L’énergie du déni par Vincent Mignerot

J’ai découvert Vincent Mignerot par youtube et grâce à ses nombreuses conférences, toujours longues et instructives, passionnantes. Je l’ai contacté une première fois pour mieux connaître l’association Adrastia. Nous avons échangé un peu au sujet de nos actions et nos espoirs. Puis, lors de sa conférence donnée au Shift Project,

alors qu’il présentait la dernière édition de son livre l’Energie du déni, il aborde alors cette problématique particulièrement prégnante et qui devrait tous nous occuper : pour être vraiment optimiste avec nos projets de transition, il faudrait que nous puissions envisager de produire et remplacer les machines qui transforment les rayons du soleil ou le vent en électricité avec l’énergie que justement elles fournissent. En d’autres termes, pouvons-nous vraiment nous passer des hydrocarbures ? 

Évidemment, la question n’est pas « pouvons-nous », mais plutôt « comment allons-nous ? » car, un jour, il n’y aura plus d’hydrocarbures. Mais quand bien même nous n’en maquerions jamais, son exploitation commence à engendrer de sérieux dégâts sur notre environnement et notre santé. Il faudrait donc s’en passer bien avant d’en manquer.

Puisque j’enseigne auprès d’étudiants en Génie Mécanique, appelés pour la moitié d’entre eux à devenir ingénieurs, m’est venue l’idée de leur soumettre le défi suivant : nous sommes en 2050, il n’y a plus d’hydrocarbure. Combien de temps faut-il à une éolienne pour fournir l’énergie nécessaire à la construction d’une autre ? Idem avec les panneaux solaires. Au-delà d’un calcul prosaïque, un ensemble de réflexions s’est imposé à mes étudiants, sur les matériaux, leur provenance, leur exploitation ainsi qu’une nécessaire discrimination quantité versus qualité de l’énergie. Ils comprennent alors vraiment à quel point le pétrole, c’est une source d’énergie quasi miraculeuse, qui a bouleversé notre existence humaine d’une façon inouïe et extraordinaire, et peut-être unique dans notre histoire.

Vincent Mignerot a eu l’extrême gentillesse et la patience de consacrer beaucoup de temps à mes étudiants, toujours friands d’intervenants extérieurs, et je l’en remercie vivement. Des collègues se sont vivement intéressés au sujet posé et au défi que je proposais aux étudiants. Certains se sont procuré le livre de VM ; beaucoup en ont lu la préface, ont pris connaissance également d’articles de Philippe Bihouix et de Jean-Baptiste Fressoz. Tout comme Aurélien Barrau, Valérie Masson-Delmotte, Emma Haziza, Jean-Marc Jancovici, Arthur Keller, Yamina Saheb, Pablo Servigne, Aurore Stephant et tant d’autres encore, chacun de ces chercheurs, scientifiques et intellectuels pensent notre époque, notre monde et ses enjeux d’une façon particulière et souvent propre à sa formation, son activité professionnelle, et parfois sa sensibilité personnelle, voire ses croyances. Cette richesse de points de vue qui se complètent procure une joie intellectuelle qui fait partie des rares plaisirs que peuvent nous procurer les incertitudes et craintes d’un quotidien informé des sujets qui nous préoccupent ici.

VM propose lui aussi une lecture originale des problèmes environnementaux qui nous assaillent déjà, une réflexion anthropologique plus large, que j’avais d’ailleurs découverte avec jubilation dans cette émission de février 2020.

L’un des premiers points du livre de VM sur lesquels je m’arrête volontiers est souvent abordé par d’autres, notamment JB Fressos 2014 ou même JMJ qui précise qu’entre 2000 et 2017, à l’échelle mondiale, pour une unité supplémentaire d’énergie produite par l’éolien ou par le photovoltaïque, il en a été généré respectivement six et quatorze fois plus que le charbon. (p. 6) Le propos est souvent illustré d’un graphique très parlant.

