Sous-titre : Théologie, Justice et le cosmos chez Eschyle : Orestie et pensées des Présocratiques
Pour mieux comprendre comment étaient conçues la Justice et la Nécessité chez les philosophes présocratiques, j’ai entrepris la lecture d’une trentaine de pages du livre de Nuria Scapin, The Flower of Suffering, éditions De Gruyter.
Il s’agit du chapitre 5, intitulé « Justice cosmique et métaphysique des opposés : Anaximandre, Héraclite et Parménide » (Cosmic Justice and the Metaphysics of Opposites : Anaximander, Heraclitus and Parmenides), lui-même intégré dans la deuxième partie de la thèse, intitulée « Justice cosmique ; entre métaphysique de l’harmonie et métaphysique du conflit » (Cosmic Justice : between Metaphysics of Harmony and a Metaphysics of Conflict)
Ce cinquième chapitre est divisé en 4 parties, se rapportant chacune à l’étude en contexte du mot δίκη dikè, qui signifie en grec « usage, manière d’être ou d’agir » mais aussi « ce qui sert de règle, droit, justice ».
- Dikè (justice) dans la période archaïque
- Dikè comme une métaphore de l’ordre cosmique
- La métaphore étendue : la notion de justice cosmique
- Dikè, nécessité et les opposés dans le poème de Parménide
En préambule, NS note que le sens du mot dikè, pour un grec ancien, dépasse le strict cadre de la réparation des injustices pour concerner également l’ordre naturel. La thèse de NS, dans un plus large objectif, contribue à montrer que chez Eschyle, on trouve l’illustration d’une conception de cette justice divine, en quelque sorte, à double tête.
1. Dikè (justice) dans la période archaïque
Grâce au travail de Gagarin, l’on peut comprendre la véritable contribution des présocratiques à l’élargissement du champ sémantique de dikè. On peut le comprendre comme évoquant, au sens le plus large, une force universelle. Mais reprenons les choses dans un ordre chronologique.
* Chez Homère, dikè signifie généralement un principe de correction d’une situation jugée inique, une sorte de rééquilibrage.
* Chez Hésiode et Solon, nous assistons sans aucun doute à une élargissement du sens : dikè est alors mis en relation avec le concept social de bien-être, l’acquisition vertueuse de richesse et la prospérité. Ces auteurs ne s’arrêtent pas à décrire ce qu’est dikè, mais vont jusqu’à décrire ce qu’elle devrait être.
Chez Solon en particulier, dans un contexte de mesures politiques et législatives, la justice est ce qui freine les excès des individus et crée un équilibre à Athènes.
Difficile de savoir ce que Solon doit à Hésiode. La conception de la justice chez Solon marque tout de même un tournant par rapport à ce qu’on trouve chez Hésiode. Solon semble croire à la cohérence de l’intervention de la justice tandis qu’Hésiode l’appelle de ses vœux.
2. Dikè comme une métaphore de l’ordre cosmique
Il s’avère important pour la suite de bien comprendre en quel sens l’on peut envisager dikè comme métaphore. Il ne s’agirait pas ici d’une figure de style mais plutôt d’un processus de pensée qui repose sur les mêmes plans que les métaphores du quotidien, ce type d’images, qui reflète un passage à l’abstrait et repose sur un ensemble d’expériences partagées par des gens de même culture.
Dans ce cadre, on remarque que le mot justice a plusieurs sens : cas, procès, peine, réparation, jugement, justice etc. La relation entre ces termes pourrait bien être de nature métonymique. C’est en tout cas un tel fond sémantique que pouvaient avoir à l’esprit les Présocratiques quand il s’approprièrent le mot dikèen un sens nouveau.
Bien sûr, pour le montrer, les sources sont maigres et nos fragments des présocratiques si peu nombreux. Néanmoins, NS en analyse quelques-uns que nous n’allons pas tous retranscrire.
Néanmoins, ce fragment d’Anaximandre DKA9B1 est suffisamment célèbre pour qu’on s’y attarde un peu :
ἐξ ὧν δὲ ἡ γένεσίς ἐστι τοῖς οὖσι͵ καὶ τὴν φθορὰν εἰς ταῦτα γίνεσθαι κατὰ τὸ χρεών διδόναι γὰρ αὐτὰ δίκην καὶ τίσιν ἀλλήλοις τῆς ἀδικίας κατὰ τὴν τοῦ χρόνου τάξιν
Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité ; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps
NS compare ce fragment avec un autre, de Solon (12W)
ἐξ ἀνέμων δὲ θάλασσα ταράσσεται . ἢν δέ τις αὐτὴν μὴ κινῆι, πάντων ἐστὶ δικαιοτάτη.
La mer est perturbée par les vents, mais si personne ne la dérange, elle est la plus juste de toutes les choses.
Ici, il faut comprendre dikè au sens de loi de la mesure qui impose des restrictions ou des limites à ne pas dépasser. Mais tandis qu’Anaximandre s’attache à une métaphore complexe du phénomène physique du changement dans le monde naturel, Solon emprunte une image naturelle – la mer – pour l’appliquer ensuite à la politique.
