Histoire de ta bêtise, François Bégaudeau

Toi aussi tu as lu le livre de FB ? Toi aussi tu l’as ouvert, sourire aux lèvres, sachant déjà que tu finirais par t’y lire, par t’y retrouver, de gré ou de force, parce que c’est ainsi, c’est voulu, c’est probablement construit comme ça. C’est comme ça que, probablement, tu l’aurais construit, toi.

Toi aussi tu as jeté un œil divulgâcheur aux dernières pages et tu as lu, avec une certaine satisfaction :

« Pour le coup j’aimerais me tromper. J’aimerais que tu me fasses mentir en te reconnaissant dans ce tu. 

Fais-moi mentir.

Donne tort à ce livre en le validant. »

Bon. De toute façon, tu t’en fous de connaître la fin des films et des séries ; le chantage au spoil n’a pas de prise sur toi. Ce qui t’intéresse, c’est le chemin. Pas le bonbonsurprisefinal. Tu n’es pas dupe. Tu n’es pas manipulable par un suspense artificiel. Alors tu connais déjà la chute.

Mais là, paye ta chute… as-tu eu envie de dire. Le propos irréfutable. Le cercle vicieux dans lequel il va essayer de t’enfermer. Quoi que tu fasses, il te le dit, « tu es un bourgeois. Mais le propre du bourgeois, c’est de ne jamais se reconnaître comme tel. » Voilà. Tu as touché le livre, tu es pris au piège. Tu n’aimes pas trop ce procédé rhétorique. Mais ce n’est pas grave, tu es sympa, curieux, tu vas quand même le lire. Et puis, tu n’es plus un gamin, tu sais d’où tu viens, tu sais qui tu es ; quel que soit l’intérieur de ce livre, il ne fera pas de toi un autre. Par ce procédé fallacieux, il s’est déjà effondré sur lui-même.

FB te parle. FB t’accuse. Il s’adresse toi et il te traque sans relâche. Tu es un bourgeois. Et il va bien falloir que tu l’admettes. Il va te montrer pourquoi. Comment.

Dès le début, ça part mal. Parce que toi, tu n’as pas voté Macron au deuxième tour. Tu n’es pas vraiment, d’ailleurs, convaincue par cette mascarade de démocratie. Tu n’as pas hurlé avec les autres quand ils ont cherché à défendre leur liberté. Tu ne crois pas à la liberté. Tu es profondément déterministe et matérialiste. C’est sans doute à cause de la terre qui colle à tes pompes.

Malheureusement, tu ne t’es pas non plus reconnue en demi-mondaine parisienne. Tu ne t’es pas reconnu en hype, en hipster, en petit chef de start up, en professionnel du design, en costume de profession libérale. Plus les pages défilent, plus le style pamphlétaire de FB est censé gifler, plus tu le vois passer à côté de toi.

Dans ta famille, il ne faut pas remonter bien loin pour trouver des petits paysans, des orphelins, des marins, des coiffeurs, des pompiers et puis, soudainement… des profs et des chercheurs ; extirpés par les concours de la fonction publique d’une ancestrale condition provinciale et pauvre, subalterne et exploitée. Tu ne te sens déjà plus concernée par son livre.

Pire, tu es un peu déçu, un peu gêné même, quand FB semble vanter sa table de chevet : un carton de Franprix. Tu penses à ta mère, qui souvent râlait parce que tes cheveux décoiffés partaient dans tes yeux, parce que tes vêtements étaient salis : « on va te prendre pour une gitane ! » Tu penses à ton arrière-grand-mère qui te recommandait d’avoir toujours sur toi une culotte propre… au cas où tu aurais un malaise et que des infirmiers te découvraient un slip troué. Des origines pas propres quoi. Et l’autre, le snob, avec sa table de nuit en carton…

Les gens pauvres, ils ne veulent surtout pas être sales, en plus. Ils n’écriraient jamais, comme FB : « Ici, la règle est le sale (p.60) » Non. Il faut prendre soin de ses affaires, quand on en a peu. On n’achète pas tous les samedis. Et quand on a une table de chevet, c’est celle de sa grand-mère, celle de sa sœur morte. Celle de la brocante, de la Trocante même. Pas celle d’Ikea en tout cas. Tu n’y vas jamais, toi.

D’ailleurs, toi, tu ne vas pas chez H&M ou Célio et tu hallucines totalement quand FB raconte qu’il s’y habille comme une preuve de son appartenance au peuple… l’ignorance du mec : il ne te voit même pas, alors ? Il ne sait même pas que tu achètes tes fringues dans les dépôts vente – oui aussi pour des raisons écologiques, et tu le revendiques. Et c’est déjà tellement mieux que le Kiabi, où tu traînais en râlant tes jambes honteuses d’adolescent. Toi, tu ne portais pas de marque. Les parents disaient que c’était du gaspillage puisque tu n’avais pas fini de grandir. Que tu te paierais ces fioritures quand tu aurais ton propre salaire.