VM rappelle dans la foulée les objectifs du GIEC (p. 6) : réduction de moitié de nos émissions d’ici 2030 et réduction à néant en 2050. Cela paraît fou car l’énergie, pour nous, c’est tout. (p. 9)

Mais qu’est-ce que l’énergie ? 

« la capacité à modifier un état ou à produire un travail. »

Autrement dit, « tout ce qui bouge, tout ce qui est transformé, tout ce qui tombe, s’écoule, vole, chauffe, tout ce qui est animé, tout ce qui vit, change de vitesse ou d’état de quelque façon que ce soit ne le peut que grâce à l’énergie. Lorsque nous parlons d’énergie, nous ne faisons qu’évoquer des quantités de transformations. C’est ce que mesurent les joules, les kilowattheures et les calories. » (p. 9)

Et il ajoute, ce qui est très important à avoir à l’esprit en permanence :

« Personne ne sait ce qu’est l’énergie et personne ne la produit. »

Oui, l’humain la trouve et l’utilise. Il en possède lui-même d’ailleurs, tant qu’il est en vie, ce qui lui permet de se mouvoir, d’allumer un feu, bref, d’incarner lui-même l’énergie qui modifie déjà son milieu. Toute transformation nécessite donc de l’énergie.

Et vers où, vers quoi court ce mouvement, cette transmission d’énergie ? Est-ce que cela va s’arrêter ? J’ai pour habitude de scander bonnes et mauvaises nouvelles d’un pathétique et tranquille : « ce n’est pas grave, tout doit disparaître de toute façon. » Je ne fais que badiner gentiment avec le second principe de la thermodynamique, quelque chose de très sérieux en revanche : irréversibilité et entropie. L’énergie transformée se dissipe et nous ne pouvons pas revenir en arrière. En plus clair et pour comprendre ce que cela implique concrètement : « Nous les (énergies) utilisons pour fabriquer les produits que nous consommons. Lorsque ces produits s’usent ou que nous les jetons, les matières qui les constituent se retrouvent irrémédiablement davantage dispersées qu’elles ne l’étaient au départ. » (p. 12)

Cela éclaire tout autrement la prétendue solution du recyclage : (p. 12) « L’ingénieur Philippe Bihouix rappelle que les objets fortement composites qui nous entourent désormais, faits d’alliages très complexes, rendent ces opérations le plus souvent non rentables. » Par exemple, les microplastiques et toutes sortes de mini composants. Il faudrait des heures pour séparer les minuscules éléments contenus dans notre téléphone et ces minuscules éléments une fois recueillis ne se vendent qu’à deux ou trois euros – pour le moment. Bref, de toute façon, il serait vain de chercher à contrecarrer l’entropie. Tout va disparaître.

Alors comment protéger l’environnement ? La dissipation semble inévitable. Des organismes « autotrophes » sont à la base des chaînes alimentaires. « Les organismes hétérotrophes ne peuvent exister qu’en consommant d’autres êtres vivants afin de récupérer les ressources qui les composent et l’énergie potentielle qu’ils contiennent. » (p. 16)

Partant de là, que penser de la croyance en la croissance ? VM aborde alors les théories des économistes en s’appuyant entre autres sur Steve Keen et en insistant sur l’oubli flagrant de l’énergie dans la prise en compte de la valeur du travail. 

« Le travail en physique est une autre façon de parler des transformations. Toute transformation provient de l’énergie. » (p. 18)

Et pourtant…

« Au XIXè siècle pourtant, certains penseurs explorent déjà le lien entre économie, énergie et limites au développement. » (p. 20)

« Selon certains analystes – dont Matthieu Auzanneau, Gaël Giraud et Jean-Marc Jancovici -, la crise de 2008 ne serait pas liée à des facteurs économiques secondaires, généralement considérés comme les causes (…) mais à la rigidité du lien entre flux d’énergie et PIB. Ainsi serait advenu en 2006-2008 un « pic » dans la production de pétrole qui aurait généré une onde de choc dans l’économie et aurait provoqué la crise dites des « subprimes ». (p. 22)

Mais revenons à la physique : le fameux démon de Laplace, le monstre déterministe : « Nous devons […] envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. » (p. 25), qu’en reste-t-il diluée dans l’entropie ? Le démon de Laplace n’adviendra jamais, puisque d’après le principe d’incertitude d’Heisenberg, une mesure totale du réel est impossible !

