« La nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur ; […] une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre ; […] – une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. » « Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien ». (in La Réforme intellectuelle et morale de 1871)
Qui a écrit cela ? Donald Trump ? Jair Bolsonaro ? Ou Raymond, au PMU de votre quartier ? Avec son blanc de 11h ?
Et bien non, c’était Renan, de son prénom Ernest, né en 1823 et mort en 1892. Ce n’était pourtant pas un mauvais bougre ! Reçu premier à l’agrégation de philosophie, il est immédiatement convaincu par les hypothèses de Darwin, par exemple. Le problème, c’est qu’il tente d’en plaquer le modèle – ou le système – sur les langues et les cultures, les religions en particulier. So XIXème siècle !
Mais dans ce livre de Maurice Olender, il n’est question que de cela : replacer les œuvres en contexte et retracer l’histoire complexe des recherches en linguistiques qui, parties de l’exégèse biblique post-renaissance, finirent par se suicider dans les élucubrations idéologiques que nous allons aborder.
La philologie… <3
C’est ce que je voulais étudier, avant de constater que la matière ainsi intitulée n’existait plus, et pour cause. Elle n’a pas seulement perdu ses lettres de noblesse, elle a, en deux siècles, gagné des lettres diablesses. La philologie, c’était pour moi le domaine d’étude de Nietzsche, à travers la lecture duquel j’imaginais qu’elle devait conduire à toutes sortes de sujets passionnants : mythologie (La naissance de la tragédie grecque), critique de la religion (l’Antéchrist), réflexion sur la méthode scientifique et son flirt avec les idéologies (le Gai savoir) ou le regard libre de toute entrave moraliste (Par delà le bien et le mal ou Généalogie de la morale).
Je n’avais pas totalement tort ; voici comment Renan définissait la philologie :
« Le vrai philologue doit être à la fois linguiste, historien, archéologue, artiste, philosophe. La philologie n’a point son but en elle-même : elle a sa valeur comme condition nécessaire de l’histoire de l’esprit humain et de l’étude du passé. » [Définition de la philologie dans l’Avenir de la science. Pensées de 1848, publié en 1890, p.832]
Mais, de philologie, je n’ai point trouvé à l’heure des choix. J’ai dû m’orienter définitivement soit en philosophie, soit en lettres classiques. J’ai choisi cette dernière pour m’engouffrer en sciences du langage. Bref.
Alors comment se fait-ce ? Comment a pu-t-on en arriver là ?
C’est ce que nous expose l’auteur, Maurice Olender, Maître conférence associé à l’École des hautes études en sciences sociales, membre du conseil de rédaction de la Revue de l’histoire des religions et directeur de la revue Le Genre humain. Né en 1946, il publie Les langues du Paradis à 43 ans.
En se contentant de survoler les problèmes linguistiques obscurs, le livre présente les éléments d’idéologies qui nous auraient indirectement menés aux dernières plus grandes catastrophes mondiales humaines, génocides, guerres raciales, théories fumeuses mortifères etc.
La quête des origines, confondue souvent avec la quête de la vérité, de la pureté, est au cœur des histoires intellectuelles que retrace ce livre.
Richard Simon (1638-1712), l’esprit rebelle du XVIIème siècle !
On peut dire que tout commence – ou presque – avec un problème de voyelles et Richard Simon, au XVIIème siècle. En effet, d’un côté, l’hébreu est une langue qui peut se noter sans préciser les voyelles… Pour les signaler, il faut ajouter des signes, des points entre les consonnes qui en précisent la vocalisation ; de l’autre côté, Richard Simon est une forte tête, pour le moins contestataire.
