« La religion des Grecs est l’une des plus déconcertantes qui soient et, en même temps, l’une des plus instructives. Elle ne s’appuie pas sur une révélation ; elle n’a jamais défini de doctrine théologique ou morale ; elle n’a pas à sa tête un sacerdoce. La langue grecque n’a pas de nom pour la désigner dans son ensemble. Nous nous trouvons devant un corps d’opinions peu cohérentes ; devant des dieux à tel point humanisés que leur substance primitive nous échappe souvent ; devant des rites qui ne se rattachent qu’exceptionnellement à des attitudes mentales conscientes. Bref, abstraction faite de certaines manifestations propres à une époque ou à un milieu, nous trouvons en Grèce une multitude de faits que nous devons bien qualifier de religieux, mais qui ne constituent pas, au sens où nous la prenons aujourd’hui, une religion. » (extrait du 4ème de couverture)
Introduction
Il y a pourtant indéniablement des faits religieux (p. 7). Pour aborder le fait religieux grec, nous prendrons le biais du sacré, par opposition au profane, tel que défini par Rudolf Otto en 1917 – cf Le sacré et le profane, de Mircea Eliade. Le sacré est à mettre en relation avec l’énergie et la puissance, ce qui s’impose à l’homme comme d’un autre monde. (p. 10) Du moins le croit-il…
1. Manifestations immédiates du sacré
Le sacré est interprété comme provenant d’une volonté divine. Ce que les Grecs appellent les terata (monstres = ce que l’on montre) sont appelés des prodiges chez les Romains « des ruptures supposées de l’ordre du monde, toujours funestes en tant qu’invasions du sacré maléfique. » (p. 14)
2. Sources de la connaissance religieuse
Pas de révélation : « les faits acceptés comme signes sont innombrables, mais l’acceptation n’est pas rigoureuse, l’interprétation encore moins et, surtout, ces rudiments de croyance restent isolés, sans autre portée que celle qu’ils doivent aux circonstances. Ils ne constituent pas les éléments d’une doctrine. » (p. 17)
3. La littérature religieuse
S’il n’y a pas de révélation, il n’y a pas de dogme. En Grèce, on note une « symbiose étroite entre religion, poésie et philosophie. » (p. 29) Le fait religieux s’exprime à travers le mythe, repris et transformé au fil des siècles par les poètes et les philosophes. (p. 29) La pensée mythique est anthropomorphique et traduit le sacré en événements : « chaque élément trouve sa place avant ou après un autre. » (p. 30)
4. La pensée religieuse
L’homme
« Les deux expériences sont corrélatives : la présence du sacré et l’insuffisance de l’homme. Sans le sentiment vécu d’un manque, celui-ci n’éprouvera pas la puissance irrationnelle qui est à la fois une frontière et un achèvement. » (p. 35) Bref, les individus ne durent pas longtemps et souffrent beaucoup pour les Grecs.
L’origine de l’homme ne se trouve pas chez Hésiode mais plutôt chez Platon (Protagoras, 320 etc) sous la forme de mythes ou paraboles (p. 38). On y raconte l’apparition maudite des hommes et leur destinée assez cruelle. Mais le Grec n’est pas totalement pessimiste : « ce qu’il traduit dans ses actes, c’est surtout la fierté devant tout ce que l’homme parvient à réaliser dans les limites étroites et dans les conditions pénibles de sa vie » (p. 40) (Sophocle, Antigone, 322-64)
La mythologie de l’au-delà est flottante. Les fantômes viennent parler aux vivants, ils sont des ombres ; dans l’Odyssée, le séjour des morts est même décrit (Odyssée, XI, 23-50 ou IV, 561-9) Mais cette idée de l’au-delà n’apporte aucune compensation à sa conception pessimiste de la vie terrestre. (p. 44)
On trouve cependant chez Pindare (2è Olympique, 63-83) une perspective de salut, l’idée d’une rétribution posthume, ainsi que chez Hérodote (II, 123) évoquant les croyances égyptiennes ou encore Empédocle (fr.115) mais « c’est surtout Platon qui développe ces thèmes : immortalité personnelle, rétribution dans l’au-delà fondée sur la morale et sur la purification des âmes. Souvent, il se réfère aux mystères et aux « doctrines secrètes ». (p. 47) (Phèdre, 245 c et suiv ; Cratyle, 400 b-c ; Phédon, 64 a et suiv. ; Phédon, 117 c) Socrate prie pour bénéficier d’une bonne mort… mais cela ne correspond pas à « la religion officielle, fort proche en revanche des croyances chrétiennes. L’au-delà chrétien ne doit rien à la « Chéôl » des Juifs, séjour posthume aussi inconsistant que l’Hadès des Grecs. Il est un séjour éternel que l’homme conquiert – bon ou mauvais – par sa conduite terrestre. » (p. 50)
