Pourquoi lire Finkielkraut ? Par provocation ? Justement parce qu’il est tant décrié par les médias, les jeunes… et France Inter ?
Parce qu’aller à contre-courant (surtout médiatique) peut être un bon exercice de la pensée.
Parce que j’écoute souvent ses émissions et le trouve plutôt calme, raisonné et éminemment cultivé.
Et surtout parce que je fais ce que je veux ! :p
Plus sérieusement, moi, j’aime bien écouter Alain Finkielkraut (AF) les samedis matins à 9h sur France Culture. Au-delà de sa culture impressionnante, c’est vrai, je m’amuse souvent à guetter le moment où, à mon avis, il va vriller… Ah ! Ça y est, il s’agite, il s’étonne, il est submergé et il se jette dans l’identitarisme et le culte de la France et de sa grandeur.
Pourquoi lire Finkielkraut, demandé-je : sinon pour changer d’opinion à son sujet, du moins pour la modérer.
La défaite de la pensée, c’est clair, ça sonne réac’ et pessimiste au plus haut point. Qui, à part un vieux schnock, pourrait écrire quoi que ce soit sous un titre pareil ?
Bah tiens, justement : vouer systématiquement aux gémonies les vieux cons pour leur préférer des jeunes cons, voilà une habitude que nous avons prise et qu’il déplore, à la fin de son livre, dans des cris d’alarme un peu réac’…
Oui, AF déplore le « rajeunissement général et le triomphe du cucul sur la pensée »… J’ai tellement ri en lisant cette phrase !
Puis contre le « jeunisme », il cite Fellini :
« Je me demande ce qui a bien pu se passer à un moment donné, quelle espèce de maléfice a pu frapper notre génération pour que, soudainement, on ait commencé à regarder les jeunes comme les messagers de je ne sais quelle vérité absolue. Les jeunes, les jeunes, les jeunes… On eût dit qu’ils venaient d’arriver dans leurs navires spatiaux […] Seul un délire collectif peut nous avoir fait considérer comme des maitres dépositaires de toutes les vérités des garçons de quinze ans. »
C’est aussi vers la fin de son livre qu’on trouve ce qu’il a à dire sur les valeurs, ce qu’il critique finalement d’une pensée lisse, qui aimerait tout mettre sur un pied d’égalité, un égalitarisme forcené, plutôt que d’examiner un à un, méthodiquement, chacun des apports de la société, chacune des pierres de LA culture.
Une paire de botte vaut Shakespeare : Oui, dans ce chapitre, AF critique deux choses qui sont en effet bien différentes.
1) La mise sur un pied d’égalité d’œuvres différentes, dont il estime qu’elles n’ont pas la même valeur et déplore qu’on nous le fasse croire… (Les coupables ? Deleuze et Séguéla, grands défenseurs de cette pensée arasante, aplatissante)
« L'absorption vengeresse ou masochiste du cultivé (la vie de l'esprit) dans le culturel (l'existence coutumière) est remplacée par une sorte de confusion joyeuse qui élève la totalité des pratiques culturelles au rang des grandes créations de l'humanité. » (139)
2) La mise sur un pied d’égalité du divertissement et de la culture.
« Muni d’une télécommande dans la vie comme devant son poste de télévision, il compose son programme, l’esprit serein, sans plus se laisser intimider par les hiérarchies traditionnelles. Libres au sens où Nietzsche dit que ne plus rougir de soi est la marque de la liberté réalisée, il peut lâcher tout et s’abandonner avec délices à l'immédiateté de ses passions élémentaires, Rimbaud ou Renaud, Lévinas ou Lavilliers – sa sélection est automatiquement culturelle. La non-pensée, bien sûr, a toujours coexisté avec la vie de l’esprit, mais c’est la première fois, dans l’histoire européenne, qu’elle habite le même vocable, qu’elle jouit du même statut et que sont traités de racistes ou de réactionnaires ceux qui, au nom de la « haute » culture, osent encore l’appeler par son nom. » (143)
Car au fond, le véritable objectif du livre est bien celui-là : distinguer LA culture des cultures. LA culture, au sens antique, celle qui est censée permettre à TOUS les hommes de s’émanciper de leur condition première, de leurs traditions rétrogrades, de leurs craintes infondées et de leurs croyances éculées.
LA culture serait ce qui vous porte vers l’avenir et vous fait grandir. LES cultures seraient les particularismes alimentaires, vestimentaires et autres qui vous ramènent, au contraire, dans vos racines, vos origines et ce qui vous retient au lieu de vous faire aller.
