L’écriture, la raison, les dieux
En recopiant ce titre de l’ouvrage des chercheurs Jean Bottéro, Clarisse Herrenschmidt et Jean-Pierre Vernant, je m’interroge un peu sur le parti pris des choses ou des idées. Néanmoins, dans ce livre de 96 publié chez Albin-Michel, je trouve quelques trésors que je vous livre ici.
Voici une synthèse du premier chapitre écrit par Jean Bottéro et qui s’intitule :
Religiosité et raison en Mésopotamie
Avec ce premier chapitre du livre, Jean Bottéro ouvre le livre en proposant une revue de l’état des connaissances (en 96, date d’édition de l’ouvrage) des civilisations mésopotamiennes.
Sumer au sud et Akkad au Nord se forment lorsque les sols se sont asséchés, et ont laissé place aux deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate, qui donnent leur nom à Mésopotamie (p. 23-24).
Si vous voulez briller en société, rappelez l’étymologie de Mésopotamie => en effet, ce mot vient de grec et signifie au milieu (mesos) des fleuves (potamoi). Comme dans hippopotame, qui signifie le cheval (hippo) du fleuve (potame).
1. La naissance de la civilisation
Les traces archéologiques, et en particulier les tablettes, sont les plus vieux témoignages que nous possédions d’une pratique humaine de l’écriture.
« Avant la Mésopotamie, il ne nous reste qu’un vaste amas de monuments – ce qui nous laisse dans les flous et les ténèbres de la « préhistoire ». Mais en Mésopotamie, précisément, nous avons retrouvé des quantités phénoménales non seulement de monuments de toutes les époques, dont les plus vieux remontent à l’âge local « des cavernes », autour de -70 000., mais surtout, mille fois plus précieux pour nous apprendre distinctement et franchement les choses et répondre en clair à nos interrogations touchant la vie , la pensée et la civilisation, et leurs étapes, quelque chose comme un demi-million de documents. Dossier énorme ! Même si l’on doit tenir compte qu’il est étalé sur les trois millénaires qu’a vécus la civilisation locale, certaines périodes sont mieux documentées ; d’autres, à peine ou pas du tout. Par ailleurs, écrits, par définition, ces documents n’apparaissent donc qu’avec l’écriture, laquelle a été inventée et inaugurée, dans le pays précisément – sous forme d’aide-mémoire, de comptabilité – autour de la fin du –IVème millénaire. »
Op.cit p. 22
Cette civilisation était très avancée, nous explique Jean Bottéro, en citant notamment l’exemple de la bière : « la préparation de la bière, dans cette contrée essentiellement céréalière où elle est demeurée de tout temps la boisson « nationale », a toutes les chances, si l’on s’en tient à son vocabulaire, d’avoir été empruntée à l’une de ces cultures » (p. 24) Des Akkadiens ou des Sumeriens ?)
=> avec ma carte magique ci-dessus, brillez en société et rappelez que la bière est l’une des plus vieille boisson connue, déjà vénérée il y a 4000 ans !
Sumer : tout le monde ou presque connaît. Mais Akkad… pour qui n’a pas vu cet épisode de la Boule athée, c’est plus difficile.
Qui sont les akkadiens ?