Cependant les voix de Démocrite (fr. 297) ou Épicharme (fr. 64) témoignent d’une vision plus désabusée et signalent ces projections comme autant d’illusions (p. 50)
Le monde
« Le terme grec cosmos, qui, à partir de certains présocratiques, désigne le monde, avait signifié d’abord « ordre », « arrangement harmonieux ». Au départ, les Grecs ne disposent pas d’un concept global, comme celui que nous exprimons dans « univers ». Ils disent simplement « toutes choses » et valorisent certaines parties de l’ensemble : la Terre, le Ciel, l’Océan, les hommes. La notion de cosmos apparaît comme le résultat d’une réflexion qui, de ces éléments, a fait une synthèse. » (p. 52)
Hésiode, dans sa Théogonie, prend les dieux pour origine du monde. Il commence par Chaos et ses descendants. Mais pour Héraclite (fr. 30), l’univers a toujours été et sera toujours, indépendamment de nous. Pour Anaxagore (fr. 12), c’est le NOUS, une force spirituelle, qui permet la dissociation et le regroupement des éléments, à partir d’un mélange originel et confus de particules. (p. 55) Chez Platon (Timée), le créateur du monde semble distinct des dieux de la mythologie tandis que pour Aristote, le « moteur premier » est un pur concept intellectuel (Métaphysqiue, XII, 7, 1072) Mais les Grecs n’ont pas intégré à leurs croyances ce qui a trait à la fin du monde ou à son renouvellement : « Ils ne possèdent pas, à notre connaissance, une eschatologie cosmique comparable à celles de l’Inde ou au « Crépuscule des dieux » des Germains ou encore au mythe romain de la Grande année. » (p. 58)
Quel est le facteur, le moteur, des actions humaines ? Périclès, d’après Thucydide, aurait parlé des « démons ». Ailleurs, on trouve toutefois invoquée la Nécessité : Prométhée explique son impuissance face au Destin ou à la Nécessité (Eschyle, Prométhée, 506-525).
Les dieux
Nous connaissons particulièrement les dieux olympiens qui ont remplacé, en quelque sorte, les divinités plus anciennes, comme d’ailleurs en témoignent de nombreuses légendes : le dieu vient de l’étranger : Crète, Thrace, Asie Mineure. D’ailleurs, seuls Zeus, et peut-être Dionysos, ont des noms proprement grecs. (p. 63)
Mais plusieurs catégories d’êtres surnaturels coexistent et le sacré prend diverses figures : les éléments de la nature, les esprits ou démons, les dieux. (p. 64) Les animaux, sacrés eux-mêmes, deviennent les compagnons attributs des dieux et les dieux prennent souvent forme animale (p. 65). Platon a essayé de mettre de l’ordre dans ces catégories en assignant notamment une essence d’intermédiaire aux esprits ou démons. (p. 67) Quant aux âmes des morts « Hésiode distingue trois catégories correspondant à des races du passé : les hommes de l’âge d’or sont devenus les « Démons terrestres » ; ceux de l’âge d’argent les « Bienheureux souterrains » ; les héros, après la disparition de leur race : des « Demi-dieux ». (p. 68) Ces derniers reçoivent un culte : « c’est le caractère sacré inhérent à toute personnalité exceptionnelle qui explique les honneurs rendus à certains grands hommes : fondateurs de villes, souverains, législateurs, personnages célèbres par leur piété, poètes, philosophes. » (p. 69)
Si les dieux olympiens nous donnent l’impression de dominer le religieux antique grec – cela est dû à l’épopée homérique, cette impression ne correspond pas vraiment à la réalité : la Terre reste l’objet d’un véritable culte, à travers notamment la figure de Déméter (p. 71) Dionysos jouit également d’un culte répandu, alors qu’il est étranger des épopées homériques et qu’on lui attribue même une origine étrangère, thrace ou phrygienne. (p. 73) : « Dans une réinterprétation religieuse, venue peut-être de l’étranger, il préside à l’ivresse sacrée qui soustrait l’homme au monde profane. Il représente en Grèce une forme d’expérience religieuse, le chamanisme, où l’homme se met en état de transe pour communier avec le numineux. » (p. 73)
Zeus est le seul dieu qui porte un nom véritablement grec, et indo-européen, qui signifie « le Ciel lumineux » et que l’on retrouve dans Ju-piter.
