Peut-on dire qu’Apollon était un dieu misogyne ? Peut-on le dire sous prétexte qu’il est fils de Zeus, le dieu patriarche et dominateur ? Peut-on dire cela parce qu’il est souvent rapproché d’un dieu solaire, par opposition aux déesses lunaires ?
Peut-on le dire parce que Nietzsche, dans La Naissance de la Tragédie (1872) grecque l’oppose à Dionysos, divinité plus proche de la nature non domestiquée et de tout ce que les grecs renvoyaient au féminin ? Ou bien serait-ce au nom du meurtre du serpent Python, meurtre grâce auquel il s’empara de l’oracle de Gaia, la déesse Terre, mère de Chronos le Temps et grand-mère de Zeus et qui fit de lui le dieu de la divination ? Bref, peut-on s’amuser avec les symboles et les analogies ?
Oui, tant qu’on ne lutte pas avec véhémence pour défendre n’importe quelle point de vue au nom de n’importe quelle lubie…
Nous connaissons Apollon le musicien, le joueur de lyre, le chef des neuf muses et leur protecteur ; c’est d’ailleurs de celui-ci qu’il s’agit chez Nietzsche, cet Apollon qui aime l’ordre et le calme, contrairement à Dionysos, dieu de la nature désordonnée et joueur de flûte (enfin d’aulos, sorte de flûte antique à double anche). Mais Apollon le musicien, le solaire, ce qu’on oppose aisément au Dionysos nocturne, ne se dessine sous ce jour qu’à partir du Vème siècle av JC.
Dans l’Iliade, donc un ou deux siècles avant, Apollon est celui qui a construit Troie et qui protège les troyens contre les Grecs qui les assaillent pour reprendre Hélène. C’est du moins la version poétique de l’histoire ou encore le prétexte sexuel, car on parle également d’une guerre dont l’issue aurait permis aux grecs d’élargir leur passage vers l’orient…
Il est déjà clairement le dieu de la divination, don qu’il aurait reçu de Zeus sont père et transmis à plusieurs personnages légendaires, dont Calchas et Cassandre, qui tiennent des rôles importants dans l’Iliade.
Le roman soliloque de Wolf, (Cassandre, Stock, 1983-2003, p.160) l’évoque, cela n’est peut-être pas sans lien avec le meurtre de Python, qui était le gardien de l’oracle de Gaia de Delphes. Les prêtresses, appelées Pythies ou Pythonisses, étaient des prophétesses, comme Cassandre, et pourraient être perçues comme des résurgences de vieilles déesses mères. De ce meurtre ou de cette usurpation, il devient le dieu qui illumine l’esprit, même si ses réponses demeuraient souvent obscures, hermétiques !
Pourquoi cette partie de la légende d’Apollon (dieu solaire) tuant le serpent Python (pour prendre sa place) ne symboliserait-elle pas le passage d’une société matriarcale à une société patriarcale ? Si les prêtresses ou prophétesses pythonisses, sous la tutelle nouvelle d’Apollon (au vu des mythes, cette nouvelle tutelle pourrait dater peut-être du IIème millénaire av JC) étaient les derniers témoins de la persistance des déesses-mères, de la Grande Déesse, depuis lors encadrée par une divinité tutélaire ?
Dans le Traité des religions de Mircea Eliade ((Chapitre La Lune et la mystique lunaire (1)), plusieurs éléments pourraient nous porter à le penser… On y apprend en effet que les humains d’un âge pré-néolithique associaient volontiers la lune, l’eau, la femme et le serpent parce que la lune rythme le temps créant des cycles de naissance, de mort et de renouveau ; qu’elle agit sur les eaux, les marées, la végétation, la fécondité des femmes ; le serpent étant alors perçu comme un symbole de renouveau pour sa mue et un détenteur de science, prophétique et chtonienne, parce qu’il se cache sous terre : il est donc en contact avec les morts, nos ancêtres.
Certains mythes témoignent d’une croyance selon laquelle les femmes auraient enfanté sous l’influence de la lune, l’astre étant perçu comme fécondant les femmes ; d’autres racontent plutôt que c’est le serpent qui serait « l’époux de toutes les femmes ». Cette croyance a même perduré chez les latins sous la forme d’une peur : les femmes ont craint d’être réellement fécondées par des serpents.
