Le Coran des historiens, Tome 1 (synthèse 2/2)

Avant de poursuivre, il est impératif de lire le volet 1/2.

En guise d’introduction, nous rapportons ici ce que les historiens contributeurs de cet énorme ouvrage ont cru bon de préciser :

Introduction : La Méthode historico-critique

1. Faire de l’histoire, qu’est-ce ?

Et en particulier de l’histoire des religions…

« L’historien des religions est cet individu un peu étrange qui parle des religions au moyen d’un discours qui prend le contre-pied exact de ce que le discours religieux prétend être. » (p.31)

« […] la relation entre l’approche historique et l’approche confessionnelle est une relation asymétrique. En effet, le discours religieux – c’est vrai en tout cas pour le judaïsme, le christianisme et l’islam – prétend parler de choses éternelles et transcendantes avec une autorité transcendante et éternelle. Le discours historique, en revanche, parle de choses temporelles, humaines, terrestres, locales, contingentes, circonscrites ; et il en parle d’une voix faillible, révisable, partielle – bien que tirant son autorité en principe d’une pratique critique rigoureuse. » (p.31)

On retrouve les mêmes familles que pour le milieu biblique, soit : 

– « les maximalistes [qui] supposent que l’histoire biblique (c’est-à-dire l’histoire telle qu’elle est racontée dans la Bible) est plus ou moins correcte, à moins que les archéologues ne prouvent le contraire (leur devise serait « l’absence de preuve n’est pas la preuve d’une absence ») ; 

– les minimalistes [qui] jugent que l’histoire biblique, sauf si elle peut être confirmée de manière indépendance, doit être lue, non pas comme des narrations, certes embellies, mais pour l’essentiel fiables, mais comme des récits qui ont pour objectif de construire le passé en y projetant un certain nombre de stratégies de pouvoir et de savoir qui méritent d’être étudiées avec les outils de l’analyse critique du discours. » (p.23)

2. Trouver des traces : quels sont les manuscrits du Coran ?

« En raison de l’évolution du système graphique défectueux des débuts (emploi de plus en plus systématique des signes diacritiques, introduction d’une notation des voyelles brèves, etc.), mais aussi du contrôle croissant exercé par les autorités sur le texte, il faut en effet attendre le Xè siècle pour que le texte atteigne un état similaire à celui que nous connaissons. Les utilisations du texte mais aussi des manuscrits au sein des communautés musulmanes évoluent également. Les copies produites au cours de cette période permettront de suivre de près ces développements. » (p. 660)

L’inventaire : les fonds et l’histoire des collections :

« Les corpus des matériaux coraniques est considérable et n’a été, pour l’instant, que partiellement exploité. Dans l’état actuel de nos connaissances, on peut avancer qu’il existe environ 300 000 fragments de folios coraniques datables, ou datés, des quatre premiers siècles de l’Islam. Ces centaines de milliers de fragments appartiennent évidemment à un nombre moindre de codices, dont beaucoup attendent encore leur remembrement. Le Coran est un texte relativement court. Copié dans une écriture assez large et bien lisible, en occupant tout l’espace, il peut tenir sur 200 feuilles de format A4. » (p. 666)

« A l’heure actuelle, nous pouvons localiser quatre dépôts qui abritaient d’importantes collections de corans datables des trois premiers siècles de l’islam. D’autres manuscrits nous sont parvenus sans transiter visiblement par ces dépôts, mais ces derniers représentent des cas isolés, dont les pérégrinations sont, bien souvent, difficiles à reconstituer. » (p. 667)

– Les 4 genizah (ou Gueniza)(lieux sources)

1. Mosquée de ‘Amr à Fustat (le Caire)

2. La grande mosquée à Kairouan (Tunisie)

3. La grande mosquée des Omeyyades à Damas (Syrie)

4. La grande mosquée de Sanaa (Yémen) : « en 1973, la réfection du plafond de la grande mosquée a mis au jour un grand nombre de fragments de parchemins, dont des fragments coraniques, entreposés dans l’espace entre le plafond et le toit. » (p. 672)

« Indépendamment de ces quatre fonds, d’autres manuscrits anciens ont circulé. » (p. 673)

« En somme, les matériaux disponibles aujourd’hui peuvent-ils être représentatifs de la transmission du Coran ? l’existence de manuscrits circulant en dehors des fonds pose la question des bibliothèques disparues, notamment en Irak et en Arabie, deux centres qui eurent leur importance dans la transmission du texte coranique. Il n’est donc pas impossible que de nouvelles bibliothèques coraniques soient mises au jour dans le futur et que de nouveaux matériaux nous amènent à revoir l’histoire de la transmission manuscrite. » (p. 675)

3. Dater les matériaux : quelles méthodes, quels outils ?

« Actuellement, on ne dispose pas de jalons assurés pour établir la chronologie des trois premiers siècles de la transmission manuscrite du Coran. Les premiers colophons qui nous sont parvenus sont relativement tardifs. Le plus ancien colophon, récemment identifié dans la collection provenant de Damas est daté de 246 de l’hégire, soit 860. Il en existe d’autres, postérieurs à cette date, notamment le Coran copié à Palerme en 982-983 et un autre, achevé à Ispahan en 993. » (p. 676)

Comment dater de façon absolue un manuscrit ?

a. La chronologie absolue 

Elle peut s’obtenir soit par les actes de waaf (= « une note signalant que le volume a été constitué bien inaliénable en faveur de telle ou telle mosquée. » (p. 676)), soit par le radiocarbone. Cependant, cette dernière propose une marge d’erreur de plus ou moins 35 à 40 ans, voire davantage. « La datation par la radiocarbone n’est donc pas encore totalement fiable dans le cas des manuscrits coraniques. » (p. 679)

« En somme, la chronologie absolue de la transmission manuscrite du Coran au cours des trois premiers siècles de l’islam reste encore incomplète. Il est donc nécessaire d’envisager une méthode d’étude apte à reconstituer l’histoire de cette transmission. On attend de cette méthode qu’elle propose des critères d’identification afin de repositionner les manuscrits à la fois dans le temps et dans l’espace. » (p. 679)

b. La paléographie

« Le paléographe adopte deux approches. L’une est synchronique : il cherche à comprendre la date et le lieu de création d’un artefact en observant l’écriture employée. L’autre est diachronique dans la mesure où il doit reconstituer le processus de transformation des signes individuels et du système graphique global. » (p. 679)

c. La codicologie

« La codicologie ou « science du livre » s’intéresse à tous les éléments constituants le manuscrit, depuis le processus de transformation de la peau en parchemin jusqu’à l’ajout des couleurs du décor. Elle reflète à la fois les contraintes économiques et les enjeux sociopolitiques de la société dans laquelle ces manuscrits ont été conçus puis ont été utilisés. » (p. 686)

d. La philologie

L’analyse philologique (orthographe, système de signes diacritiques, découpage du texte et vocalisation) permet de confirmer les hypothèses de la paléographie et de la codicologie. (pp. 693-700)

4. Le fameux Coran des pierres

Qu’est-ce ? C’est l’épigraphie arabe lapidaire ! Une émission à ce sujet ? c’est ici.

« L’épigraphie arabe lapidaire est une science auxiliaire de l’histoire qui s’attache à étudier la civilisation arabo-musulmane au travers de textes gravés, incisés, ou peints à l’encre sur des supports tels que les rochers, les parois ou les murs de monuments d’époque arabe ou antique. Les documents épigraphiques représentent des témoignages uniques et originaux qui ne connaissent pas de processus de recopie durant lequel leur contenu pourrait être changé ou soumis à une quelconque censure linguistique, politique ou religieuse. » (p. 709)

Qu’y trouve-t-on ? des citations de fonds bien connus, des formules, profession de foi ou basmala (formules qui évoquent le nom de dieu). Et on en trouve un peu partout.

