Le hasard sauvage, Comment la chance nous trompe ? Nassim Nicholas TALEB

Un titre alléchant, n’est-ce pas ? De la part de cet auteur atypique qu’est Nassim Nicholas Taleb. Regardons comment il se présente lui-même :

« Pour moi, Levantin, Grec orthodoxe, Méditerranéen oriental, citoyen de l’empire romain d’Orient déchu, c’est comme si mon esprit était toujours lié au souvenir de ce terrible jour de printemps, il y a environ cinq siècles, où Constantinople sortit de l’histoire, écrasée sous l’assaut turc, nous abandonnant, sujets perdus d’un empire défunt, minorité extrêmement prospère – mais extrêmement fragile – dans un monde islamique – ou pire encore, minorité encore plus perdue parmi les nationalismes modernes. » (p.88)

Cet esprit drôle et fantasque, parfaitement libre, est devenu trader. Pourquoi un tel métier ? Là encore, il s’en explique lui-même :

« je m’étais lancé dans une carrière de trader et j’étais dans une phase non intellectuelle : j’avais absolument besoin de gagner de l’argent pour rebâtir l’avenir que je venais de perdre avec ma fortune, engloutie par la guerre du Liban (jusque-là, j’avais grandi dans l’idée de vivre confortablement sans rien faire d’autre que méditer, comme certains membres de ma famille depuis deux siècles). Soudain je fus plongé dans un état de précarité financière et redoutai d’avoir à devenir employé d’une société quelconque, qui ferait de moi un esclave en col blanc dépendant de la culture d’entreprise (quand j’entends l’expression « culture d’entreprise », je comprends « médiocrité inefficace »). J’avais besoin d’un compte en banque confortable afin de gagner du temps pour pouvoir réfléchir et profiter de la vie. » (p148)

Nous l’avons compris, un esprit brillant et souple, devenu trader pour gagner suffisamment d’argent et occuper son intelligence subtile à d’autres loisirs fort stimulants…

Dans ce livre, tout pêle-mêle… mathématiques, philosophie, neurosciences et remarques ou anecdotes personnelles amusantes. Une grande liberté de ton et d’agencement des idées, c’est ce qui caractérise ce livre ! D’ailleurs, Taleb revendique cette liberté, envers et contre tout…

« Presque tous les éditeurs m’ont suggéré de modifier la syntaxe de mes phrases (pour « améliorer » mon style) et la structure du texte (au niveau de l’organisation des chapitres) : à quelques exceptions près, je n’en ai pas tenu compte, et j’ai découvert ensuite qu’aucun de mes lecteurs ne jugeait ces changements nécessaires – en fait, je trouve que l’apport de la personnalité de l’auteur (imperfections comprises) rend un texte plus vivant. L’industrie du livre souffrirait-elle du classique « syndrome de l’expert » qui établit des règles générales n’ayant aucune validité dans la réalité ? Après avoir été lu par plusieurs centaines de milliers de lecteurs, j’ai découvert qu’on n’écrivait pas les livres pour les éditeurs. » (p20)

A la fin de son énorme livre – Taleb s’est interdit d’y mettre une quelconque limite – on trouve la liste des notions et références invoquées au fil de son texte, avec ses commentaires et notes de lecture. C’est bien la première fois que je vois ça, réalisé avec un humour et un détachement bien éloignés des ouvrages universitaires.

C’est ainsi que la lecture de ces 400 pages ou presque restent fort distrayante… On rencontre en effet au fil des pages quelques histoires passionnantes :

La lettre mystérieuse :

Vous recevez une lettre chaque début de mois vous prédisant avec justesse l’évolution du marché et de la bourse… vous finissez par investir alors une grosse somme d’argent auprès de cet informateur anonyme qui a fini par gagner votre confiance. Puis, plus rien ! C’était une arnaque. Votre voisin a reçu les mêmes lettres, mais le courrier s’est tari plus vite. Explication ?