La racine i.e. serait *de-us, que l’on retrouve dans dieu, diurne, ou dyauh (sanskrit), et donc ZEUS ou JU (de Jupiter, littéralement « dieu le père »)
Associé à la justice et l’ordre social, il bénéficie d’une place primordiale : « Zeus garde au sein d’un système polythéiste une densité religieuse qui lui permet d’être à la fois une multitude de dieux et le dieu en soi. […] Zeus-Baal, Zeus-Ammon, Ahoura-Mazda, même, devient Zeus pour Hérodote. » (p. 78) La couche la plus primitive des représentations de Zeus nous montre même un Zeus-ogre, un Zeus-loup. (p. 79) « Pratiquement, Zeus présente tous les aspects du divin, non seulement par rapport au contexte grec, mais à l’échelle des religions du monde. » (p. 79)
5. L’acte religieux : le rite et le culte
Difficile de reconstituer l’acte religieux de l’antiquité grecque, mais à l’aide des textes et de l’archéologie, on peut dégager quelques faits d’ordre général. (p. 87)
On trouve bcp de recommandations de type superstitieuse, mais qui peuvent s’apparenter à des rituels à suivre, chez Hésiode (Travaux, 724-56) ou chez Homère (Iliade, I, 37-42 ; 94-100 ; 313-317 ; 446-74) Il faut prendre garde à ne pas s’attirer la colère des dieux. Peut naître également le besoin de se purifier après une souillure ; cela passe par les ablutions, les sacrifices. La souillure n’est pas morale ; on peut être souillé d’avoir versé le sang, d’avoir eu affaire avec la mort. (p. 92)
Les sacrifices donnés en exemple dans l’Iliade sont par exemple les hécatombes – sacrifice de cent bœufs – ainsi que des sacrifices humains : Iphigénie ou les douze prisonniers troyens immolés sur le bûcher de Patrocle. (p. 93)
Le temple grec n’est pas un lieu où l’on se réunit ; il est plutôt considéré comme la maison du dieu. On peut prier n’importe où, paumes ouvertes vers le ciel, ou allongé, prosterné au sol si l’on cherche les faveurs de dieux souterrains. (p. 96) Que demande-t-on ? Généralement la santé, une bonne récolte, la fécondité ou une protection contre le malheur. Il arrive aussi qu’on s’adresse aux démons pour vouer quelqu’un au mal – la littérature offre des témoignages de malédictions (Iliade, IX, 565-72) (p. 99) On invoque encore les puissances divines pour asseoir un serment : « une affirmation ou une promesse accompagnée d’une prière négative. On demande à un dieu de garantir la vérité et de punir le parjure. » (p. 100)
Enfin, la vie athénienne était ponctuée de fêtes, comme les Thesmophories (p. 103) ou d’autres fêtes autour de la fécondité. Peu à peu, les fêtes religieuses sont débordées par leur aspect communautaire : « la célébration rituelle prend facilement la portée d’une manifestation civique qui resserre par des actions et des divertissements communs l’union des citoyens. » (p. 104)
Les jeux, les oracles ou les sanctuaires de guérison font également partie de la vie religieuse des Grecs (p. 105)
6. La communauté religieuse
Même lorsqu’une religion a pour but le salut personnel, elle s’inscrit dans une communauté religieuse. La vie de la cité, la religion, les hommes sont fortement liés (cf Hésiode, Travaux, 240-47) (p. 110)
« Dans la Grèce classique, les groupes constitués sur une base purement religieuse, comme les confréries et les thiases, ne jouent qu’un rôle limité. En général, le lien sacré se superpose à un autre. Dans une communauté naturelle, famille, clan, tribu, il s’exprime sous la forme de divinités et de cultes propres à celle-ci. Dès Homère, ces collectivités sont recouvertes par une organisation politique, dont nous pouvons, dans des grandes lignes, suivre l’évolution. » (p. 110)