« On désigne sous ce nom, en partie conventionnel, les plus anciens sémites installés dans le pays en amont de Sumer – depuis aussi longtemps, et peut-être davantage, que les Sumériens -, et même, vue leur antiquité reculée, les plus anciens Sémites tout court »
Op.cit. p. 24
« Leur langue, telle que les linguistes la restituent dans son état le plus archaïque, est apparentée, d’une part à l’ancien égyptien, de l’autre, au berbère, de l’autre encore, aux idiomes qui ont précédé l’éthiopien en Abyssinie : il y a donc gros à parier qu’ils ont, au moins très anciennement, hanté un territoire voisin de ceux qui parlaient ces divers langages. Et sans doute le plus raisonnable est-il de s’en tenir à la péninsule arabique, dans laquelle, à mesure de sa désertification, aux alentours du –IVème millénaire, ils auraient été repoussés sur ses franges, demeurées seules vivables. »
Op. cit. p. 25
Sumer et Akkad sont donc à imaginer plutôt mélangés ou imbriqués, mais nombreux sont les emprunts des akkadiens aux sumériens. Puis, c’est Akkad qui prédomine en recevant, en outre, de nombreux apports externes, notamment des Amurrites (p. 28) (amurrites signifie « occidentaux ») : les sumériens ne résistent pas à ce torrent sémitique. (p. 28) mais le Sumérien, comme langue, est conservé quelques centaines de siècles et utilisé comme la langue du lettré (p. 29). Plus tard, lorsque l’araméen sera à son tour largement parlé, c’est l’akkadien qui deviendra la langue des lettrés, et ce jusqu’en 74-75 ap JC (p. 34). Rappelons que ce fut le cas du latin en occident durant des siècles !! Il est toujours bon de se souvenir que l’on ne contrôle pas vraiment l’emprise, l’usage et la disparition des langues…
2. La première écriture
Quand apparaît un premier système d’écriture ?
« Les plus anciens documents de cette écriture, de menues tablettes d’argile marquées de « croquis », et datables, selon les archéologues, des environs de -3200, nous offrent en effet, si l’on en fait le décompte, au total, un millier de pareils « croquis » différents, tous nettement tracés, aisés à distinguer les uns des autres, et à reconnaître. Ce n’est plus la fantaisie et la liberté des artistes : c’est à l’évidence un système arrêté. »
Op. cit. p. 37
Quelques siècles plus tard, on en vient aux mots…
« Le progrès décisif vers l’intelligibilité totale, le système graphique mésopotamien l’a accompli (un ou deux siècles, à peu près, pensons-nous, après ces premiers témoins de ses commencements) lorsque d’écriture de choses, elle est devenue écriture de mots. Quand ? Comment ? Grâce à qui ? Nous l’ignorons encore. Mais quand nous tombons sur un document archaïque dans lequel le signe de « la flèche » renvoie, manifestement, non pas à ce projectile, mais à une toute autre réalité, réclamée par le contexte : celle de « vie », nous nous disons qu’il y a, là-derrière, un changement considérable, dans le système. Il se trouve qu’en sumérien (et seulement dans cette langue – ce qui suggère, sans nous étonner, sachant ce que nous avons d’eux, que l’écriture aussi aura été découverte par ces ingénieux Sumériens) le mot qui signifie « la flèche » et celui qui veut dire « la vie » sont homonymes (nous disons : homophones) : ils s’articulent également TI. »
Op. cit. p. 40
Les signes deviennent abstraits : ce sont des logogrammes et des pictogrammes.
« Non seulement ils ont été désorientés par une habitude prise de tenir autrement la tablette d’argile qui leur servait de support, nous dirions de « papier », mais on s’est mis, au lieu de les tracer à la pointe sur l’argile, ce qui faisait des bavures, à les imprimer au calame taillé en biseau, ce qui a donné à leurs éléments cette forme légèrement évasée qui nous fait penser à des « coins » (cunéiforme) ou des « clous » (en allemand Keilschrift) ; un tel procédé, en supprimant toutes leurs courbes, en a fait quelque chose de très différent, et de plus en plus loin des croquis « réalistes » primitifs : à savoir des caractères tout à fait abstraits, et donc plus malaisés à retenir. En outre, chacun d’eux gardait la possibilité courante de fonctionner, comme au début, en idéogrammes et de renvoyer à des choses comme telles ; tout en pouvant être employé aussi pour évoquer des sons monosyllabiques qui composaient les mots de la langue. »
Op. cit. p. 43
Qui écrit ?
« Même chez les souverains et les grands, c’était là [le fait d’écrire] une situation exceptionnelle, et seuls pratiquaient l’écriture et la lecture des cunéiformes les scribes, les lettrés, les copistes et secrétaires, formés depuis leur plus jeune âge, et sur de longues années, par des maîtres, à l’école. (qu’on appelait « la maison aux tablettes »). »
Op. cit. p. 44
Pour Jean Bottéro, ainsi s’achève avec la première écriture, la naissance de la civilisation. Cette dernière est alors armée pour rendre compte du monde qui l’entoure de façon intelligible.