Richard Simon naît en 1638 à Dieppe ; il est ordonné prêtre en 1670, à 32 ans. Il est considéré comme l’un des premiers exégètes français qui a initié une critique biblique en langue française (et oui, tout le monde s’exprimait encore assez largement en latin !!) ; comme tout lettré qui se respecte – à l’époque du moins – il maîtrise le grec, le latin et l’hébreu, mais également l’arabe et le chaldéen – une forme plus récente de l’hébreu, qu’il juge d’ailleurs plus simple (p.16)
Pour preuve que nous avons affaire à une forte tête, vous découvrirez dans sa fiche Wiki qu’il aurait écrit, le premier, une sorte de J’accuse… pour défendre Raphaël Lévy, juif accusé à tort d’avoir assassiné un enfant chrétien et condamné à mort pour cela. Son Factum servant de réponse au livre intitulé Abrégé du procès fait aux juifs de Metz prend la défense des juifs de Metz menacés d’expulsion à la suite de l’affaire Raphaël Lévy.
Qu’a-t-il fait, ce Richard Simon, pour être quasiment excommunié, comme le fut Spinoza peu de temps avant lui ?
Revoyons le contexte. Il existe depuis des siècles, une version de la Bible, appelée la Vulgate, qui signifie « accessible, publique ». Quelle est son histoire ? A la fin du IVè siècle, Jérôme de Stridon produit une traduction latine de la bible, à partir de l’Ancien testament en hébreu et du Nouveau testament en grec. Plus tard, la version alexandrine de la Septante, en grec, est invoquée par Jérôme et ses successeurs pour justifier l’ajout d’adaptations. Après de multiples – mais légères – modifications et diverses versions, le texte est édité en 1450 à Mayence puis estampillé comme stable par le Concile de Trente de 1546. La Vulgate est alors reconnue comme seule authentique.
Malgré tout, les interrogations concernant la bonne version de la bible persistent. Deux forces [obscures ^^] lutteraient l’une contre l’autre. D’un côté, l’intervention divine, qu’on appelle la Providence, une puissance supérieure, divine, qui gouvernerait le monde, qui veillerait sur le destin des individus (Cnrtl.fr) et qui aurait également veillé à suggérer les bonnes voyelles aux lecteurs du texte sacré ! De l’autre, une rumeur selon laquelle les Juifs du Talmud, donc post-christum, auraient falsifié le texte original dans le but de dissimuler toute trace de l’annonce de la venue du Christ.
En quelques mots, que dit en substance la critique de Richard Simon ?
* il affirme que « ce préjugé des Pères [de l’église] [à l’encontre des juifs prétendument falsificateurs] venait seulement de ce qu’ils ne reconnaissaient point d’autre Écriture authentique que la version des Septante ». Or la version de la Septante était en grec et elle fut rejetée par les Juifs justement. CQFD.
* Au sujet de ce problème de voyelles : « Aux yeux de Simon, c’est bien tard [au VIIème siècle] que les savants juifs nommés « massorètes » ont noté les points-voyelles qui fixent la vocalisation du texte grâce à un système de signes. Or cette « Massore n’a rien de divin » et les « Massorètes ont pu se tromper en une infinité d’endroits ». S’il s’agit sans doute d’une œuvre d’hommes très savants, Simon note qu’ils ne furent cependant « ni prophètes, ni infaillibles ». Simon remet donc en cause la Providence ! (et ça, c’est mal)
* Pour finir, et c’est le comble, il rédige ainsi le résumé d’un des chapitres de son livre Histoire critique : «preuves des additions et autres changements qui ont été faits dans l’Écriture, et en particulier dans le Pentateuque. Moïse ne peut être l’Auteur de tout ce qui est dans les Livres qui lui sont attribués. Divers exemples ».
Alors là, c’en est fini de lui.
Le célèbre Bossuet (d’ailleurs bien plus célèbre que Richard Simon !!!! c’était le prêtre de Louis XIV en personne, le seul qui osait lui faire la morale dans ses Sermons restés si célèbres !) fait brûler ce livre dès sa sortie ! « Quant au père Simon, l’ordre qui l’exclut de l’Oratoire lui est signifié le 21 mai de la même année [1678] ». (p.42)
Pourtant Simon resta croyant : il voulut croire que la divine Providence pourvoyait à la conservation du texte authentique et s’inspirait de Saint Paul lorsqu’il écrivit « La Providence de Dieu a conservé l’Écriture dans l’Église, en y conservant la pureté de la doctrine et non pas en empêchant qu’on ne corrompît les Exemplaires de la Bible. » (p.46)
Oui c’est un raisonnement un peu complexe…
Mais la brèche est ouverte, dans les pas de Spinoza et d’autres. Il ne sera pas le seul à critiquer la version officielle de l’église et à proposer de nouvelles visions de la religion, de nouvelles traductions de la Bible. L’étude des langues, et notamment de l’hébreu, continue de fasciner.