Or, pour accéder à des mesures que l’on qualifiera d’objectives, les humains sont obligés de découper le monde en parties mesurables, en dénombrables. « La simplification nécessaire à l’étude du monde de l’énergie implique de ne considérer que des parties limitées, séparées les unes des autres. Rien ne dit que le réassemblage des éléments étudiés puisse être fidèle à la réalité. » (p. 27)

Une fois ces bases posées et développées dans son livre, VM atteint le sujet brûlant du remplacement des hydrocarbures par des énergies solaires, éoliennes etc. Comment transiter ? N’y a-t-il pas ce qu’on pourrait appeler avec VM une impasse thermodynamique :

« A contrario des végétaux et de l’industrie des hydrocarbures, les énergies dites de substitution (ENS), telles que le nucléaire, le photovoltaïque, l’éolien ou encore les barrages hydroélectriques, ne sont pas des convertisseurs d’énergie autonomes. Il leur est impossible de constituer progressivement une infrastructure à partir d’un flux d’énergie directement accessible et gratuit. » (p. 36)

Autrement dit, se passer des hydrocarbures semble très compliqué, voire impossible. « L’industrie des ENS est un sous-produit de celle des hydrocarbures. Si l’objectif de la transition est bien une substitution des énergies, c’est-à-dire la réduction relative de l’exploitation des hydrocarbures, les ENS devraient à terme maintenir leur propre infrastructure fonctionnelle grâce à la seule énergie qu’elles génèrent. Or les infrastructures des ENS sont des assemblages de matériaux et de mécanismes qui n’échapperont pas aux dysfonctionnements. L’usure des pièces mobiles d’une éolienne, la corrosion et la fissuration de la cuve […] Si les moyens alloués à la maintenance des ENS ne sont pas à la hauteur des besoins, alors les dysfonctionnements augmentent avec le temps, ce qui réduit peu à peu leur capacité productive. » (p. 37)

Voulez-vous quelques horribles chiffres assortis d’une illustration de l’échec des quotas :

« L’optimisation des transactions de quotas a enrichi les entreprises polluantes. En 2014, les ventes de crédits carbone ont généré une recette de 37 milliards d’euros pour la société Lafarge, spécialiste du ciment, une des activités les plus émettrices de CO2 qui soient. Les industriels soumis au marché carbone européen auraient gagné 27 milliards d’euros grâce aux échanges de quotas entre 2011 et 2016. En 2020, alors que la faillite menaçait Tesla depuis plusieurs années, le constructeur de véhicules électriques est resté à flot grâce à la vente de crédits à d’autres constructeurs aux véhicules moins « verts ». Depuis 2012, c’est ainsi 3 milliards d’euros de crédits qui ont renfloué ses caisses, 440 millions au cours du seul premier trimestre de 2021, pendant que les autres constructeurs écoulaient des moteurs thermiques. » (p. 42)

Finalement, les ENS ont généré bcp de gaz à effet de serre… « le développement de l’industrie du nucléaire civil depuis les années 1060 par exemple, en contribuant à la croissance économique mondiale, a très bien pu renforcer les capacités globales d’extraction de pétrole, de gaz et de charbon. Le taux de CO2 atmosphérique actuel serait alors moins élevé si cette source d’énergie n’avait pas été exploitée du tout. » (p. 43)

Quelle triste conclusion et comment échapper au pessimisme ? Nous sommes devenus dépendants des hydrocarbures : pouvons-nous imaginer une journée sans plastique ? regardez bien autour de vous ! J’ai fait faire cette expérience d’imagination aux étudiants et ils se sont beaucoup émus de leurs résultats. Loin, donc, de se substituer aux hydrocarbures, il semblerait que les ENS deviennent au contraire un acteur de plus dans la pollution : « le nucléaire et les énergies dites renouvelables sont susceptibles de devenir des constituants intrinsèques des modèles économiques carbonés de demain, en participant à l’optimisation de l’extraction des énergies fossiles et à l’amortissement de ses coûts. Cette contribution technique des ENS, en plus de participer au profit des exploitants, augmenterait en volume la capacité extractive globale. Ce qui donnerait pour le climat et l’environnement en général, des résultats à l’exact inverse des avantages présupposés de ces technologies. » (p. 47)