Au début de son livre, AF oppose Julien Benda, fervent défenseur de LA culture, à Herder, défenseur des particularismes.
Pour an savoir davantage sur Julien Benda :
https://www.franceculture.fr/emissions/le-malheur-des-uns/julien-benda-ou-lengagement-a-geometrie-variable
« Il dénonce l’allégresse avec laquelle les desservants de l’activité intellectuelle, à l’encontre de leur vocation millénaire, flétrissent le sentiment de l’universel et glorifient les particularismes. » (13)
Herder,quant à lui :
« […] affirme que toutes les nations de la terre – les plus huppées comme les plus humbles – ont un mode d’être unique et irremplaçable. » (14)
C’est le concept de Volksgeist, en français Esprit national.
« Selon Herder, l’aveuglement de Voltaire reflète l’arrogance de sa nation. S’il pense faux, s’il unifie à tort la multiplicité des situations historiques, c’est parce qu’il est imbu de la supériorité de son pays (la France) et de son temps (le siècle des Lumières). » (16)
Herder ne rencontrera de succès que plus tard, après la défaite d’Iéna.
« L’homme étant l’ouvrage de sa nation, le produit de son environnement et non l’inverse, comme le croyaient les philosophes des Lumières et leurs disciples républicains, l’humanité doit se décliner au pluriel : elle n’est rien d’autre que la somme des particularismes qui peuplent la terre. Et de Maistre ici rejoint Herder : “Les nations ont une âme générale et une véritable unité morale qui les constitue ce qu'elles sont. Cette unité est surtout annoncée par la langue.” »(26)
S’ensuit un tableau long et précis des auteurs européens qui ont pris part à la querelle : universalisme contre particularisme, ou, pourrait-on dire, intérêt général contre individualisme ?
Pour Renan et le pangermanisme :
« L’empreinte éducative de Goethe s’efface en Allemagne : réduisant la culture au culte exclusif des puissances originelles, le Volksgeisttriomphe et révèle, par surcroit, ses potentialités totalitaires. » (54)
Et mène le monde à la guerre des nations…
Après la guerre, heureusement, nous pouvons saluer la fondation de l’Unesco.
« Ce régime (le nazisme) ayant jeté le monde dans la guerre en s’appuyant tout ensemble sur le despotisme, c’est-à-dire la suppression des libertés et sur l’obscurantisme, c’est-à-dire l’exploitation du préjugé et de l’ignorance, la nouvelle institution mondiale (UNESCO) était chargée de veiller à la liberté d’opinion et d’aider à vaincre les opinions aberrantes, les doctrines qui prolongent la haine en système de pensée ou qui donnent un alibi scientifique à la volonté de puissance. […] En liant le progrès moral de l’humanité à son progrès intellectuel, en se situant sur le double terrain politique de la défense des libertés et culturel de la formation des individus, les responsables gouvernementaux et les grandes autorités intellectuelles réunis à Londres renouaient spontanément avec l’esprit des Lumières. » (66)
Le projet était louable. Cependant, les efforts des intellectuels d’après-guerre, s’appuyant sur les découvertes des anthropologues, ont eu l’influence suffisante pour engendrer un retournement complet des objectifs initiaux de l’UNESCO :
« Il est dit, dans les résolutions actuelles de l’Organisation, que les êtres humains tirent toute leur substance de la communauté à laquelle ils appartiennent ; que l’identité personnelle des individus se confond avec leur identité collective ; que tout en eux – croyances, valeurs, intelligence ou sentiments – procède de ce complexe de climat, de genre de vie, de langue qu’on appelait jadis Volksgeistet que l’on nomme aujourd’hui culture ; que l’important, c’est l’intégrité du groupe et non l’autonomie des personnes, que le but de l’éducation n’est pas de donner à chacun les moyens de faire le tri dans l'énorme masse de croyances, d’opinions, de routines et d’idées reçues qui composent son héritage, mais bien au contraire de l’immerger dans cet océan, de l’y plonger la tête la première : « Loin de demeurer deux domaines parallèles, culture et éducation s’interpénètrent et doivent se développer en symbiose, la culture irriguant et alimentant l’éducation qui s’avère le moyen par excellence de transmettre la culture et, partant, de promouvoir et renforcer l’identité culturelle. » (conf de Mexico sur les politiques culturelles, Unesco, 1982, p.7) » (100-101)
Il faut bien saisir le désappointement d’AF, contre lequel je ne saurais m’élever : s’il défend LA culture contre LES cultures, c’est en opposant à LA culture [c.-à-d. la science, mais également tous les arts à vocation universelle, qui parle de l’humain plutôt que de l’individu] AUX cultures et à travers elles, à la valorisation excessive des particularismes, la protection tous azimuts des traditions et des rapports de pouvoir inégalitaires, contribuant alors parfois à la (re)naissance des nationalismes.