Ces graffitis sont difficiles à dater, et ne sont datables qu’au ¼ de siècle près ; on ne peut pas utiliser la datation carbone. On en retrouve une petite centaine qui datent des deux premiers siècles de l’hégire. (pp.720-724)

« Le Coran des pierres est le fruit du Coran des cœurs : les citations coraniques que les graveurs avaient copieusement mémorisées étaient écrites dans la pierre suivant un processus de gravure qui pouvait durer plusieurs heures. Durant cette longue et difficile opération, les personnages avaient le temps de s’imprégner des versets qu’ils avaient choisi de reproduire : dans ces conditions, les écarts de langue ou d’orthographe ainsi que les libertés qu’ils pouvaient prendre avec la lettre du Coran ne doivent rien à l’étourderie ou à la méconnaissance du texte. » (p. 728)

« Il n’existe finalement pas de réelle homogénéité au sein de ce coran épigraphique […] Cependant, cette fragmentation fait sens pour ce qu’elle apporte à notre connaissance des liens intimes qui unissaient les musulmans des débuts de l’islam à leur texte sacré. » (p. 729)

Le Coran

1. Un texte assez déroutant 

* Un texte sans contexte, un texte anhistorique :

« On dit souvent du Coran qu’il est un « texte sans contexte ». Une part très importante du Coran est en effet constituée de récits mettant en scène des personnages des traditions juives et chrétiennes (Moïse, Abraham, Noé, Adam, Marie, Jésus et le diable [Iblis ou Shaytan] sont les figures le plus souvent mentionnées) qui sont si allusifs qu’ils ne semblent pouvoir être compris que par des gens qui connaissent déjà les histoires auxquelles il est fait référence. » (p. 737) 

* Un texte polémique

Le texte fonctionne par slogans ; son agencement laisse perplexe. Il n’y a pas de cadre narratif même pour les scènes des controverses entre le messager coranique et un groupe d’adversaires, à l’identité qui demeure d’ailleurs inconnue. (p. 739)

* Un texte divers

« Le Coran est un texte où se rencontrent des genres littéraires très divers (sermons, récits dialogués, controverses et polémiques, proclamations oraculaires, versets juridiques, prescriptions rituelles, hymnes – voire «psaumes» – et textes liturgiques, prières), mais tous ces textes, d’un point de vue formel, sont présentés de manière parfaitement identique. » (p. 740)

« Le Coran présente donc un caractère décousu, désordonné, déconcertant et obscur – ce que la tradition islamique elle-même a reconnu, et a dû prendre en compte. Elle a néanmoins fourni un récit destiné à donner au Coran un cadre, un contexte, et d’une certaine manière, un ordre. » (p. 741)

2. Les hypothèses des chercheurs et le paradigme nöldekien

Les chercheurs s’interrogent en effet : « Comment décrire alors cette révolution en cours – et le désordre, au moins provisoire, qui l’accompagne ? Il me semble que l’approche la plus pertinente consiste à reconnaître que nous assistons à un changement de paradigme. » (p. 744)

a. Qu’est-ce qu’un paradigme ?

C’est une notion développée par le philosophe Thomas Kuhn. Le paradigme serait « un cadre définissant les problèmes et les méthodes légitimes d’une discipline ou d’un champ de recherche donné. Un paradigme naît « d’une découverte scientifique universellement reconnue qui, pour un temps, fournit à la communauté des chercheurs des problèmes type et des solutions » (La Structure des révolutions scientifiques, p. 11) Autrement dit, un paradigme fournit un langage commun aux savants et canalise leurs recherches. […] C’est de cette façon que fonctionne (en général plutôt bien) ce que Kuhn appelle « la science normale ». (p. 744)

b. Le paradigme nöldekien

Il provient de Theodor Nöldeke (1836-1930) ; il est « en fait une ‘laïcisation’, une ‘naturalisation’, des récits de la tradition musulmane. Là par exemple, où la tradition parlera de l’ange Gabriel dictant le Coran à Muhammad, on fera simplement de Muhammad l’auteur du Coran. Le surnaturel est évacué ». (p. 745)

D’après Nöldeke, il faudrait envisager les hypothèses suivantes : le Coran est l’œuvre d’un humain, Muhammad et il reflète une époque et un lieu. Il a été ré-édité par le calife ‘Uthman une vingtaine d’années après la mort de Muhammad. La transmission orale aurait été plus précise que celle écrite qui, à cause du système de l’écriture arabe ne notant ni les points diacritiques ni les voyelles, était sujette à erreurs. (pp. 746-748)

Cependant, le paradigme de Nöldeke se heurte à des problèmes, notamment celui de s’appuyer sur la tradition islamique. Si le Coran n’est que le recueil des proclamations de Muhammad, alors que faire de ce texte ? (p. 750)

« Dans une phrase célèbre, Michael Cook a affirmé qu’en ne se fondant que sur le Coran, « on pourrait probablement déduire que le protagoniste du Coran est Muhammad, qu’il a vécu en Arabie occidentale et qu’il en voulait amèrement à ses contemporains qui récusaient ses prétentions à la prophétie. Mais on ne pourrait pas dire que le sanctuaire se trouvait à La Mecque ni que Muhammad lui-même venait de là, et on ne pourrait que supposer qu’il s’était établi à Yathrib [=Médine] » Cook, Muhammad, p. 70 » (p. 752)

Et encore ! Notons que Muhammad, le protagoniste, n’est mentionné que 4 ou 5 fois dans l’ensemble du corpus ! (p. 752)

BREF : « de nombreux historiens, notamment ceux qui adhèrent au paradigme nöldekien, ont pris pour argent comptant le cadre général induit par les sources sunnites, alors qu’il n’y a pas de véritable confirmation indépendante de la véracité, ni même de la plausibilité, de plusieurs affirmations centrales du paradigme nöldekien – et il y a même, comme on le verra, plus loin, des raisons de douter. Si tel est le cas, alors ce cadre général, et les différentes thèses qui l’accompagnent, ne peuvent pas constituer un fondement sûr » (p. 753)

« Il faut donc adopter une méthode bien connue dans le cas de l’étude des Évangiles […] au lieu donc, d’étudier le Coran – non seulement son contenu mais aussi son histoire – avec les lunettes fournies par la tradition islamique plus tardive, il semble préférable de trouver et rassembler autant d’indices que possible dans le texte lui-même, sans présupposer le modèle traditionnel de la genèse du Coran, comme la chronologie sourates mecquoises/ sourates médinoises, ou l’idée que le travail qui a mené à la constitution du mushafa seulement consisté en un réarrangement de péricopes préexistantes (la soi-disant « collecte ») ». (p. 755)

3. Le contexte mal déterminé

« Il existe au moins deux manières pertinentes (et complémentaires) de réfléchir au(x) contexte(s) du Coran. La première part de deux questions simples : de quoi parle le texte, et comment ? La seconde s’intéresse aux aspects du Coran qui contredisent le cadre général fourni par la tradition islamique. » (p. 760)

La tradition musulmane raconte que Muhammad s’est opposé à La Mecque aux polythéistes et à Yathrib aux juifs. Or le contexte semble être plutôt chrétien, et plus vaste, géographiquement, que La Mecque et Médine. (pp. 763-764)

Pourquoi pensons-nous qu’il s’agit d’un contexte chrétien ?

1) ce sont des figures chrétiennes qui occupent une grande place dans le Coran.

2) si les récits coraniques mettent aussi en scène des personnages de la tradition judéo-chrétienne, ils sont présentés d’un point de vue chrétien.

3) La polémique anti-juive est une émanation de la polémique chrétienne anti-juive.

4) Formulations, métaphores et figures de style indiquent un arrière-plan plutôt chrétien.

5) Certains textes coraniques sont adressés aux chrétiens.