Tu étais avec des petits bourg’ au collège, pourtant. Tes parents stratèges t’ont fait faire du latin, de l’allemand, tu t’es retrouvé dans des bonnes classes. Des classes où ça partait au ski en hiver, en Grèce en été… sans même aller voir le Parthénon dis donc. Ça faisait aussi des we en gites au lycée, mais toi tu ne pouvais pas y aller. Trop cher. Et puis tes parents, ils n’aimaient pas trop que tu fréquentes ces jeunes fils à papa, bourrés de fric, alcoolisés souvent, qui finiraient médecins, quoi qu’il en coûte. Et en effet, ils sont devenus médecins.

Mais le pire, c’est que tu as fini par te reconnaître. Oui, dans les pires pages de FB. Pas les bonnes. Celles où il vante le peuple. Celles où il t’explique que Karine Viard est une égérie très populaire, très grasse, comme toi :

« Ses femmes bien en chair, ses Karine Viard à gros seins jurent à côté de tes égéries, filiformes et évanescentes, émincées comme tes viandes… » (p. 137)

Bizarrement, ici, tu ressens plutôt le mépris de la part de FB pour ton corps à toi. Mais ça continue. 

Il parle de son corps à lui, sa peau, qui a étudié Racine et Rohmer (oui, quand même, vas pas le prendre pour un trouduc !…) mais qui « possède aussi des ressources de crudité d’où s’infèrent son goût pour le cinéma naturaliste, les blagues de cul sans pincettes, les sketchs poisseux de Bigard, les cendriers Ricard des PMU, la saleté bienheureuse des cochons, les jurons de ma mère, le sec laconisme ouvrier, les manifs merguez… » (p. 69)

Les horribles clichés. Toi, tu penses à ton oncle gênant, raciste, homophobe, qui te tripotait les seins quand tu commençais à en avoir, mine de rien, mine de dire : « ah dis donc, ça pousse ! » Tu penses à lui et à sa bêtise, sa méchanceté quand il rabrouait son fils, parce qu’il aimait le grec et le latin. Une tapette quoi. Et sa fille, parce qu’elle avait la mauvaise idée d’en être une. Tu te disais, consternée : « Mais je suis de la même famille… 😮 » Mais stop ; ta famille à toi, elle n’aimera pas que tu racontes tout ça. Elle préfère quand tu parles de ton doctorat.

Tu le trouves un peu dégueulasse FB, finalement, de conserver pour lui Genet, Guillemin, Mouffe, Laclau, Gramsci, Bakounine… tu le trouves un peu dégueulasse de laisser entendre que la culture, la connaissance, la science, seraient bourgeoises, renvoyant ainsi à son chiffon de ménage ton arrière-grand-mère. Qui s’était saignée pour acheter un piano à sa fille. Qui se cachait pour lire, parce que c’était de la perte de temps et que ce n’était pas du travail. Qui était si fière de sa fille devenue institutrice.

Toi qui l’avais pris un peu pour toi, toi qui voulais bien avouer que tu t’étais embourgeoisé ces derniers temps, parce que tu es propriétaire de ton minuscule appartement, parce que tu écoutes France Culture, parce que tu dépenses en réfléchissant, parce que tu dépenses, tout court, parce qu’on ne t’a pas infligé quinze gosses, parce que tu vis libre, malgré ton déterminisme et tes idées de gauche, parce que tu manges à ta faim, parce que tu n’as pas froid l’hiver, tu dors dans des draps propres, toi, tu n’es toujours pas un bourgeois. Tu es même loin du compte.

Tu te rassures : ton arrière-grand-mère ne s’est pas cassé le dos chez les bourg’ pour rien. Tu es quand même devenue, à tes yeux à toi, sans complaisance et avec une reconnaissance infinie pour tes aïeux, un putain de chanceux qui bénéficie d’un confort matériel inouï sur cette planète.

Alors, quand tu arrives au piège final de FB, ce piège qui ne se referme pas sur toi, toi tu fermes le livre un peu déçu. Non, tu n’en es pas. L’auteur, en revanche, tu le sens un peu au-dessus de toi, un peu aveuglément bourg’, il t’a un peu renvoyé à tes origines qui collent, tandis que lui, il reste exposé sous les feux des médias, lu, vu, connu. Toi, avec tes petits livres, ta petite guitare et depuis peu, ton petit piano, tu restes obscur dans ton coin humble ; tu lis, tu écoutes, tu travailles. Chacun sa peau.

Pour te rendre justice, François, je te préfère là :

Ou encore plus explicite, là !

Publié par

laetitia

Autrice ! de formation en Lettres Classiques, Docteur en linguistique, prof de Français Lettres Classiques, actuellement d'expression écrite et orale. Je souhaite mettre à disposition de tous des cours, des avis et Compte-rendus de lecture, des extraits de mes romans, des articles de linguistique, des recherches en mythologie et religion… et les liens vers la chaine "La Boule Athée" que je co-créai avec mon ex- compagnon et ami.

Une réflexion sur « Histoire de ta bêtise, François Bégaudeau »

  1. Ce résumé est simplement génial. Non seulement c’est intelligent et drôle, mais je le trouve parfois émouvant. Bravissima!!!

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