Un siècle plus tard, Herder développe l’idée qu’il existerait une sorte de consubstantialité de la langue et de la nation qui le parle. L’hébreu est la langue du peuple élu.
Herder, poète, théologien et philosophe, disciple de Kant, ami et mentor de Goethe, est considéré comme l’inspirateur du mouvement romantique Sturm und Drang. Goethe avait 5 ans de moins que Herder, qui le sensibilisa à la poésie d’Homère, de Pindare, d’Ossian, de Shakespeare, de Hamann ainsi qu’au folklore allemand et au charme gothique des cathédrales. (Wiki sources)
Herder apprécie la poésie, et en particulier celle qui rapproche de la nature – on sent poindre l’un des éléments fondamentaux du Romantisme – il cultive une nostalgie des origines, d’où son intérêt pour l’Ancien Testament, et dénonce en bon rétrograde, une certaine décadence de son temps ; il juge la culture contemporaine comme stérile et désincarnée. Il était franc-maçon depuis 22 ans ; il devient l’un des 1500 membres identifiés des Illuminés de Bavière en 1783 – on parle bien des Illuminati – sous le nom de Damasus Pontifex.
Pour ce qui nous intéresse ici, sur le plan linguistique, son intérêt pour l’hébreu et l’ancien testament le pousse à rattacher ces textes « sacrés » à une terre et à une époque (p. 63). La nationalité, le Zeitgeist, sont au cœur de sa réflexion. D’où tu parles ? pourrait être à ses yeux une question pertinente !
« L’affirmation d’une spécificité irréductible qui détermine les peuples et les périodes oriente Herder vers un relativisme culturel dont les outrances, au regard de l’orthodoxie chrétienne, sont tempérées par une vision providentielle de l’histoire humaine. Sa leçon est double et péremptoire : chaque civilisation poursuit sa course qui décrit une ère caractérisée par la forme de l’esprit de son temps ; si aucun peuple, aucune époque n’échappe à la marque d’un tel Zeitgeist, figure d’un génie du temps, la succession des périodes s’inscrit dans les rigueurs d’une histoire de l’humanité dirigée par Dieu. [il écrit dans le Journal de mon voyage en 1769, Nantes et Paris] : « Aucun homme, nul pays, pas un peuple ni une histoire d’un peuple, aucun État n’est équivalent à l’autre ; ainsi également le vrai, le beau et le bon ne sont pas pour eux identiques ». (t.4, p.472)
Ce sont des thèmes bien romantiques. La question nationale est, pour Herder, aussi bien esthétique et morale que religieuse. D’ailleurs, dans ces mêmes pages, il se demande si le christianisme n’a pas « détruit autant qu’il a peut-être apporté » à ces populations innombrables qui ont été, au cours des âges, évangélisées souvent par la force. A-t-on suffisamment mesuré les dangers résultant de « l’importation de chaque religion étrangère », quand sait-on combien elle menace toujours « le caractère national » d’un groupe ? » (p. 65) se demande-t-il.