6) Certains passages du Coran ont été composés par des rédacteurs qui ont une connaissance approfondie du christianisme et des textes chrétiens. (p. 769)

« Si on veut avoir une approche cohérente, il faut donc introduire du christianisme à La Mecque ou à Médine, ou mettre le Coran, ou une partie du Coran, hors d’Arabie occidentale. Dans tous les cas, on s’écartera substantiellement du récit traditionnel. Toute la difficulté est de savoir de quelle manière il convient de le faire, et aucun consensus ne semble avoir été atteint sur cette question. » (p. 771)

Une première option consiste à supposer qu’il y avait des chrétiens dans le Hedjaz (ou Diyaz, Hijaz) (p. 772) mais « on peut reconnaître que la religion arabe traditionnelle a pu rester assez prégnante dans le Hedjaz central – comme on peut le voir dans diverses pratiques de l’islam originel, qui peuvent difficilement s’expliquer autrement que comme la conservation d’éléments polythéistes préexistants, suffisamment enracinés dans les pratiques sociales pour ne pas être éliminés, et qui sont soumis à un processus de re-sémantisation. » (p. 776)

Une deuxième option consiste à supposer la dissémination orale, dans le Hedjaz ou ailleurs, à travers des rencontres (marchands, voyageurs etc.) sans oublier le rôle probable des moines et missionnaires. (p. 777) La démonologie coranique (c’est-à-dire les passages concernant les démons, djinn et Shaytan ou Iblis) pourraient nous entraîner à supposer que le processus de dissémination orale « a impliqué des acteurs variés, avec des auteurs / rédacteurs qui appartiennent au même milieu que leurs auditeurs » (p. 782) « On devrait ici plutôt penser à un discours de prosélytes ou missionnaires chrétiens (tout à fait plausible dans le contexte de la fin du VIè et du début du VIIè siècle), qui représenterait le noyau du discours coranique sur les figures du mal, discours qui, dans son contenu et dans sa forme, est profondément façonné par les topoi habituels des missionnaires, et réinterprète et traduit les croyances et les attitudes de la communauté ciblée en un nouvel idiome. » (p. 782)

Une troisième option suppose une communauté autour du Coran installée hors du Hedjaz central. (p. 783)

Une quatrième option « serait de déconnecter davantage la rédaction du Coran de la carrière de Muhammad et considérer ainsi qu’une part du Coran a pu être rédigée après la mort de Muhammad, ou indépendamment de lui. Cela semble la solution la plus adéquate pour rendre compte des caractéristiques de certains textes, notamment si l’on considère la datation et la localisation de certaines sources, le profil des rédacteurs… » (p. 784)

Conclusion >> Ces options sont plus complémentaires qu’exclusives.

Le Coran a plusieurs contextes. 

4. La tradition islamique

a. La légende…

« La tradition musulmane raconte, dans les grandes lignes, l’histoire suivante, que l’on serait tenté d’appeler, de manière un peu impropre, un récit-cadre, au sens où l’ensemble des (innombrables) traditions islamiques sur la descente et la prédication du Coran sont censées s’insérer dans le cadre fourni par ce récit. » (p. 741)

D’après la tradition islamique : Muhammad reçoit pendant 23 ans les révélations de l’ange Gabriel, de 610 à 632, date de sa mort. Gabriel dicte le Coran de façon régulière. Avant la mort du prophète, il y aurait eu une révision finale du texte par Gabriel. La communauté apprend par cœur des morceaux du Coran et peut ainsi le préserver le texte. Ce type de récit remplit une « fonction théologique et politique » qui confère de « l’authenticité et de l’autorité » au texte. (p. 742)

b. La version traditionnelle (pp. 856-867)

« La version traditionnelle de l’histoire du Coran, telle qu’elle est généralement reconstruite à partir des sources islamiques – al Bukhari et quelques autres témoignages-, combine plusieurs akbhar (« récits ») censés remonter, pour la plupart, à Ibn Shihab al-Zuhri. On peut la résumer ainsi :

À l’époque de Muhammad, plusieurs Compagnons avaient mémorisé une part importante de la Révélation : certains en avaient même écrit des fragments sur des matériaux divers (parchemins, pétioles de palmier, omoplates de chameau…). Le calife Abu Bakr (règne 632-634) répondant à la crainte du futur calife Umar (règne 634-644) que la Révélation ne disparaisse avec ces témoins, chargea l’un des scribes de Muhammad, Zayd b.Thabit, de transcrire ces textes sur des feuillets (suhuf) qui furent remis au calife, passèrent ensuite à Umar, puis à sa mort, à sa fille Hafsa, l’une des veuves de Muhammad. Plus tard, au début de la seconde moitié de son règne, le calife Uthman (règne 644-656) pour couper court aux divergences dans la récitation du Coran, décida d’imposer un texte unique, fondé sur les sushufde Hafsa (qui ne constituaient pas un livre proprement dit). Il créa une commission de scribes, toujours sous la direction de Sayd, pour établir un véritable codex (mushaf). Des copies de ce codex, qui ne comportait que le rasm (ductus consonantique – points de repère consonantiques) et ne notait ni les points diacritiques, ni les voyelles, furent envoyées dans plusieurs villes de l’empire par Uthman qui ordonna également que soient détruits les autres codex. » (pp. 856-857)

Muhammad al-Bukhari(810-870) sources Wiki

Érudit musulman sunnite perse. A écrit l’ouvrage de compilation de hadiths, le Sahih al-Bukhari. Cet ouvrage de référence pour les musulmans compilent les actions et les enseignements oraux du prophète de l’islam. Son livre est très souvent considéré comme le plus authentique (Sahih) de la religion islamique, et en particulier du sunnisme, après le Coran.

Un calife

est le successeur de Muhammad après sa mort en 632. Cependant, la branche des Ibadites ne reconnaît plus aucun calife depuis 657 ; ce titre est aboli chez les Chiites après la mort d’Ali et chez les sunnites en 1924.

Un codex (au pluriel codices) 

est un cahier formé de pages manuscrites reliées ensemble en forme de livre. A été inventé à Rome au IIè av JC et s’est répandu à partir du 1ersiècle pour remplacer peu à peu le papyrus (volumen).

D’après la version musulmane sunnite : « la genèse du Coran est totalement différente de celle des livres bibliques et néotestamentaires : le Coran n’est pas une œuvre collective mais le travail d’un seul homme Muhammad ; le développement du Coran n’a pris que le temps d’une vie humaine ; la recension uthmanienne n’est qu’une copie des feuillets de Hafsa, dont la mise par écrit date du califat d’Abu Bakr ou au plus tard de celui d’Umar. » (p. 859) Bon… cela reste à voir, et c’est ce que nous allons voir…

5. Genèse du Coran et établissement du canon

Quid de cette collecte uthmanienne ? Cette hypothèse semble faire l’unanimité. 

* Cependant, unanimité ne veut pas dire vérité (p. 868) En effet, la tradition veut que Muhammad meure en 632 à Médine alors qu’en réalité, il serait plutôt mort au moment des conquêtes en Palestine en 634-635 ; son prénom n’aurait pas été Muhammad, « celui qui est l’objet de louanges » qui serait plutôt un surnom.

* D’après al-Bukhari, 3 récits sont attribués à al-Zuhri. Mais ces récits sont remplis d’invraisemblances et d’incohérences concernant la constitution du canon (pp. 871-882)

Et les chercheurs de supposer raisonnablement que la collecte (mushaf) uthmanienne est peu crédible : « En fait, [ces traditions] ne peuvent acquérir un semblant de plausibilité qu’à condition d’imaginer un Coran omniprésent dans la vie des musulmans, et virtuellement prêt dès la mort de Muhammad. Or c’est là que se situe le nœud du problème : rien ne confirme que le Coran était très connu dans la communauté musulmane avant l’époque marwanide. » (p. 882) (Premier calife Marwanide en 685, Abd-al Malik)

Les traités et inscriptions du VIIè semblent imprégnés du lexique coranique… mais peut-on pour autant en conclure qu’il existait et était diffusé sous une forme précise ? « on peut voir les choses de manière inverse : ces inscriptions relèvent plutôt d’une forme de piété répandue dans le Proche-Orient de l’époque, constituant le milieu dans lequel le Coran émerge. » (p. 884) En effet, avant l’époque marwanide, les références au Coran sont absentes. « l’idéologie sufyanide officielle consistait pour l’essentiel à se réclamer d’un Dieu unique miséricordieux et de rien d’autre : il n’est question ni du Christ, ni de Muhammad, ni du Coran. «  (p. 884)

Quelques précisions : la branche omeyyades des sufyanides s’empare du pouvoir en 661 avec pour capitale Damas ; les Omeyyades sont issus de la tribu arabe chargée de la protection et de la maintenance de la Kaaba à la Mecque (WK Omeyyade : « en effet, l’Arabie pré-islamique est parsemée de sanctuaires, certains renfermant des bétyles, comme la Kaaba, et cette dernière est considérée par les Arabes, largement polythéistes à cette époque, comme leur sanctuaire le plus sacré. » Nous verrons plus loin qu’ils n’étaient peut-être pas si « largement » polythéistes. Cela reste encore à prouver en tout cas.)