Ce qui est intéressant, c’est que la nature est chargée d’une notion de balance ou de réciprocité. La mer est juste, uniforme, équilibrée, quand elle n’est pas perturbée.
Ce fragment d’Anaximandre est resté très célèbre et de multiple fois interprété. Anaximandre pensait peut-être aux phénomènes météorologiques qui alternent ou aux qualités opposées. Peut-être concevait-il un monde où luttaient des choses caractérisées par une nature intrinsèquement belligérante ? Mues par elles-mêmes ou une force supérieure ? Cela reste un objet de controverse.
Quelle est la relation entre la justice et l’Illimité (en grec, apeiron) ? Aucune ? Ou bien l’Illimité pourrait-il contrôler le processus de la justice, mais indirectement ? Ou encore l’Illimité serait-il continument et activement impliqué dans le processus de Justice ?
Dans le fragment d’Anaximandre, la justice et l’injustice peuvent être mis en relation avec la naissance et la destruction. L’excès qui pourrait dérégler l’équilibre présupposé serait châtié.
Il y aurait donc la vision d’une régulation autonome et d’un ordre naturel immanent.
Ici, d’après Vernant, l’Illimité aurait plutôt la fonction de médiateur. Il impose la même dikè à chaque individu comme une loi commune.
Le temps dont il est question, comment l’interpréter ? Est-ce la figure presque divine du Temps ? Certains chercheurs récents s’opposent à cette interprétation. L’Illimité a déjà le rôle de garant du décret / ordre cosmique. Le Temps ne semble pas avoir ce rôle chez Anaximandre.
Bien qu’il soit difficile de déterminer si Anaximandre concevait déjà dikè elle-même comme quelque chose de plus qu’un des éléments inclus dans une métaphore complexe et comme une loi universelle spécifique, il l’a certainement transférée, à travers une pensée métaphorique, à la sphère cosmologique. Sans aucun doute, sa façon de voir la genèse et le fonctionnement du cosmos diffère des travaux poétiques hésiodiques par exemple, en cela qu’il adopte une approche réductive et naturaliste. Anaximandre se détache des explications divines à caractère anthropomorphique pour atteindre davantage d’abstraction philosophique. Par conséquent, même si on ne peut guère avancer beaucoup au sujet d’Anaximandre, on peut toutefois reconnaître, avec Kahn (1960, 8) qu’il s’agit là de l’expression la plus ancienne d’une vision grecque du monde naturel comme un cosmos organisé par la loi.
3. La métaphore étendue : la notion de justice cosmique
Si la question reste ouverte de savoir si Anaximandre conçoit lui-même la justice comme un pouvoir cosmique, en revanche pour Héraclite, c’est le cas. Dikè est en quelque sorte un principe universel qu’il appelle à gouverner l’ensemble du réel, à côté de logos (le verbe) et théos (le divin).
Chez Héraclite (B80), dikèn’est pas conçu comme l’opposé de adikia(injuste), mais comme la somme totale des peines (i.e. réparations) et des crimes. Tout ce qui arrive, arrive selon le modèle ou le paradigme du conflit. D’ailleurs, en B53, polemos(la guerre, le conflit) est appelé le père de tout.
Pour Héraclite, la justice est un principe universel suivi par l’ensemble du réel, un principe de discorde et d’antithèses conflictuelles, auquel est attribué la paternité de tout.
L’étymologie de dikè, dérivé de deiknumi, serait bien « la direction et l’indication ». La dikè montre la voie à suivre. Or, pour Héraclite, s’il n’y a pas le conflit, on ne peut pas connaître la justice. (B23)
Chez Héraclite comme chez Anaximandre, on retrouve le κατὰ τὸ χρεώνkata to chreôn, « selon la nécessité ». Il s’agit presque d’une fatalité ou d’un destin, qui rapproche dikèdes Moires, les trois divinités du destin. Notons d’ailleurs que dans la cosmogonie d’Hésiode, dikèest donnée comme sœur des Moires.
4. Dikè, nécessité et les opposés dans le poème de Parménide
Chez Parménide, associé à la compulsion, l’attribution et la nécessité, dikèest un pouvoir divin important. D’après Aétius, un commentateur du Vèmesiècle après J.-C. auquel on doit beaucoup de nos fragments, comme chez Anaximandre et Héraclite, chez Parménide et Démocrite, tout advient par nécessité, κατ’ἀνάγκην, kat’anankên. Le cosmos est alors organisé autour d’une nécessité intrinsèque.
La Justice soutient l’Être comme la Nécessité soutient le ciel : Justice et nécessité sont impliqués dans la vérité divine au sujet de l’être.
Parménide partage avec Anaximandre et Héraclite la conviction que l’ensemble du réel peut être expliqué en principes primordiaux. Tandis qu’Anaximandre décrit le processus de destruction et de renaissance des éléments en terme de réciprocité cosmique, il l’appelle dikè, Héraclite décrit le conflit lui-même comme dikè, Parménide pousse plus loin la notion poétique de dikècomme la gardienne de la porte des échanges entre le Jour et la Nuit.
Comme pierre angulaire de la pensée philosophique grecque, dikè repose fondamentalement sur la relation entre le conflit et l’harmonie des opposés, le temps et la nécessité. Voilà quel sera l’héritage d’Eschyle.