« Ainsi se dessinent, d’abord comme une aspiration révolutionnaire, les grandes lignes d’une religion civique qui sera celle de la Grèce classique. Elle groupe indissolublement trois termes : les hommes, les dieux, l’État. Pour désigner celui-ci, Hésiode emploie déjà le terme polis, la cité. Mais c’est seulement à l’époque suivante que la polis incarnera dans la réalité politique le programme social et religieux d’Hésiode. » (p. 112)
« Rappelons quelques faits bien connus qui montrent à quel point la sphère du religieux se confond avec celle du politique : les prêtres, sauf quelques exceptions, sont des fonctionnaires publics désignés par l’État pour un terme légal ; les temples et leurs avoirs sont propriété publique ; les fêtes religieuses sont aussi des fêtes nationales, souvent mises à la charge de contribuables fortunés ; le calendrier est fixé par les autorités civiles. Réciproquement, chaque État a ses dieux et son culte ; une action politique a toujours des aspects religieux : prières, sacrifices, offrandes, processions, consultation des oracles ou des devins. » (p. 112)
Les deux domaines sont inséparables et la revendication de Socrate d’avoir son « démon intérieur » peut être prise pour une revendication athée, bien que ce ne fût pas le cas. La croyance de Socrate le rendait tout le moins impie aux yeux de ses accusateurs puisque ce démon semblait le détourner de la politique active. (p. 115)
La religion officielle pouvait laisser des insatisfaits, et à l’âge classique, se développent les cultes privés, les confréries, les mystères et l’orphisme. (p. 116)
7. Les mystères et l’orphisme
« Un myste est un initié ; le mystère, la cérémonie d’initiation ; l’adjectif mystique désigne, étymologiquement, ce qui est en rapport avec cette forme religieuse. Les mystères étaient protégés par un secret qui, dans l’ensemble, a été respecté. Aussi les connaissons-nous de manière très fragmentaire. » (p. 117)
Les mystères d’Euleusis, qui inspirent l’Hymne à Déméter et racontent le cycle de la végétation, mort apparente, suivie de la renaissance, sert de support symbolique à une croyance en la survie posthume de l’homme. (p. 118)
Il existait bien d’autres mystères, autour de Zeus ou Dionysos ou encore l’Orphisme. Cependant, le grec moyen semble déconcerté devant l’Orphisme qui, non seulement est perçu comme venant de Thrace, mais en outre s’appuie sur un texte sacré : « mais ce qui déconcerte et indispose surtout le Grec moyen, c’est la prétention de s’appuyer sur des livres, non pas comme on cite du bout des lèvres Homère et Hésiode, mais pour y chercher une autorité ferme en matière de croyance et de morale. Là est l’originalité choquante de l’orphisme : c’est une doctrine du livre. » (p. 122)
Mais « les vraies communautés religieuses, celles qui proliférèrent plus tard et s’adjoignirent celles de Mithra, de Sérapis ou du dieu des Juifs, ce sont ces conventicules qui réunissaient dans leurs chapelles les fidèles de quelque Dionysos, de Cybèle, de Sabazios et qui, parfois, nous le savons par des inscriptions, rassemblaient leurs morts dans des cimetières séparés. » (p. 126)
8. Attitudes
Comment comprendre la foi ? Le terme et le concept ne semble pas exister pour les anciens. Il sera défini plus tard, chez les chrétiens, comme Clément d’Alexandrie (Stromates, II, 8, 4 ; 30, 1-2) pour lequel la foi est d’essence divine mais aussi une forme d’espérance.