Les choses changent vraiment sous les Marwanides, avec Abd-al Malik : « il y a maintenant un relais de l’autorité, politique et religieuse du calife. » (p. 886)

Les Marwanides sont la branche issue du troisième fils de l’aîné de Abd Manaf, l’arrière-arrière grand-père de Muhammad. Tous ces personnages sont de la même immense famille. Le premier calife était issu du fils aîné du premier fils de Abd Manaf, le 3ème calife Thman, du second fils du premier fils de Abd Manaf.

De plus, puisque l’on note de grandes différences entre la loi islamique et ce que le Coran énonce, que les exégètes sont souvent incapables d’expliquer clairement certains termes et passages coraniques, c’est qu’il y a discontinuité dans la transmission. « Autrement dit ce qui, selon la tradition, était censé être connu et même omniprésent, ne l’était pas. » (p. 887)

En fait, « la constitution du corpus coranique (une activité littéraire) et la décision de la canoniser (une décision politique) peuvent bien sûr être deux événements simultanés, mais ils peuvent tout aussi bien ne pas l’être. » (p. 889)

On peut proposer quelques réflexions et un bilan concernant la Genèse du Coran :

« Si l’ont revient aux questions initiales – quand, comment, pourquoi ? – on se rend compte qu’on a plus de doutes et de questions que de certitudes. » (p. 898)

1. Le Coran est un texte composé et composite. Il serait formé de plusieurs blocs peut-être indépendants que Kropp appelle des Texgut, et qu’on pourrait traduire par « bien textuel », défini comme suit : « il s’agit d’un objet d’une certaine nature, qui est la possession d’une communauté, qui a de la valeur pour elle et qui remplit une ou plusieurs fonctions pour les personnes qui fabriquent ce bien et pour celles qui l’utilisent. » (p. 899)

2. Cette façon de concevoir le Coran comme un ensemble de Texgut permet d’envisager une pluralité autour de ces textes qui n’auraient pas tous la même autorité, ni la même notoriété, la même fonction ou la même nature

3. Certains de ces textgut ont d’ailleurs été intégrés aux hadiths.

4. Le Coran est un texte répétitif. 

5. C’est le texte d’un prophète annonçant la parousie (=seconde venue du Christ) imminente, soit encore une fin du monde, qui aurait dû advenir de son vivant. Il y avait donc plus urgent que de collecter soigneusement des textes. Vingt ans plus tard, Uthman doit pourtant s’occuper des Texgut dans un grand effort – parfois maladroit – de centralisation. (p. 902). La transmission est un système de copie et non de dictée. Kropp propose « l’hypothèse d’un groupe de rédacteurs érudits qui travaillent sur des matériaux préexistants et qu’ils connaissent » avec « un esprit d’archivistes appliqués » (Kropp, Comment se fait un texte, p. 144)

6. « Le règne d’Àbd al-Malik constitue une période cruciale dans la dissémination du texte et dans le développement d’une idéologie et d’une mémoire collective islamique » (p. 903) En effet, ce n’est qu’à partir de cette époque qu’une éventuelle canonisation a peu avoir lieu ou même, commencer. « L’islam doit apparaître comme la religion définitive qui efface et accomplit le judaïsme et le christianisme – autrement dit, qui les rend caducs, aussi bien sur le plan de la foi que sur le plan de la loi. Or les juifs et les chrétiens ont un livre : il est impossible que les musulmans n’en aient pas un. » (p. 904)

Notons que l’on oublie parfois de remarquer l’importance de l’Irak dans le Coran. Pourtant, il existe de nombreux mouvements politico-religieux dissidents (ex celui d’al-Mukhtar vers 687), voire rebelles, qu’il convient d’étouffer par une volonté de contrôle, et notamment un contrôle de la mémoire (p. 905).

« Or même si le chiisme, durant son histoire, a souvent été quiétiste (= en quête d’un cheminement vers dieu), il repose sur un principe – l’existence d’une parole prophétique, toujours vivante – qui, virtuellement, constitue un danger politique redoutable pour la légitimité du pouvoir en place. La canonisation du Coran, c’est-à-dire sa codification, sa diffusion, sous l’autorité du calife (avec des conséquences sur le rituel, qui se fait dorénavant sur la base du codex), la mise en avant d’une figure du passé, celle de Muhammad, dont on entend, autant que possible, contrôler la mémoire – tout cela participe d’un mouvement que l’on peut définir comme l’excarnation de la prophétie. L’excarnation est bien sûr le contraire de l’incarnation : la parole prophétique n’est plus celle d’un individu, prophète ou imam, mais celle d’un livre. » (p. 906).

6. Le texte

a. Composition

La composition correspond à la phase initiale de la création d’un texte. Elle se distingue de la rédaction, travail plus tardif dans lequel le ou les rédacteurs insèrent du matériau nouveau dans une œuvre existante. (p. 804)

Quelques chiffres (pp. 790-791)

* 114 chapitres, appelés « sourates » de longueur très inégale – allant de 3 versets à 286 versets pour le plus long.

* 77400 mots dans le texte arabe, soit la moitié du Nouveau Testament grec (138020 mots)

Plusieurs genres littéraires (pp. 791-799)

* La prière, individuelle ou collective. Prières de supplication ou prières de louange (ou hymnes)

* Des récits ou narrations, sans doute les plus nombreux, qui exhortent ou avertissent (sermons)

* Quelques rares textes d’instruction (Béatitudes)

* La proclamation oraculaire (serments)

* Des malédictions, des controverses, des discours de guerre

Agencement des sourates

« Le classement et l’arrangement des sourates et du corpus sont un sujet complexe sur lequel de nombreux travaux restent à mener. […] Tout d’abord, la première sourate joue un rôle d’introduction à l’ensemble du corpus […] alors que les deux ou les trois dernières sourates jouent un rôle de conclusion. Le corpus […] est ainsi encadré par une prière d’un côté et par une profession de foi et des prières apotropaïques de l’autre. […] Ensuite, les sourates sont, en règle générale, classées par ordre décroissant de longueur, selon une pratique déjà connue dans les cultures scribales de l’Antiquité. » (p. 799)

Les chercheurs travaillent à trouver un motif d’agencement au Coran. Bell y voit plutôt l’agencement désordonné et anarchique de sourates brèves tandis que Cuypers repère des parallélismes et chiasmes tout le long.

 « le Coran n’est pas un livre mais un corpus, à savoir la réunion de textes :

1. qui n’étaient pas destinés, à l’origine, à être réunis en un codex, et qui n’ont donc pas été composés en ayant cet objectif à l’esprit ;

2. qui sont hétérogènes : ils relèvent d’une grande variété de genres littéraires, et expriment parfois des idées divergentes (même s’il y a aussi des idées et des préoccupations qui reviennent tout au long du corpus de manière cohérente et systématique) ;

3. qui sont, dans certains cas, indépendants, et dans d’autres, dépendants les uns des autres : il y a ainsi de nombreux textes parallèles dans le Coran – certains passages réutilisent d’autres passages, parfois les réécrivent, les corrigent, ou y répondent. » (p. 785-786)

« Le Coran apparaît comme un ouvrage à la fois composite et composé : composite parce qu’il rassemble des textes en partie indépendants et hétérogènes, composé parce que sont mises en œuvre des techniques de composition qui relèvent souvent d’un contexte scribal, lettré, et non de la seule spontanéité orale ou d’une collecte hasardeuse, même si ces derniers éléments peuvent aussi s’y trouver » (p. 786)

« Puisque le Coran est un corpus rassemblant des textes du VIIè, il nous offre une fenêtre privilégiée pour comprendre les origines de l’islam, non pas parce qu’il serait seulement le recueil des ipsissima verbade Muhammad, mais parce qu’il porte la trace d’écritures et de réécritures qui nous renseignent sur les évolutions de la communauté ou des communautés, à l’origine du développement textuel du Coran. » (p. 788)

Répétitions

C’est à plusieurs égards un texte répétitif. Peut-être s’agit-il de la même histoire racontée sous différents points de vue ? Peut-être la même histoire mais de tradition différente, avec variante régionale par exemple ? Ou la trace de plusieurs récitations orales de la même histoire ? Ou la révision et reprises successives d’une même histoire dans le but d’une nouvelle composition ? 

b. La rédaction

« Ici, selon les genres littéraires impliqués, on peut voir poindre les figures du visionnaire, du missionnaire, du prédicateur, de l’orateur, de l’enseignant et du leader politique et religieux – savoir s’il faut forcément lier ces figures au personnage de Muhammad tel qu’il est vu traditionnellement est la [question suivante]. » (p. 804)

Q° : « Toute la question est alors de savoir qui est responsable de ce travail rédactionnel, et quand il a lieu : tout s’est-il déroulé uniquement lors de la carrière de Muhammad ? Cela s’est-il fait à l’initiative de Muhammad seul, ou bien doit-on y voir plutôt un travail collectif et collaboratif entre Muhammad et son cercle de scribes ? Y a-t-il eu un travail rédactionnel après la mort de Muhammad ? Si oui, de quelle nature était-il, et a-t-il été accompagné d’un travail compositionnel ? Selon la version traditionnelle, issue du paradigme nöldekien, il n’y a pas eu, après la mort de Muhammad, de travail compositionnel d’une telle sorte, et le travail des scribes s’est pour l’essentiel limité à un travail rédactionnel de type éditorial. » (p. 805)

Qui écrit ?

