Le Cabinet de curiosités sociales de Gérald Bronner (GB) est un recueil plus ou moins disparate de chroniques parues entre 2014 et 2017 dans Le Point, Pour la Science et dans la Revue des Deux Mondes.
Les sujets sont variés, passant des effets de l’affaire François-Valérie-Julie à la disparition du vol de la Malaysia Airlines en faisant un détour par les Illuminati. J’y apprends par exemple qu’un singe, après avoir volé l’appareil photo de David Slater, s’était pris en selfie… Le photographe récupérant ensuite son appareil publie les photos – hilarantes. Or, la question qui se posa alors, fut de savoir si le droit d’auteur s’appliquait oui ou non au singe narcissique et à ses auto-portraits ?
A travers ce foisonnement d’événements politiques ou de faits divers qui éveillent la curiosité et distraient les esprits, GB poursuit cependant un objectif clair : dénoncer et examiner les phénomènes de croyances dans lesquelles nos sociétés sont souvent empêtrées, les biais cognitifs.
A commencer par les superstitions…
« Si nous y réfléchissons honnêtement un instant, nous avons tous été tentés, un jour ou l’autre par ce genre de pratiques. Qui n’a jamais touché du bois ? Qui n’a pas son stylo préféré […] Chacun a ses petits rituels, et rares sont ceux qui vivent avec un tel esprit de sérieux qu’ils ne s’y abandonnent jamais. Seulement voilà, on ne s’y abandonne pas en n’importe quelle circonstance : les situations d’incertitude, les moments anxiogènes de notre vie […] Les anthropologues, les sociologues et les historiens ont remarqué que ces pratiques s’épanouissaient plus facilement lors des guerres, des épidémies, avant une grande compétition sportive ou encore dans l’attente d’un événement important. » (p. 125)
Tolérant et humain qu’il est, GB glisse rarement, mais tout de même un peu, sur la pente savonneuse qu’il dénoncerait pourtant volontiers.
A propos justement du droit que l’on pourrait accorder aux animaux :
"Ce néo-animisme qui conduit à le remplir de nouveau est donc surprenant, d'autant sue ceux qui sont à la manœuvre et réclament des droits pour les animaux, les plantes (et peut-être bientôt pour les minéraux), revendiquent souvent, parallèlement, un retrait global de l'homme." (p. 234)
Ou lorsqu’il s’émeut des abus des puristes de la morale :
« Faudra-t-il refuser au présent et à ses indignations morales, légitimes par ailleurs, le droit de différer le passé ? Faudra-t-il aussi, comme certains l’ont suggéré récemment, effacer les noms de Jules Ferry ou de tous ceux qui, nombreux, ont considéré la colonisation comme un progrès civilisateur ? Faudra-t-il débusquer partout où il se trouve le nom de Voltaire, fort peu clair sur la question de l’esclavage et défenseur, dans un texte de 1756, de la supériorité des Blancs ? » (p. 117)
Mais à sa décharge, ceux qu’il dénonce sont particulièrement agaçants…
« On ne s’indigne pas beaucoup non plus des dérapages calculés du Parti des Indigènes de la République qui dénonce le « philosémitisme d’Etat » (sic), et appelle à la « lutte des races sociales » tout en se déclarant contre l’homosexualité, une invention du monde occidental. N’importe qui à droite qui se hasarderait à proférer de telles bêtises serait vertement et légitimement condamné ; eux sont, par exemple, invités aux universités d’été du Front de gauche. » (p. 109)
En effet, la gauche en prend pour son grade ! d’Alain Badiou qui n’a pas condamné les violences du communisme (p. 109) à l’islamogauchisme présumé d’Emmanuel Todd (p. 106) en passant par la dénonciation des ventriloques de la gauche : Mélenchon qui fait parler le « peuple » ou Lordon, dont il résume ainsi la pensée :