« Les Grecs n’ont jamais défini un ordre de choses transcendant qui réclamerait leur foi. Tout ce qu’ils sont censés admettre, c’est que « les dieux » existent, mais sans que ceux-ci soient expressément nommés. » (p. 128) Rien ne définit ce qu’il faudrait croire au sujet de ces dieux, la mythologie se charge de faire et défaire ; règne tout de même un certain agnosticisme, parfois exprimé chez Protagoras (fr. 4) ou Xénophane (fr. 34). Donc « pour d’autres grandes notions, comme la structure religieuse de l’homme et du cosmos, l’immortalité de l’âme, la rétribution posthume, le champ reste ouvert à la spéculation mythique et intellectuelle. » (p. 129)
« Nul doute que beaucoup se soient contentés d’une confiance aveugle dans la vertu de l’acte sacré. Cela est vrai surtout de pratiques populaires comme les rites agraires ou le culte d’Asclépios ou encore dans le serment. » La magie et la superstition font également partie du paysage religieux (Théophraste, Caractères, 16)
Il existe cependant un caractère mystique du culte ou des croyances, en définissant le mysticisme comme « la croyance en la possibilité d’un contact immédiat entre l’homme et l’essence du sacré. Cette croyance peut s’accomplir de deux manières ; par un mode particulier de connaissance, généralement décrit comme une vision ; ou bien par l’expérience vécue d’une union. » (p. 136) Ainsi, « une des formes les plus répandues de la connaissance mystique est l’inspiration prophétique. En Grèce, elle n’a joué un rôle véritable qu’antérieurement à la religion classique ou en marge de celle-ci. Le sibyllisme ne nous est connu historiquement que par des manifestations dégradées. » (p. 137)
Finalement, dans cette quête d’union, « c’est à la fin de l’Antiquité que les néo-platoniciens élaborent une synthèse de la religion et de la philosophie qui trouve son couronnement dans l’union mystique. Le dieu de Plotin, libéré de toute imagerie anthropomorphique, comporte trois degrés : l’Un, l’Esprit et l’Âme. Celle-ci est à la fois l’âme universelle et la multitude des âmes particulières. » (p. 140)
9. Tensions
Dans le système grec, contrairement au système chrétien que nous connaissons mieux, on ne peut pas vraiment entrer ou sortir des croyances, en devenant un apostat par exemple, puisque les croyances revêtent différentes formes et touchent tous les aspects de la vie, sans requérir une véritable profession de foi.
« Foncièrement pessimistes, les Grecs sont obsédés par le problème du mal. Non moins foncièrement moralistes, ils posent ce problème en termes de responsabilités. » (p. 145)
Les dieux, fortement anthropomorphiques, ne sont ni entièrement bons, ni entièrement mauvais. Dans Odyssée I, 32-43, dieux et hommes se renvoient même la responsabilité du malheur des hommes. (p. 146)
Chez Eschyle, le débat met en cause les dieux comme les hommes. Tandis que Sophocle dépeint les dieux, inconsistants et parfois sinistres : « psychologiquement, nous sommes à un stade antérieur à celui que traduit Eschyle » (p. 147) « Chez Sophocle, l’homme malheureux endure et se plaint ; il ne discute pas. […] Pour ses contemporains, il fut « le pieux Sophocle », ce qui montre combien nos concepts diffèrent de ceux des Grecs. En revanche, Euripide passa, de son vivant, pour un impie et beaucoup de modernes le tiennent pour tel. » (p. 149) « Sophocle représente le stade de la contradiction acceptée : Eschyle révèle l’opposition dialectique et tente de la résoudre ; Euripide sépare brutalement la thèse et l’antithèse. Cette fois, contre des dieux malveillants et irresponsables, l’homme proteste et argumente. » (p. 149)
Chez Hérodote, c’est la volonté de raconter les faits réels, et une certaine distance avec les explications divines, du merveilleux, fait jour : les événements qui se produisent sont liés aux lois du monde sensible et de la raison. (p. 152) Comme il connaît les religions et coutumes d’autres pays, il en retire un certain recul : « partageant le relativisme des sophistes, il pense que les idées et les actes religieux sont des usages propres à chaque peuple et que ce sont les préjugés de ceux-ci qui leur confèrent une valeur en soi. » (cf Hérodote, III, 38) (p. 153)
Mais on ne peut pas percevoir une évolution dans le temps de la pensée grecque qui irait vers moins de religieux : « Xénophon, tout pénétré de croyance, est le continuateur de Thucydide, qui traite le surnaturel avec un mépris glacial. Le théoricien du rationalisme historique, celui qui en formule les problèmes, est Polybe.
