle des rapports sociaux. C’est du moins la thèse défendue par Karl Marx et Friedrich Engels dans l’Idéologie allemande : « les croyances auxquelles nous adhérons sont déterminées par un mécanisme d’assimilation de l’idéologie dominante, elle-même issue des rapports de classe. Ces croyances ont donc pour conséquence directe de servir l’intérêt de la classe dominante. » (p. 265) … et donc selon des mécanismes obscurs, les foules seraient trahies et dépossédées d’elles-mêmes. Noam Chomsky et Edward Herman dans La fabrique du consentement. De la propagande médiatique en démocratie (1988-2009) semblent avoir défendu la même hypothèse. Paradoxe amusant : ils dénoncent la censure des voix dissidentes en démocratie et anticipe l’objection qu’on pourrait leur faire, à savoir qu’ils ont bien réussi à publier ce livre tout de même, en notant que « le système s’accommode parfaitement d’un certain degré de dissidence ». (p. 269)

GB analyse ensuite les arguments du livre en les battant en brèche. Il chagrine ensuite les adorateurs d’un Rousseau pris au pied de la lettre qui penseraient que l’homme est perverti par la civilisation en avançant des preuves anthropologiques et archéologiques que nos ancêtres étaient probablement fort violents. Il n’y a pas de bon sauvage ou de paradis perdu. Des expériences communautaires, comme la Colonia Cécilia, furent tentées mais n’aboutirent qu’à un échec patenté. (p. 284)

« Les anarchistes ont conçu toutes sortes de pédagogies alternatives censées préserver les capacités libertaires des enfants face aux assauts du contexte social dénaturant. Il fallait faire l’homme nouveau avant de faire la société nouvelle, et ce furent La Ruche de Sébastien Faure, l’orphelinat de Cempius de Paul Robin, ou encore l’école moderne fondée en Espagne par Francisco Ferrer, qui explorèrent, parallèlement à ces tentatives d’utopie, la possibilité d’éduquer autrement. On trouve dans ces expérimentations des principes remarquables comme l’égalité dans l’éducation quel que soit le sexe ou l’origine sociale, et d’autres sans doute plus discutables, mais on peut s’accorder sur le fait qu’aucune femme ou homme nouveau n’est né de ces belles tentatives. » (p. 285)

[Là, je reste sur ma faim car comment a-t-on pu prouver la non-existence d’homme nouveau ? Et qu’est-ce qu’un homme nouveau ? Qui sont les gens sortis de ces écoles ? Qu’ont-ils fait ? J’aimerais beaucoup avoir cette info… !]

« Il ne peut y avoir de projet d’éducation libertaire qui ne tienne compte de l’existence des grands invariants qui nous caractérisent. Ne pas le faire, c’est conduire les entreprises collectives vers des formes de tyrannie, même lorsqu’on est animé des meilleures intentions. Ce n’est pas tant que ces traits invariants soient des fatalités mais ils ne peuvent tout simplement pas disparaître parce que nous les trouvons indésirables. » (p. 285)

Quel ironique GB qui nomme sa conclusion « La lutte finale » !

Que faire ? « Une stupéfiante étude, publiée dans la revue Science en 2014, a montré que les individus préféraient s’administrer des chocs électriques plutôt que d’être contraints de supporter un moment de silence (de 6 à 15 minutes) qu’ils auraient pu consacrer simplement à réfléchir. Dans ces conditions, on comprend mieux l’attraction qu’exercent ces outils que sont nos téléphones, tablettes et ordinateurs, qui offrent à tout moment le sentiment artificieux d’un événement possible. » (p. 339)

Des pistes de solution ?

« face à la mondialisation et à la célérité des problèmes que nous rencontrons, la coordination internationale est plus que jamais nécessaire. Je ne sais si cette coordination pourra prendre la forme d’une institution ayant plus de pouvoir ou relever d’une autre forme d’ingénierie de la décision collective qui n’a pas encore été pensée, mais nul doute que, s’il existe une solution possible, elle se trouve lovée dans notre capital attentionnel. » (p. 357) Car la menace civilisationnelle existe bel et bien et se profile sans aucun doute à l’horizon de notre espèce !

Dieu de la Bible, Dieu du Coran

Thomas Römer & Jacqueline Chabbi

Ce livre ne propose pas un dialogue entre les deux chercheurs, encore moins entre les deux dieux, mais plutôt un bref état des lieux de la recherche, d’abord pour ce qui concerne le dieu de la Bible (partie I – Thomas Römer, TR), ensuite pour ce qui regarde le dieu du Coran (partie II – Jacqueline Chabbi, JC) ; il aboutit à un dialogue entre Thomas Römer et Jacqueline Chabbi en guise d’épilogue (Partie III)

Ce livre fournit des éléments de profondeur nécessaires à la compréhension des origines des religions juive, chrétienne et musulmane ; il met en garde contre les anachronismes : « quand nous parlons aujourd’hui, par commodité, de « monothéisme » pour désigner le judaïsme et l’islam, nous « écrasons » en effet des différences considérables quant à la fabrication ou à l’invention de Yahvé ou d’Allah -, quant à leur « apparition » dans des environnements politiques, sociaux, culturels… extraordinairement différents. » (p. 8) Alors, parle-t-on du même dieu ?

Partie I. Dieu de la Bible

1. Nom de dieu 

Stèle de Mesha, commémorant la victoire du roi de Moab sur Israël (IXè s avJC)

L’unité ou l’unicité divine est une notion assez récente : le texte de la bible garde des traces nombreuses de changements de la compréhension de ce dieu. Yahvé est le nom propre du dieu d’Israël, dont la forme brève est Yahou. Yahvé est attestée pour la première fois sur la stèle de Mesha, vers la fin du IXè ; mais on trouve aussi Élohim, Eloa, El Shaddaï, ou encore tout simplement El. (p. 14) Comme on le verra plus loin, Yahvé est parfois considéré comme le fils de El. Par la suite, les rédacteurs bibliques l’associent et l’assimilent à Yahvé : « Dans la Genèse, Abraham et Jacob invoquent à plusieurs endroits le dieu El sous différents noms (El Roï, El Olam, El le dieu d’Israël). Pour les rédacteurs de ces textes, il était évident que ce El était identique à Yahvé. » (p. 27) « Quand il est question des origines de l’humanité, le code sacerdotal utilise toujours le mot Elohim. Quand il s’agit d’Abraham et de sa descendance, il emploie El Shaddaï (le « dieu des champs ») et c’est seulement à partir de Moïse, en Exode, 6 ; que Yahvé se présente comme tel : « Ani Yhwh », « c’est moi Yahvé ». Il ne s’était pas fait connaître auparavant sous ce nom. » (p. 28)

Yahvé, un dieu unique ? « L’idée d’un seul Yahvé, à savoir celui de Jérusalem, se met en place vers la fin du VIème siècle (vers 622 av JC), sous le roi Josias, qui régnait alors à Jérusalem. C’est dans ce contexte qu’on va décréter Yahwe ehad, « Yahvé est Un », ce qui n’est pourtant pas encore le « Dieu unique ». Il est « un », cela veut dire que le « Yahvé de Jérusalem » sera dorénavant le seul dieu acceptable, et accepté. » (p. 15) Les sciences des religions parleraient plus volontiers de monolâtrie ou d’hénothéisme que de monothéisme. (p. 15)

Après la destruction du temple et certainement, l’enlèvement ou la destruction des statues de Yahvé, les prêtres ont développé le discours selon lequel une statue ne peut pas représenter le vrai dieu. (p. 18)

« la destruction de Samarie, et du royaume du Nord, « Israël », en 722, a entraîné une série de déplacements de ses habitants vers Jérusalem. La ville est alors devenue une « vraie » capitale, toutes proportions gardées, la comparaison avec les autres capitales de la région étant exclue. » (p. 19) La ville de Jérusalem devient légitime.

Jérusalem s’agrandit entre VIIIème et le VIIème et compte alors 5 à 10 mille habitants. C’est à ce moment que Josias consulte la prophétesse Houlda qui habite les « nouveaux quartiers », nous précise la Bible. On peut donc supposer que la ville s’est en effet agrandit. Josias entame alors des réformes : Dieu est un ! Mais sans doute est-ce faire de nécessité vertu. Jérusalem devient importante et il n’y a plus d’autre ville pour « porter » Yahvé.

C’est alors que les traditions du nord sont intégrées au corpus, celle d’Israël, comme la légende Jacob : « Abraham, Isaac et Jacob ne se sont pas trouvés depuis toujours dans une même généalogie. Celle-ci a été fabriquée au VIème quand on a voulu rassembler les différents récits d’origine. Il y a un certain consensus dans la recherche pour dire que l’histoire de Jacob est la plus ancienne et qu’elle a d’abord été transmise dans les sanctuaires du Nord, comme le montre notamment son lien très fort avec celui de Béthel. » (p. 23)

Israël vient du nord ; cependant, au moment de sa destruction, son nom devient le plus idéologique, le plus théologique, celui qui désigne le « vrai peuple » de Yahvé.

Le rôle des Assyriens ? Non seulement ils ont détruit Israël – ce qui a eu pour conséquence le renforcement de Juda et Jérusalem et sa croissance démographique – mais ils ont participé indirectement à l’écriture de la bible, notamment avec les traités de vassalité. Ajoutons à cela qu’une rivalité avec le dieu babylonien Marduk, comme il y en aura plus tard entre Ahura Mazda et Yahvé, a fortement influencé les rédacteurs de la bible. (p. 32)

Une différence notable néanmoins avec le reste du Proche-Orient : c’est le dieu Soleil qui transmet la loi au roi Hammourabi pour qu’il la fasse respecter ; dans le texte biblique, cela se passe autrement : aucun roi ne reçoit la moindre loi, mais tous les rois sont jugés par rapport à leur fidélité ou leur infidélité à la Torah. (p. 41) C’est ainsi que le politique est séparé du religieux dans le judaïsme. 

