Ce livre écrit en 2017 par Gérald Bronner et Étienne Géhin
(ci-dessous B&G) a pour principal objectif de dénoncer les dérives d’un domaine universitaire, à savoir la recherche en sociologie. A travers divers exemples, les auteurs critiquent notamment les modèles sociologiques de ceux qui passent aujourd’hui encore pour les incontournables maîtres en la matière, à savoir principalement Durkheim et Bourdieu (cf un article : http://laetitia-pille.com/pierre-bourdieu-langage-et-pouvoir-symbolique), mais également quelques autres.
Ils souhaitent aussi apporter à la connaissance du plus grand nombre les dernières découvertes en neuro-sciences dont ils pensent qu’elles devraient apporter une rigueur supplémentaire et des arguments nouveaux à la recherche en sociologie.
La principale dérive de la sociologie que dénoncent B&G réside dans la possibilité de proposer des modèles explicatifs pour des faits dont l’existence n’est pas prouvée au préalable. On retrouve donc tout au long de ce livre la célèbre recommandation de Fontenelle dans la dent d’or (https://www.youtube.com/watch?v=IduaHsRywuw)
Parmi ces faits, dont il faudrait d’abord s’assurer de l’existence avant de les étudier, il y aurait les entités sociales (le pouvoir, le patriarcat, … ) auxquelles, parfois, certains sociologues, comme Bourdieu, auraient donné une importance dépassant largement celle qu’on devrait pourtant accorder à ce qui apparaît comme des allégories ou métaphores. En effet, la façon dont ces entités sociales sont présentées par ces sociologues pourrait laisser croire qu’elles sont dotées d’intention. Souvent Bourdieu écrit « Tout se passe comme si« . Cette vision des activités humaines prête le flanc à la caricature et peut favoriser, voire générer des théories complotistes ; c’est précisément un des dangers que dénonce principalement B&G.
Plus largement ce livre signale quelques écueils à éviter et quelques conseils à suivre.
Quelles recommandations peut-on tirer de ce livre ? Quels enseignements ?
Pourquoi faut-il le lire ?
S’assurer des faits avant d’élucubrer des théories
D’après B&G, la théorie selon laquelle il existe de « grands corps sociaux », presque doués d’intentions, inciterait ceux qui lisent le monde à travers ce prisme à croire qu’ils sont déterminés par ces mouvements. Il leur serait donc impossible de sortir des prédictions des sociologues et de la sociologie.
Après avoir donné des exemples assez drôles (en début de livre pp.29 etc), dont
– l’astrologie : la thèse d’Elisabeth Tessier soutenue en sociologie et défendant les vérités astrologiques ;
– l’affaire Sokal au cours de laquelle des physiciens ont rédigé des articles fallacieux en sciences humaines et ont réussi malgré tout à être publiés dans de grandes revues scientifiques ;
– les orixas d’Edgar Morin, qui seraient les grands corps sociaux doués d’une vie indépendante ;
– le jargon pseudo-scientifique qui permet de dissimuler les incompétences et d’inventer des concepts qui ne sont pas ni réfutables, ni vérifiables ;
– les genders et les limites des attaques de féministes radicales ;
B& G s’attaquent aux fondateurs et grands noms fameux de la sociologie : Durkheim et Bourdieu en particulier.
Durkheim (1858-1917) sociologue français, considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie. Il définit le « fait social » comme une totalité non réductible à ses parties. Il est notamment à l’origine du concept de conscience collective. Selon sa théorie du déterminisme social, les actions humaines sont les effets de causes extérieures aux acteurs eux-mêmes.
Bourdieu (1930-2002) un des plus grands sociologues du XXè. Il propose une analyse des mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales. Il définit des sous-espaces sociaux, appelés champs, qui seraient doués d’une autonomie relative envers la société et ses individus.
L’œuvre de Bourdieu est ainsi ordonnée autour de quelques concepts recteurs : habitus comme principe d’action des agents, champ comme espace de compétition sociale fondamental et violence symbolique comme mécanisme premier d’imposition des rapports de domination.
(https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Bourdieu)
L’habitus est l’ensemble de ce qu’un individu intègre au cours de sa vie et qui contribue à le faire appartenir à une classe. La « violence symbolique » est le moyen par lequel s’impose le système de valeurs de la classe supérieure aux classes qui lui sont inférieures. C’est l’appropriation comme étant le vôtre d’un système de valeur qui pourtant vous nuit.