« L’imposteur tire au hasard 10 000 noms dans l’annuaire. Il envoie une lettre haussière à la moitié de cette population, une baissière à l’autre moitié. Le mois suivant, il sélectionne les noms des gens à qui il a envoyé la prédiction qui s’est vérifiée : ils sont 5000. Le mois suivant, il recommence avec les 2500 noms restants, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ne lui en reste plus que 500. Là-dessus, il y aura 200 victimes. Voilà qu’il ne lui en reste plus que 500. Là-dessus, il y aura 200 victimes. Voilà comment quelques milliers de dollars investis dans des timbres peuvent rapporter des millions. » (p. 181)

Le cancer, les miracles et Lourdes… comment faire des inférences ?

« L’astronome défunt Carl Sagan, ardent défenseur de la pensée scientifique et ennemi juré de la non-science, a étudié les cas des patients dont le cancer guérissait après un pèlerinage à Lourdes et un simple contact avec les eaux sacrées. Il a découvert une chose intéressante : le taux de guérison pour le total des patients était inférieur au taux statistique des rémissions spontanées ! Plus bas que ceux qui ne faisaient pas le voyage à Lourdes ! Un statisticien osera-t-il prétendre que les chances de survie des patients diminuent après le pèlerinage ? » (p.190)

Les pigeons de Skinner

Lorsqu’en 1948, le psychologue Skinner invente un programme aléatoire de distribution de nourriture dans une boite pour pigeons…

« il assista alors à une chose tout à fait extraordinaire : les pigeons se mirent à inventer une « danse de la pluie » extrêmement sophistiquée, dictée par leur mécanique statistique intérieure. » (p.251)

Le tout entrecoupé de réflexions sérieuses !

« Pour l’être humain, tirer des leçons de l’histoire n’est pas une chose naturelle : c’est manifeste quand on considère la suite ininterrompue d’essors et de baisses, suivant la même configuration, qui se sont succédés sur les marchés modernes. […] Je le répète : il n’est pas dans notre nature d’apprendre de l’histoire. Nous détenons suffisamment de preuves pour penser que nous ne sommes pas faits pour le transfert d’expérience par la culture mais par la sélection de ceux qui portent en eux les caractéristiques favorables. Tout le monde sait que les enfants apprennent seulement de leurs propres erreurs. » (p. 83)

On y trouve même la critique d’un livre qui en dit davantage sur son auteur que sur le sujet abordé ! ^^

Le livre « malencontreux » L’esprit millionnaire »…

« Il [l'auteur] y fait remarquer que, sur les mille sujets de son étude, la plupart n’étaient pas des enfants particulièrement brillants ; il en infère que ce ne sont pas les qualités avec lesquelles on naît qui nous font devenir riche, mais plutôt le travail. On pourrait naïvement en conclure à notre tour que la chance ne joue aucun rôle dans le succès. Pour ma part, je dirais de façon intuitive que, si ces millionnaires sont doués de qualités proches de celles de la moyenne de la population, cela signifie (même si cette interprétation est plus dérangeante) que, dans leur cas, la chance a effectivement joué un rôle. La chance est démocratique et touche tout le monde, quels que soient les dons naturels de la personne. L’auteur de l’Esprit millionnaire, lui, aurait remarqué chez les individus qu’il a étudiés des degrés de ténacité et d’endurance au travail différents du reste de la population : autre confusion entre le nécessaire et le causal. Dire que tous les millionnaires sont des travailleurs acharnés et persévérants n’implique pas nécessairement que les travailleurs acharnés et persévérants deviennent des millionnaires. » (p.16-17)

Oui car au fil des pages, Taleb distribue les outils du scepticisme et de l’esprit critique, fournit quelques armes de recul… comme

La règle de Wittgenstein :