2. Bible et histoire

Moïse ne connaissait pas le nom de Yahvé. « L’histoire des Patriarches conserve des souvenirs de tribus dont certaines ne vénéraient peut-être pas Yahvé mais El Shaddai ou El. Dans la grande narration du Pentateuque, l’histoire des Patriarches est en effet présentée comme une étape avant la révélation yahviste. » (p. 66)

Moïse, est-il le fondateur du Judaïsme ? Dans la Bible, l’alliance est conçue dans une mise en scène extraordinaire. Cependant, ce personnage a t-il existé ? De même pour Abraham et Isaac, ont-ils existé ? D’après TR, il n’est pas impossible que leur légende ait été inspirée par un ou plusieurs personnages réels. Mais nous savons que l’histoire de Moïse, par exemple, telle qu’elle est racontée dans la Bible, s’inspire de plusieurs récits. Nous avons également des indices qu’il s’agit bien d’histoires inventées. On nous raconte par exemple qu’Abraham quitte Ur avec ses chameaux, autour de 2000 ou 1750. Or à cette époque, il n’y avait pas chameau (p. 53) ou du moins, ils n’étaient pas domestiqués. De même, la légende veut qu’Abraham quitte Ur pour la terre promise dans le but de montrer aux lecteurs croyants qu’ils peuvent et doivent quitter Babylone pour rejoindre Jérusalem. « C’est une invention du milieu sacerdotal qui se trouvait aussi parmi les déportés et qui, au début de l’époque perse, voulait encourager les exilés à retourner à Jérusalem et en Judée : si Abraham a fait un si long chemin, nous pouvons nous aussi le faire, semble être leur message. » (p. 72)

Il en va de même pour les premiers rois – Saul, David, Salomon : aucune trace. « Nous avons des traces archéologiques de la période qui précède Saul et David. À Meggido, à Hazor, on peut admirer de magnifiques constructions qui précèdent l’époque de la monarchie israélienne. Elles prouvent qu’il y avait dans cette région des cités-États d’une certaine importance, plus ou moins contrôlées par les Égyptiens. Il s’agissait d’entités politiques, mais faut-il aller jusqu’à parler de « royaumes » ? C’est très difficile à déterminer. (p. 61) En fait « toute la chronologie de la narration biblique, depuis les Patriarches (Abraham et ses successeurs) jusqu’aux premiers rois d’Israël, est fictive. En réalité, il n’y a pas eu d’époque de la conquête : on sait par l’archéologie qu’elle n’a pas existé. » (p. 70) « La naissance d’Israël en Canaan est à comprendre comme un regroupement autochtone, et non comme issus d’apports de populations extérieures. » (p. 73)

L’installation du peuple Hébreu en Canaan telle qu’elle est racontée dans le livre de Josué est tout simplement invraisemblable. « Contrairement aux tribus réelles (même partiellement connues) les douze tribus d’Israël, descendantes des douze fils de Jacob représentent une construction littéraire. » (p. 63) Certains textes mentionnent un ‘am Yahvé : un « peuple de Yahvé » ; am désigne à l’origine un clan, une relation de parenté, et non un peuple ou une nation. » Le « Israël » mentionné sur la stèle du pharaon Merneptah est une sorte de confédération de tels clans ou tribus qui, à un moment donné, a adopté ce dieu Yahvé. D’ailleurs, le nom « Israël » est plus ancien que celui de Yahvé. On peut le déduire d’une simple réflexion étymologique : dans Israël, on retrouve le nom divin El et non pas le nom de Yahvé. Israël signifie donc « que El gouverne ». Un texte archaïque intégré dans le Deutéronome (chapitre 33) parle d’une réunion du « clan » de Yahvé » avec les chefs d’Israël. On a l’impression que ce texte garde un souvenir d’une fédération entre les clans d’Israël et un clan appelé ‘am Yahvé, et que cette nouvelle fédération a adopté le dieu Yahvé tout en gardant le nom d’Israël. » (p. 63) Il y avait plusieurs clans (p. 67)

Comment présenter cette histoire d’élection du peuple juif ? Au départ, on parle du peuple de Yahvé. « Mais cela n’a rien d’étonnant : chaque dieu tutélaire a « son » peuple, sur lequel il est censé veiller. Le concept de l’élection ou d’un choix divin surgit seulement au moment où on affirme que Yahvé est le seul dieu qui gouverne les destins de tous les peuples. Comment alors expliquer que le dieu unique ait une relation spéciale avec un seul peuple, Israël ? C’est là qu’intervient l’idée de l’élection. » (p. 68)

À l’origine de Yahvé, il y a un dieu désertique. Il serait lié à la montagne, plutôt au territoire Edomite, à trois jours à l’est du delta égyptien. « Il reste donc des réminiscences selon lesquelles Yahvé vient du Sud et qu’il était sans doute vénéré par plusieurs tribus qui se sont regroupées en tant que ‘am Yahvé. Elles l’ont amené ensuite vers la confédération d’Israël, qui l’a adopté comme dieu tutélaire. Au départ, il n’est donc pas du tout un dieu national, mais il le deviendra par la suite. » (p. 64)

3. L’écriture de la Bible

Dès la seconde partie du IXème (850-800), il existe une certaine capacité d’écrire dans l’Israël ancien : 5 à 10% de la population était concernée, pas plus. (p. 79) C’était une écriture consonantique ; les biblistes parlent de « paléohébraïques » ou d’ « écriture phénicienne ». « L’attestation la plus ancienne d’un alphabet consonantique vient d’Ougarit (vers 1400 avant notre ère). » (p. 80) « Les écrits qui deviennent des écrits bibliques sont d’abord le travail, au moins pour la plupart d’entre eux, d’un petit groupe de scribes ou de prêtres (qui savaient aussi lire et écrire). » (p. 83) Il n’y a jamais d’auteur et de JE, sauf peut-être dans le livre du Qohélet (l’Ecclésiaste), texte de l’époque hellénistique, du IIIème ou du IIème s av jc. (p. 83)

Jusque-là, les histoires se construisaient et se transmettaient oralement. Or les traditions orales se transforment constamment. « Transmettre, c’était aussi transformer, actualiser, supprimer, parfois tout simplement parce que le contenu ne plaisait pas ou ne convenait plus. Dans la Bible, le processus de réécriture a pu durer très longtemps, et il a concerné tous les écrits. L’histoire de la réforme du roi Josias par exemple a été écrite pour la première fois au VIIèmesiècle mais a été transformée à plusieurs reprises après la destruction du Temple. » [en 586 avJC par Nabuchodonosor) (p. 85)

La mise par écrit s’explique par la diaspora. « Il est probable qu’elle serve aussi à légitimer la récupération « yahviste » de sanctuaires qui étaient dédiés au dieu El, comme ceux de Béthel et de Penouel (dont les noms signifient « Maison de El » et « Face de El »). (p. 91) Elle va également fixer une certaine transformation ou réécriture de l’histoire : « On explique une défaite avec les actes condamnables commis par tel ou tel roi « mauvais » aux yeux de Yahvé. » (p. 93) Ainsi, Manassé est peint comme un mauvais roi alors que son règne de plus de 40 ans fut pacifique et profitable à la population ; à l’inverse, Ézéchias dont l’histoire nous dit que les actions politiques ont été catastrophiques, est magnifiquement célébré dans la Bible (p. 93) « Au point qu’il faut renverser le classement de la Bible : les rois présentés comme mauvais sont en règle générale ceux qui s’étaient politiquement bien débrouillés ! » (p. 93)

Mise en garde : la Bible hébraïque est différente de la Bible grecque (qui contient les livres écrits en grec au IIè et au Ier s avjc. Chez elle, l’historiographie s’arrête avec des récits ou des textes prophétiques mentionnant des rois perses, bien que l’on trouve des textes révisés ou rédigés à l’époque hellénistique, plus tardive. Dans la bible grecque, on peut lire l’histoire des Maccabées, la révolte des Juifs contre les Grecs puis les Romains qui se situe au IIè s avjc. Or cette histoire n’apparaît pas dans la Bible juive. » (p. 89) Il y a donc des choix. L’histoire d’Ahiqar n’a pas été intégrée à la Bible bien qu’il soit mentionné dans le livre biblique de Tobit et dans les textes hellénistiques et grecs. De même pour les nombreuses versions censurées de la vie de Moïse ou encore Hénoch (p. 94-95). « Plus tard, au IIème s de notre ère, ce qu’on appelle le « canon », le regroupement de tous ces textes, ne s’est pas fait dans le souci de tout ramasser. On a sélectionné des choses contradictoires, mais on n’a pas tout gardé. » (p. 95)

4. L’influence des empires

Oui, indéniablement, les Assyriens, les Babyloniens et les Égyptiens ont largement et indirectement contribué au texte biblique tel qu’il nous est parvenu. Beaucoup d’éléments sont copiés, détournés, inspirés. Néanmoins le rapport entre le politique et le religieux semble différer : « Le judaïsme ancien n’a jamais été porté par un pouvoir étatique, ce qui fait la différence avec les autres religions. En Égypte, il deviendra important à l’époque hellénistique et romaine, en particulier à cause de la filière d’Alexandrie, où s’établit le centre intellectuel le plus important du judaïsme. (Selon la tradition, la lettre d’Aristée, le Pentateuque a été traduit en grec à Alexandrie). Très vite, dans les siècles qui précèdent et qui suivent l’entrée dans notre ère, les juifs se répandent aussi dans le bassin méditerranéen. Ils s’installent au Maroc, en Italie, vont en Espagne… Cette dispersion se fait grâce aux Romains, car ils profitent des voies romaines et de la facilité de circulation à l’intérieur de l’empire. Mais le Judaïsme jusqu’en 1948, si on laisse de côté les quelques décennies de l’épisode maccabéen, n’a jamais été une « religion majoritaire » d’un empire ou d’un État, contrairement au christianisme et à l’islam. » (p. 109)

II. Dieu du Coran

1. Naissance d’Allah

« Le nom d’Allah n’est pas présent au départ dans le Coran. […] Pour l’historien, ce n’est pas le nom d’Allah, mais le mot Rabb qui est là en premier. En arabe, ce mot désigne aussi bien un humain qu’un être surnaturel représenté comme le « maître », le protecteur du lieu où il réside. » => Il est le seigneur maître du point d’eau mecquois situé à proximité de l’édifice. (p 113)

La Mecque n’étant pas une oasis, elle n’a aucune ressource vivrière ; elle abrite une tribu de faible importance ; ce n’était pas du tout une cité caravanière, contrairement à ce qui jusqu’à présent été répété et enseigné ! (p. 115) ainsi Mohammed caravanier de l’Arabie, c’est une légende sans aucun fondement ! (p. 116)

Le Coran « s’inscrit dans un environnement naturel particulièrement hostile, qui façonne les conduites sociales et les représentations collectives. Entre cette partie de l’Arabie aride, où est établie la bourgade de La Mecque, et des terres limitrophes plus faciles à vivre, on ne se représente pas le monde de la même façon. » (p. 124) « La portion particulière de territoire où La Mecque est située, éloignée de tout, à plus de 1000 kilomètres du nord comme du sud de la péninsule. La mer Rouge proche ne constitue en aucune façon un axe de liaison. On est continuellement dans une situation de survie, avec des aléas majeurs et la crainte permanente que le groupe auquel on appartient n’ait pas d’avenir et soit condamné à disparaître à brève échéance. » (p. 125)

La Mecque est un endroit sacré parce que s’y trouve un point d’eau, le « puits mecquois » et le maître du puits garantit que l’eau ne tarira pas. C’est même un endroit inondable et c’est plutôt une bonne nouvelle ! La Ka’ba sert à repérer le puits ; chaque angle porte des pierres sacrées, c’est un bétyle. Le bâti permet de protéger les pierres sacrées des inondations. C’était sans doute un culte saisonnier ; les Mecquois étaient obligés de se déplacer pour chercher à se nourrir et leurs déplacements requéraient une protection surnaturelle. (p. 117)

A la Mecque, se trouve une société tribale, clanique : « Une société tribale repose avant tout sur les rapports de parenté, comme cela a été démontré depuis longtemps. En dehors de la famille de filiation directe, la famille collatérale du lignage est particulièrement importante. C’est à ce niveau que les liens de solidarité entre parents sont les plus forts. En tant qu’acteurs sociaux actifs, les « parents » sont avant tout les mâles, autrement dit les chefs de famille et leurs fils adultes. Le reste de la famille est pris en charge. La famille de filiation directe a une mission sociale impérative : se reproduire pour construire l’avenir du groupe. » (p. 132) Les citadins mecquois sont des sédentaires et non des nomades. (p. 133) Pour aller chercher des ressources, ils se déplaçaient en chameau (p. 133) Le désert leur fait peur, contrairement aux nomades : les alliances sont donc prépondérantes. 

