L’échappée – Olivier Lefebvre
Tout au long de ce livre, l’auteur montre avec amertume en quoi le métier d’ingénieur peut être une « cage dorée ». « L’intention de ce livre est de tenter d’élucider ce mystère en espérant que cette démarche permettra à quelques ingénieurs qui doutent d’y voir plus clair. Comprenons-nous bien : je n’ai pas l’ambition – et encore moins les compétences -, de leur offrir une forme de soulagement psychique. Mon projet est essentiellement d’ordre politique, car il y a un sens politique à refuser de se résigner et à déserter sa cage dorée. »
Ce moderne artisan du « business as usual » finit par se lever tous les matins pour un nouveau bullshit job, cette fois bien mieux déguisé que d’autres – mais la dissonance cognitive peut monter… lorsqu’on comprend par exemple que non, la voiture n’a pas été le miracle qui nous a permis de vivre loin, dans des pavillons toujours plus étendus, mais bien au contraire, que ces pavillons ont donné un sens à la technique de la voiture qu’il fallait bien justifier (p. 35)
Pour que cela fonctionne, il a fallu que le métier d’ingénieur devienne alléchant et enviable – l’élitisme y est donc cultivé, à travers la prééminence accordée aux mathématiques, l’intégration des sciences humaines et sociales dans un véritable cursus d’ingénieur – ce qui le distingue d’un cursus directement et exclusivement plongé dans la technique – et pour finir, la création d’une identité propre (p. 44-45).
Pourtant, les ingénieurs qui doutent, ceux en proie à la dissonance cognitive, ne s’y retrouvent plus. Pourquoi parler d’un bullshit job ? « On attend en effet d’un ingénieur de l’efficacité dans la résolution d’un problème et un respect rigoureux du cadre défini par les données de celui-ci. Sa créativité est mobilisée pour trouver la meilleure solution, mais le cadre général du problème lui est donné comme une contrainte non questionnable. A l’inverse du philosophe, l’ingénieur ne questionne pas la question. Il propose une réponse technique au problème qui lui est soumis. C’est sa capacité « à résoudre les problèmes qui est valorisée, certainement pas sa propension à se questionner sur leur bien-fondé. » (p. 46) Pire : le travail de l’ingénieur pourrait bien précisément consister à être la main ouvrée du capitalisme. D’après Noble, il serait même « historiquement conduit par les impératifs de croissance des entreprises. » (p. 51) Comme l’écrit David Graeber, Bullshit Job, 2018 : « La règle générale semble être que plus un travail bénéficie clairement aux autres, moins il est rémunéré. » (p. 52)
En poussant plus loin sa réflexion, notre auteur analyse la pensée de l’ingénieur en quelques traits, en la qualifiant par exemple d’algorithmique : « N’importe quel sujet est perçu comme un ensemble de variables pouvant être manipulées par un ordinateur, comme des éléments calculables. » (p. 63) Par rapport à son environnement, il suit Merleau-Ponty à propos de la naissance de la science moderne : « Ce ne sont pas les découvertes scientifiques qui ont provoqué le changement de l’idée de nature, c’est le changement de l’idée de nature qui a permis ces découvertes. » C’est la vision mécaniste de la nature qui donne à la science son caractère opératoire. » (p. 67) Pour l’auteur, c’est une des raisons qui expliquent que les ingénieurs se laissent volontiers séduire par les zététiciens qui s’érigent en véritables « gardiens de la raison » (p.69)
Mais finalement, l’ingénieur qui doute se trouve piégé, par sa pensée-même qui va le conduire à justifier son travail plutôt que de sauter dans l’inconnu et de tout quitter. « Il va poser le couvercle d’une histoire inventée ad hoc pour étouffer la petite voix de la dissonance. » (p. 79) L’écrivain Upton Sinclair synthétise assez bien la situation : « Il est difficile de faire comprendre quelque chose à un homme quand son salaire dépend du fait qu’il ne le comprenne pas. » (p. 89)
Finalement, l’auteur aborde le problème de l’éthique de l’ingénieur… qu’est-il juste de faire ou de ne pas faire ? « Un ingénieur, ce serait une personne qui produit quelque chose sans se préoccuper des conséquences de ce qu’il produit ? Cela semble impossible, car cela me ramène au concept de Hannah Arendt sur « la banalité du mal », chacun exécutant ses tâches dans le cadre qui lui est donné et se contentant de les appliquer en refusant volontairement de sortir du cadre et de se donner une vision d’ensemble. » (p. 99) Il va jusqu’à réfléchir au concept de servitude volontaire, notamment dans un passage Lordon-Spinoza : « Dans son livre Capitalisme, désir et servitude, Frédéric Lordon critique pour sa part l’expression de La Boétie, la « servitude volontaire », arguant que l’oxymore « vaut moins que la thèse qu’il désigne ». Pour Lordon, la servitude est de l’ordre de l’habitude prise, que viennent sédimenter des structures hiérarchiques et des mécanismes de dépendance, de telle sorte que l’individu ne peut s’en extraire. Il réfute donc l’idée d’une volonté d’entrer en servitude, en s’apputant notamment sur la théorie des affects de Spinoza qui nie l’existence d’un quelconque libre arbitre, la volonté n’étant qu’une illusion masquant un ensemble de désirs qui sont les moteurs de l’agir humain. Lordon souligne que la position des cadres est ambiguë, « mi-travail, mi-capital », c’est-à-dire à la fois du côté des dominants et de celui des dominés, de l’exploiteur et de l’exploité, et propose le terme de « consentement » pour caractériser cette « obéissance heureuse » qui semble les animer. » (p. 113) Mais tout compte fait, les hommes ne se croient-ils pas libres que par le fait qu’ils ignorent les causes qui les déterminent à vouloir ? (p. 117)
En guise de conclusion, l’auteur ouvre quelques pistes d’agir…
Rendre insupportable l’intérieur de la cage, en amplifiant la dissonance et en dégradant la cage…
Rendre désirable un « en dehors » de la cage au travers des alternatives et du « quotidien politique » : cela consiste à délaisser progressivement la consommation de marchandises issues d’un système productif invisible et anonyme au profit d’activités de subsistance telles que le bricolage, la fabrication d’objet, la construction, la cuisine ou la petite agriculture vivrière. Ces activités s’inscrivent dans un projet, éminemment politique, de réappropriation collective de nos moyens de subsistance. » (p. 129)