A Bourdieu comme Durkheim (ou Lahire), B& G reprochent principalement de donner une trop grande part au déterminisme social et l’idée selon laquelle les individus ignoreraient les raisons qui les poussent à agir. Dénonçant Lahire (p.23), B&G écrivent
« Il affirme que le libre arbitre est une illusion, attendu que « chaque individu est trop multisocialisé et trop multisurdéterminé pour qu’il puisse être conscient de ses déterminismes ». »
B&G soulèvent la crainte qu’à force d’expliquer, la sociologie ne finisse par excuser. A trop souligner les déterminismes, les individus ne risquent-ils pas de négliger leur responsabilité ?
Plus précisément par la suite, B&G s’attaquent davantage aux valeurs et aux normes, dont une partie de la sociologie prétend qu’elles influencent irrémédiablement le comportement humain.
Ne pas donner trop d’importance au rôle des valeurs et des normes dans l’agissement des humains
Ce serait LE problème d’une partie de la sociologie et des sociologues :
« La sociologie holistique se plaît toujours à mettre en scène [les créatures étrangères], par exemple en soutenant qu’ils sont déterminés à faire ce qu’ils font par les valeurs et par les normes caractéristiques du contexte culturel dans lequel ils agissent. » (88)
Pour contredire cette vision, le travail de B&G développe (pp88-127) à plusieurs reprises des exemples dans lesquels les valeurs et les normes ne déterminent jamais ou pas toujours le comportement des humains.
Un argument
« Qui donc féliciterait ce fonctionnaire vertueux si sa vertu n’était qu’un effet mécanique des attentes auxquelles son rôle lui prescrit de répondre ? »
(Ne pas choisir entre) déterminisme ou libre arbitre ?
Les ensembles ou structures sociales-sociaux dénoncés :
En filigrane, sous-jacente à la question du déterminisme social comme phénomène défavorisant l’action individuelle, c’est la question du libre arbitre qui revient plusieurs fois au cours du livre, bien que n’en étant pas le sujet principal. Y a-t-il un rapport entre le déterminisme en général et les théories sociologiques « dénoncées » ?
Quel lien peut-on établir entre ce rapport au déterminisme et l’expression d’un libre arbitre ?
Déterminisme vs libre arbitre ?
Au début de leur essai, B & G présentent leur point de vue en termes clairs, après avoir critiqué la tradition sociologique dont nous avons donné les grandes lignes.
« Cette position [qui ne permet ni d’avoir conscience de la forte imprédictibilité de la vie sociale, ni de bien rendre compte des changements qui se produisent au sein d’une société humaine] n’est pas la nôtre, parce qu’il nous semble que les progrès de la neurobiologie et des sciences cognitives ne permettent plus aux sociologues de tout ignorer des ressources d’un « organe » qui est le moyen de la pensée, de l’intelligence, de l’inventivité, du choix et, par là, d’un certain libre-arbitre. » (26)
Mais comment définir ce libre arbitre ? Et par quoi passe-t-il ?
Les circuits préférés du cerveau
Les études du fonctionnement du cerveau mettent en lumière une sorte de balance entre surprises de l’inconscient et routine mentale. La capacité d’imaginer d’autres mondes est la manifestation d’une certaine liberté, ainsi que la capacité de prendre en compte ses erreurs et de se corriger. C’est là que s’exerce une certaine liberté d’agir.
« Le fonctionnement du cerveau est le résultat d’une hybridation entre des dispositions innées et des implémentations acquises. » (173)
Compréhension / intuition / causalité
Pour répondre à une partie des interrogations B & G font appel aux théories de Max Weber.
Cet économiste et sociologue du XIXè est également à l’un des fondateurs de la sociologie. Cependant, contrairement à la tradition marxiste qui explique les actions sociales par les faits extérieurs (les pressions et les mouvements de classe), Max Weber explique les comportements humains de l’intérieur, en cherchant à comprendre les motivations des acteurs sociaux. Il est le fondateur de la sociologie compréhensive, qui tâche de prendre en compte les individus et leur subjectivité. Max Weber met le premier en relation la réforme protestante et l’économie capitaliste. Il propose deux méthodes de connaissance (76) et s’oppose à l’idée d’une cause déterminante extérieure.
« Contrairement à Comte, Durkheim et à toute la tradition positiviste; Weber n’a jamais pensé que, pour être digne du nom de science, la sociologie devait imiter la physique en adoptant le postulat selon lequel un phénomène ne peut être que l’effet de sa cause efficiente, c’est-à-dire un phénomène antécédent de même nature. » (81)
De la même façon que Max Weber le préconisait, B & G encourage la sociologie à prendre en compte les motivations individuelles, de plus en plus perceptibles et analysables grâce à l’imagerie cérébrale.