La figure divine appelée le Rahman, « le bienfaisant » apparaît dans le Coran dans le thème de la Création ; il est importé manifestement du Yémen. « On n’a aucun doute sur le fait que cette dénomination divine arrive du Yémen, où elle est largement présente dans les inscriptions sur pierre, et où le judaïsme et le christianisme sont bien attestés du IVème au Vème siècle. » (p. 123) Ce nom divin el-rahman, « le Bienfaisant », est constamment utilisé en Islam mais très peu (4 fois) dans le Coran lui-même. (p. 122) 

L’innovation coranique va impulser le culte d’un seul dieu, le « seigneur de la Ka’ba » parce qu’il est le maître de l’abreuvement de la cité (p. 114)

Allah apparaît enfin : Qui est Allah ? C’est un dieu utile, il porte les noms les plus efficients (p. 135) Il n’est pas un dieu vengeur ou un dieu rancunier (p. 136) Contrairement à Yahvé, il n’a pas des « sentiments » ; parce que masculin, il est responsable, chargé de fournir une réponse efficace et adaptée aux besoins vitaux des familles et d’assurer leur protection et leur défense. (p. 137) De même, on ne lui connaît pas d’Ashéra (p. 142) 

« Grâce au rôle de créateur de toutes choses qui lui est attribué, il a éliminé trois anciennes déesses locales dont le Coran nous dit qu’elles ne peuvent rien pour leurs alliés humains car elles n’ont aucun pouvoir de création. » (p. 114)

Des déesses féminines qui n’ont aucun pouvoir de création ?

Oui. Existaient alors des déesses des pistes, divinités protectrices sur les chemins empruntés par les Mecquois. Elles avaient un lieu, appelé haram, sorte de demeure de la déesse (p. 118) mais furent supprimées par l’inspiré du Coran. « En Arabie, l’eau c’est la vie. Dans une société d’aridité extrême, cela veut tout simplement dire que la vie constamment menacée est perçue comme une survie. En outre, dans le milieu naturel et humain de l’Arabie aride, le principe de vie est lié au genre masculin ; on associe dans un même terme l’eau qui vivifie la terre et le sperme qui procrée des humains. Au contraire, le sec et le chaud sont liés au féminin, qui doit être fécondé par le principe vital masculin. Le Seigneur du point d’eau mecquois est donc un dieu masculin, alors que les divinités des pistes, comme appartenant à un espace de chaleur, sont du genre féminin. » (p. 119)

Donc les trois déesses sont-elles attestées ? C’est possible, mais le Coran recommande assez rapidement de ne rendre de culte qu’au dieu efficient, celui qui protège de la peur des attaques et protège des famines. Cela n’est pas influencé par le monothéisme des religions chrétiennes ou judaïques à ce moment : « Dans le monde des humains, toute protection doit venir exclusivement de l’élément mâle de la société, seul détenteur des moyens de la défense collective des tribus. Cet argument est premier. Les éléments d’origine biblique qui vont intervenir peu à peu ne feront que renforcer cette conviction première. En particulier, la thématique importée de la Création divine va apporter un renfort majeur, à l’exclusivité dévolue au Seigneur de la demeure mecquoise, autrement dit au dieu masculin du point d’eau. » (p. 122)

Le Rahman ne va pas non plus intégrer les divinités féminines. Au contraire, elles sont considérées comme inutiles et inefficaces parce que féminines. « En tant que filles et, de surcroît, non créatrices de quoi que ce soit, elles ne servent plus à rien (25, 2-3). Il s’agit donc moins d’une mise à mort que d’un constat d’inefficacité et d’incompétence. Les divinités féminines sont déclarées incapables de remplir la part du contrat de protection que la tribu croyait avoir conclu avec elles. » (p. 127) Allah en tant que Créateur dénonce les déesses (103, 23) comme inutiles : « elles ne sont que des noms dont vous et vos pères les avez nommées ! »

C’est ensuite qu’Allah ‘al-(i)lâh) peu à peu supplante Rabb et accepte El Rahmân comme qualificatif. 

Attention, parler de monothéisme serait toutefois anachronique. Les mecquois n’ont pas le luxe de faire de la théologie ; nous sommes plutôt en face d’un pragmatisme radical. Ce n’est qu’après 750, à la chute de l’Empire omeyyade, que tout va progressivement évoluer. (p. 139)

« Il faut voir cependant que cela se passe sur la scène du discours, pas sur celle du réel. Les Mecquois préfèrent s’en tenir à la tradition, des « pères (de la tribu) ». L’inspiré du Coran va donc payer au prix fort cette victoire dans les mots par un bannissement de son propre clan. Ce sera l’hégire, autrement dit l’exil, avant qu’il ne puisse revenir dans sa ville en toute fin de période. » (p. 129) Mohammed est d’ailleurs accusé de possession par un djinn malfaisant ; on dit aussi qu’il est poète « mal inspiré » ou un devin, un sorcier.

Djinn, désert et enfer ! Parenthèse => qui sont les djinns ? alors que le divin contrôle l’espace de l’eau et celui des humains, les djinns ont été créés du feu, chaleur ardente et vent de sable. (p. 140) Ils sont cités avant les humains dans l’ordre des êtres créés. Dans la Bible, le désert reste lointain. En Arabie au contraire, il est proche, il faut le traverser ; parfois les hommes tentent d’entrer en contact avec les djinns pour obtenir d’eux des secrets. Le Coran met en garde contre ces pratiques : il ne faut pas se tromper d’alliance. (p. 141)

L’enfer coranique : « le discours joue largement sur les phobies de l’imaginaire local, et tout particulièrement sur celles, terrifiantes pour un homme de cité comme les Mecquois d’être perdu et soumis à la torture de la soif dans un désert brûlant. C’est la représentation de l’enfer coranique à son premier stade. Elle évoluera ensuite allant jusqu’à représenter un chaudron rempli de flammes comme on le voit dans des miniatures d’Asie centrale du XVème, à propos du Voyage céleste de Mohammed. » (p. 139)

2. Un dieu de l’alliance dans le Coran

Les alliances en question : « contrairement à ce que pensent souvent les croyants, tout cela relève d’une histoire et d’une anthropologie particulières, et doit être soumis aux enjeux du lieu et du temps qui sont spécifiques à une religion et même à un moment d’une religion donnée. » (p. 146) Regardons par exemple les langues : dans l’Arabie aride, l’écrit est fruste et gravé sur pierre, très limité, contrairement à la Mésopotamie ou l’Egypte où l’on trouve les papyri. (p. 146)

« Dans une société qui est sans livres et donc quasiment sans écriture, le sens du mot qur’ân prend son ampleur : « transmission orale exacte d’un message d’importance et qui ne doit pas être modifié. » (p. 146)

L’alliance, dans ce cadre, relève de la logique contractuelle : le premier devoir consiste à être solidaire et protéger les siens. Dans ce contexte, l’héroïsme individuel n’est pas du tout valorisé ! (p. 148) On est donc loin d’une alliance désincarnée face à une souveraineté divine puissante et lointaine. (p. 149)

Dans la bible, la relation entre Yahvé et Israël reproduit d’abord celle des rois assyriens avec les hommes vassalisés de leur empire. (p. 150) L’alliance, dans le Coran, est bien différente, l’allié divin n’est pas un souverain : la notion coranique de mulk renvoie à la possession, en l’occurrence de la Création. « Le malik divin du Coran ne désigne pas un roi, à la différence du melek biblique. » (p. 150)

L’alliance, au départ, était dépendante de l’appartenance clanique : l’inscription du religieux dans le cadre d’une alliance restreinte n’autorisait pratiquement pas de ralliement exogène. Il fallait en rester à l’échelle du modèle démographique tribal, pas de conversion – ou plus exactement de ralliement – sans intégration tribale préalable […] cela a perduré pendant un bon siècle, jusqu’à la fin de la période omeyyade, au milieu du VIIIème siècle. » (p. 152) « De surcroît, l’alliance avec le divin ne peut que reproduire une alliance entre humains ou plutôt entre groupes humains. Il n’y a pas d’échappatoire : c’est la structure sociale qui commande dans les représentations de la croyance et les rapports qu’on imagine avec le surnaturel. » (p. 154) D’ailleurs, il n’y a pas de mythe primordial dans le Coran, ni de mythe du premier homme ou du premier couple, « mais toujours la représentation d’une société terrestre en action et disposant de ce qui est nécessaire à sa survie. » (p. 156)

La figure de Moïse est très présente dans le Coran, plus que celle d’Abraham. Cela pourrait s’expliquer par le fait que Mohammed pouvait s’identifier à son itinéraire face au Pharaon : ils sont d’ailleurs mis en parallèle dans leurs destins de « porteurs de messages » incompris. » (p. 158)

3. Milieu du Coran et influences bibliques

J. Chabbi propose une thèse qui s’inscrit en faux contre l’approche qui domine aujourd’hui la recherche coranologique et les milieux académiques internationaux, à savoir qu’il existe un « biblisme coranique » et que le Coran serait fortement marqué par la tradition biblique, les mots bibliques et les histoires bibliques. (p. 171) Pour J. Chabbi, il faut « prendre en considération l’existence d’un terrain historique renvoyant à un milieu humain précis, dans un espace géographique circonscrit, dont il faut interroger le mode de vie, au sens le plus concret du terme, pour comprendre ensuite seulement comment le religieux, c’est-à-dire d’abord un mode de croyance, s’y est acclimaté. Or, les contextes mecquois et médinois constituent sur ce point un véritable cas d’école. » (p. 172)

Quelles sont les croyances dans cet endroit du monde ? Plutôt des zones monothéistes. Notamment au Yemen où à la fin du IVème, le souverain himyarite abandonne ses croyances pour se tourner vers le judaïsme. Sur la rive opposée, les rois éthiopiens d’Axoun adoptent le christianisme dans sa version monophysite à partir du IVè siècle. (p. 169)

A La Mecque, la greffe biblique ne prend pas (p. 173) ; les éléments bibliques importés sont rejetés par la tribu mecquoise. À La Mecque ne se trouvent ni chrétiens ni juifs

 « La première confrontation réelle avec les hommes de la Bible se fait à Médine, face aux juifs locaux » (p. 173). À cette période, « la célèbre formule « les gens du Livre », tellement utilisée aujourd’hui pour les religions que l’on dit « abrahamiques », n’apparaît pas avant la période dite médinoise. Et contrairement à aujourd’hui, elle n’est pas du tout positive […] et désigne les juifs médinois. (p. 165) « Le Coran polémique violemment contre un adversaire qui lui est contemporain : le judaïsme médinois de son temps. » (p. 164) Il n’y a pas de chrétien à Médine.

La dynastie omeyyade (661-750) d’origine mecquoise est restée proche de son milieu d’origine. Ils n’avaient pas de chroniqueurs. Ils ont plutôt maintenu une forte tradition orale. Le Coran s’est alors stabilisé entre le milieu et la fin du VIIème (650-700). (p. 163)

Les Abbassides, à partir de 750, fondent la capitale Bagdad. « La situation est évidemment très différente dans la première production historiographique de la fin du VIIIème siècle. On lit de grandes affabulations qui mettent en scène une présence du christianisme nestorien dans le proche entourage de Mohammed, et cela dès le début, à la Mecque. » (p. 166) C’est en réalité une opération idéologique qui va faire de Mohammed le Serviteur et Messager d’Allah, successeur de Jésus (p. 167) et descendant de Noé, Abraham, Moïse (p. 171).