Regardons l’étonnante modernité de son questionnement – ou remarquons l’ancienneté d’un questionnement qui se veut nouveau : « Le christianisme peut-il donner raison, à l’appropriation, à la soumission, à la cruauté ? […] Convertir une nation au christianisme en lui imposant ses mœurs, c’est l’inciter à trahir ses valeurs, son identité propre, et mettre ainsi en péril une entité spirituelle politique. »
Son point de vue reste paradoxal ; « il passe ainsi d’une vision généreuse où tous les peuples sont égaux en mérite, les uns capables comme les autres d’un bonheur aussi incomparable et incommunicable qu’absolu, à une échelle de valeurs où les Blancs, chrétiens d’Europe, sont seuls privilégiés. » (p. 68) Parfois, il perçoit l’humanité entière comme autant de nuances, parfois il déplore le sort des africains, qu’il trouve physiquement et intellectuellement désavantagés : ils doivent être plaints et non méprisés. En revanche, les Chinois lui paraissent odieux tant ils semblent isolés du reste du monde, enfermés qu’il serait dans une langue figée et ancestrale. Le monde chrétien reste à ses yeux le peuple élu, et incarne à ses yeux « l’histoire du monde humain le plus important ». (p. 74)
Bref, il aurait pu établir les grilles de « privilèges ».
Arrive alors Esnest Renan, qui a lu, connaît et admire Herder, mais aussi Richard Simon (p.110)
Maurice Olender appelle ce chapitre consacré à Renan : Entre le sublime et l’odieux. Pourquoi ?
L’intuition de Renan – ou ses élucubrations – peuvent séduire. Il bénéficie en outre d’une certaine autorité. En 1845, il s’éloigne du séminaire : « Mes raisons furent toutes de l’ordre philologique et critique : elles ne furent nullement de l’ordre métaphysique, de l’ordre politique, de l’ordre moral« . Il devient professeur d’hébreu au Collège de Franceet rédige une Histoire générale et Système comparé des langues sémitiques (1855).
Renan développe l’idée selon laquelle la langue est le miroir du peuple qui la parle (p.78) et que la langue sémitique serait comme les organes d’une race monothéiste (p.82). Oui, vous avez bien lu « race » qu’il pense en un sens bien particulier puisque selon lui « la langue, la religion, les lois, les mœurs firent la race bien plus que le sang » (p.84)
Tout ceci peut paraître « sublime » (?), mais le professeur au Collège de France va plus loin… voici jusqu’où porte son raisonnement : « L’instinct monothéiste des Sémites n’est donc pour Renan qu’une application particulière d’un principe plus général : le manque de fécondité dans l’imagination et le langage. » (p. 93) Par conséquent, « Si donc le sémite est supérieurement doué en religion, et nul en science, il faut attribuer cette singularité à son incapacité de concevoir le multiple qui, est pour Renan, le sigle de l’adéquation au réel. »
En fait, Renan fait tout pour dé-judaïser Jésus. La patrie de Jésus devient la Galilée, verdoyante, par opposition à la sèche et aride Judée, patrie du judaïsme monothéiste rigoureux. Pour lui, la continuation du judaïsme est l’Islam et non le christianisme, devenu aryen par son système linguistique. (p.97)
Ah. Voilà la porte ouverte que nous connaissons aujourd’hui, a posteriori. Mais à l’époque, personne ne voit rien venir. Cet antisémitisme latent est répandu ; on lui cherche des fondements scientifiques, comme on en cherchait pour expliquer l’infériorité des femmes – sans que la prémisse ne soit remise en cause – cf la dent d’or. Quant aux aryens, ils arrivent, et c’est l’étude du sanskrit qui va permettre la naissance de ce fantasme.
La révolution du sanskrit et l’indo-européen : entrée en scène du Arya !
Au XVIIIè, c’est la découverte du Sanskrit, « la langue par-faite », ce qui signifie littéralement « Sams-krita », qui enchante le petit monde de la linguistique. Des noms s’illustrent : William Jones (1746-1794), Franz Bopp (1791-1867), Max Müller (1823-1900), que le grand public ne connait pas souvent, mais qui participèrent pourtant sans le vouloir à la construction du mythe de la race aryenne, et ce, malgré les avertissements d’autres linguistes tels que Salomon Reinach (1858-1932) ou l’orientaliste Darmesteter (1849-1894).
A constater les ressemblances troublantes entre le grec, le latin et le sanskrit, les linguistes se prennent à rêver de reconstituer une langue originelle, et pourquoi pas LA langue originelle, celle que Dieu aurait employé pour s’adresser à Adam sa créature ?
