(ChampsSciences, Flammarion, 2019)
Après une belle introduction où Etienne Klein explique classiquement les raisons d’être de son ouvrage, nous découvrons une série de petits chapitres, chacun dédié à un aspect de la physique, que l’on pourrait aborder également en termes philosophiques…
Esprit d’ouverture es-tu là ?
Parce que contrairement à Wittgenstein, repris en cela par Bouveresse, EK pense qu’il existe une continuité entre philosophie et physique !
« à la fin de sa vie, Einstein reconnut que sans la lecture des grands penseurs, notamment Hume, Kant, Schopenhauer ou encore Mach, il n’aurait pas eu la force intellectuelle de contester la conception classique de la temporalité. »
(p. 27)
AH ! et sans les philosophes atomistes… n’aurions-nous pas pris du retard en physique ? (p.29) Leurs erreurs et leurs errances ont bien sûr contribué au développement des recherches qui, finalement, ont rendu caduques leur vision de l’atome.
Le passé existe-il quelque part ? et le présent ?
« Dans son Autobiographie intellectuelle, le philosophe Rudolf Carnap rapportait à ce propos une anecdote éclairante :
Un jour, Einstein me dit que le problème du présent le tracassait sérieusement. Il m’expliqua que l’expérience du présent a pour l’homme une signification spéciale qui la différencie radicalement de celle du passé et du futur, mais que cette différence ne peut être mise en évidence au sein de la physique. Que cette expérience ne puisse être prise en charge par la science lui semblait aussi navrant qu’inévitable. Je lui fis remarquer que tout ce qui a objectivement lieu devrait pouvoir être décrit par la science : d’un côté, la succession temporelle des événements peut être décrite par la physique ; de l’autre, l’expérience particulière que l’homme a du temps, y compris ses appréhensions différentes du passé, du présent et du futur, peut être décrite et (en principe) expliquée par la psychologie. Mais Einstein pensait que les descriptions scientifiques ne sont pas faites pour combler nos attentes d’être humains ; qu’il y a quelque chose d’essentiel à propos du présent qui demeure hors du domaine de la science. »
(p. 69-70)
Mais alors le présent nous échappe-t-il ? N’y a-t-il rien ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que le rien ?
Amusant, pour Parménide, le vide n’existe pas. Il est même impensable. Et cet espiègle d’E.K d’ajouter entre parenthèse « ce qui pose tout de même la question de savoir comment il a pu y penser, mais nous n’ergoterons pas ici. » (p. 74)
Epicure, bien sûr, ce génie, avait eu l’intuition du vide, sans lequel nous ne pourrions pas nous mouvoir, explique-t-il (p.78). Aristote en revanche, une fois n’est pas coutume, fut moins inspiré (p. 79) Mais Einstein également ! qui aurait décrété que le vide n’existait pas : « cette affirmation revenait à considérer que la lumière se propage d’elle-même dans le vide, sans avoir besoin d’un quelconque support. » (p.81)
Finalement, ce vide que l’on recherche tant : « le vide quantique, l’énergie noire, la constance cosmologique, ou encore le champ scalaire de Higgs […] sont autant d’avatars contemporains de la vieille idée du vide. » (p.83)
Après plusieurs exemples, EK finit par montrer qu’en fait, il n’est pas de vide de rien ; c’est toujours un vide de quelque chose dont il s’agit.
« En conséquence, évoquer le vide « en l’air », sans insérer le mot dans un tissu d’arguments, de relations et de raisonnements à propos des entités que l’on considère comme réelles, n’a guère plus de sens que de discuter du sexe des anges : c’est parler du vide dans le vide.
Par exemple, selon la physique quantique, le vide n’est pas l’espace vide. Il apparaît rempli de ce qu’on pourrait appeler de la matière « fatiguée », constituée de particules bel et bien présentes mais n’existant pas réellement. »
(p. 89)
On parle alors de particules virtuelles. Pour les faire exister, il faut « leur donner l’énergie qui manque à leur pleine incarnation. » (p. 89) et comment ? « Il y a un moyen […] de réveiller les êtres interlopes qui peuplent le vide quantique : il suffit de faire entrer en collision, au-dessus de leur tête, deux particules de haute énergie. Celles-ci offrent alors gratuitement leur énergie au vide et du coup, certaines particules virtuelles deviennent réelles et s’échappent hors de leur repaire. » (p. 90)
C’est génial non ? On peut faire exister de la matière ! La matière, un peu comme la considérait Aristote, un état avant la forme, un potentiel.