JC y ne mâche pas ses mots : « Nous sommes face à une appropriation. On pourrait aller jusqu’à dire que ce type d’emprunt est celui d’un prédateur. Les figures utilisées sont mobilisées pour être mises au service de l’argumentation coranique et de ses enjeux propres, et cela de façon exclusive. Je l’ai dit : il ne s’agit en aucun cas de reproduire un passage biblique pour ce qu’il est dans son corpus d’origine. » (p. 175) Par exemple, la reprise du récit de la création ignore Adam et le septième jour du repos divin. (p. 178) En effet, dans le Coran, « le labeur ne s’arrête jamais. Qu’il s’agisse du Créateur divin ou des humains, ce serait trop risqué devant les aléas qui peuvent à tout moment perturber le cours des choses. » (p. 179) De même, Adam est présent, mais seulement impliqué dans le combat contre Iblis (p. 180) La création = elle commence par les hommes, et en particulier l’homme pastoral. L’homme est créé parfaitement conforme à l’emploi attendu dans une réalité terrestre ordinaire, d’une aridité dangereuse, mortelle (p. 126) « Contrairement à la Bible, la création coranique doit d’emblée être « prête à l’emploi » et rester sous le contrôle permanent du divin ». (p. 125)

D’où viennent les figures bibliques importées dans le Coran ? Pour le comprendre, distinguons deux périodes, la mecquoise et la médinoise.

Période mecquoise : les figures bibliques viennent probablement du Yémen, monothéiste depuis plus de deux siècles, où les juifs sont appelés « fils d’Israël ». Plutôt du Yémen que du Levant car ce dernier est trop loin et trop différent. Le Yémen offre un contexte tribalisé similaire au contexte de l’Arabie. En outre, les Mecquois n’étaient pas les grands caravaniers du nord au sud qu’on imagine parfois ; ils ne possédaient pas non plus des terres dans la région de Jérusalem. (p. 176) « Pour des raisons sociologiques et géographiques que j’ai déjà indiquées, la période mecquoise semble exposée de façon quasi exclusive aux influences du sud de la péninsule, celles du Yemen, où judaïsme et christianisme étaient tous deux présents et en conflit. » (p. 187) Ajoutons à cela ce qui peut venir des Éthiopiens d’Axoum. Les éléments des deux religions monothéistes arrivent imprécis et fragmentaires ; « l’avidité coranique à s’informer sur le passé conduit plutôt à puiser dans l’anecdotique de récits fondateurs, autour de grandes figures auxquelles il est possible de s’identifier. » Ce dans le but notoire de tirer des leçons du passé pour le présent. (p. 188) 

Le corpus Mecquois cite deux fois Jésus (Isa) mais seulement pour insister sur « la naissance miraculeuse » : Dieu peut donner un fils à une vierge en lui envoyant « son esprit » qui prend l’apparence d’un « humain ». (p. 190) « Marie et son fils servent l’argumentaire élaboré face à l’hostilité de la tribu mecquoise, arcboutée sur la tradition de ses pères. » (p. 191)

Période médinoise : À Médine, la situation est fort différente. Se trouvent sur place des juifs médinois, rabbins qui s’appuient sur une tradition écrite et qui osent « écrire de leur main » comme s’en étonne le Coran (2, 79) (p. 177). On ne trouve pas de chrétiens. C’est dans le contexte de confrontation avec les juifs médinois que se construit la généalogie de Mohammed « qui succède dès lors à Abraham et à Moïse, auxquels va s’ajouter Jésus. Le nouvel objectif semble être de s’emparer de la référence abrahamique, vue comme fondatrice, en la soustrayant aux « gens de l’Écrit », censée, tout autant judéens que nazaréens, avoir reçu certes une révélation authentique de leurs prophètes, mais l’avoir ensuite dénaturée et trahie. » (p. 189) « C’est en période omeyyade que s’affiche aux yeux du monde sur les inscriptions de la Coupole du Rocher à Jérusalem, la proclamation qui fait de Mohammed le successeur de Jésus. » (p. 192)

« De la Mecque à Médine, face à des adversaires nouveaux, le discours coranique a simplement changé de référent, de Moïse à Abraham. » (p. 190)

Il existe un courant d’historiens que JC appelle « externalistes », « qui cherchent à toute force à christianiser les origines de l’Islam. (p. 184) Cet axe de recherche qui recherchent les origines de l’Islam dans les courants judéo-chrétiens du Proche-Orient est qualifié de révisionniste et « a été largement contesté pendant une trentaine d’années par les spécialistes de l’étude critique des textes de la tradition musulmane classique. » (p. 185)

« Toute lecture est contextualisable : celle d’un musulman d’aujourd’hui qui affiche haut et fort sa conviction que le Coran est une Bible rectifiée de ses erreurs comme celle du non-musulman qui dénonce une falsification de la Bible. Il faut simplement préciser dans chaque cas à quel niveau de lecture on se situe pour avoir un terrain qui donne prise à l’analyse historique. […] le point de départ doit être l’analyse des motivations de l’emprunteur car celui à qui on emprunte n’est en rien impliqué – au moins dans un premier temps – dans l’emprunt qui lui est fait. » (p. 194

4. Qui était Mohammed ?

JC ne veut pas parler de « prophète » mais plutôt d’inspiré ; elle précise : « dans la partie mecquoise du Coran, Mohammed est désigné comme un « avertisseur » ou un « annonciateur ». (p. 198)

Que signifie Muhammad ? « celui auquel ont été décernées des louanges » – mais il n’est pas fait mention de ce nom glorieux avant la fin du VIIème siècle. (p. 198) 

Dans le Coran, nous n’avons pas beaucoup d’éléments biographiques ; Mohammed était orphelin, « sans fils ». Ce n’est qu’à partir des Abassides (750) qu’une généalogie complète sera dévoilée. (p. 199)

Pendant des siècles, « les descendants présumés du clan tribal de Mohammed se sont affrontés dans une lutte sans merci pour le contrôle du pouvoir. De cette rivalité initiale naissent d’ailleurs entre la fin du IXème et le Xème siècle les mouvements idéologiques rivaux que sont le sunnisme et le chiisme. Ce dernier mouvement prétend être fidèle à l’ascendance directe de Fatima et de Ali, respectivement fille et cousin/gendre de celui que nous appelons Mohammed. » (p. 200) Or, fait important, les généalogies claniques sont plutôt fiables car tout le monde aurait pu les contester.

À La Mecque, Mohammed était fort handicapé par son statut social d’orphelin. Son mariage avec une femme plus âgée est évoqué indirectement dans le Coran. C’est un homme de tribu qui parle aux siens et qui se trouve ostracisé. (p. 203) La révélation qu’il aurait reçue dans la grotte du mont Hira est bien entendu une mise en scène hagiographique postérieur. Le message eschatologique qu’il aurait essayé de transmettre aux Mecquois n’aurait pas pris : « la tradition patriarcale se moquait bien de savoir s’il n’y avait pas un lieu de châtiment ou un lieu de délices après la mort. […] Un discours hors sol n’intéressait personne. » (p. 207) Chassé, Mohammed arrive à Médine comme un réfugié et y retrouve des attaches familiales. (p. 206) C’est alors la politique qui lui permet de prendre du pouvoir : « au terme de quasiment dix années de coups de force et de négociations, il aurait réussi à rallier à l’alliance de son Dieu les Mecquois qui l’avaient banni, et à se faire reconnaître comme un interlocuteur fiable par son ancienne tribu. » (p. 207) Les Médinois ont trouvé un avantage dans cette politique. « En 630 (date présumée), prise de contrôle négociée de La Mecque. Contre toute attente, cette alliance des deux cités perdure après la mort de Mohammed (632, date présumée), non sur la base religieuse que l’on imagine a posteriori, mais sur celle d’intérêts communs bien compris. » (p. 207)

Pour s’implanter à Médine, Mohammed a eu besoin de délégitimer les « fils d’Israël » puisque ces derniers ne voulaient pas reconnaître en lui un descendant de Moïse. Pour cela, il rappelle à travers l’épisode de Moïse comment les juifs ont déjà trahi leur prophète avec le veau d’or. La destruction du Temple de Jérusalem est alors une preuve que Dieu les a abandonnés. De là, La Mecque devient l’orientation préférable, la nouvelle élue.

Vintage engraving of Arrival of Mohammed at Medina

« On ne peut compter sur personne en dehors de son groupe de parenté pour se sortir d’une situation difficile. Alors c’est vrai : l’extraordinaire dans le cas de Mohammed, c’est qu’il a réussi tout en étant lâché par les siens. C’est la force du faible ou du déshérité, qui sait inventer un avenir qui ne lui était pas promis en se servant de toutes les ressources qu’il trouve à sa portée. De ce point de vue, on peut dire que « prophète » ou pas, on est en présence d’un homme d’une force de caractère et d’une intelligence exceptionnelles. » (p. 213)

Par la suite, La Mecque et Médine restent unies. La politique d’expansion s’appuie sur l’assurance d’avoir un protecteur divin qui donne la victoire, mais pas vraiment sur l’islam comme religion. « Pendant plus d’un siècle, donc jusqu’à l’arrivée des Abbassides vers 750, devenir musulman passe par l’entrée dans une tribu, et non par le fait de rejoindre l’islam comme religion. » (p. 215) Le nouvel allié est un minimum contrôlé, mais non converti. La conquête vers le nord est victorieuse puisque les deux empires, byzantin et sassanide, ne s’y attendaient pas du tout. (p. 216) « En réalité, ce qui a fait perdurer ces conquêtes, c’est qu’elles furent peu destructrices et ne firent peser aucune pression idéologique sur les populations extérieures. » (p. 217)

5. Du Coran des tribus au Hadith des convertis

Il n’y a pas d’écriture au départ, ni à La Mecque ni à Médine, tout sera écrit et réécrit plus tard. Que trouve-t-on avant les inscriptions coraniques sur la Coupole du Rocher achevée en 692 sous les Omeyyades ? (p. 219) En Arabie, on écrit généralement sur les pierres. La légende voudrait que les compagnons de Mohammed aient tout écrit sur tout support à disposition (omoplate de chameau, spathe de palmier) et que Uthman (644-656) aurait tout rassemblé pour produire un Coran complet moins de vingt ans après la mort de Mohammed. (p. 220)

En réalité, il y aurait une période où « seule la parole se fit entendre : celle de l’inspiré qui dit transmettre un message divin salutaire pour les siens. C’est ce qu’on appelle la période mecquoise. La période coranique suivante, c’est celle de l’action que l’historiographie comme le Coran disent médinoise. C’est le moment politique. » (p. 224) La « mise au point » se passe en gros sur trois quarts de siècle, de la mort de Mohammed à la fin du même siècle. Le Coran est à peu près stabilisé vers 700. Il doit répondre aux écrits sacrés dont se prévaut le christianisme. Les répétitions y sont la règle, répondant à une logique accumulative. (p. 221) À l’époque abbasside, donc après 750, le texte est devenu une sorte de pure référence dénuée d’histoire (p. 223) Le système mental du tribalisme s’efface pour être remplacé par différents modèles hybrides. C’est alors que « se fabrique pour ainsi dure un produit de substitution : le corpus du Hadith de la tradition dite prophétique. » (p. 226)