« Une langue perdue. Un peuple inconnu. De la lointaine diaspora indo-européenne, située dans un âge mytho-poétique, les auteurs du XIXè recueillent les racines linguistiques qu’ils supposent proches de « la naissance du langage, presque à la création de l’homme. » (p.26-27).
Comment baptiser ce continent des origines appelé à jouer un rôle fondateur dans l’avenir de l’Occident ? Comment dénommer ces nouveaux ancêtres que l’Europe entière se dispute ? A ce propos, il n’y eut jamais unanimité.
Aryens, Indo-Germains ou Indo-européens, certains auteurs, d’un paragraphe à l’autre, changent indifféremment de dénomination. Que ce soit pour désigner le peuple, la race, la nation ou la famille de langues – en combinaisons variables selon les érudits.
Renan se sert ainsi également des termes « aryens » ou « indo-européen » et I. Goldziher (1850-1921), « aryen » ou « indo-germain ». D’autres auteurs du XIXè siècle choisissent « japhétique », « souche sanscrite », « indoclassique », « arien », « indo-celte », « thrace », « caucasique » ou d’autres noms encore.
Face à ce monde aux vocations innombrables, un autre ensemble, élémentaire : les langues sémitiques. Longtemps dites araméennes ou orientales, on les baptise langues de Sem – fils de Noé et frère de Japhet (Genèse 5, 32) – c’est ainsi que A.L. von Schlözer (1735-1809) et Herder lancent l’appellation « sémitique ».
Sem et Japhet, les sémites et les aryens : quand ça part mal…
L’auteur Olender nous présente alors les jumeaux maudits, les sémites et les aryens (p.28-29), construits par opposition l’un à l’autre, les premiers sédentaires, immobiles, figés dans le monothéisme, les seconds mobiles, dynamiques et voyageurs, polythéistes.
Bizarrement, on confère aux aryens fantasmés les qualités spécifiques que l’on attribuait jadis aux grecs.
Dans cette opposition l’antisémitisme peut faire son nid.
Bopp se bat contre l’appellation Indo-germaniqueplutôt que indo-européen. Mais en Allemagne, c’est bien le terme Indo-germanique qui perdure, jusqu’à aujourd’hui.
Max Müller, c’est le grand nom des études de sanskrit !
Avec lui, de nouvelles idées arrivent. Müller, croyant, croit que l’idée de dieu, mot dont la racine DIES est présente en Zeus, JU-piter (Dieu-le père) et Dyaus (en sanskrit) existe depuis les débuts du langage, cette racine qui signifie tout simplement : la lumière, le ciel brillant. Son idée :
« Un simple luminaire a pu ainsi incarner l’être suprême, l’œil justicier du monde et la puissance créatrice universelle. La faculté personnelle se développant, l’astre solaire pourra guérir, pardonner en oubliant ce qu’Il est seul à voir. Voilà comment une intuition primordiale est devenue dieu solaire parce qu’on n’a plus pu distinguer dans un mot sa racine. Le sanscritiste Max Müller saisit, dans les hymnes védiques, ce glissement de la perception d’un phénomène naturel à la figure d’un dieu mythique. » (p.117)
Müller croit en un monothéisme primordial, surgi à l’aube de l’humanité, mais abâtardi par la suite (p. 119). La philologie comparée lui permet de mettre au jour les racines supposées primitives de la langue. Quant à l’hébreu, comparativement, par son aspect figé et ses racines toujours apparentes, il conforte chez les linguistes l’impression de langue atemporelle et sacrée.
Müller n’est pas en tout point d’accord avec Renan. Par exemple, il s’oppose au darwinisme des sciences du langage : il y a pour lui un fossé radical entre les humains parlant et les animaux muets. (p. 121). En outre, il ne croit pas à un instinct religieux spécifique aux sémites. Néanmoins, tous deux s’aperçoivent, après les événements de 1870, que la philologie comparée pourrait entraîner des conflits et des haines entre nations, nourrir des nationalismes haineux et vindicatifs. Malheureusement, sans qu’ils en soient les directs responsables, le mal est fait. (p.114)
La vocation monothéiste des Aryas
Avec Pictet (1799-1875), linguiste suisse, les élucubrations s’envolent.