Un exemple amusant, Coran 55 :

[7] Le ciel, Il l’a élevé, et Il a établi la balance

[8] Ne fraudez pas dans la balance

[9] Établissez la pesée avec équité et ne fraudez pas dans la balance

[10] La terre, Il l’a établie pour l’humanité.

Quid des versets 8 et 9 ? La balance est bien une constellation, le signe de la justice et l’instrument de pesée… comment expliquer cette insertion ? Les chercheurs supposent un rédacteur n°1 , brillant et savant, avec un vrai talent poétique ; puis un rédacteur n°2 qui n’aurait pas compris le sens de « balance » et ne l’aurait interprété qu’à l’aune de son savoir plutôt « marchand » – son insertion n’a pas non plus été contrôlée par un savant. 

« On dit parfois qu’il y a un fossé entre le corpus coranique et les premiers exégètes musulmans, les mufassirun, qui ne comprenaient plus le sens de certains passages ou de certains mots. C’est certainement vrai. Ce que cet exemple montre, c’est que ce fossé est aussi présent à l’intérieur même de la genèse du corpus coranique. » (p. 822)

« On sait en effet que le Coran – en tout cas le ductus consonantique – a pris la forme que nous connaissons entre le début et la fin du VIIème siècle : […] suffisamment tard pour qu’une pluralité d’auteurs soit non seulement possible mais même plausible. » (p. 826)

c. Le lexique du Coran

Le lexique provient de l’araméen ou de langues arabiques différentes de l’arabe, de plusieurs types de variétés dialectales de l’arabe.

Quand on étudie le lexique du Coran, beaucoup de termes se révèlent être d’origine étrangères. Un bon exemple est celui de el-Rahman, terme d’origine araméenne, qui désigne dieu et signifie « le clément ». Un autre exemple : bab (a long), qui signifie « porte », est également attesté dans l’araméen rabbinique et proviendrait de l’akkadien. (p.85)

« Les exemples de racines ou de termes saba’iques éclairant indirectement le lexique coranique sont également nombreux. Par exemple, le verbe s1tlm signifie « se soumettre » à un dieu (ou à un roi). […] Cette forme avec t infixé de la racine S1LM donne un sens réfléchi (« se soumettre ») au verbe factitif (« soumettre »). Elle invite à s’interroger sur la signification originelle des mots islam et muslim, dérivés de la forme factitive qui, selon les théologiens, traduirait l’idée de « se livrer entièrement à la volonté de Dieu », et « qui se livre entièrement à la volonté de Dieu ». Néanmoins, ce mot semble prendre parfois d’autres significations tout au long du Coran. (p.92-93)

Notons également que « La catégorie des jinn, êtres surnaturels bienveillants ou non, qui n’est pas attestée avant l’islam, pourrait aussi être un emprunt, probablement à la Syrie. » (p. 93)

d. Allâh, un dieu parmi d’autres ?

Un témoignage d’un Allah pré-islamique ? Abraha, un roi himyarite !

Ce roi aurait engagé son peuple, juif, à se convertir au christianisme. Dans ce but, il élève même une cathédrale à Sanâ’a pour concurrencer le pèlerinage païen qui se déroule à la Ka’aba !

Oui, vous avez bien lu : dans l’ère pré-islamique, la Ka’aba était un lieu de culte païen dédié à Allah, et même…

« A la Mecque, à l’époque  de Muhammad, la Ka’ba est un « temple » (byt) […] voué à Hubal, mais aussi à Allâh. » (p. 115) Le culte d’Allâh aurait été introduit dans le temple mecquois vers 565, cohabitant alors avec les divinités originelles du sanctuaire, dont Hubal. (p. 102)

Quels sont les noms d’Allah, d’ailleurs, dans le Coran ? et d’où vient ce nom ?

Le nom que les arabes chrétiens donnaient à dieu étaient al-ilâh, provenant probablement de Il, ou El. Mais ce nom n’apparaît pas dans le Coran. On trouve trois appellations :

1. la périphrase : le maître des cieux, le maître de l’Orient et de l’Occident etc… (p. 100)

2. Allah… « Il faut tout d’abord savoir que, dans le Proche-Orient, à époque très ancienne, la manière commune de dire « dieu » est êl, sans qu’on sache si êl est initialement un nom propre (El) qui serait devenu un appellatif ou le contraire. » (p.100).

3. Notons qu’on l’appelle aussi el-Rahman, « le clément », qui provient de l’araméen (p.104).

D’où vient le nom Allah, quelle est son étymologie et que peut-on apprendre de cela ?

1. Il s’agirait de Il, avec l’introduction d’un voyelle par analogie avec les modèles déjà existants dans la langue, donc Ilâh : « Pour dire « dieu » en Arabie, il y a deux mots : le premier est îl (‘l), qui a été emprunté, et le second ilâh, qui dérive de îl avec introduction d’une troisième consonne radicale pour se conformer au modèle de désormais dominant. Parmi les noms de Dieu, chez les Juifs himyarites, on trouve logiquement Îlân et Îlâhân, qui sont îl et ilâh avec l’article -ân postposé. » (p. 100)

2. Mais a aussi existé un dieu « dont le nom est écrit ‘Ih à Qaryat al-Fa’w, centre d’une petite principauté du désert entre 300 av et 300 ap JC, à environ 300 km au nord-est de Najrân. […] La vocalisation de ‘Ih est al-Lâh (ou Allâh) et non Ilâh […] et son pendant féminin est la déesse al-Lât. » (p. 101) « Il est donc raisonnablement assuré qu’il a existé un dieu nommé Al-Lâh à Qaryat al-Fa’w vers le début de l’ère chrétienne. Un dieu nommé hal’Lâh ou al-Lâh était également vénéré dans le nord du Hijâz et le sud du Levant si l’on se fonde sur les sinscriptions dédânites, nabatéennes, nabatéo-arabes, thamûdéennes hismâ’ites et safa’itiques. La paire al-Lâh et al-Lât (ou Lâh et Lât) n’est pas aussi étrange qu’on pourrait le penser : chez de nombreux peuples, on a divisé en deux un être divin pour donner naissance à une divinité masculine et à une divinité féminine (Petersmann, « Le culte du Soleil chez les Arabes », p. 406) » (p. 102)

Comme dit plus haut, un dieu Allâh est mentionné pour la première fois vers 565 et intègre le panthéon de la Mecque.