Hadith est d’abord un terme qui renvoie à l’idée de fait « réellement advenu ». (p. 227) « Les premiers corpus du Hadith datent du milieu du IXème. C’est certainement en rapport avec les conversions massives des populations urbaines qui se produisent alors, tant en Iraq qu’en Iran et en Asie centrale. » La figure du prophète est censée montrer la voie à suivre à travers le sunnisme. (p. 227) « Au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la période tribale, Mohammed devient donc de moins en moins un homme de son temps et de plus en plus un prophète, jusqu’à se muer au fil des siècles en une figure de plus en plus sacralisée et intouchable. C’est bien entendu encore le cas aujourd’hui, avec les conséquences terribles qu’on connaît. » (p. 229)

Contrairement à la Bible, le Coran s’établit dans un espace et une temporalité très restreinte. « Néanmoins, en dépit de cette faible ampleur temporelle et spatiale, tous les repères sont brouillés du fait de la structure narrative continuellement fragmentée du Coran. » (p. 233) « Si l’Islam était resté en Arabie, il n’existerait plus. Il a été fécondé par sa rencontre avec les cultures du proche et du Moyen-Orient et de bien au-delà. […] L’interaction des cultures et des savoirs commence à se mettre en place à l’échelle de tout l’Empire abbasside au début du IXème siècle. » (p. 235) Le IXème siècle est le moment fondateur de cette rencontre exceptionnelle des cultures et des savoirs. On ne demandait d’ailleurs pas aux savants concernés quelle était leur religion. Il ne s’agit pas bien entendu de « science musulmane » mais de science tout court. Les savants médiévaux étaient loin du postulat que toute la science se trouve déjà dans le Coran parce que le Créateur a tout prévu (comme c’est le cas aujourd’hui chez ceux qui se réfèrent aux « miracles du Coran » ou la science coranique). » (p. 237)

Selon JC, sur la nostalgie d’un passé glorieux ressentie par certains musulmans : « le manque ressenti ne renvoie pas, à mon avis, à la science mais à la représentation complètement fantasmée d’un passé glorieux que l’on aurait perdu parce qu’on aurait failli dans le domaine religieux. C’est le credo des salafistes, toutes tendances confondues. Depuis maintenant plus d’un demi-siècle, il tend à submerger la pensée musulmane. Mais on peut dire en raisonnant de façon globale (et sans tenir compte des exceptions, qui existent bien sûr), que collectivement, les musulmans d’aujourd’hui ne comprennent pas ce qui leur arrive. Faute d’avoir développé une vision historique, ils sont comme orphelins de leur passé, ne comprennent pas leur présent et peinent à construire leur avenir. » (p. 237) Quant à la umma… « proclamer comme certains islamistes d’aujourd’hui : « le Coran est notre constitution » ou « nous devons restaurer la umma du Prophète », cela relève d’une idéologie délirante et destructrice, et parle de quelque chose qui est totalement absent du Coran. » (p. 238)

III. Épilogue : le royaume et la tribu

Si nous souhaitons comparer les deux textes, nous pouvons souligner que la mise au point des textes bibliques s’étend sur plusieurs siècles tandis que la composition du Coran a eu lieu sur une période très resserrée. Néanmoins, dans les deux cas, la constitution de ces textes semble très liée au contexte anthropologique et politique. Une question émerge cependant : est-ce qu’on parle encore du même dieu ? (p. 243)

Le Coran est censé répondre aux urgences de vie d’une société tribale. « Le surnaturel est en contrat avec l’humain. Et le modèle est en effet celui de la pluie : rien ne remonte, tout descend, parce que le dieu contractant doit répondre aux besoins humains. » (JC, p. 244) Chaque tribu reçoit du créateur son kitab, sorte de « dossier de vie ». (JC, p. 250) « L’islam tribal reste en vigueur jusqu’à la fin des Omeyyades, soit environ un siècle et quart durent lequel les conversions sont interdites. » (JC, p. 346) La transcendance et la théologie, c’est pour plus tard, à l’époque impériale.

Kuntillet Ajrud

De son côté, Yahvé pourrait trouver ses origines sur une montagne, dans une région désertique, entre le Neguev et l’Égypte ; les textes égyptiens du XIIIème évoquent les Shasous, des nomades dont un groupe s’appellent les Shasous de Yahwa : ce dieu, Yahwa ou Yhavé, exerce sans doute des fonctions du dieu de l’orage ou de la pluie. Il aurait été importé dans la confédération d’Israël pour devenir un dieu royal bien plus tard. (TR, p. 245) « Yahvé est un dieu de type Baal, mais il n’est pas depuis l’origine le dieu créateur. En effet, on voit très bien dans la Bible des résidus de traditions anciennes. Selon l’une d’elles, Yahvé est un fils d’El, qui est le dieu suprême cananéen et qu’on connaît par des textes d’Ougarit notamment. Même si les termes sont un peu piégés, disons qu’à l’origine, nous sommes plutôt dans un concept polythéiste. Yahvé devient certes le dieu tutélaire des deux royaumes d’Israël et de Juda, donc un dieu très important, mais cela n’empêche pas qu’on maintienne d’autres divinités à côté de lui. » (TR, p. 248) « Dans les inscriptions de Kuntilet Ajrud notamment, le couple de Yahvé et Ashéra est invoqué lors de demandes de bénédictions. » (TR, p. 248) En deutéronome 32, 8, version partiellement conservée par la traduction grecque et un fragment de Qûmran : le dieu créateur EL organise le monde et donne à chacun de ses fils un peuple dont il devient le dieu tutélaire, et ce alors qu’on est déjà à l’époque royale. Yahvé est le dieu d’Israël ; Kemosh celui des Moabites, Milkom delui des Ammonites etc. (TR, p. 251)

Le ciel demeure le domaine de la divinité. La tour de Babel punit les hommes qui chercheraient à passer outre cette frontière entre eux et le divin. De même, l’histoire de l’ascension de Mohammed est très récemment inventée ; absente du Coran, elle n’est possible que plus tardivement, dans la tradition musulmane. (JC, p. 253)

Le dieu du Coran n’est pas un sentimental ; il est actif et se montre surtout implacable face à la trahison, à l’instar de ce qui se passe dans les sociétés tribales. De nombreux textes parlent de la colère de Yahvé ; il sanctionne les écarts mais il veut le bien de son peuple, il en attend une contrepartie. (JC, p. 259)

Après la mort ? l’idée du jugement et du paradis ou de l’enfer sont des importations ; pour la Bible, peut-être de la tradition égyptienne, pour la tradition musulmane, peut-être du judaïsme ou du christianisme, probablement remontant du Yemen : ce type de récit eschatologique devait circuler à l’oral. (JC, p. 262) Si, de son côté, le dieu Baal doit descendre aux enfers au moment de la sécheresse, c’est Sirius, un astre féminin, qui représente la canicule, qui doit descendre : « la grande crainte des hommes d’Arabie était que Sirius reste dans le ciel alors que son cycle était passé. » (JC, p. 264)

Le christianisme : c’est une sorte de prolongation du judaïsme, mais avec une activité missionnaire. « À ses débuts, le christianisme est la religion des personnes aisées de l’Empire romain. Pourquoi ? Il faudrait l’expliquer, car cela conduira à la formation de sa spécificité. En effet, avec Constantin, le christianisme va devenir la religion de l’empire, ce que le judaïsme n’avait jamais été. […] Les grandes transformations du christianisme (Trinité, « Christ Roi », etc.) reflètent aussi le statut du christianisme comme religion officielle des empires. » (TR, p. 266) Intéressant : pour l’islam, Jésus ne peut pas avoir été crucifié car cela voudrait dire qu’Allah a trahi son contrat de protection vis-à-vis de lui. (JC, p. 268)

Entre ces 3 religions, les querelles n’étaient pas théologiques. Elles concernaient plutôt, par exemple pour les chrétiens, l’abandon de la circoncision, des règles alimentaires, de la loi, de choses pratiques de ce genre et l’admission des Grecs dans le giron chrétien. (p. 269) les rabbins de Médine se moquent de Mohammed à son arrivée : « alors la polémique commence, et les interdits alimentaires sont considérés comme une punition des juifs pour avoir trahi leur prophète Moïse. » (p. 271) Les chrétiens, appelés Nazaréens, sont absents des débuts de l’islam.

J. Wellhausen

D’une manière générale, les origines des religions qu’on appelle aujourd’hui judaïsme, christianisme et islam n’ont quasiment aucun rapport avec ce qu’elles sont devenues, à tel point que l’un des grands représentants allemands de l’approche historico-critique, Julius Wellhausen, parle de « paganisme israélite »pour dire que la Bible n’est pas à l’origine un « texte juif », qu’elle contient des textes qui reflètent une religion royale, judéenne et israélite, qui est tout autre chose que ce qu’elle va devenir, le judaïsme. (TR, p. 273) « Pour le Coran et la tradition musulmane, dont le corpus s’étend sur plusieurs siècles, l’absence d’une lecture historique est patente. […] d’un côté, une lecture à la fois savante et vulgarisante qui « biblise » à outrance le Coran, lui déniant toute spécificité, et de l’autre une lecture sacralisante qui règne de manière quasi exclusive dans le monde musulman. Cette absence d’approche historique du passé, et notamment des corpus religieux est pour les musulmans d’aujourd’hui une véritable catastrophe. » (JC, p. 275) « La difficulté est de « désenchanter » le passé et de l’humaniser sans donner à penser que la foi est attaquée. » (JC, p. 280)

C’est l’une des entreprises qu’ont poursuivi Thomas Römer, notamment avec la série des mots de la bible, et Jacqueline Chabbi, avec sa chaine Youtube les mots du Coran.

Et maintenant, un peu de conseils méthodologiques :

La religion romaine

Par Jacqueline Champeaux, en Livre de poche / références, inédit.Histoire, 1998

La religion romaine, du VIIIè avjc à l’Empire chrétien, évolue et change, mais se caractérise par l’ajout de nouvelles croyances plutôt que par sa suppression, du moins jusqu’à l’installation du christianisme. 

Les origines : « D’abord religion d’une bourgade, de ces villages de pasteurs-agriculteurs installés sur les collines qui deviendront le territoire de l’URBS, puis religion de la Ville, d’une ville latine parmi d’autres. En ces temps reculés, la religion « romaine », celle de Rome au sens étroit, n’est qu’une variante de la religion latine, au sein de la communauté religieuse du Latium : religion semblable, pour l’essentiel, si ce n’est dans tous ses détails, à celle des villes voisines, Lavinium, Lanuvium, Tibur, Préneste, etc. Religion italique, si on la replace dans un ensemble plus vaste, apparentée à celle des peuples voisins, des Ombriens, par exemple dont la hiérarchie divine, les rites sacrificiels, la divination offrent tant de points communs avec ceux de leurs « cousins » de Rome et du Latium. » (p. 9)

La conquête romaine apporte néanmoins une certaine uniformisation. 

Chapitre I : Permanences du sacré

L’esprit de la religion romaine. Quelques notions fondamentales.

« Le Romain est un homme pieux » (p. 11) et la pietas est une notion très importante. « Respect des devoirs à l’égard d’autrui, reconnaissance des justes hiérarchies qui structurent le monde, elle dicte à l’homme son comportement à l’égard de ses parents, de sa patrie, de ses dieux : bref, des valeurs les plus sacrées. » (p. 11)

La piété se nourrit de religio, mais que faut-il entendre par là ?

