Par Cédric Durand, écrit en 2020, prometteur !
« Lorsque le monde devient plus rude, les entreprises s’adaptent en devenant elles-mêmes plus coriaces, par nécessité. Cette attitude de type « protégeons les nôtres en priorité » est parfois appelée techno-féodalisme. Comme le féodalisme, c’est une réaction à un environnement chaotique, une promesse de service et de loyauté arrachée aux travailleurs en échange d’une garantie de soutien et de protection de la part des firmes (…) En l’absence de réglementation adaptée, les grandes entreprises se coalisent pour former des quasi-monopoles. Pour maximiser leurs profits, elles restreignent le choix des consommateurs et s’approprient ou éradiquent les rivales susceptibles de déstabiliser leurs cartels.«

C’est la première apparition de cette idée de techno-féodalisme en 1990, dans la section « économie« , rubrique « Entreprises » du volume Cyberpunk du GURPS rédigé par Blankenship. Il propose en fait un scénario de jeu vidéo où les grandes firmes ne connaissent aucune opposition : « il en découle une marginalisation de la figure des citoyens au profit de celle des parties prenantes (actionnaires, travailleurs, clients, créditeurs) liées à l’entreprise. Le rapport social qui prédomine est donc l’attachement, en ce que les individus dépendent des firmes. Celles-ci sont devenues des entités protectrices, des îlots de stabilité dans un monde chaotique. » (p. 10)
Cédric Durand se propose d’explorer l’intuition, l’hypothèse selon laquelle nous entrons aujourd’hui dans ce scénario techno-féodaliste en tâchant de comprendre ce que le capitalisme et le numérique se font l’un à l’autre. « Comment recherche de profit et fluidité digitale interagissent-elles ? » (p. 12) Ce livre propose d’y répondre en 4 parties : 1) la généalogie du récit qui annonce un nouvel âge d’or du capitalisme grâce au numérique 2) nouvelles formes de domination associées au numérique 3) conséquences économiques de l’essor des produits dits immatériels 4) quelle résurgence dans nos sociétés contemporaines d’un « métabolisme social de type médiéval, l’hypothèse techno-féodale. » (p. 13)
Misère de l’idéologie californienne (p. 15)
Tout le monde en connait les modèles et les héros, popularisés par l’oxymore macronien « la start-up nation »… le fameux « en même temps » puisque « lancer une entreprise innovante implique d’accepter un taux d’échec élevé pour un retour sur investissement potentiellement gigantesque« … ou pas !! (p. 16) Les héros sont « les entrepreneurs, eux qui savent transmuer contre vents et marées la créativité humaine en un progrès technologique salvateur » (p. 20)
Et pourquoi je ne peux pas m’empêcher d’y voir la revanche des moches binoclards geek… ?
Cette idéologie californienne aboutit pourtant à la dernière utopie du XXè, publiée en 1975, Ecotopia d’Ernst Callenbach, où malgré un amour de la nature respectée, des rapports humains et pluri-sexuels, on constate une certaine technophilie ! (p. 22) C’est la part des paradoxes, qu’on retrouve également chez Brand, qui en 1968, participe à la « mère de toutes les démos » qui aboutit à la multiplication inexorable des Personnel Computer (PC) tout en exigeant de la NASA qu’elle publie les photos de la Terre entière (whole earth) vue de l’espace, je cite, « afin d’accélérer la prise de conscience écologique ». (p.25)

Un focus sur Ayn Rand, icône libertarienne, pour qui « créer le nouvel environnement du cyberspace, c’est créer une nouvelle forme de propriété » autrement dit, « la propriété privée est seule fondée à se saisir du cyberspace ». Ses idées sont très influentes dans les années 80. D’après Georges Montbiot, Ayn Rand « a produit la plus horrible philosophie de l’après-guerre. Selon elle, l’égoïsme est le bien, l’altruisme est le mal, l’empathie et la compassion sont irrationnelles et destructrices. Les pauvres méritent de mourir et les riches ont droit à un pouvoir sans restriction. » « C’est précisément cette idéologie qui inspire l’idéologie de nombreux entrepreneurs californiens, qui se pensent investis de la mission historique (…) la création d’un nouvelle civilisation fondées sur les vérités éternelles de l’idée américaine« . (p. 33)