« On a supposé que le dieu Allâh de La Mecques était issu du polythéisme même si, à l’époque de Muhammad, il ressemblait déjà beaucoup au Dieu unique, comme les propos que tiennent, selon le Coran, les adversaires mecquois de Muhammad le suggèrent. Mais une autre hypothèse commence à se faire jour (p. 102) Avant l’Islam, les chrétiens arabes nommaient Dieu al-Ilâh, c’est-à-dire « le Dieu », appellation décalquée du syriaque Alâhâ, qui s’inspirait lui-même du grec ho Théos ou du latin Deus. » (p. 103) Or l’étude de l’onomastique montre que le prénom Abdallah était assez répandu chez les chrétiens dès lors qu’ils s’enracinent dans la région, mais très peu répandu avant. « Il en résulte que Abdallâh (nom initialement polythéiste) est devenu au VIè siècle le nom emblématique de la communauté chrétienne de Nâjran. On peut en déduire également que les chrétiens de Najrân nommaient Dieu al-Ilâh en contexte formel (comme dans les inscriptions gravées dans la pierre), mais Allâh dans la vie courante, avec l’aphérèse (ou chute) de la première consonne. » (p. 103)

« Si Allâh est bien l’un des noms que les chrétiens arabes donnaient à Dieu en 523, il en résulte que, lors de l’introduction du culte d’Allâh à La Mecque près de cinquante ans plus tard, le nom d’Allâh était tout à la fois le nom d’une très ancienne divinité polythéiste relativement marginale, mais aussi le nom donné à Dieu par les chrétiens arabes qui appartenaient alors au courant religieux le plus influent dans la Péninsule. Une telle ambiguïté étant un avantage plutôt qu’un inconvénient parce qu’elle permettait d’attirer des fidèles et des pèlerins d’orientations diverses, aussi bien des conservateurs attachés aux rites ancestraux que des réformateurs en quête d’une religion plus spirituelle. » (p. 104)

e. Les filles de El !

Dans le Coran, Allah a des filles !!! Qui sont-elles ?

Et bien elles « sont connues principalement par les inscriptions et les images sudarabiques, qui s’étalent de 700 av l’ère chrétienne jusqu’aux premières décennies de cette ère. » (p. 109). 

L’idée que Allah aurait eu des filles se trouvent bien dans le Coran, mais elle est combattue par Muhammad et d’autres, qui luttaient contre le polythéisme et la croyance en des êtres surnaturels, et ce, bien avant l’avènement de l’islam monothéiste.

« L’idée que, selon les adversaires de Muhammad (ou certains d’entre eux), Allâh ait eu des filles « parmi les anges » se trouve bien dans le Coran comme nous l’avons vu. En d’autres termes, les polythéistes de La Mecque appelaient « Filles d’Allâh » les êtres surnaturels que Muhammad dénommait « anges ». Ils avaient donc une conception du monde divin très semblable à celles des polythéistes d’Arabie du Sud, du Néguev et de Palmyre. » (p. 112)

Et pourtant, étaient-ils polythéistes ?

Moins que la tradition ne voudrait le faire croire. Il est probable que cet endroit de l’Arabie ait été plutôt monothéiste :

« On peut en [des traces archéologiques, épigraphiques notamment] (pp. 133-135) déduire que, lors de l’arrivée de Muhammad en 622, le monothéisme (en l’occurrence le judaïsme) était déjà dominant à Médine (encore appelée Yathrib à cette date) et que seule cette religion avait accès à la sphère publique. » (p.135)

L’auteur conclut que le Coran est bien un texte de son époque, « une production humaine bien datée », dont les influences sont à chercher dans les « productions intellectuelles du monde méditerranéen », mais pas seulement :

« Le Coran puise aussi dans l’héritage de la péninsule Arabique, de l’Himyar et de al-Hira, qui étaient sans doute intégrés dans le monde développée de la Méditerranée et du Proche-Orient […] Le Corant est sans doute une texte de l’Antiquité tardive, mais c’est plus encore un texte composé en Arabie, vers la fin de l’Antiquité tardive. » (p. 135)

Muhammad / Mahomet

1. Les Vies de Muhammad…

On arrive dans le dur et le vif du sujet… et on se heurte au problème que l’on supposait déjà, non ? à savoir

« la plus grande partie des renseignements à son sujet provient de sources qui furent composées bien après les événements qu’elles relatent. » (p.185)

Plusieurs historiens s’affrontent dans cette quête de la vérité… l’un d’eux, Goldziher « démontra que, dans l’ensemble, ces traditions ne prirent forme que durant le second siècle de l’islam, soit environ cent ans après la mort de Muhammad. En outre, même les traditions les plus anciennes étaient de nature bien plus légendaire qu’historique, décrivant Muhammad et les débuts de l’islam d’une manière qui se conformait aux croyances, aux pratiques et aux préoccupations de la communauté musulmane du milieu du VIIIè (Goldziher, Études sur la tradition musulmane). (p. 187)

« La première sira, ou « vie » du prophète de l’islam, ne fut compilée qu’au milieu du VIIIè par Ibn Ishaq (767), soit quelque 120 ans après la mort de Muhammad. »

Et une comparaison que j’ai trouvée passionnante :

« Si l’on comparait une telle situation avec celle des origines du christianisme, comme l’a fait Patricia Crone, on devrait dire que le plus ancien Évangile a été compilé par Justin de Naplouse (100-165) mais n’a été connu qu’à travers la recension d’Origène d’Alexandrie (185-254). Il est difficile d’imaginer à quoi ressemblerait un tel Évangile, mais il est probable que Jésus y apparaitrait davantage comme un philosophe hellénistique que comme un prophète eschatologique juif. » (p.189)

En fait, il y a eu de nombreuses transmissions… et la fidélité au texte originel, s’il y en eu un, est on ne peut plus douteuse (p. 190)

Pour résumer, les enseignements de Muhammad ont circulé de manière orale pendant peu de temps, jusqu’à « rassemblés et mis par écrit sous la direction du calife ‘Uthman (644-656). (p. 201). Puis cette histoire est véritablement mise en circulation au VIIIè (p. 203) mais, le texte du Coran n’aurait pas été standardisé avant le règne d’Abd al-Malik (646-705) (p.205) 

2. La quête du Muhammad historique

Renan l’étonnant !! Figurez-vous que Renan, bien que premier à critiquer la religion chrétienne, défend des positions étranges sur le Coran :

« Renan fut l’un des pionniers des études sur le Jésus historique, et ses idées sur la fiabilité historique des Evangiles firent scandale à son époque. Au vu du refus critique de Renan de considérer qu’une grande partie des Evangiles chrétiens puisse être reconnue comme historique, son approbation de la tradition historique musulmane et du souvenir qu’elle a conservé de la vie de Muhammad doit être souligné. Si même un sceptique de l’envergure de Renan pouvait attester de l’authenticité des biographies traditionnelles de Muhammad, on pourrait s’attendre à ce qu’elles soient en effet des sources historiques de la plus haute qualité ». (p.208)

Alors quelle est la réalité des recherches d’aujourd’hui ?

« Ainsi est-il maintenant largement admis dans les études occidentales sur les origines de l’islam que quasiment rien de ce qui est rapporté par les sources musulmanes anciennes ne peut être considéré comme authentique, et que la plupart des éléments au sujet de Muhammad et de ses Compagnons contenus dans ces récits doivent être considérés avec beaucoup de méfiance. » (p. 208)

« En l’espace d’un siècle et demi seulement, Muhammad est donc passé d’un personnage qui « naît en pleine lumière de l’histoire » à une énigme presque totale. » (p.210)

On doit une approche plus critique à Gustav Weil (1808-1889). A cette époque, certains chercheurs tentent même de montrer que Muhammad avait probablement une maladie mentale (p. 212-213) Par exemple, Sprenger : « Muhammad était complètement dément pendant un certain temps ; la crise après laquelle il devint prophète fut le paroxysme de la folie cataleptique. Cette maladie est parfois accompagnée de tels phénomènes psychiques que même à l’époque moderne elle a engendré de nombreuses idées superstitieuses. » (p. 213)

« On sait néanmoins fort bien qu’il est difficile de séparer la religion de la politique dans la culture musulmane, et tout particulièrement dans la période prémoderne : comme le remarque Patricia Crone, Muhammad n’était pas « seulement un prophète qui s’est engagé dans la politique. Son monothéisme équivalait à un programme politique. » (p. 216)

3. La fabrique impériale : l’invention des Rashidun ?

Comment se passe la succession de Muhammad ? la Umma originelle se fractionne en tout cas.

Ce sont les 4 premiers califes qu’on appelle Rashidun. Il est possible qu’ils aient en effet existé… que leur histoire soit bien celle-là, on ne le sait pas vraiment.

Il sont appelés Rashidun, califes bien guidés, par la dynastie suivante, celle des Abassides (entre le VIIIè et le XIIIè siècle)

D’après El-Hibri, leur histoire est un formidable édifice narratif. 