« D’un point de vue sémantique, c’est, fondamentalement, le « scrupule » en matière de religion, la « crainte » des puissances surnaturelles, coloration négative, qui révèle, plus que toute autre, les dominantes d’une mentalité religieuse. » (p. 13) Cicéron rattache religio à relegere, qui signifie « passer et repasser », en un perpétuel recommencement qui n’est autre que la « maladie du scrupule ». (p. 14)

Le sacrum, fort difficile à définir, mais qui contient le sacré, « le mystère qui fait frissonner », « ce qui est « à part » du profane, l’ »intouchable », le tabou, ce qui exclut tout contact, car il frappe d’impureté, ce qu’on ne peut ni toucher, ni regarder en face. » (p. 14) C’est à la fois l’auguste et le maudit. (p. 14) et sa rencontre provoque l’horror, c’est-à-dire le frisson sacré.

La conscience romaine est hantée de tabous et d’interdits, de ce qui est nefas, par opposition à ce qui est fas. Est nefas tout ce qui enfreint la loi divine (p. 15). Il est très facile et rapide de provoquer la colère des dieux, pensent les Romains. « Plus qu’une religion de la peur, la religion romaine est une religion de la crainte : l’anxiété dont tremble le fidèle en présence du sacré, la révérence que lui inspire la toute-puissance des dieux n’excluent pas qu’il espère leur bienveillance et attende leurs faveurs. » (p. 17)

Les sources

Nous possédons des sources littéraires, poétiques, historiques, mais également archéologiques. Mais pas plus que la religion grecque, la religion romaine n’est une religion révélée. Il n’y a donc pas de texte sacré. Varron, Ovide, Cicéron sont néanmoins des auteurs qui nous aident à la comprendre.

II. La Rome archaïque, ses dieux, ses prêtres, ses rites

Comme la langue, la religion témoigne sans doute de l’héritage indo-européen, tel que défini par G. Dumézil. Les indo-européens qui se seraient installés dans la péninsule au cours du IIème millénaire se sont certainement mêlés aux peuples autochtones. (p. 21)

« G. Dumézil a montré que l’idéologie des peuples d’origines indo-européenne, leur conception de la société des hommes et du monde des dieux, étaient fondées sur une tripartition fonctionnelle : fonction de souveraineté (sacerdotale), elle-même bipartie, magique et juridique ; de force guerrière ; de fécondité ou, pour préciser cette expression si générale, de production-reproduction. Les dieux majeurs de la plus ancienne Rome Jupiter, Mars, Quirinus, […] relèvent de cette structure trifonctionnelle. » (p. 22)

On retrouve cette structure dans la succession des rois légendaires, Romulus (le guerrier), Numa (le pieux), Ancus Marcius (promotteur de la vie économique). Quirinus, cependant, ne colle pas parfaitement à cette tripartition dumézilienne. (p. 25)

Quelques déesses… Junon, « la grande déesse des femmes, protectrice de la vie féminine sous tous ses aspects, physiologique et social, conjugal et maternel. » (p. 29) Cérès, dont le nom dérive de la même racine que crearecrescere, « faire naître, faire croître ». Vesta, la gardienne du feu, et ses vestales, est honorée dans un édifice rond, qui n’est pas un temple, mais plutôt une maison (p. 41) Enfin, Janus, qui serait peut-être l’un des dieux premiers de Rome, en tout cas le premier dans l’histoire (p. 42). 

Ces dieux ne sont pas, à l’origine, reliés par une mythologie, contrairement à ce que l’on trouve chez les Grecs.

La hiérarchie sacerdotale : prêtres et rituels

Au premier rang, on trouve le REX (roi) et la REGINA (reine) ; viennent ensuite les 15 flamines : chacun est attaché au culte d’un seul dieu ou déesse et tous sont d’origine patricienne. Le seul que nous connaissons bien, c’est le flamine dialis, le premier en dignité, le flamine de Jupiter. (p. 47-48)

Sous la République à son apogée, les flamines ne sont plus qu’un souvenir. On compte désormais sur les grands collèges sacerdotaux, pontifes, augures (p. 49).

Une exception notable, dans ces prêtrises de la vieille Rome, est représentée par les Vestales, seules prêtresses de plein droit, à la différence de la regina et des flamincae, qui n’exercent leur sacerdoce que dans la dépendance de leur mari. » (p. 50) Elles sont strictement vouées à la virginité et à leur rôle de maîtresse du foyer durant 30 ans, mais la fonction était tellement estimée que certaines Vestales le restaient toute leur vie.

Des fêtes sont dirigées par les prêtres ; les Lupercales, fête au cours de laquelle les prêtres nus couraient en fouettant tout et tous sur leur passage, en particulier les femmes infertiles. Purification ou fécondité ? On ne le sait pas. (p. 52) Les saliens, prêtres-guerriers, qui dansaient ; les Arvales, qui dansaient pour stimuler les forces telluriques et la fertilité agraire. (p. 55)

De la nature des dieux

« Liturgie de la guerre, liturgies de fécondité : telles sont, hormis le culte des dieux souverains, les dominantes de la religion romaine archaïque, à l’image de la société qui les met en œuvre et dont ce sont les deux activités essentielles. Comment faut-il se représenter la religion de ces proto-romains et quelle image eux-mêmes se faisaient-ils de leurs dieux ? Ce sont, d’abord, des dieux authentiques, masculins ou féminins, dei ou deae, et non de vagues forces surnaturelles, informes ou nébuleuses. » (p. 55) Un dieu a du numen, c’est-à-dire de la volonté, la puissance agissante de la divinité (p. 56). Mais « le Romain a peu d’imagination plastique. Il révère des dieux qu’il ne voit pas, mais dont il sent la puissance mystérieuse en des lieux « habités » de la nature. » (p. 58)

III. Premières novations : l’apport étrusque ; l’hellénisation

L’Étrurie est aux portes de Rome, plutôt dans l’actuelle Toscane ; les Grecs, par leurs anciennes colonies dans le sud de la Péninsule, installées avant même la fondation de Rome. Les apports et influences datent du VIè avjc. (p. 61-62)

L’influence étrusque

Elle a d’abord transformé l’apparence même de la ville, faisant passer le village d’origine en URBS, vrai centre urbain, où les constructions en matériaux périssables laissent la place à la pierre. « Rome commence, au VIè s avjc, à se couvrir de temples à l’étrusque. » Ceux du Forum Boarium, dédiés à Mater Matuta et à Fortuna ; le plus imposant de tous, le Capitole, en 509, puis ceux de Saturne (497), Mercure (495), Cérès (493), Castor (484). (p. 63)

Le Capitole : La construction du temple pour la triade capitoline, Jupiter-Junon-Minerve, fut l’œuvre continue de la dynastie étrusque, celle des Tarquins selon la légende. (p. 64) « C’est donc à la monarchie étrusque que Rome est redevable de ce qui sera l’expression la plus haute de sa religion d’État. » (p. 67) « L’ancienne religion romaine ne connaissait, nous l’avons vu, que des couples fonctionnels, associant le principe masculin et le principe féminin d’une même notion : ainsi Liber et Libera, sa parèdre. » (p. 65) Or, à l’extrême fin du VIè, Jupiter et Junon sont mari et femme, et on peut voir à travers eux Tin et Uni (panthéon étrusque) ou Zeus et Héra (panthéon grec).

Minerve, est-elle la fille du couple divin ? Non. Son nom est rattaché à la racine *men– (cf mens, « l’intelligence » ; le verbe memini, « j’ai dans l’esprit, je me souviens ») Elle est plutôt italique qu’étrusque. Elle est la déesse des métiers, de l’artisanat, « des activités intelligentes qui requièrent non seulement le travail de la main, mais celui de l’esprit, réflexion, savoir-faire, habileté et jugement, tout ce qui relève de ce que nous appelons aujourd’hui « technologie ». (p. 67) Elle correspond à Athéna Erganè, « l’ouvrière ».

Vertumne, Arcimboldo

On retrouvera Vertumne, le grand dieu fédéral de l’Étrurie, dieu du changement et de cycle saisonnier, devenu divinité mineure à Rome. Saturne, peut-être le Satres étrusque, identifié au Cronos grec.

Le rite de fondation d’une ville est d’origine étrusque, on dit même Etrusco ritu, « selon le rite étrusque » (qui peut toutefois, aux données proprement étrusques, avoir intégré des traditions italiques préexistantes) (p. 69) Il s’agit principalement de creuser une fosse tout autour du futur emplacement de la ville.

Mais « l’apport le plus sûr, le plus continûment vivant, d’une actualité permanente dans sa vie politique et religieuse, que Rome doit à l’Étrurie concerne une autre partie du sacré : la divination, l’observation des signes que les dieux envoient aux hommes pour leur faire connaître leur volonté. C’est là que triomphe le savoir religieux de l’Étrurie, ce qu’on nommait à Rome l’Etrusca disciplina, experte dans l’examen des entrailles sacrificielles, l’expiation des foudres, la conjuration des prodiges. » (p. 69)

L’hellénisation

L’hellénisation est plus complexe et plus longue. Les Tarquins auraient été expulsés en 509 ; le IIIè voit la fin de l’Étrurie indépendante, progressivement absorbée par Rome (p. 70) Dès la fin de l’époque royale, la religion romaine commence à s’helléniser.

L’hellénisation s’accomplit selon l’assimilation (dit interpretatio) et l’emprunt. (p. 70) La première fonctionne selon un système d’équivalence : les dieux latins conservent leur nom mais acquièrent la personnalité, l’iconographie, la mythologie grecque, notamment à travers leur fonction (Zeus-Jupiter / Arès-Mars / Héra-Junon). Cette tendance à l’assimilation est répandue dans le monde antique. 

C’est au contact des marchands et des marins grecs, débarquant au port de Rome que les Latins et Romains furent séduits par les dieux des Hellènes, plus beaux, plus pittoresques, plus attirants, plus héroïques, mais également plus anthropomorphiques. (p. 72)

Liber et Libéra

De nombreux changements surviennent au Vè. Cérès est associée à Liber-Libera. Puis à Liber, formant avec lui le couple qui gouverne l’ensemble de la fertilité végétale, elle les céréales et lui, la vigne. (p. 74) Cérès est assimilée à Déméter. « Elle est la déesse des mystères d’Éleusis, la mère douloureuse de Perséphone-Coré qui lui a été ravie […] Proserpine est la transposition latine de la Perséphone grecque. (p.74)

Mercure est également un dieu assimilé à Hermès. On le rapproche de merx, merces, dieu de l’échange commercial, de l’activité mercantile. C’est avec le temps qu’il se chargera d’autres valeurs plutôt grecques : dieu des voleurs, des voyageurs et psychopompe (qui « conduit les âmes ») (p. 76)

L’emprunt a permis d’élargir le panthéon romain : Castor, Apollon, Hercule, Esculape ; ils ont même conservé leur nom (p. 75) et ont été intégré de façon fort différente. « autant de divinités, autant de cas spécifiques. On reconnaît bien là le pragmatisme romain. Si ce n’est que, à la différence de l’interpretatio Graeca, phénomène insensible et diffus, l’intervention de l’État est évidemment requise pour l’adoption de ces cultes étrangers qui, désormais, vont être intégrés à la religion publique. […] Quatre divinités seulement : le bilan, quantitativement, n’est pas considérable. » (p. 81) et surtout aucune femme. Pourquoi ?