3. L’intelligence du monde
Jean Bottéro cite l’ouvrage de Marcel Gauchet (p. 54-55), Le désenchantement du monde qui montre « comment les hommes, d’abord immergés dans le surnaturel et le divin, dont l’existence et les interventions, pensaient-ils, expliquaient tout autour de nous, s’en sont graduellement détachés, ne recherchant plus qu’ici bas les réponses aux questions posées ici bas, « désenchantant » leur manière de voir, la coupant du ciel, et, pour ainsi parler, la laïcisant. » Op. cit. p. 54
Les Mésopotamiens supposaient, postulaient l’existence de dieux pour expliquer le monde.
« Voilà pourquoi, ce qui est pour nous la science, la philosophie, lesquelles n’existaient pas encore, était alors remplacées par la mythologie, et c’est selon les règles de la mythologie que raisonnaient les anciens Mésopotamiens. La mythologie est une forme inférieure de l’explication, et les mythes, qui en sont l’expression propre, pourraient assez exactement se définir comme des « imaginations contrôlées, calculées ». Dans un monde qui n’avait pas les moyens de rechercher la vérité, toujours unique, on se contentait d’ambitionner la vraisemblance, multiforme. Devant un point qui intriguait et dont on voulait se rendre raison, dans l’impossibilité de procéder selon une démarche purement rationnelle, rigoureuse et rectiligne, on imaginait comment et pourquoi il avait vraisemblablement pu venir à l’existence : on inventait sa genèse sous forme d’une suite d’événements qui aboutissaient précisément à lui. Cette suite d’événements, ce récit étaient imaginaires, mais toujours calculés pour aboutir le mieux possible à l’état de choses qu’il fallait expliquer. »
Op. cit. p. 55
« Derrière ou dans chacun de ces phénomènes problématiques, ils avaient donc imaginé comme des « moteurs », des « animateurs », des « directeurs » : le Ciel et l’Enfer, la Mer et la Terre, le Soleil, la Lune et les Étoiles avaient en eux ou derrière eux chacun son maître, son conducteur, son responsable… »
Op. cit. pp. 57-58
Les verbes qui définissent la naissance, la fabrication, l’avènement des phénomènes… restent flous sur le plan sémantique :
« C’est d’une part qu’on n’arrivait guère à s’imaginer assez précisément les choses ; mais aussi, et surtout, que le principal effort de la pensée portait sur la mise en relations de ce que l’on croyait la véritable cause, surnaturelle, avec son effet, pour accuser combien l’univers, et tout ce qu’il renfermait, dépendait, dans son existence comme dans son fonctionnement, uniquement des dieux, quel qu’eût été leur mode d’intervention. Une chose encore, pourtant : il n’était pas possible de se les représenter tirant le mode du néant, du reste inimaginable. Pour le créer, les dieux étaient toujours partis d’une manière préexistante : l’énorme masse chaotique ; ou l’argile à modeler ; ou alors une partie, déjà créée, du monde. Les anciens mésopotamiens ne se sont jamais posé l’insoluble question de l’origine absolue des choses. »
Op. cit. p. 60
Comment trouver et/ou inventer ces causes ?
« Pour mieux apprécier et pénétrer ce tableau des origines de l’homme et de sa place dans l’univers, il faut garder conscience qu’une pareille construction mentale est le résultat d’une réflexion mythologique, autrement dit, je le rappelle, d’un exercice d’imagination, contrôlée par le souci d’adapter à son but l’histoire ainsi agencée. Or, l’imagination ne crée pas : elle peut seulement reproduire, combiner et transposer des images et des situations connues par ailleurs. Les auteurs du mythe du Supersage ont bel et bien transféré dans cette vision du monde et de l’homme un état de choses familier… »
Op. cit. pp. 62-63
Présages, divinations et haruspices, exorcisme…
=> Pour briller en société, vous pourrez dire que ça fait bien longtemps que le gaucher est mal vu ! Le droitier est habile et fait preuve de dextérité (Dexter = droite, en latin). La gauche est sinistre (sinistrum = gauche, en latin) et signe de mauvais présage ! Cette interprétation du réel et des signes que l’on croit entendre en provenance du monde sont lus par cette grille depuis des millénaires et laisse des trace dans notre langue, encore aujourd’hui. Or, si la droite est jugée favorable et la gauche sinistre (p. 67), c’était sans doute une conclusion fondée sur des siècles d’empirisme et d’observation… !