Sur le libre arbitre, ils mettent en garde le lecteur :
« De tout ce qui précède, on ne doit donc pas déduire que nous tenons à sauver la notion philosophique de « liberté » ou que nous défendons l’idée selon laquelle la personnalité (ou le vrai « moi » d’un individu) serait logée dans son cerveau […] Mais on objectera peut-être que, même conçu comme une fiction intellectuelle, il devrait être réduit à ses déterminants biologiques. Ses pensées ne sont-elles pas, en dernière instance, des phénomènes électrochimiques ? » (177)
Peut-être est-ce une attitude un peu réductionniste ? D’autres questions sont ensuite traitées :
L’organisation neuronale du cerveau est-elle reliée à ses fonctions ? (178)
Pourrait-on parler de probabilisme plutôt que de déterminisme ? (179)
Conclusion : la recommandation de B&G pour le futur de la sociologie ?
Le livre est une exhortation à la prudence, pour que ne disparaissent pas, avec ses fondateurs dépassés, les apports nécessaires de la sociologie :
– appliquer le principe de la dent d’or : s’assurer des faits, de l’existence des entités avant de lancer des études
– prendre en compte les motivations particulières.
En référence à Max Weber, qui a démissionné du comité qu’il avait pourtant fondé, B&G soulignent une opposition idéologique fondamentale entre deux attitudes possibles du sociologues.
« On le voit, ce n’est pas d’hier que ceux qui voient la sociologie comme un sport de combat contre les « structures » et les déterminismes sociaux – comme ce patriarcat dont la sociologue Christine Delphy a fait son « ennemi principal » -, s’opposent à ceux qui pensent qu’elle doit d’abord établir empiriquement des faits (sociaux) dans l’intention de les comprendre. » (223)
Commentaires / Questions (ouvertes) de Laetitia Pille :
Pourrait-on objecter que
– les motivations religieuses dont parle Max Weber sont une autre entité sociale qui pourrait être décrite ainsi par Bourdieu ?
– les imageries cérébrales sont peut-être le bout de la chaine » et non pas l’origine des mouvements (cf Lordon https://www.dailymotion.com/video/xyoc3d) ?
– personne, en réalité, ne félicite un fonctionnaire qui a bien fait son travail…
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Voici le résumé de MARIE-NOËLLE GROUSSET, Professeur agrégée de Philosophie.
Le danger sociologique contre lequel mettent en garde B&G consiste à remplacer la complexité d’explications dignes de ce nom des phénomènes sociaux par une méthode qui, pour être simple, n’en est pas moins réductrice et dangereuse (dans la mesure où elle peut conduire sur la pente glissante du complotisme): hypostasier des entités collectives qu’on dote alors d’un pouvoir déterminant d’une manière inconditionnelle et mécanique.
Il ne s’agit pas pour les auteurs de soutenir la thèse – philosophique – du libre arbitre. Je crois au contraire qu’ils sont tout ce qu’il y a de plus déterministes, ce dernier étant le présupposé méthodologique de toute explication scientifique. Mais il y a plusieurs façons d’être déterministe. Et assurément, les faits sociaux ne sont pas déterminés de la même manière que les phénomènes naturels étudiés par la physique classique. C’est uniquement contre un certain déterminisme réductionniste (qui rapporte la complexité des comportements humains à leur seule et unique détermination par le collectif ou le groupe, bref, des entités transcendants les individus – ce qui est le principe de tout racisme et de tout sexisme, je note ça au passage -) que les auteurs portent leur critique. Parmi les déterminants d’une action, il y a non seulement ces entités collectives qui poussent les individus à agir, mais aussi les croyances que ces individus ont. Que ces croyances soient elles-mêmes déterminées, c’est ce que nul ne niera, mais qu’elles le soient mécaniquement par de grandes entités collectives, c’est méconnaître la complexité et le mélange inextricable de causes et de raisons, de mobiles et de motifs qui entrent dans la détermination de nos actes. Il me semble que c’est d’abord pour sauvegarder cette complexité réelle, dans la méthodologie des sciences sociales, qu’écrivent nos deux auteurs. Ensuite pour montrer que la simplification adverse peut vite faire glisser sur la pente de la personnification des entités collectives. Ce qui présente non seulement l’inconvénient de pencher du côté des théories conspirationnistes, mais aussi de verser dans des explications qui n’ont plus rien de scientifiques et qui se donnent les mêmes facilités que le sens commun affirmant par exemple qu’ON (mais qui est donc ce mystérieux « on », qui a fait, soit dit en passant, les délices de Heidegger….!!!) nous manipule, qu’on nous ment. Contre ce recours abusif aux entités collectives expliquant tout, ie en réalité rien, B et G revendiquent un individualisme méthodologique, la seule entité empiriquement constatable étant l’individu.
Ces notes de lecture ont été validées par Gérald Bronner.