Amélie est un tube qui se prend pour dieu, ou un dieu qui s’observe comme un tube, durant les vingt premiers mois de sa vie.
Elle naît au Japon, cadette d’un grand frère et d’une grande sœur, fille d’une mère sans emploi et d’un père consul, ou diplomate français au Japon, d’ailleurs chanteur de No (passage très drôle).
Quand elle sort enfin de sa torpeur, torpeur apathique qui lui avait valu le surnom de Plante de la part de sa mère, c’est pour crier, jusqu’au chocolat blanc, délicieux fournisseur de plaisir et éveilleur des sens, que lui avait apporté sa grand-mère. Puis pour apprendre tout assez rapidement. Pour observer le monde et les gens, pour découvrir peu à peu qu’elle n’est pas dieu…
Mon passage préféré, subversif au sens propre, à propos des carpes et des garçons…
« Nous arrivâmes à la pièce d’eau. Je distinguai un grouillement de couleurs. De l’autre côté de l’étang, un bonze vint jeter des granules: je vis les carpes sauter pour les attraper. Certaines étaient énormes. C’était un jaillissement irisé qui allait du bleu acier à l’orange en passant par le blanc, le noir, l’argent et l’or. […]
« Au fond, elles ressemblaient à des Castafiore muettes, obèses et vêtues de fourreaux chatoyants. Les vêtements multicolores soulignent le ridicule des boudins, comme les tatouages bariolés font ressortir la graisse des gros lards. Il n’y avait pas plus disgracieux que ces carpes. je n’étais pas mécontente qu’elles fussent le symbole des garçons.
« Elles vivent plus de cent ans, me dit Nishio-san sur le ton du plus grand respect.
« Je n’étais pas si sûre qu’il y ait de quoi se vanter. La longévité n’était pas une fin en soi. Vivre très longtemps, de la part du cryptomère, c’était donner sa juste ampleur à une noblesse magnifique, c’était lui laisser le temps d’asseoir son règne, de susciter l’admiration et la crainte révérencieuse dues à un tel monument de force et de patience.
« Être centenaire, pour une carpe, c’était se vautrer dans une durée adipeuse, c’était laisser moisir sa chair vaseuse de poisson d’eau stagnante. Il y a encore plus dégoûtant que la jeune graisse : c’est la vieille graisse. […]
« André [le grand-frère], Hugo [un enfant adopté], Juliette [la grande sœur] et moi prenions le bain ensemble. Les deux garnements malingres ressemblaient à tout sauf à des carpes. Ça ne les empêchait pas d’être moches. C’était peut-être ça, le point commun à l’origine de cette symbolique ; avoir quelque chose de vilain. Les filles n’eussent pas pu être représentées par un animal répugnant. »
pp. 84-86, Livre de Poche, n°15284
Malheureusement, les parents lui offrent trois carpes. « C’est une bonne idée, n’est-ce pas ? – Oui, répondis-je avec une politesse consternée. – La première est orange, la deuxième est verte, la troisième est argentée. Tu ne trouves pas que c’est ravissant ? – Si, dis-je en pensant que c’était immonde. » (p. 131)
Et pourtant ces carpes, qui gobent et vous abordent en ouvrant leur corps, elles sont des tubes, comme la petite Amélie et comme nous tous :
« Tu trouves ça répugnant ? À l’intérieur de ton ventre, c’est la même chose. Si ce spectacle t’obsède tellement, c’est peut-être parce que tu t’y reconnais. Crois-tu que ton espèce soit différente ? Les tiens mangent moins salement, mais ils mangent, et dans ta mère, dans ta sœur, c’est comme ça aussi. Et toi, que crois-tu être d’autre ? Tu es un tube sorti d’un tube. Ces derniers temps, tu as eu l’impression glorieuse d’évoluer, de devenir de la manière pensante. Foutaise. La bouche des carpes te rendrait-elle si malade si tu n’y voyais ton miroir ignoble ? Souviens-toi que tu es un tube et que tube tu redeviendras. »
p. 145
Voilà la métaphysique des tubes… la métaphysique étant l’art de raisonner de façon abstraite pour mieux connaître l’être et les causes de ce monde… 🙂