4. La première dynastie de l’Islam dans la mémoire islamique

Il s’agit de la dynastie des Omeyyades, toujours issu de l’immense famille de Muhammad, du fils aîné de son arrière-arrière grand-père.

Le règne des Omeyyades ne constitue pas une période homogène, dans l’ensemble, mais il reste des témoignages d’une certaine grandeur, notamment sur le plan littéraire et architectural. Le calife Abd al-Malik, et son fils en particulier, furent de grands bâtisseurs (VIIIè) (p. 271) L’empire était cosmopolite et polyglotte. C’est à cette époque que l’on situe al-Akhtal, un illustre poète chrétien.

C’est également la période des grandes conquêtes musulmanes. « Ainsi, la péninsule Ibérique est conquise au détriment des Wisigoths en 711, en même temps qu’à l’extrémité orientale de l’empire les Arabes s’emparent du Sind et progressent dans la vallée de l’Indus. L’avancée se poursuit également en Asie centrale avec la prise de Bukhara (709) suivie de celle de Samarqand (710) et du Farghana en 712. Cette expansion triomphale connaît toutefois un coup d’arrêt majeur en 717 devant les murs de Constantinople, avec l’échec du siège de la capitale byzantine. » (p.273)

A partir de cette date, c’est le début de la fin. Un autre échec que nous connaissons bien : il s’agit de la défaite de Poitiers face à Charles Martel en 732. De l’autre côté, échec face aux forces chinoises de la dynastie Tang, en 751. 

A cette époque, la France n’était pas ce qu’elle est, elle n’existait pas. Et la direction de ce qui était la Francie n’allait pas de soi, il fallait lutter pour la conquérir, la mériter et la conserver.

C’est l’épisode du fameux Charles Martel, (dont la marâtre se prénomait Plectrude, en voilà une idée de prénom qu’elle est bonne) était le père de Pépin le Bref… et de Carleman, ancêtre de Charlemagne (800-814). 

Conclusion : l’hypothèse du Shi’isme !

(L’hypothèse du chercheur Mohammad Ali Amir-Moezzi est tout à fait étonnante pour moi ; je l’ai donc transcrite en ce paragraphe final et particulier, puisque son article termine également le tome 1 du Coran des historiens – pp. 919-961 )

Le constat d’un texte problématique

A la lecture de tout ce qui précède, on peut conclure que le Coran est un texte problématique. En effet, plusieurs conclusions peuvent s’imposer : 

1. Du « caractère décousu, déstructuré et fragmentaire du Coran », les exégètes font un mystère insondable. « La conclusion logique que l’on peut tirer de ce fait c’est que les savants musulmans ne connaissaient pas les raisons du style déstructuré du Coran » (p. 939)

2. La chronologie pose problème. Les sourates sont-elles dans l’ordre chronologique de leur production ? dans l’ordre du plus grand au plus court ? « La conclusion logique qui s’impose à l’historien est que les savants musulmans, même les grands spécialistes reconnus des sciences coraniques, ne connaissent pas l’ordre chronologique des sourates ou en avaient très tôt perdu la connaissance. » (p. 940)

3. Pour ce qui concerne les circonstances de la révélation, « là encore, on ne peut que conclure à l’ignorance de ces derniers quant aux véritables contextes historiques et géographiques des textes coraniques. » (p. 941)

4. Pour ce qui concerne la fameuse « science de l’abrogé et de l’abrogeant », l’ensemble est trop confus : « les savants musulmans ont élaboré tout un genre littéraire pour expliquer et justifier certaines contradictions flagrantes du texte coranique. » (p. 941) « La conclusion qui s’impose, c’est que ces savants, jamais d’accord entre eux, ne savaient pas vraiment ce qui est abrogeant et ce qui est abrogé » (p. 941)

De nombreux aspects du Coran restent énigmatiques et semblent l’avoir été très tôt, dès les premières années après la mort de Muhammad.

Observons maintenant les conflits de ces premières années et premiers siècles de l’hégire, et c’est là que nous allons parler des Shi’ites.

Les premiers siècles mouvementés de l’hégire

« Les rapports entre les musulmans shi’ites et le Coran ont toujours été complexes surtout aux trois ou quatre premiers siècles de l’islam. Ils sont marqués par deux problématiques, celle de la falsification de la Vulgate officielle connue de tous et celle de la nécessité absolue de l’interprétation du Coran par une autorité divinement inspirée. » (p. 921)

Ce que dit la tradition sunnite

Nous avons déjà rapporté ce que raconte la tradition sunnite : « Les révélations divines, très fidèlement et intégralement recueillies par les deux premiers califes Abu Bakr et Umar, furent réunies en un Coran unique par une commission de savants sous le règne du troisième calife Uthman (vers 644-656) c’est-à-dire moins de trente ans après la mort du prophète Muhammad (vers 632). Les recensions coraniques parallèles, jugées indignes de confiance, furent détruites et la version officielle, appelée la Vulgate de Uthman, fut très vite acceptée par toute la communauté des fidèles, sauf une poignée d’hérétiques. » (p. 921)

En réalité, d’après les recherches plus récentes de ces deux derniers siècles, « Le Coran officiel mis a posteriori sous le patronage de Uthman aurait en fait été établi plus tard, probablement sous le califat de l’Omeyyade Abd al-Malik b. Marwan (685-705). Il présente en outre tous les signes d’un long travail rédactionnel effectué probablement au sein d’une équipe de scribes et de lettrés patentés. » (p. 922)

La version historique et la rébellion shi’ite

OR « parmi les savants et les courants opposés à l’état omeyyade, nombre de personnages importants n’auraient pas accepté l’authenticité du « Coran uthmanien » et l’auraient considéré comme une version falsifiée des révélations faites au Prophète ; parmi ceux-là, les alides appelés progressivement shi’ites formulent des critiques les plus systématiques et les plus nombreuses à l’égard de l’intégrité du Coran officiel. D’autres recensions coraniques, parfois assez différentes dans leur forme et leur contenu, par exemple celle attribuée à Ali, cousin germain et gendre du Prophète, quatrième calife et premier imam des shi‘ites ou celles attribuées aux Compagnons Abdallah Mastud continuèrent ainsi à circuler au moins jusqu’au Xè siècle. » (p. 922)

Les guerres et violences des premiers siècles

Quelques faits historiques qui semblent avérés dans les grandes lignes :

– bataille de Badr en 624, première victoire de Muhammad sur ses adversaires Mecquois de sa propre tribu de Quraysh, notamment le clan des omeyyades. (p. 923)

– vague de violences à la mort de Muhammad, puis premières guerre d’Apostasies (ridda) pour empêcher les Arabes nouvellement convertis de retourner à leur ancienne religion. (p. 923)

– deuxième calife Umar : guerres des grandes conquêtes arabes.

– troisième calife Uthman, assassiné : première grande guerre civile entre musulmans. 

– quatrième calife : suite ininterrompue de guerres civiles. […] (p. 924)

« Le règne des Omeyyades fut une longue suite de répressions et massacres de leurs adversaires », notamment des alides, les partisans d’Ali, qui finiront par s’appeler les shi’ites. (p. 924)

Rappel : les Omeyyades, issus de la même grande famille que Muhammad et Ali, contiennent les premiers califes – à compter du 3ème – et sont du côté de Muhammad dans ses guerres. Néanmoins, c’est à la mort du prophète qu’il y a problème et que les partisans d’Ali s’opposent à Abu Bakr ainsi qu’aux califes qui se succèdent comme à autant de traitres du prophète, quand bien même ils seraient issus des Omeyyades, et donc de la grande famille de Muhammad.

La violence qui établit une nouvelle religion n’est pas propre à l’islam ; sont néanmoins propres à l’islam, « la nature de cette violence, à savoir des guerres civiles ayant entraîné la mort d’un nombre considérable parmi ses plus importants personnages historiques et ensuite la longévité multiséculaire des conflits sanglants qui opposèrent très souvent ces derniers entre eux. » (p. 925)

Retenons de ces conflits « l’opposition entre Abu Bakr et Ali où le premier eut rapidement le dessus et devint le premier calife de l’islam. » (p. 925)

L’hypothèse shi’ite des partisans d’Ali

C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre et interpréter l’opposition farouche et tenace des partisans d’Ali. En effet, « d’après les sources shi’ites, Muhammad avait désigné explicitement Ali comme son seul successeur légitime et ce à plusieurs reprises. Encore plus décisif, Dieu lui-même, à travers ses révélations, avait annoncé cette succession. Selon eux, il ne pouvait en être autrement : comment Dieu et son envoyé auraient-ils pu laisser la cruciale question de la succession de ce dernier en suspens ? » (p. 926)

Un Coran censuré et un Messie oublié !