« La raison en est sans doute que la religion nationale était déjà abondamment pourvue, à Rome même et dans les villes voisines, de ces déesses, toutes plus ou moins accoucheuses, fécondantes, fertilisantes, mères secourables de leurs fidèles, et qu’elle n’avait nul besoin d’aller chercher si loin ce qu’elle trouvait sur place. » (p. 82)

Vénus est à mettre en relation avec le « charme » magico-religieux qui porte aux dieux la prière des hommes. Elle est « une déesse de propitiation, médiatrice entre les hommes et le plus grand des dieux. » (p. 87) La légende troyenne, du fondateur Énée, fils de Vénus-Aphrodite, en fera une déesse nationale : « Vénus, mère d’Énée, Mars, père de Romulus, s’unissent pour protéger la Ville dont ils sont les divinités tutélaires, et le père et la mère surnaturels. » (p. 88) Que Vénus ait commencé par être une notion, un simple nom commun, avant d’être divinisée, ne doit pas surprendre. Quantité d’autres divinités ont connu le même destin : ce sont les abstractions divinisées. La seule différence est que leur promotion fut loin d’être aussi éclatante et que, faute d’une homologue grecque aussi intensément vivante qu’Aphrodite, faute de légende troyenne, elles ne dépassèrent jamais le statut de notion abstraite, objet d’un culte, dotées d’un temple, mais sans substance personnelle. » (p. 88)

En 217, le lectisterne, les six lits de parade rassemblent : Jupiter & Junon, Neptune & Minerve Mars & Vénus, Apollon & Diane, Vulcain & Vesta, Mercure & Cérès. On peut noter quelques différences ou glissements d’avec la parade grecque. (p. 86)

IV – L’organisation de la vie religieuse

« La religion romaine est une religion d’État. La distinction fondamentale se fait, à Rome, entre sacra publica, « cultes publics », reconnus par le peuple romain, célébrés conjointement par ses magistrats et par ses prêtres, à ses frais et à ses intentions, et sacra privata, « cultes privés », laissés à la diligence des particuliers, mais contrôlés par l’appareil d’État. » (p. 91)

Les quatre grands collèges

Ils sont les pontifes, les augures, les décemvirs et les épulons.

Les pontifes et les augures sont les plus anciens. Les premiers font le lien entre les dieux et les hommes (p. 94) et les augures ont la charge des auspices. « Leur nom, augur, renvoie à tout un ensemble de notions dérivées de la racine *aug– : le verbe augere, « augmenter », le substantif auctoritas, l’adjectif augustus, qui deviendra le surnom du prince, le nom même de l’empereur. Toutes expriment une « majoration » de force sacrée, celle que donne l’observation des signes, par où se révèle la volonté favorable des dieux. » (p. 96)

Le calendrier

Il est sous l’autorité des pontifes et rythme la vie quotidienne des romains, de jours fastes (ceux où les activités publiques sont permises) et néfastes (ceux où elles ne le sont pas) (p. 99) ; notons que les jours dits nefas ne sont pas de mauvaise augure… mais simplement des jours que l’on doit chômer.

Plusieurs formes de calendrier se sont succédé ; le système, à la fois solaire et lunaire, est fort complexe. Revoyons d’où provient le nom de nos mois.

Mars, avril, mai, juin : « Les premiers mois de l’année portent des noms dérivés de ceux de divinités : Martius (de Mars), Aprilis, Maius (la déesse Maia ? divinité de la croissance, cf. le comparatif major, « plus grand »), Iunius (qui renvoie à Junon, Iuno). Aprilis, avril, faisait problème pour les anciens. Dérive-t-il du verbe aperire, « ouvrir » ? Tout s’ouvre avec le printemps… Les modernes penchent plutôt pour l’autre hypothèse : Aprilis est formé sur *Apru, nom étrusque de l’Aphrodite grecque. » (p. 101)

Juillet, avant de devenir le Iulius que l’on connaît, pour commémorer la naissance de César, était Quintilis, le cinquième.

Août, contraction de Auguste, en l’honneur de l’empereur, était avant cela Sextilis, le sixième.

De même, et tels que nous les connaissons, septembre, octobre, novembre, décembre, sont les septième, huitième, neuvième et dixième mois. (p. 101)

Janvier, c’est le mois de Janus, cet ancien dieu romain qui préside au commencement. Quant à février, il est à rapprocher de februa, ingrédients et instruments de purification : « il faut en février, éliminer les souillures de la vieille année, pour recommencer, purifié, un nouveau cycle annuel le 1er mars. » (p. 102)

En instaurant des fêtes liées à des cultes, le calendrier inaugure des cycles : « On reconnaît dans le plus ancien calendrier des cycles fériaux nettement structurés, qui définissent avec clarté les finalités majeures de la religion archaïque. Ce sont ses préoccupations permanentes : la guerre, les champs, les morts ; ses ennemis et ses alliés, visibles ou invisibles, les forces qui travaillent pour ou contre elle, à la surface de la terre ou dans ses profondeurs secrètes. » (p. 102)

Dans la Rome antique : on ne se marie pas en mai ! Avec février, il est un mois des morts. (p. 105) Voilà qui diffère considérablement de notre calendrier chrétien, où les morts sont en octobre et les mariages en mai, mois de Marie désormais.

Les actes du culte : prière, sacrifice, vœu

Le Temple, de même, n’a pas le même usage qu’une église. Il faut des autorisations spécifiques pour y pénétrer et il est considéré comme la demeure du dieu. En fait, « emplacement consacré, autel ou arbre saint, statue à peine dégrossie d’une divinité à l’image des petits paysans sacro-idylliques de la peinture romaine, suffisent à l’homme pieux pour exprimer sa religiosité. » (p. 108) Le temple est surélevé sur un podium, héritage étrusque, et comme les dieux protègent ce qu’ils voient, il est nécessaire qu’il soit le plus haut possible. (p. 109)

L’acte essentiel du culte reste le sacrifice, qui obéit à des règles très strictes. « Offrande des prémices, celles de la moisson, de la vendange ; de gâteaux ; libation de lait ou de vin » (p. 112) mais également, sacrifice d’animaux. Tout est codifié, on n’offre pas n’importe quelle offrande à n’importe quel dieu.

« De la bête sacrifiée, dépecée, on fait deux parts. Les entrailles (exta) sont examinées par l’haruspice qui y lit les signes de la volonté divine et, spécialement, que le sacrifice est accepté par la divinité. S’il est refusé, il faut le recommencer jusqu’à ce qu’on obtienne son agrément (litatio). » (p. 113)

« Pourquoi offrir des sacrifices ? Les dieux n’en ont nul besoin, diront les apologistes chrétiens ; et, avant eux, les pythagoriciens (végétariens) avaient stigmatisé l’horreur des sacrifices sanglants, de la souffrance infligée à des bêtes innocentes (Ovide, Métamorphoses, 15). Cette prise de conscience révèle une pensée évoluée. Dans une religion archaïque, qui ne conçoit pas ses divinités comme de purs esprits, il faut nourrir les dieux, ranimer périodiquement leur force vitale. » (p. 116) Y eut-il des sacrifices humains ? Probablement. Mais les témoignages écrits nous donnent plutôt l’impression qu’ils étaient jugés comme archaïques et barbares. (p. 116) L’un des sacrifices, le vœu, est une offrande différée : « énoncée par anticipation, elle est conditionnelle et fait l’objet d’un contrat, passé entre l’homme et la divinité. » (p. 117) : do ut des, je donne pour que tu donnes. (p. 118)

La divination

C’est l’interprétation des signes, qui permet de connaître les volontés divines. La grammaire des signes est fort complexe et nous peinons déjà à distinguer les présages et les prodiges : signes naturels, signes qui font violence au cours normal de la nature. (p. 119) Existe aussi l’omen, de l’ordre du fortuit et du verbal : paroles lancées au hasard, lapsus. (p. 119)

Les auspices sont procurés par les oiseaux dont ils tirent leur nom (avis, et specio, « observer »). Considérés comme des intermédiaires entre les dieux et les hommes, leurs vols, leurs chants ou cris peuvent être interprétés, en dehors de toute consultation spécifique comme par un augure qui, alors, délimite un champ visuel dans lequel les oiseaux passeront ; leur trajectoire sera interprétée. (p. 12à)

Si les Livres Sibyllins sont empruntés aux Grecs, les haruspices sont étrusques : « issus de l’aristocratie, ils sont les dépositaires de l’Etrusca disciplina, contenue dans les livres révélés de la nation. Ils sont des maîtres inégalés en trois domaines : la divination par les entrailles des victimes, les foudres, les prodiges. » (p. 123)

Les jeux

« Les jeux envahiront le férial officiel et l’emploi du temps du Romain, qui n’aspire plus qu’à deux biens, « du pain et des jeux au Cirque », panem et circensis, dit Juvénal (10, 81). Faut-il le croire ? Les calendriers sont un document plus sûr que les poètes satiriques : celui de 354 ne dénombre pas moins de 176 jours de jeux. D’autant qu’il faut compter avec le scrupule religieux du Romain : la moindre faute rituelle dans le déroulement des jeux, un insignifiant vice de forme, et toute la cérémonie est à recommencer. » (p. 130)

V. La maison et les morts, la religion de la famille

Il existe une zone médiane de cultes entre ceux privés et ceux publics et officiels. 

Les gentes, avant de presque disparaître à l’époque classique, avaient leur culte : le culte gentilice, rendu aux ancêtres des familles patriciennes de l’époque.

Mais bien sûr, les familles romaines, même non patriciennes, rencontraient plusieurs événements religieux durant leur vie : mariage, naissance ponctuaient de cérémonies la vie des gens. (p. 134) 

Les dieux de la maison

De trois sortes : Les Pénates, les Lares et les Genius.

Les Pénates : ils sont les protecteurs de la maison. A l’origine, comme l’indique l’étymologie, pce sont « les dieux du penus, de la réserve aux provisions, qui est la partie la plus reculée de la maison » (p. 138) C’est « une collectivité indistincte de dieux à la personnalité peu saisissable » (p. 138) Ils n’existent que dans la maison.

Les Lares

Les Lares sont plutôt « les protecteurs d’un espace, d’un terroir : leur regard est ouvert sur le monde extérieur : la maison au sens large, y compris les esclaves, le domaine rural, les quartiers et les carrefours, à la ville et aux champs. » (p. 139)

Les Genius : « tout homme a son genius », sorte d’ange-gardien du paganisme. Parfois serpent, parfois anthropomorphe.

Les morts

Les morts sont redoutables et ils sont craints. Les Larves sont les revenants malfaisants. (p. 141-142) Les mânesmanes signifie « bons » : « Mais ce nom est donné aux morts par antiphrase et par euphémisme, dans la crainte et pour tenter, par les vertus de la parole et du rite, de rendre « bons » ceux qui, par nature, ne peuvent être que mauvais. » (p. 143)

VI. L’âge des Lumières

Nous avons certains indices d’une perte de vitesse et de panache de la religion dans le 1er siècle av JC, avant qu’Auguste ne la restaure.