L’éviction du serpent, ou sa séparation de la femme, pourrait symboliser la mise à mort de la croyance selon laquelle les femmes, par leur lien mystique avec la lune, l’eau, le serpent, se reproduisent sans l’homme, par des moyens surnaturels, magiques. Changement de temps, changement d’astre de référence ; le dieu solaire (la racine indo-européenne « dies » signifie « dieu ») aurait détrôné la divinité lunaire. Il se trouve qu’une des étymologies possibles d’Apollon serait justement apollumi, détruire.
Apollon le médecin est aussi Apollon le dieu qui dompte le serpent. En vertu de cette (nouvelle ?) association (bénéfique) avec le serpent, Apollon se trouve connecté avec l’art de la divination, certes, mais également avec les morts et les cycles de régénération, comme la réincarnation.
Ah, ce serait trop beau et tellement séduisant quand tout semble coincider ! Cependant, pour défendre un point de vue contraire, rappelons que Dionysos lui est opposé par Nietzsche justement en vertu de son pouvoir destructeur. C’est d’ailleurs sur le même argument que Danielou rapproche le Shiva indien du Dionysos grec (Shiva et Dionysos, 1979).
Or, dans l’Iliade, Apollon apparaît sous la forme de Lycaon pour convaincre Enée de lutter contre Achille en duel. Est-ce que cette apparition sous forme de loup a elle aussi un sens ?
Christa Wolf (Cassandre, Stock, 1983-2003, p.160) y songe et propose cette réponse : « Le marxiste George Thomson avance dans ses travaux sur l’origine totémique des divinités grecques en partant du culte des morts, un culte clanique dans lequel les morts furent honorés comme des héros et qui, vu le rôle important des animaux et des plantes dans le rituel pré-déiste, avait vraisemblablement un caractère totémique […]
« Certes on admet, écrit Thomson, qu’Apollon Lycée est un dieu-Loup. Mais s’il avait jamais dû être véritablement un loup » – donc le signe totémique d’un clan – « cela remonte à si loin qu’il n’a pas besoin de passer sa tête par la fenêtre. »
Mais s’il le fait tout de même, on tombe, comme Thomson, sur le serpent, l’animal sacré qui, nourri de gâteaux au miel dans les sanctuaires d’Apollon les plus anciens comme les plus récents, était vénéré dans les maisons minoennes en tant que déesse-serpent, « maitresse du foyer ». Parce que le serpent incarne l’esprit des morts, lui qui change de peau, symbolisant leur vie éternelle :
« Dans la forme du culte du serpent, le totem du clan fut remplacé par un symbole généralisé de la réincarnation. »
L’hypothèse de George Thomson consiste à supposer que, des dizaines de milliers d’années auparavant, dans la horde primitive et le clan, lorsque l’homme vivant de cueillette et d’une chasse rudimentaire, incertaine, il se serait identifié avec l’animal totémique ou la plante totémique en créant le tabou : « Tu ne mangeras pas le totem ! ». C’est alors qu’il avance, preuves à l’appui, l’existence du premier « état social dans lequel les hommes entraient grâce au mariage dans le clan des femmes ». Cette théorie témoigne d’une structure matrilinéaire que le chercheur fonde sur la magie totémique, « apparue au moment décisif où l’être humain s’est séparé du règne animal » et qui représenterait « la mère à l’origine de toute civilisation humaine ». (v. Thomas Mann et Kérényi)
Cet enchevêtrement d’hypothèses, bien que fort passionnant, montre à quel point il peut être dangereux de partir sur une piste… alors que les histoires et légendes, qui n’étaient ni contrôlées par l’écrit, ni figées dès lors qu’une partie d’un groupe humain se séparait de sa matrice, devaient par conséquent être plurielles et mouvantes.
Je ne proposerai donc pas de réponse ou de voix, qui serait le simple fruit de mon imagination ou d’une volonté d’asseoir, à partir d’éléments de mythes ou de légendes.
Même si Eve était peut-être une déesse phénicienne archaïque du monde souterrain, personnifiée par le serpent. Et que le serpent était un symbole de la connaissance.