Pour la cause, de l’œuf ou de la poule, la cause est-elle vraiment entendue ? EK passe en revue l’état de la question… ou devrait-on dire DES questions. Je m’arrête sur celles-ci :
« Quel est le statut des lois physique et comment parviennent-elles à s’appliquer aux objets physiques ? » (p.89)
« En langage moderne, cela reviendrait à dire que les équations mathématiques exprimant les lois physiques sont « transcendantes » et non pas immanentes, c’est-à-dire indépendantes de l’univers empirique et que ce dernier n’en constitue qu’une image mobile et imparfaite. Le monde serait en quelque sorte un écho physique dégradé de la pureté mathématique qui le tiendrait sous sa coupe. Mais si tel est le cas, comment le monde des équations parvient-il à structurer « à distance » le monde des phénomènes ? Ou, redit en langage platonicien, comment les formes intelligibles participent-elles aux formes sensibles ? »
(p. 115)
Et si Platon évoque un démiurge… que pouvons-nous aujourd’hui invoquer de satisfaisant ?
A ce sujet tout de même, notons l’importance que semblait accorder Einstein aux mathématiques, lui qui écrivit : « aucune méthode inductive ne peut conduire aux concepts fondamentaux de la physique. » (p. 121) Et de déplorer que les philosophes du XIXè ne l’aient point compris.
Plus tard, dans une conférence à Oxford, Einstein s’explique : « L’expérience peut bien entendu nous guider dans notre choix des concepts mathématiques à utiliser, mais il n’est pas possible qu’elle soit la source d’où ils découlent. C’est dans les mathématiques que réside le principe vraiment créateur. En un certain sens, donc, je tiens pour vrai que la pensée pure est compétente pour comprendre le réel, ainsi que les Anciens l’avaient rêvé. » (p. 122)
Et il s’en étonne : « Comment est-il possible que la mathématique, qui est produit de la pensée humaine et est indépendante de toute expérience, puisse s’adapter d’une si admirable manière aux objets de la réalité ? La raison humaine serait-elle capable, sans avoir recours à l’expérience, de découvrir par la pensée seule les propriétés des objets réels ? » (p. 127)
EK de commenter : « Tout s’est passé comme si Pythagore avait fini par détrôner Démocrite. » (p. 127)
Bon moi j’ai ma petite idée sur le sujet ^^ je parlerais volontiers d’homomorphisme entre les structures de la pensée et le monde tel qu’il est donné à voir à ses structures… mais c’est un autre sujet !
En tout cas, la question n’est pas stupide et « l’histoire de la physique montre en effet que certaines crises ont été résolues de façon législative, d’autres par des ajouts ontologiques. » (p. 137)
De manière ontologique, c’est-à-dire en supposant l’existence de quelque chose qui permettrait à la loi physique de bien fonctionner. « Par exemple, on postule qu’il existe une « entité » ou une « substance » non encore découverte dont l’existence permettrait d’annuler le désaccord entre la théorie et l’expérience. » (p. 136)
Et c’est ainsi qu’en 1930, on découvrit le neutrino (la transformation d’un neutron en proton) (p. 137) Quant à la découverte du fameux champs de Higgs, il s’agit « d’une solution à la fois ontologique et législative : elle consistait, d’une part, à postuler l’existence d’un champ quantique emplissant tout l’espace (ajout ontologique), d’autre part à décrire comment les particules élémentaires, effectivement sans masse, interagissant plus ou moins fortement avec ce champ, ce qui a pour effet de ralentir leurs mouvements de la même façon que si elles avaient une masse (ce qui correspond à une nouvelle loi physique qui bouleverse notre façon d’associer particules élémentaires et masse). » (p. 138)
Le monde fait-il bloc avec lui-même ?