Quelques scandales, comme l’affaire des Bacchanales, en 186, où les pratiquants, accusés de toutes les ignominies, furent arrêtés, emprisonnés et parfois exécutés. Le culte demeura, bien sûr, puisqu’il était impensable d’interdire le culte d’un dieu, a fortiori celui de Dionysos, mai sous contrôle. Il est possible que derrière cette affaire se soit cachée une manœuvre plus politique qu’une réelle préoccupation religieuse. En effet, ce culte attirait les minorités opprimées, qui trouvaient là une occasion de se réunir. Par ailleurs, la répression de ce culte sous l’autorité d’une prêtresse campanienne pouvait être un règlement de compte envers les Campaniens, naguère traitres à Rome et alliés d’Hannibal. (p. 146)

Le premier des Flamines, celui de Jupiter, resta non remplacé pendant près de 70 ans ; Auguste décida de restaurer 82 temples ! Le désordre s’installe dans le calendrier. Bref, la religion n’était pas au mieux de sa forme. (p. 148-149)

Il faut ajouter à cela la critique acerbe des philosophes. Dans les milieux cultivés, on ne croit pas aux fables de la mythologie ; Cicéron en tête, la Nouvelle Académie incline au scepticisme. L’anthropomorphisme des dieux est particulièrement ridiculisé. 

« La négation que l’épicurisme oppose à la religion traditionnelle porte essentiellement sur deux points : l’au-delà ; l’intervention des dieux dans les affaires humaines. Il n’y a ni survie de l’âme, ni châtiments éternels : notre être meurt tout entier, corps et âme ; et nous n’avons à redouter aucun châtiment posthume, infligé par des dieux vengeurs. Les dieux existent, mais ils sont inactifs (thèse dangereuse : ne serait-ce pas un athéisme déguisé ?). Ils ne régissent ni la marche du monde, ni les affaires des hommes, mais vivent dans une absence de trouble (ataraxie), qui est la condition même de leur béatitude. » (p. 152)

Cicéron croit tout cela invraisemblable et se tourne plutôt vers les Stoïciens, leur croyance en la providence, qui fonde la divination. Les dieux sont pour eux des composants du monde, éléments primordiaux (terre, eau, air, éther) ou parties de l’univers. (p. 152)

Malgré tout, la religion d’État va perdurer et être rénovée sous Auguste. « Quelles que soient les spéculations des intellectuels, dont aucun ne nie l’existence des dieux – le débat ne porte que sur leur nature – les pratiques du culte, élaborées par les ancêtres dans leur sagesse, s’imposent à tous les citoyens. » (p. 153) Les propos du De natura deorum de Cicéron témoigne de cette tolérance. Une certitude cependant, c’est l’immortalité de l’âme, qui devient le sort possible de tout homme pieux. (p. 153)

En quête de renouveau

On note que Marius, par exemple, s’attachait les conseils d’une prophétesse syrienne, Martha. Sulla croyait aux songes et recevait les conseils de déesses d’Asie. Isis et Sérapis reçoivent aussi des cultes, à Pouzzoles et à Pompéï, dès la fin du IIème s avjc. « C’est une religion populaire au sens propre, de petites gens. Les autorités la pourchassent. Le Sénat fait raser ses sanctuaires : elle en avait jusque sur le Capitole, détruits en 58, 53, 50, 48. Rien n’y fit : la foi isiaque, qui les reconstruisait inlassablement, était plus forte que les interdits officiels. (p. 155)

Un essai de reconstruction : Varron

Varron

« Varron est né avant les guerres civiles. Il a vu les commencements du règne d’Auguste. Sa longue vie de presque nonagénaire lui a permis de traverser toutes les crises de la fin de la République et d’en souffrir. Il a tenté, avec les armes de la théologie, une reconstruction de la religion romaine, trop élitiste pour se diffuser au-delà d’un cercle étroit d’intellectuels et d’hommes de pouvoir, aristocrates ou chevaliers éclairés. » (p. 158) Mais grâce à lui, nous avons connaissance de pans entiers de la religion romaine. On y perçoit advenir la restauration augustéenne et l’apparition d’un syncrétisme, plus mystique et moins spéculatif qu’il le dépeint.

VII. La renaissance augustéenne

« Le fondateur de l’Empire, né en 63 avjc, mort en 14 apjc, a inscrit sa carrière sous le signe du sacré. Chaque étape de son ascension politique a reçu une sanction religieuse. Adopté par César, il est, dès l’époque triumvirale, Diui filius, « fils du Divinisé ». Seul maître du monde romain depuis la défaite d’Antoine et Cléopâtre à Actium, en 31, il reçoit, en 27, le surnom plus qu’humain d’Augustus. En 12, après avoir attendu patiemment la mort du grand pontife Lépide (l’ancien triumvir), il revêt enfin le grand pontificat. À sa mort, en 14 apjc, il est lui-même divinisé et devient le Divus Augustus. » (p. 159)

Octave Auguste

Auguste, pour Octave, appartient à la sphère religieuse, comme le nom de l’augure. « Il confère à la personne du prince consécration religieuse et valorisation spirituelle, il l’élève au-dessus des hommes et le rapproche des dieux, sans toutefois en faire l’un d’eux dès son vivant. Il exprime la sacralité du pouvoir impérial et le fonde en droit divin : à celui qui le porte, il confère, dit Auguste lui-même, une auctoritas sans égale en ce monde. Après lui, tous les empereurs le porteront, comme essentiel à leur majesté et à leur être, qui échappe à la condition mortelle. » (p. 159-160)

Octave-Auguste entama une grande campagne de restauration des temples et des sacerdoces (pp. 160 et alii). Il faisait l’objet d’un culte impérial, mais il ne faut pas oublier que dans toutes les civilisations antiques, le souverain avait une dimension sacrée. (p. 167) « La mort d’Auguste en août 14, ses funérailles solennelles, son apothéose inaugurent le cérémonial des divinisations impériales. » (p. 171)

VIII. L’appel de l’Orient

Les religions orientales ont exercé un grand attrait sur le monde grec, puis le monde romain, et ce dès le IIIè siècle avjc, pour ne prendre fin qu’avec le christianisme. (p. 175) Il en existait de nombreux, mais les principaux sont :

Cybèle et Attis

– le culte de Cybèle, la « Magna Mater », accueillie pour chasser Hannibal d’Italie, selon les préconisations des Livres Sibyllins. La déesse arriva donc de Phrygie, sous la forme d’une pierre noire, avec son amant infidèle Attis et « son cortège de prêtres eunuques, envoutés par la danse, le son des flûtes, des cymbales et des tambourins, s’automutilant à l’exemple mythique d’Attis. » (p. 177) bien sûr, un tel culte, si étrange, fut rapidement réglementé et codifé.

– le culte des dieux égyptiens : Isis, Sérapis ; plutôt suivi par les femmes.

– le culte de dieux syriens, amenés par les Syriens, marchands ; « les cultes sémitiques sont multiples et bariolés ». (p. 190)

Culte de Mithra

– le culte de Mithra, « Sol Invictus » ; ce Mithra iranien est sûrement un lointain descendant du Mitra indo-européen de la littérature védique. C’est un dieu des armées, proche du soleil, introduit en Asie mineure par les Perses. (p. 195) Plutôt suivi par les hommes. C’est Mithra qui, le 25 décembre, naît de la pierre, dans une grotte, comme la lumière jaillit du ciel. La liturgie mithriaque réactualise le mythe de la création. (p. 196) Bien plus tard, au IIIè s apjc, le 25 décembre devient le jour de la naissance de Sol Invictus. « Le nouveau culte, qui avait sa fête le 25 décembre, jour du Natalis Invicti, fut assuré par des pontifes du Soleil, calqués sur les Pontifes ancestraux de Rome, désormais appelés Pontifes de Vesta ». (p. 206)

Aurélien et le syncrétisme : au IIè et IIIè s apjc, Rome n’a pas abandonné sa religion officielle ; elle s’est simplement enrichie ou colorée d’autres cultes, côtoyés par l’astrologie et la magie. Cependant, le règne d’Aurélien unifie et hiérarchise ces croyances dans un hénothéisme nouveau : « Pour la pensée syncrétiste, les dieux se rejoignent tous. Dieux de peuples différents, de Rome, de la Grèce, des Égyptiens, ou, à l’intérieur d’une même religion nationale, dieux ou déesses particuliers : ce ne sont tous que des expressions différentes, formulées ou figurées, d’une même divinité, qui les comprend et les dépasse tous. » (p. 204)

Ainsi, Isis devient la mère de tous ; Aurélien s’associe, voire s’identifie à Sol Invictus et va faire du Soleil le dieu suprême de l’empire ; il voulut même substituer Sol à Jupiter. À travers cela, « il officialisait les principes de l’hénothéisme. Il faisait passer dans les réalités du néo-paganisme romain les spéculations mystico-philosophiques de la théologie solaire. » (p. 207)

IX. Épilogue – Dieu de Platon ? Dieu des chrétiens ?

La théologie solaire

Elle est née chez les philosophes néo-platoniciens, eux-mêmes venant de l’Orient, sur des antécédents occidentaux, pythagorico-stoïciens. Julien, au IVè, en 362, compose encore un discours Sur le Soleil Roi, pour la fête du 25 décembre. (p. 209)

L’histoire a retenu de cette période quelques noms, œuvres et personnages marquants.

Les Saturnales de Macrobe, néoplatonicien, représentant de l’aristocratie païenne.

Notons également Pretextat, l’une des hautes figures de l’aristocratie sénatoriale à la fin du IVè, avec un gros cumul des mandats ! Proconsul d’Achaïe, initié aux mystères de Dionysos et d’Éleusis, pontife de Vesta à Rome, augure, quindécemvir, pontife du Soleil, « taurobolié » de Cybèle, « nécore » de Sérapis, « père » dans la religion de Mithra… bref, il préside à tous les cultes, encore à plus de 70 ans, parfois accompagné de sa femme Pauline, isiaque également, qui s’imprègne de tous les mystères. (p. 211)

Symmaque est plus politique et moins mystique, pontife majeur. Ou encore Maxime de Madaure, qui écrit en 390 à Augustin : « Il n’existe qu’un dieu suprême et un, sans commencement. » (p. 212)

Bref, « le bouillonnement mystique et cultuel des religions orientales et de l’hénothéisme n’avait donc pas suffi à perpétuer une religion de moins en moins romaine, de plus en plus ouverte sur l’universel. » (p. 212)

La fin du paganisme

Avec quelques dates importantes…

313 : l’édit de Milan établit la paix de l’Église et accorde la liberté de culte aux chrétiens et à toutes les religions, à égalité.

Constantin Ier

331 : inventaire et confiscation des biens des temples, ce qui amoindrit le paganisme.

337 : Constantin, même converti au christianisme, ne refuse pas d’être pontifex maximus.

Mais c’est à partir de Gratien (367-383) que datent les mesures symboliques et décisives. Il refuse le pontificat. Il ôte aux sacerdoces les privilèges financiers (p. 214).

Gratien

On note cependant qu’en 354, les fêtes romaines traditionnelles ont lieu, comme d’habitude.

391-392 : Théodose interdit les sacrifices sanglants. Il interdit également le culte des Lares, des Pénates et Genius, pour protéger les enfants, selon le danger évoqué par Prudence dans son Contre Symmaque, d’être conditionnés au culte païen. (p. 215)

N’oublions pas non plus que l’appellation païen est donnée par le christianisme, pour désigner le monde des campagnes, où les pagani, les gens du village, pagus, deviendront les « païens » attardés. Les ploucs quoi ! (p. 214)

494 : les fêtes romaines sont supprimées. Les Lupercales remplacées par la Purification de la Vierge et le Natalis Invictis du 25 décembre par la commémoration de la naissance du Christ. On abat les temples, ou bien ils sont transformés en église.

« Telles sont les ultimes métamorphoses du paganisme, d’un paganisme non seulement romain, mais préromain, venu du fond des temps néolithiques. Les religions sont aussi mortelles. » (p. 216)