« A moins d’avoir confiance en la fiabilité de la règle, si vous utilisez cet objet pour mesurer une table, vous pouvez tout autant utiliser la table pour mesurer la règle. » Autrement dit : « Il existe une méthode de probabilité appelée l’information conditionnelle : à moins que la source soit hautement qualifiée, l’information exprimée en dit plus long sur son auteur que sur son sujet. » (p.243)
La stochastique…
 « Le processus stochastique est une référence à la dynamique des événements qui se déroulent au fil du temps. Le terme « stochastique » est un emprunt au grec qui signifie « hasard ». Cette branche des probabilités étudie l’évolution d’événements aléatoires successifs, ce qu’on pourrait appeler les mathématiques historiques. La clef de ce processus est qu’il se réfère au temps. » (p. 77)

Or,

« Nous ne sommes pas faits pour comprendre les probabilités, point sur lequel nous ne cesserons de revenir tout au long de ce livre » (p. 68)

Le mathématicien ? Cet animal curieux !

« le mathématicien est entièrement absorbé par ce qui se passe dans sa tête, alors que le scientifique étudie ce qui se passe en dehors de lui-même. » (p. 60)

Ou bien une note sur les effets secondaires de la mémoire combinée à l’induction :

Le ménage mémoire & induction

« Notre mémoire est une grosse machine qui sert à faire des inférences inductives. Prenez les souvenirs : qu’y a-t-il de plus facile à se rappeler, une série de faits aléatoires juxtaposés les uns auprès des autres, ou une histoire offrant un ensemble de liens logiques ? La causalité est plus aisée à mémoriser. Cela demande moins d’efforts à notre cerveau. Et cela prend moins de place. Qu’est-ce exactement que l’induction ? C’est aller d’un ensemble de faits particuliers vers le général. C’est très commode, puisque le général occupe moins de place dans notre mémoire qu’un ensemble de faits particuliers. Cette compression a pour effet de réduire le degré de hasard apparent. » (p.153)

Finalement, une opinion que je partage à 100% :

« Notre esprit n’est pas vraiment conçu pour comprendre comment fonctionne le monde, mais plutôt pour nous aider à trouver rapidement notre place afin de procréer. » (p. 86-87)

Pas si fou tout de même… A la moitié du livre, l’auteur rassemble ses idées et présente la suite :

« Dans la première partie, j’ai décrit des situations où les protagonistes ne comprennent pas les événements rares. Ils ne semblent accepter ni la possibilité qu’ils se produisent, ni leurs graves conséquences lorsqu’ils adviennent. […] L’objectif de cette deuxième partie est par conséquent plus terre à terre : j’essaierai de rapidement faire la synthèse des différents biais liés au hasard, qui sont traités dans beaucoup d’autres livres.
  1. Le biais du survivant : il vient du fait que nous distinguons seulement les vainqueurs, ce qui déforme notre vision des données de base
  2. La plupart du temps le succès fulgurant est dû à la chance
  3. Nous souffrons d’un handicap biologique : nous sommes incapables de comprendre les probabilités ! » (p.161)

Et il conclut la deuxième partie comme suit :

« Nous allons refermer ce chapitre sur l’idée suivante : je me considère aussi dupe du hasard que n’importe qui d’autre, en dépit de ma profession et du temps que j’ai passé à étudier le sujet. Il existe cependant une différence : je sais que je suis très faible en ce domaine. Mon humanité tendra toujours à me faire échouer : je dois rester sur mes gardes. Je suis né pour me laisser berner par le hasard. C’est ce que nous allons voir dans la troisième partie. » (p.238)

Moi, ce ne sera pas par hasard, que je vous conseille  le sexy Etienne Klein dans cette interview ! Il y établit les liens subtils entre hasard, causalité et indétermination ! ^^


Publié par

laetitia

Autrice ! de formation en Lettres Classiques, Docteur en linguistique, prof de Français Lettres Classiques, actuellement d'expression écrite et orale. Je souhaite mettre à disposition de tous des cours, des avis et Compte-rendus de lecture, des extraits de mes romans, des articles de linguistique, des recherches en mythologie et religion… et les liens vers la chaine "La Boule Athée" que je co-créai avec mon ex- compagnon et ami.

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