Mais revenons à ce qui ne cesse d’étonner les penseurs, Einstein ici nommé : « Comme beaucoup d’autres physiciens, Albert Einstein s’émerveillait de la capacité qu’ont les mathématiques à mordre si efficacement sur la réalité physique. Mais par quoi, se demandait-il, les objets « réels » se caractérisent-ils donc ? » (p. 147)
A partir de 1920, la physique quantique vient bouleverser les questions de la physique et en pose de nouvelles ; elle sème de grands troubles, parmi lesquels : « elle n’accorde par aux atomes (ni aux particules qui les constituent) une position, ni une trajectoire, ni une forme qui soient bien déterminées, ce qui rompt déjà avec le mécanisme un peu simplet des origines de la physique moderne ; ensuite et surtout, elle renonce à faire usage de l’idée, pourtant élémentaire, consistant à attribuer aux particules une réalité qui serait pleinement indépendante de nos moyens de l’observer. » (p. 149)
Le hasard ? Einstein refuse cette hypothèse. (p. 151) « Einstein tenait au réalisme « ordinaire » des physiciens : la physique se doit de défendre l’idée d’un monde réel dont les plus minuscules parcelles existent objectivement […] que nous les observions ou non. » (p. 151)
Une grande discussion s’ensuivit avec Niels Bohr, jusqu’au fameux EPR, l’article conjoint de Einstein, Podolsky et Rosen (1935) dans les détails duquel je serais bien incapable d’entrer, encore moins capable de résumer.
Einstein et Bohr se rencontre en 1937 et c’est passionnant… ça vous étonne ?
« En fait, leurs positions respectives étaient irrémédiablement figées. Bohr croyait que la physique quantique était une théorie fondamentale et complète, et c’est sur elle qu’il édifia sa conception philosophique du monde : « c’est une erreur de croire que la tâche de la physique est de découvrir comment est la nature. La physique traite de ce que nous pouvons dire de la nature ». Quant à Einstein, il avait un point de vue rigoureusement opposé. Il fondait sa compréhension de la physique quantique sur la croyance inébranlable en l’existence d’une réalité indépendante de l’observateur. » (p. 159)
De nature apparemment philosophique, le désaccord semblait immuable… et pourtant, dans les années 80, fut mise au point une expérience physique « qui montra que, en l’occurrence, ce sont les prédictions de la physique quantique telle qu’elle est qui sont justes, et non celles des théories alternatives. En définitive, c’est toute la classe des théories réalistes locales qui se trouvait là réfutée. » (p. 162)
Einstein avait tort. Et s’il avait vécu 150 ans, il aurait eu matière à contredire sa pensée (p. 164) Mais bon… nous, simples mortels, avons-nous bien compris de quoi il était question ? L’enquête est encore longue.
Qu’avons-nous compris en somme ?
« Que dans certaines situations, deux particules qui ont interagi dans le passé ont des liens que leur distance mutuelle, aussi grande soit-elle, n’affaiblit pas : ce qui arrive à l’une des deux est irrémédiablement « intriqué » à ce qui arrive à l’autre, par l’entremise d’une connexion étrange, sans équivalent dans le monde ordinaire, car elle ne résulte pas de la transmission d’une information à distance. […] En somme, le tout qu’elles forment d’une part n’a pas de localisation précise, d’autre part est plus que l’ensemble de ses parties. Les différentes parties d’un tel système n’ont pas d’existences indépendantes et les mesures faites sur chacune d’elles peuvent influencer instantanément les propriétés des autres, sans que cela viole les principes de la théorie de la relativité (notamment l’impossibilité de dépasser la vitesse de la lumière) puisque aucun signal n’est échangé entre elles… »
(p. 162)
« Ce phénomène étrange, qu’on appelle la « non-séparabilité » ou la « non-localité », impose de renoncer définitivement à interpréter la physique quantique dans le sens des idées d’Einstein. »
(p. 163)
Et nous finissons avec une longue citation de Bernard d’Espagnat, le maître en philo-physique d’Etienne Klein (p. 19), qui propose une adhésion contemporaine aux thèses de Plotin, une voie entre matérialisme et idéalisme.
« Choses et événements sont, en dernière analyse, des apparences. Des ombres que l’on discerne sur la paroi de la caverne. Mais comme tout ombre, ce sont des ombres de… On voit ainsi que je rejette aussi bien le matérialisme (car ce sont des ombres) que l’idéalisme intégral (puisque ce sont des ombres de…). Une de mes divergences d’avec le mythe platonicien consiste en ce que pour moi ces ombres sont toutes ombres d’une réalité unique, indivisible, même par la pensée, en parties. Autrement dit, hors de l’espace et sans doute aussi du temps. Cette réalité, qui se rapproche finalement qu’une peu de l’Un de Plotin, est ce que j’appelle « la réalité indépendante » ou « le réel ».
(p. 166)
Sur ce, je vous laisse méditer… mais pas extrapoler ! 😉