Pictet croit vraiment que les Aryas aurait été un peuple parlant une langue dont la découverte ou reconstitution de l’indo-européen donne une idée. Cette langue aurait conservé comme en son noyau radical l’idée du monothéisme. D’ailleurs, on parle aujourd’hui de Dieu, dont la racine est Dies, le jour, le ciel brillant… or « Dieu » a supplanté le tétragramme YHWH (Yahvé).
« Le but de son étude : permettre qu’un « peuple, inconnu à toute tradition », soit « révélé en quelque sorte par la science philologique » – programme auquel souscrivent Renan et Max Müller. Même s’il entrevoit les difficultés de sa recherche, Pictet assure son lecteur qu’il le conduira, « d’un pas ferme », grâce aux mots prélevés dans les langues ariennes, « jusqu’au berceau de la race la plus puissante du monde, de celle-là même à laquelle nous appartenons. » (p. 131)
Le prénom de Pictet ? Adolphe…
Si l’on veut se moquer, il avait écrit un roman intitulé Une course à Chamounix [sic], récit du voyage romantique qu’il effectue avec George Sand, Franz Liszt sous la forme d’un conte fantastique et qui fut un véritable échec commercial.
Bref, chez Pictet, « comme chez Renan, on retrouve un univers séparé en deux colonnes. Aux Hébreux ceci, aux Aryas cela. Le christianisme, qui serait une synthèse, est le porte-parole d’une humanité rayonnante. » (p.138)
Voilà jusqu’où peut aller l’extrapolation et le fantasme autour de la quête des origines et dans les esprits en quête de sens à tout prix.
C’est Saussure (1857-1913), prodige de la linguistique, qui, à l’âge de 15 ans seulement, s’adresse à son très célèbre aîné de près de 50 ans, en lui faisant parvenir ses premiers essais. Il ne mettra pas longtemps à remettre en question les conclusions du Maître Pictet et les problèmes méthodologiques qui entachent son travail, sans parler des préjugés idéologiques. Saussure remet en question l’existence même d’un peuple indo-européen soudé. Pourtant, le fantasme aryen perdure…
Les épousailles célestes du théologien de Königsberg
Grau souhaite mettre en garde contre ces dérives d’un siècle « qui n’en finit pas de se penser en colonisant et en christianisant les terres et les peuples aux dieux lointains. A l’horizon, une chrétienté qui aurait enfin accompli son rêve d’être une religion aux dimensions de la civilisation. »
Grau (1835-1893) est praticien allemand de l’apologétique luthérienne, remercie Renan pour son travail, mais se méfie de la glorification des Aryas ou Indo-germains au détriment des Hébreux ! Enfin ! Réjouissons-nous !
Ah non ? Pas tout à fait. A la réhabilitation succède l’angélisme essentialiste.
En effet, pour Grau, comment fustiger ce peuple au sein duquel est né le christianisme ? Et comment oublier les échecs cuisants des Grecs, des Romains ? Et leur décadence (p. 144) ? « L’appel de Grau se veut un acte de résistance face à ce danger qui menace toujours les Indo-Germains, oublieux quand, comme c’est le cas pour ses contemporains, ils sont tentés par les séductions de la laïcité. Car, si on ne lutte pas contre la déchristianisation et les périls d’un nouvel esprit scientifique désenchanté, on retombera dans le paganisme. » (p. 145)
Attention, donc, aux tentations aryennes, ne redevenez pas païens, polythéistes, adeptes des orgies etc.… mais attendrissement envers le Sémite – car on parle désormais de la figure allégorique du Sémite, opposée à la figure allégorique de l’Aryen.