« Pour les faits dont il est impossible ou difficile à l’homme de saisir les causes, on pourrait peut-être, à défaut d’autre issue, faire intervenir la divinité ou le hasard… Mais là où il est possible de découvrir la cause qui est à l’origine de l’événement ou qui l’a influencé, je pense qu’il ne faut pas recourir aux dieux. » (Polybe, XXXVII, 4, 2)
La médecine grecque, même si elle reste longtemps embarrassée de croyances et superstitions, commence à s’attacher au principe de la causalité expérimentale. Confer le Traité hippocratique, De la maladie sacrée, où l’auteur ne croit pas desservir la religion en lui retirant un domaine, mais au contraire lui rendre un service en lui ôtant une responsabilité. (p. 155)
Jusqu’où peut-on aller en restant dans le cadre de la religion et quand en sort-on ? Chez Aristophane, on trouve de francs exemples d’irrévérences : il parodie les cultes, ridiculise les dieux : « Constamment, les dieux apparaissent comme des intrigants, des goinfres, des débauchés. Surtout, ils sont d’une cupidité sans limite. » (p. 156) Et pourtant, Aristophane est attaché à une forme très traditionnelle de religion, et « fait le procès des novateurs comme Socrate et Euripide. Il parle des mystères avec une poésie manifestement sincère. On a pu dire, avec Hegel, qu’il s’attache à ruiner, en le poussant à l’absurde, un anthropomorphisme vidé de toute substance religieuse et devenu un obstacle à la piété authentique. On se demande seulement si les Athéniens parvenaient mieux que nous à distinguer toujours les deux domaines. » (p. 157)
Il est difficile de déterminer l’impiété chez les Grecs. Souvent les attaques contre les dieux sont perçues comme des attaques contre la communauté. Cependant, « comment trouver dans les conceptions mouvantes des Grecs la base doctrinale permettant de définir une impiété de pensée ? Le mobile déterminant, nous l’avons vu, est de maintenir le culte de la cité : l’accusation d’irréligion est surtout une accusation d’incivisme. » (p. 159)
10. Théories
« Il n’est guère possible, on le conçoit, de formuler en termes simples et quelque peu précis une vue d’ensemble sur la religion des Grecs. Il faudrait soupeser, argumenter et l’on risquerait encore, malgré tout, d’introduire dans les faits une rigueur qu’ils n’ont pas. » (p. 161)
Empédocle, par exemple, « considérait que les dieux personnalisés constituaient, historiquement, un stade tardif, avec une exception qui est Aphrodite. » (p. 161)
Platon, lui, « se place sur un plan psychologique : la croyance aux dieux résulte d’une double prise de conscience, celle de l’âme et celle de l’univers. […] C’est du fait de leur origine divine que, seuls de tous les êtres vivants, les hommes croient aux dieux et les honorent. » (Lois, XII, 968 d-e) (p. 162)
Pour Aristote, les dieux se confondent avec les substances premières (Métaphysique, VII, 8, 1074, b, 1-10) puis la nécessité sociale ajoute des couches de croyances : » quant au reste des croyances, il a été ajouté plus tard sous forme mythique en vue de persuader la foule et de soutenir les lois et l’intérêt général. »
Le cousin de Platon, Critias, va même plus loin (fr. 25) en expliquant que les dieux ont été inventés par certains hommes pour que leurs congénères se sentent sans cesse épiés, pour que jamais ils ne se croient autorisés à faire le mal, même en cachette.
Voici un livre qui donne un aperçu très vaste des faits religieux en Grèce, à travers les philosophes, les poètes, les tragiques, les comiques et l’archéologie, et qui part d’Hésiode, poète du VIIIè av JC pour aller jusqu’à Aristote, philosophe du IVè av JC. Il contribue à montrer comment « le religieux » est bigarré et jamais monolithique ; que si certains penseurs ou politiques resserrent parfois la croyance en un dogme, elle finit par s’en échapper pour s’épandre et se disperser en de multiples versions d’elle-même.