« A la façon d’un ventriloque avec sa marionnette, il [Lordon] nous fait entendre que son aspiration [du peuple] serait la lutte contre ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation néo-libérale. Cependant, cette aspiration est contrariée par le « système », qui l’empêcherait de penser librement et le conduirait vers les affres de la théorie du complot et de la post-vérité. C’est de cette façon, mais reconnaissons-le par des tournures plus habiles, qu’il évoque […] certaines formes de la crédulité contemporaine. Le conspirationnisme, écrit-il, est « le symptôme nécessaire de la dépossession politique et de la confication du débat public. » (p. 113)
Humains, trop humains… c’est ce que souligne GB. Quelques traits caractéristiques de ces humains…
Pour rendre compte de l’attitude des anti-vaccins qui préfèrent ne pas vacciner, GB montre que, quitte à prendre un risque, les humains préfèrent l’inaction à l’action. Une forme de lâcheté ? Un « trait psychologique en tout cas très répandu de l’espèce humaine » – et qui, puisqu’il a perduré, nous a peut-être apporté quelques avantages…
« D’une façon générale, nous ne voulons pas nous rendre coupables d’une action dont les conséquences seraient moralement condamnables, et nous sommes moins regardants lorsque ces conséquences découlent d’une inaction. » (p. 140, avec le test qui va bien)
Un autre trait psychologique davantage lié à nos interprétations des statistiques : plus les faits abondent, plus ils abondent…
« Placez le phénomène OVNI à l’agenda des débats de société et vous obtiendrez, l’été suivant, de beaux pics d’observation dudit phénomène. » (p. 130)
Mais comment ça marche ?
« Notre cerveau prend difficilement conscience de la taille des échantillons desquels sont issus les événements dont il juge la probabilité. Si cette probabilité lui paraît faible, alors il la trouvera suspecte, c’est-à-dire qu’il admettra difficilement qu’elle est le fait du hasard. Dès lors, il cherchera un sens, exercice pour lequel le cerveau humain est virtuose. » (P 134)
En effet, nous négligeons bien souvent le nombre de fois où il n’y a pas eu de coïncidence, rapporté au petit nombre de coïncidences !!! Pire, cela donne encore davantage d’importance à ces rares coïncidences ! Ne retenant que ces dernières, nous sommes alors prêts à glisser vers un esprit plus complotiste…
Les chiffres nous y encouragent. Nous ne prenons pas suffisamment en compte la taille des échantillons pour penser et traiter les informations qu’on nous livre.
Cela s’appelle le biais de négligence des taux de base, « c’est-à-dire la tendance que nous avons d’oublier la fréquence d’occurrences d’un événement dans nos évaluations probabilistes. » (p. 98) Des exemples p. 45, p. 99, ou encore p. 122, sur les miracles de Lourdes.
« A peu près 0,2 guérison par an à partir des années 1960 et en moyenne 6 millions de pèlerins visiteurs, on peut estimer qu’il y a une guérison pour 30 millions de personnes. Il suffit donc qu’une personne sur 100 parmi les visiteurs de Lourdes soit atteinte d’une maladie éligible au miracle pour qu’on en déduise que si Dieu pointe son doigt pour guérir, il ne le fait pas plus à Lourdes que dans les hôpitaux. Étant donné la motivation moyenne des pèlerins, on peut supposer que cette évaluation est raisonnable. La conclusion un peu cynique de tout cela est que pour faire des miracles, il suffit de réunir un grand nombre de personnes. Très grand, reconnaissons-le. Mais dans ces conditions, personne ne s’étonnera que les papes réunissent facilement les conditions de leur canonisation (l’une étant la production de miracles). En effet, ce serait bien le diable, si l’on me permet l’expression, que parmi les centaines de millions de rencontres auxquelles contraint la vie de pape, il ne se trouve pas quelques malades sauvés par la providence du hasard. » (p. 122)
Cet exemple peut être rapproché du biais du survivant : 100% des gagnants au loto ont joué !