Merci à Romain pour cette formidable illustration tirée pour l’occasion et visible sur son site :
Evidence Based Bonne Humeur !!
Mais il y a encore mieux dans le raisonnement de nos anciens :
On observe nos maux et on les interprète comme des punitions (p. 82). Ou plus exactement, si vous avez mal, c’est que vous avez dû faire le mal… reste à trouver quoi !
« Et surtout on ne raisonnait pas a priori : J’ai péché, DONC les dieux vont me punir ; mais a posteriori, en partant, non du péché, mais du mal qui était censé en constituer le châtiment : j’éprouve du mal qui était censé en constituer le châtiment : j’éprouve du mal, DONC j’ai péché. »
Op. cit. p. 83
Existait bien sûr l’exorcisme (p. 84) qui s’est perpétué des akkadiens aux babyloniens : une trentaine de milliers de tablettes lui sont consacrés. Nous en parlons ici, dans cet épisode de la Boule athée (à partir de 17′).
Représentation du divin et relation au divin
La relation aux dieux est révérencielle (p. 76-77) : « vénération, déférence, soumission, admiration » accompagné du « sentiment de la grandeur des dieux et l’infranchissable distance qui les séparent des hommes, tout au plus du rattachement de serviteurs à leur maître redouté ». Ces croyants sont anthropomorphistes.
On pourrait s’amuser à gloser en songeant à une éventuelle évolution – qui reste à prouver – de la relation entre les humaines et les dieux qu’ils postulent. Distance et révérence deviennent amour et jalousie, élection d’un seul dieu et d’une seul peuple, avec les hébreux, puis sentiment d’amour christique et de miséricorde, pour arriver à une sorte d’abandon nihiliste…
Conclusion
« Non seulement ils [les mésopotamiens] nous ont donné un cadre de l’univers, qui est resté longtemps le nôtre, et qui, considérablement revu et amélioré au fur et à mesure des progrès scientifiques, est encore au tréfonds de la vision que nous avons de l’univers, mais ils ont fait les premiers pas sur le chemin d’une connaissance « scientifique » qui nous a permis entre autres acquisitions, de corriger cette image dans ses naïvetés et de nous doter d’un ensemble de règles de fonctionnement de notre esprit à la recherche du savoir et du vrai – et plus seulement du vraisemblable. »
Op. cit. p. 72
« Ce système, intelligent en soi, puisque fondé sur une vision objective et sans illusions du monde, complétée d’explications mythologiques, toutes calculées pour leur plausibilité et leur vraisemblance, à la limite de ce que l’on pouvait ambitionner alors à la recherche de la vérité, ce système s’accompagnait, dans les esprits des vieux mésopotamiens, non pas de ce que nous appellerions de la « résignation », puisqu’elle implique une façon de regretter de ce que n’on n’a pas, mais d’une acceptation qu’il faut bien qualifier de raisonnable. »
Op. cit. p. 90
Retenons la conclusion de Gilgamesh, trésor de sagesse antique indémodable…
« Pourquoi donc rôdes-tu ainsi, Gilgamesh ?
La vie-sans-fin que tu recherches,
Tu ne la trouveras jamais !
Quand les dieux ont créé les hommes,
Ils leur ont assigné la mort,
Se réservant l’immortalité à eux seuls !
Toi, plutôt, remplis-toi la panse ;
Demeure en gaieté, jour et nuit ;
Fais quotidiennement la fête ;
Danse et amuse-toi, jour et nuit ;
Accoutre-toi d’habits bien propres ;
Lave-toi, baigne-toi ;
Regarde tendrement ton petit qui te tient la main ;
Et fais le bonheur de ta femme serrée contre toi !
Car telle est l’unique perspective des hommes ! »