L’une des composantes de cette idéologie californienne, c’est aussi l’idée shumpetérienne de destruction créatrice (p. 38) qui conduit à percevoir autrement notre goût pour l’innovation à tout crin et conforte « la croyance selon laquelle le processus d’innovation procède avant tout de l’entrée sur le marché de nouvelles firmes, libres de tout héritage organisationnel et donc suffisamment agiles pour porter la disruption au cœur de secteurs industriels établis. » (p. 38)
Finalement, ce nouveau capitalisme se trouve en but à de nombreux paradoxes, notamment le retour des monopoles – et ils sont mondiaux – la tendance à la socialisation, la déshumanisation qui passe par un contrôle accru des employés – et des consommateurs – la diminution des services publics, en qualité et en quantité. (pp.60-75). Or, et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes, « l’histoire de la Silicon Valley, et plus généralement, du développement technologique aux États-Unis est absolument indissociable de l’intervention publique : celle, au premier chef, du complexe militaro-industriel, mais aussi du secteur aéronautique et spatial, du fait notamment de la présence à Mountain View de l’Ames Research Center, un des principaux centres de recherche de la NASA. » (p. 78)
De la domination numérique (p. 87)
C’est là que nous arrivons à l’idée de féodalisme… et de glèbe numérique. « Les plateformes numériques sont souvent décrites comme des biens immobiliers virtuels ; d’où la comparaison avec la découverte d’une frontière nouvelle et luxuriante. (…) Dans les termes classiques du far West, (…) les rentes vont aux pionniers qui sauront impitoyablement surveiller et protéger ces territoires (…). Tout ceci sonne terriblement médiéval, parce que ce qui est à l’œuvre fait précisément écho à cette époque de l’histoire. La seule véritable différence, c’est le caractère numérique du paysage. En revanche, la nature des seigneurs qui prélèvent les tributs est la même. » (Indy JOHAR, p. 87)
Et en effet, dans ce nouveau cyberspace, il n’y a pas encore de règle… l’essor du numérique n’est pas seulement un moment extractiviste sur le plan strictement matériel des mines, mais également « dans la formation des Big Data, celui du captage des sources. » (p. 91) Big Other veille sur un monde d’où l’on ne s’échappe pas : Ce Grand Autre « qui absorbe toutes les données que nous lui concédons en vient à nous connaître mieux que nous-même. Il explore tout, depuis les détails de notre correspondance jusqu’aux mouvements dans notre chambre à coucher en passant par l’inventaire de nos consommations. Par le biais d’expérimentations massives en ligne, il apprend à guider nos actions et finit par incarner un nouveau genre de totalitarisme. » (p. 101)
Pour résumer la dernière partie du livre, C.D. lui-même : « La réflexion se situe ici au niveau de la logique du mode de production dans son ensemble, c’est-à-dire des contraintes politico-économiques qui pèsent sur les agents et des dynamiques qui en découlent. Une discussion approfondie du concept de féodalisme permet de faire ressortir les singularités du capitalisme et de mettre en évidence la résurgence paradoxale dans les sociétés contemporaines d’un métabolisme social de type médiéval : ce que j’appelle l’hypothèse techno-féodale. » (p. 13)
Depuis 2020, l’hypothèse n’a pas cessé de grandir et en 2025, C. D. publie un autre ouvrage, qui va un peu plus loin : Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ?, Editions Amsterdam, Paris, 2025.
Mais il avait déjà proposé des idées passionnantes et nouvelles dans cette émission d’ARTE :
Dépêchez-vous de l’écouter, c’est disponible jusqu’en 2030 seulement ! Blague à part, le monde entier change vite et peut-être serons-nous passés à davantage de sobriété et de robustesse, avec un retour en force des livres… ^^