« Ce qui est vrai mais n’empêche pas de rappeler que 99,99% des individus qui ont tenté leur chance ont perdu. « De ce point de vue, la réussite électorale d’Emmanuel Macron et du mouvement qu’il porte pourrait instiller, notamment dans l’esprit de ceux qui l’ont vécu et, plus grave encore, dans celui du Président, une interprétation contaminée par le biais du survivant. […] Le fait de ne pas perdre de vue que la conjonction de faits improbables qui lui ont permis d’accéder au pouvoir – et donc de ne pas céder au biais du survivant – est l’ultime épreuve qui attend Emmanuel Macron avant celle, décisive, du réel. » (p. 84-86)
La notoriété semble quelque chose de si puissamment attractif et séduisant que peut-être, une fois le biais du survivant avalé, il devient difficile de revenir en arrière.
« dans un marché saturé d’informations, l’économie de l’attention est très concurrentielle. Dans ces conditions, les différentes formes de l’outrance constituent des stratégies possibles pour se distinguer. « Le monde intellectuel ne paraît pas faire exception lorsque certains ne souhaitent pas tant défendre une idée qu’ils croient vraie, qu’une posture qu’ils espèrent visible. Ces buzzophages, dont certains prétendent pourtant penser les conditions de ce qui nous détermine, ne paraissent pas clairement voir qu’ils sont comme des rats dans un labyrinthe, instrumentalisant et étant victimes à la fois des mécanismes de marché. » (p. 105)
Le terrorisme y est expliqué sous cet angle. Le témoignage de Richard Durn en particulier a retenu toute mon attention :
Citation « Puisque j’étais devenu un mort-vivant par ma seule volonté, je décidais d’en finir en tuant une mini-élite locale qui était le symbole et qui étaient les leaders, et décideurs dans une ville que j’ai toujours exécrée… Je vais devenir un serial killer, un forcené qui tue. Pourquoi ? Parce que le frustré que je suis ne veut pas mourir seul, alors que j’ai eu une vie de medre, je veux me sentir une fois puissant et libre. » (p. 91)
GB commente ainsi :
« Dans tous ces cas, la frustration et le désir de reconnaissance forment un mélange détonant. Une des grandes passions inédites de notre temps démocratique est cette appétence pour la notoriété, quel qu’en soit le vecteur, et cette passion peut prendre des formes mortifères. » (p. 94) « Jamais les trompettes de la renommée n’ont été aussi mal embouchées. » (p. 95)
Plus loin à propos de la démocratie et de ses travers possibles, GB cite Tocqueville.
« Quand toute les prérogatives de naissance et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous, et qu’on peut parvenir de soi-même au sommet de chacune d’elles, une carrière immense et aisée semble s’ouvrir devant l’ambition des hommes et ils se figurent volontiers qu’ils sont appelés à des grandes destinées. Mais c’est là une vue erronée, que l’expérience corrige tous les jours […] Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent […]. C’est à ces causes qu’il faut attribuer la mélancolie singulière que les habitants des sociétés démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance. (p. 212)
Nous pourrions mettre en relation cette nostalgie et ce désir insatiable de notoriété, d’existence.
Mais revenons aux croyances. La vision de GB est optimiste à mes yeux, en ce qu’elle présente l’humanité comme se débarrassant peu à peu des croyances qui obstruent sa clairvoyance. Mais ce qu’il présente là, je l’appelle de mes vœux – sans vraiment tout à fait y croire.
« Toute l’histoire de la pensée de l’Homme pourrait se résumer à celle d’un évidement ontologique du monde. Peu à peu, nous avons appris que dans cette pierre, dans ce nuage ou cette rivière, il n’y avait pas d’entité pensante et qu’il ne nous était d’aucun secours de lui offrir quoi que ce soit pour obtenir quelque chose. « C’est Thalès qui fut l’un des premiers à frapper dans cet édifice de la perception animiste de l’univers, entamant ainsi un long processus caractérisé par la dépersonnalisation des forces à l’œuvres dans la constitution du monde. […] « A travers cette remarque, on voit se faire jour la prédominance du comment sur le pourquoi. Le processus prendra des centaines d’années, certes, mais en passant de l’animisme au polythéisme, du polythéisme au monothéisme, jusqu’à des formes de religions où la figure de Dieu devient de plus en plus abstraite et lointaine, on aboutit à une forme de désenchantement du monde. » (p. 218)