Mais admettons que nous y parvenions, que les ENS ont désormais remplacé les hydrocarbures… et bien, « des énergies supposément autonomes et parfaitement décarbonées nécessiteraient toujours l’artificialisation des sols, ponctionneraient des ressources minérales et dissémineraient les déchets des transformations dans l’environnement, le polluant encore. Inscrire véritablement les ENS dans un programme global de réduction de l’empreinte écologique humaine engagerait a minima à la maîtrise de leur propre empreinte. » (p. 61)

Alors quid des solutions ? VM en donnent 4. Attention, il ne s’agit pas de trier ses déchets, faire pipi sous la douche, consommer local et ne plus prendre l’avion… cela va bien plus loin.

« Réduire volontairement ses moyens, se délester des garanties de la vie, travailler de ses mains et partager : le seul véritable désengagement, la seule façon d’espérer couper les vivres énergétiques au système productif dominant. Si ce désengagement parvenait à être réalisé à une échelle suffisante pour s’imposer face aux stratégies de court terme, sans générer de résistance contre-productive et sans laisser personne se confronter aux difficultés au-delà de l’effort proportionné de tous les humains (les plus privilégiés d’abord), il contrarierait le modèle économique capitaliste et réduirait tendanciellement les émissions de CO2. » (p. 64)

Alors évidemment, à ce point du livre, on comprend pourquoi il s’appelle l’énergie du déni. J’aimerais que le lecteur déjà engagé dans cette voie ou qui le souhaiterait se désigne. Mais s’il lit mon petit article sur un ordinateur ou un portable, c’est déjà foutu. Et nous mettrons beaucoup d’énergie à combattre cette nécessité de ralentir et réduire tout qui nous est pourtant mise sous les yeux. Et même convaincue de cette nécessité, pour ma part, je persiste diaboliquement dans mes trop petits gestes qui ne compensent en rien ceux que je ne parviens pas à éviter, même en me répétant : « tu ne devrais pas faire ça… » et en repoussant à demain la recherche d’alternative. 

Mais si encore je n’entraînais que moi dans la catastrophe… des humains qui ne sont pas visibles de ma fenêtre souffrent déjà terriblement de cette couverture que nous tirons à nous. « Olivier Vidal rappelle dans Matières premières et énergie que ce sont les pays les moins regardants quant aux impacts sociaux, sanitaires et environnementaux qui ont obtenu des positions de quasi-monopoles dans l’extraction de certaines ressources critiques : la Chin pour les terres rares, l’Afrique du Sud pour les platinoïdes, la République démocratique du Congo pour le cobalt et le tantale, le Brésil pour le niobium. Dans ces États, des techniques minières extrêmement polluantes ont été adoptées, qu’aucun pays dit développé n’aurait acceptées sur son territoire. » (p. 74)

Alors peut-être resterez-vous d’un optimisme à toute épreuve ? Peut-être construirez-vous des fusées pour fuir ou confierez-vous votre futur aux intelligences artificielles ?

Peut-être même êtes-vous un « extropien » ? Je vous encourage en tout cas au plaisir de la lecture de VM pour découvrir de quoi il s’agit !

Publié par

laetitia

Autrice ! de formation en Lettres Classiques, Docteur en linguistique, prof de Français Lettres Classiques, actuellement d'expression écrite et orale. Je souhaite mettre à disposition de tous des cours, des avis et Compte-rendus de lecture, des extraits de mes romans, des articles de linguistique, des recherches en mythologie et religion… et les liens vers la chaine "La Boule Athée" que je co-créai avec mon ex- compagnon et ami.

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