A propos du Sémite, Grau s’étonne qu’un peuple aussi peu doué d’un intellect prompt à philosopher ait pu découvrir la vraie religion, le monothéisme… n’est-ce pas la preuve, la marque indéniable de la Providence divine ? (p.146) Drôle de raisonnement : puisque le fait semble impossible ou improbable, la seule explication est l’intervention d’une entité encore plus extraordinaire : la Providence divine (il aurait dû écouter la Boule athée celui-là…)
Alors pourquoi « épousailles » dans le titre ? Et bien parce que Grau imaginait le Sémite comme une femme, toute dévouée à Dieu, monothéiste par essence comme elle est par essence monogame, et vivant la douceur et la soumission, la stabilité, comme seconde nature. A l’opposé, l’Aryen serait plutôt l’homme viril, polythéiste, dynamique…
Mais les rôles se conjuguent… il se représente aussi la vierge Sémite, pudeur et pauvreté, opposée à la vierge indo-germaine, pleine de bijoux et de splendeur. Dieu lui préfère la première, même sombre et noire, qui lui est cependant fidèle.
Enfin, dans d’étranges chassés-croisés allégoriques, il se figure également le Sémite viril, un aryen converti, et sa flèche du monothéisme découvert, qui vient transpercer l’Aryen efféminé… bon laissons là tous ces délires. (p.150)
Sémites comme Aryens
C’est Goldziher, l’un des premiers exégètes de l’Islam, qui s’intéresse à l’aspect mythologique des histoires hébraïques et bibliques.
« Le projet de Goldziher : désaryaniser la fonction mythologique en montrant combien elle est le propre de l’humain ; importer dans le monde sémitique les méthodes appliquées avec succès dans les études aryennes. » (p.160)
Mais la mythologie des hébreux s’avère plus pauvre : « ce qui caractérise les Hébreux, c’est qu’ils ont transformé leur matériel mythologique en personnages historiques, en ancêtres fondateurs d’un système théologique et politique. Là où le polythéisme des Grecs a donné un corps à leurs puissances divines et à leurs héros, le monothéisme a refoulé la mythologie des Hébreux pour en faire de l’histoire. » (p. 161)
Et vice versa ?
Le projet limité de ce livre semble abouti, qui était présenté en ces termes par l’auteur lui-même (p.36) « Faces à ces travaux, les pages [de ce livre] ont un projet limité. Elles proposent de cerner, en privilégiant certains savants, quelques-uns des ressorts qui animent les discours aryano-sémitiques tels qu’ils se déploient jusqu’en 1892, au moment de la mort de Renan, deux ans avant l’arrestation du capitaine Dreyfus. Tenter de percer ces discours dans leur cohérence propre suppose une approche de chaque auteur dans ses interrogations, lorsqu’il formule des problèmes et leur apporte des réponses qui lui paraissent satisfaisantes. »
Ces auteurs, « aux principes de l’unique civilisation pour eux dignes de ce nom, ils sont nombreux à imaginer un couple providentiel dont se reconnaissent les descendants : Sémites par filiation spirituelle, Aryens par vocation historique. »
Ce livre permet de comprendre pourquoi certains domaines de la recherche en linguistique – notamment la philologie comparée – sont désormais à manier avec les plus grandes précautions, sont même carrément à l’abandon en Europe… il permet également de rester prudent face aux jugements péremptoires et anachroniques que l’on pourrait porter sur toute une époque qui n’avait pas les mêmes exigences méthodologiques que nous – restons modestes tout de même ^^ – il permet enfin de voir à quel point les esprits mêmes les plus brillants sont séduits par ce qu’ils croient découvrir du sens de la vie et de l’histoire, quand bien même tout cela n’existerait que dans leur tête imaginative et désespérée.
(ah oui… et puis : qu’on laisse un peu les juifs et les chinois tranquilles hein !!)
Les langues du Paradis, Préface de Jean-Pierre Vernant, Hautes études / Gallimard Le Seuil, 1989.
Ma très chère Lethi,
Au crépuscule du temps que j’ai à ma disposition je lis chaque jour une « réflexion » pour me rendre compte où je suis. La dernière était : « Le temps efface, mais il sait conserver comme personne d’autre ce qui ne doit pas être perdu »…..