L’un des arguments les plus forts des shi’ites pour prouver la trahison s’appuie justement sur le Coran et sur ses manquements supposés : Ils s’étonnent en effet, et à juste titre semble-t-il, que le Coran ne fasse mention de Muhammad que 4 fois, contre de très nombreuses fois pour Adam, Noé, Abraham, Salomon, David, Moïse, Jésus… ainsi que les ennemis Satan, Nemrod, Pharaon, Ponce Pilate. (p. 927) Et surtout que le Coran tel qu’on le connaît ne mentionne jamais l’immense famille de Muhammad, épouses, enfant, frères et cousins… Comment se fait-ce ?

Les partisans d’Ali expliquent cette absence par la censure de ceux qui ont ourdi et commis le coup d’état.

« Selon cette présentation des faits, ce qui se passa à Saqifa, juste après la mort du Prophète, fut un véritable coup d’État, une conspiration longuement et savamment fomentée par les deux hommes forts de la tribu de Quraysh, Abu Bakr et Umar, aidés par le clan omeyyade, pour écarter Ali, s’emparer du nouveau pouvoir mis en place par Muhammad, transformer la religion de ce dernier en un instrument de leurs propres ambitions. » (p. 928)

Les shi’ites ont alors longtemps soutenu, preuves à l’appui, qu’un Coran trois fois plus volumineux que la Vulgate officiel, existait bel et bien ; ils fournissent quelques centaines d’exemples de censures (pp. 933-938) et développe même une légende : « Rejeté, menacé de destruction, le Coran intégral fut caché par Ali. Il fut ensuite transmis secrètement d’imam à imam jusqu’au douzième et dernier, le Sauveur eschatologique, qui l’emmena avec lui dans son Occulation. Personne, à part les imams, ne connaît son contenu exact, qui ne sera révélé dans son intégralité que lors du Retour de l’imam caché à la Fin du temps. D’ici là, toujours selon ces traditions shi’ites, les musulmans devront se contenter de la version censurée et déformée de la Vulgate uthmanienne, version issue de la trahison des Compagnons. » (p. 934-935) Voilà pourquoi la tradition shi’ite impose de passer par un imam pour interpréter correctement le Coran. 

De plus, pour les fidèles shi’ites, Ali aurait été le nouveau Christ, le Messie qu’annonçait Muhammad justement. 

Alors que s’est-il passé ?

La fin des temps dans le message de Muhammad

On l’oublie parfois mais le message de Muhammad est apocalyptique. « Le Coran insiste en effet à de très nombreuses reprises sur la fin toute prochaine du monde. » (dizaine de sourates et de versets) (p. 942) Ces sourates ont de grande chance de remonter à Muhammad lui-même et son entourage immédiat : « c’est l’argument central de Casanova et plus récemment de Shoemaker pour soutenir la thèse selon laquelle l’annonce de la Fin des temps constituait le principal message de la mission muhammadienne, message que les autorités musulmanes ultérieures avaient tout intérêt à occulter. » (p. 945) Pourquoi ? Parce que la fin des temps ne venait toujours pas. Muhammad meurt. Ali meurt aussi. L’urgence devient de conserver le pouvoir et de l’installer. 

Muhammad et le milieu biblique

« L’apocalyptique coranique appartient, à sa façon, à cette riche littérature largement répandue à son époque. Et pour cause… À cette époque justement l’Arabie est grandement imprégnée de culture monothéiste biblique. Cela a dû être également le cas de la région de Hijaz, malgré l’absence totale de preuves matérielles, absence sans doute causée par la politique de destruction systématiques des vestiges préislamiques dans cette région par les autorités saoudiennes. Contrairement à ce que soutiendra plus tard l’apologétique musulmane, l’Arabie préislamique n’était pas celle de l’ère de l’ignorance, du chaos et de l’idolâtrie, ni l’islam le commencement du monothéisme arabe. Le polythéisme n’y existait probablement plus depuis de longs siècles, sauf peut-être principalement chez quelques Bédouins non sédentarisés. » (p. 946)

Notons également l’hypothèse de Alfred-Louis de Prémare selon lequel Muhammad appartenait sans doute à un groupement sectaire de judéo-chrétien ; « il existait au VIIè des traductions arabes de livres bibliques entiers, des florilèges de citations bibliques et des écrits apocalyptiques juifs ou chrétiens. » (p. 948)

L’annonce de l’avènement du Messie

« D’après un grand nombre d’attestations textuelles, pour un certain nombre de fidèles de Muhammad, Ali était le lieu de manifestation du nouveau Jésus » (p. 950)

Il aurait donc eu un statut spirituel et religieux autrement plus élevé que celui de Muhammad. (p. 952) D’où la nécessité de le faire oublier.

L’empire et l’élaboration d’une nouvelle mémoire collective.

« Comme dans d’autres religions aux proclamations apocalyptiques, ici aussi les problèmes commencent lorsque la fin du monde n’arrive pas ; lorsque le prophète avertisseur ainsi que le messie attendu meurent sans que les temps atteignent leur terme. » (p. 952) De son vivant, Muhammad ne voyant pas la fin du monde advenir, décide de marier sa fille Fatima avec Ali, son cousin germain. Ils ont deux fils. « Le choix de Ali, père de sa seule descendance mâles semble aller de soi, d’autant plus si Muhammad le considérait comme étant le Sauveur de la fin des temps. » (p. 954)

Après la mort d’Ali, les deux fils de Ali et Fatima sont assassinés. Dès le début du califat des Omeyyades, il semble qu’il ait fallu ré-écrire l’histoire et fabriquer une nouvelle mémoire collective. 

L’empreinte définitive d’Adl al-Malik

« Avec ce calife, d’une importance majeure pour la genèse de l’islam comme religion impériale, le processus de « démessianisation » devient déterminant. La figure de Muhammad comme le plus saint et le dernier des prophètes, est réhabilitée et en même temps, son message originellement plutôt « universaliste » réunissant les autres monothéistes appelés les croyants est désormais fortement arabisé. Les différences de ce message et bientôt sa supériorité par rapport au judaïsme et au christianisme sont valorisées et ses fidèles appelés les musulmans. Les symboles suprêmes de l’instauration de la nouvelle religion arabe sont, d’une part, la construction ou l’achèvement du dôme du Rocher à Jérusalem, l’officialisation d’un Coran officiel, appelé la Vulgate de Uthman, désormais déclarée indépendant des Écritures juives et chrétiennes et comme le Livre des musulmans et, d’autre part, la sacralisation des villes arabes de La Mecques et de Médine. Jésus devient un prophète presque identique aux autres dans ce Coran. » (p.957)

Conclusion

Bien sûr, il ne s’agit pas de soutenir que les sources shi’ites disent vrais et qu’elles relatent une vérité historique. Là aussi, les croyances et les légendes abondent, et côtoient les contradictions et incohérences. « Cependant, les notions qui sous-tendent les assertions shi’ites concernant le texte officiel du Coran – et du Hadith – peuvent être approuvées par l’historien des religions en général et l’historien du Coran en particulier : le caractère historique des Écritures, le rôle du contexte politique et social dans la rédaction de celles-ci, l’articulation entre les textes saints et le pouvoir, le poids du travail rédactionnel des scribes, la connivence de ces derniers avec les cercles du pouvoir. » (p. 957)

A bientôt pour les Tomes II et III…

Publié par

laetitia

Autrice ! de formation en Lettres Classiques, Docteur en linguistique, prof de Français Lettres Classiques, actuellement d'expression écrite et orale. Je souhaite mettre à disposition de tous des cours, des avis et Compte-rendus de lecture, des extraits de mes romans, des articles de linguistique, des recherches en mythologie et religion… et les liens vers la chaine "La Boule Athée" que je co-créai avec mon ex- compagnon et ami.

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