A.F. s’emporte un peu plus loin :
« Existe-t-il une culture où l’on inflige aux délinquants des châtiments corporels, où la femme stérile est répudiée et la femme adultère punie de mort, où le témoignage d’un homme vaut celui de deux femmes, où une sœur n’obtient que la moitié des droits de succession dévolus à son frère, où l’on pratique l’excision, où les mariages mixtes sont interdits et la polygamie autorisée ? L’amour du prochain commande expressément le respect de ces coutumes. » (128-129)
Dans ce chapitre, AF craint que l’on ne renonce au projet de droits universels de l’homme au nom du respect des traditions, et que – telle est sa comparaison – on endosse momentanément la livrée qui fera de nous le serf pliant sous la domination du knout, puisque ce dernier est plus âgé, plus ancestral (cf. les traditions) et plus respectable.
Bref, AF s’insurge contre ce droit d’ainesse des traditions ancestrales sur la culture, ce droit d’ainesse qui semble perdurer. Il déplore :
« Né du combat pour l’émancipation des peuples, le relativisme débouche sur l’éloge de la servitude. »
Attention cependant, il est parfaitement conscient de la pente glissante sur laquelle il se trouve et se défend par avance des attaques qu’il pourrait subir (et qu’il a pourtant subies !)
« Est-ce à dire qu’il faut en revenir aux vieilles recettes assimilationnistes et séparer les nouveaux arrivants de leur religion ou de leur communauté ethnique ? La dissolution de toute conscience collective doit-elle être le prix à payer pour l’intégration ? En aucun cas. Traiter l’étranger en individu, ce n’est pas l’obliger à calquer toutes ses conduites sur les façons d’être en vigueur chez les autochtones et l’on peut dénoncer l’inégalité entre hommes et femmes dans la tradition islamique sans, pour autant, vouloir revêtir les immigrés musulmans d’une livrée d’emprunt ni détruire leurs liens communautaires. Seuls ceux qui raisonnent en termes d’identité (et donc d’intégrité) culturelle pensent que la collectivité nationale a besoin pour sa propre survie de la disparition des autres communautés. » (131)
Et ça c’est pour Marine.
Sa majesté le consommateur : Pour finir, selon AF, la valorisation des cultures et la confusion des valeurs (^^) est le terrain de jeu favori du libéralisme et de ses folies consuméristes. Oui car dans le passé, si on ne confondait pas Shakespeare et une paire de bottes, c’était surtout affaire de calcul et de rentabilité. Or :
« Les hommes-cultures combattaient sous le nom de bêtise la tyrannie de la pensée calculatrice, tandis que son extension postmoderne ne suscite pratiquement pas de protestations. » (147) « La publicité a remplacé l’ascèse et l’esprit du capitalisme intègre maintenant dans sa définition toutes les jouissances spontanées de la vie qu’il pourchassait implacablement au moment de sa naissance. […] l’hédonisme contemporain retourne la raison bourgeoise contre le bourgeois : la pensée calculante surmonte ses anciennes exclusives, découvre l’utilité de l’inutile, investir méthodiquement le monde des appétits et des plaisirs et, après avoir ravalé la culture au rang des dépenses improductives, élève maintenant toute distraction à la dignité culturelle : nulle valeur transcendante ne doit pouvoir freiner ou même conditionner l’exploitation des loisirs et le développement de la consommation. » (147)
Bref, au prochain qui agonit d’injures le pauvre Finki’, je lui conseillerai vivement de se frotter auparavant un tant soit peu à ce livre – et à d’autres…
En attendant, je vous livre en entier son dernier paragraphe de conclusion, sorte de résumé…
Conclusion : le zombie et le fanatique
« La barbarie a donc fini par s’emparer de la culture. À l'ombre de ce grand mot, l’intolérance croît, en même temps que l’infantilisme. Quand ce n’est pas l’identité culturelle qui enferme l’individu dans son appartenance et qui, sous peine de haute trahison, lui refuse l’accès au doute, à l’ironie, à la raison – à tout ce qui pourrait le détacher de la matrice collective, c’est l’industrie du loisir, cette création de l’âge technique qui réduit les œuvres de l’esprit à l’état de pacotille (ou, comme on dit en Amérique, d’entertainment). Et la vie avec la pensée cède doucement la place au face-à-face terrible et dérisoire du fantastique et du zombie. » (165)