Puis dans mes dernières préoccupations je suis tombé sur Michelet et Quinet, deux sacres bonhommes passés à la trappe de l’histoire. Tu commence ton discours par une analyse monochromatique (de ton œil) de Quinet…. pour discuter de notre « big bang ». Mon Quinet et celui des « Œuvres complètes, (Paris 1857) : Les roumains, Allemagne et Italie, Mélange, …Ces 2 bonhommes on fait l’honneur de la France en soutenant cette Europe des nations basée sur une identité culturelle voir religieuse devant le virus « ottoman »… Ils ont bâti l’avenir à partir des certaines connaissances du passé. Donc ils on extrait la « quintessence du passé pour créer un avenir » car étant déterminé en très grand parti par le passé proche ( ?) on n’est pas des Dieux pour tout créer. Donc pour moi qui a un pied à, l’Est de l’Europe et l’Autre à l’Ouest, les 2 Big Bangs du passé n’aurons aucun impact sur la création du « futur »…
Je cite E Quinet:
« Le premier titre des Roumains, le plus frappant, est incontestablement leur langue. Après l’avoir longtemps méprisée, ils en sont fiers, et ils ont raison. C’est leur vraie marque de noblesse au milieu des Barbares. Ils se vantent de l’avoir pieusement conservée. Et quelle persévérance, quelle ténacité ne suppose pas un héritage si bien gardé ! En se réveillant après une longue mort, ils n’ont trouvé autour d’eux aucun monument écrit, aucun grand écrivain national qui témoignât de leur passé. Au
milieu de cette nuit profonde de leur histoire, ils n’ont trouvé, pour s’orienter à travers l’espèce humaine, qu’un écho de la parole antique dans la bouche des paysans, des montagnards, des plaéssi (chasseurs). L’étude des origines, qui n’a chez nous qu’une valeur littéraire, est pour eux la vie même. Asservis dans tout le reste, ils n’ont gardé que la liberté de choisir entre les éléments de leur vocabulaire ceux qu’ils préfèrent.
Vie nationale, richesses, oeuvres de leurs mains, on leur a tout enlevé, tout arraché, excepté leur langue indigène, que l’étranger fait effort pour extirper ou dénaturer. Comment s’étonner après cela que ces hommes s’attachent à ce monument vivant et populaire qui seul représente tousles autres et les supplée? Comment s’étonner s’ils s’obstinent à le purifier de toute souillure étrangère, si dans
ce travail ils mettent une sorte de superstition passionnée,si chaque mot slave, ou russe, ou autrichien, rejeté, leur paraît un présage de victoire ; si chaque mot indigène retrouvé dans la bouche du peuple leur semble une conquête; si la haine, le mépris, le dégoût, l’exécration, longtemps
accumulés, qui ne peuvent éclater contre l’ennemi séculaire, encore présent ou menaçant, se tournent au moins contre les mots, les syllabes, les tours, les paroles, les lettres même dont le Barbare a déshonoré et infesté l’idiome natal? Est-il étrange que des hommes si longtemps bâillonnés, étouffés, rejettent comme autant de stigmates de la servitude le vocabulaire imposé par les invasions, et
bannissent jusqu’à l’accent même des oppresseurs? Quand même ils iraient trop loin dans cette aversion pour les restes du langage de l’ennemi, qui pourrait les blâmer?
Ils ont tout à faire. Sans doute la première nécessité est de se retrouver soi-même….. »
J’arrête car aujourd’hui le roumain, comme le français d’ailleurs, ne représente plus ‘l’âme’ étant donné qu’avec la modélisation on est rentré dans l’époque « hommo- économicus » ..
Et puis il y a l’aspect métaphysique de la « religion » car on est en train de couper la « branche sur quel on est assis » sans préparer le d’emménagement…La bible (n’emporte quelle) donne de l’espoir, nous pousse à la réflexion (non sur le sexe des anges, libre pour faire quoi ?..), ..sur le ‘nos habebit humus » …C’est une force ou un désespoir ?
Je voudrais bien que ton « puits de science » nous donne un espoir