(Babel, 2008)
Ce livre n’est pas un ouvrage scientifique ; il n’est pas un livre de sociologie ou d’anthropologie. C’est la narration de la narration, vue de Nancy Huston. Empli de questionnements qui donne à penser, par les mots choisis de la romancière, ce livre nous balade à travers divers champs d’étude : biologie, société, religion, philosophie…
Comme de juste et habilement (spéciale dédicace à mes étudiants), N.H. commence par une accroche et la raison d’être de ce livre.
« Soudain la détenue qui s’était tue jusque-là relève la tête, me regarde droit dans les yeux et dit : « à quoi ça sert d’inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable ? »
Cette femme est prostrée, elle a tué quelqu’un, moi non, tous mes meurtres sont dans mes romans.
Je suis à la prison de Fleury-Mérogis. » (p. 11)
N.H. va montrer qu’il n’y a pas de réalité hors la fiction qui la reconstitue et qui lui donne du sens. Ou du moins, que ce qu’on appelle la réalité n’est accessible qu’à travers la fiction, le récit interne ou public que l’on peut en faire, sa traduction en mots, en idées. Percevoir le monde en causalités, conséquences, objectifs, prêter aux choses et aux êtres des intentions, donner un sens à l’ensemble, s’inventer des histoires qui justifient et expliquent… Voilà ce qui nous différencierait fondamentalement des autres espèces.
Le postulat de départ de N.H. :
« Animaux nous sommes,
Mammifères, primates super-supérieurs, etc. Sans plus de raison d’être sur la planète Terre, ni d’y faire quoi que ce soit, que les autres espèces, sur cette planète ou une autre.
Mais nous sommes spéciaux. » (p. 13)
« Nous seuls percevons notre existence sur terre comme une trajectoire dotée de sens (signification et direction). Un arc. Une courbe allant de la naissance à la mort. Une forme qui se déploie dans le temps, avec un début, des péripéties et une fin. En d’autres termes : un récit. » (p. 14)
Elle souligne l’importance du sens pour les humains :
« Personne n’a mis du Sens dans le monde, personne d’autre que nous.
Le Sens dépend de l’humain, et l’humain dépend du Sens.
Quand nous aurons disparu, même si notre soleil continue d’émettre lumière et chaleur, il n’y aura plus de Sens nulle part. Aucune larme ne sera versée sur notre absence, aucune conclusion tirée quant à la signification de notre bref passage sur la planète Terre ; cette signification prendra fin avec nous. » (p. 15)
Et en effet, nous avons essaimé du sens dans beaucoup d’événements et d’inventions qui jalonnent notre vie.
« Dieu et les dieux font partie de cette histoire – même s’ils refusent systématiquement de l’admettre. » (p. 19)
Nom, prénom, baptême, mariage, argent… = la magie du sens !
« Ordinateurs et chimpanzés sont incapables de mentir, d’écrire de la poésie, de proférer des injures. Trois formes de magie banale et répandue chez nous, qui, toutes, impliquent d’employer à dessein un mot pour un autre.
Raconter : tisser des liens entre passé et présent, entre présent et avenir. Faire exister le passé et l’avenir dans le présent. (Singulièrement : par l’écriture.) » (p. 20)
Bref !
« Nous sommes l’espèce fabulatrice. » (p. 30)
Le sujet, la problématique du livre sont posés. Retour au titre. C’est ce qu’elle va illustrer par quantité d’exemples.
Le sien pour commencer, le moi, le JE, première fiction. N.H. livre sa propre autobiographie, comme une fiction, autour des petites fictions de sa vie : prénom, nom, date et lieu de naissance, son sexe, sa religion, généalogie, race, appartenance ethnique, langue, métier… un autre exemple avec John Smith, personnage fictif inventé pour la démonstration, à la vie somme toute ordinaire… dont la vie était pourtant emplie des mêmes fictions.
Le cerveau conteur ou Comment ça marche ?
Maladies mentales, épilepsie, lésion cérébrale… quel est le rôle de notre cerveau ?
N.H. s’attarde sur la maladie de son père, trouble de la mémoire. Il se souvenait curieusement d’événements qui ne s’étaient jamais produits. En fait, à l’aide des premiers mots qu’il entendait, son cerveau reconstruisait toute une histoire qu’il analysait ensuite comme ayant bien eu lieu. Les conséquences ?
« Tout ce qu’on lui disait, il avait la certitude de l’avoir déjà entendu.
Tout ce qu’on lui suggérait de faire, il était sûr de l’avoir déjà fait. » (p. 68)
« Mon père va mieux maintenant, mais imaginez la détresse des patiens atteints de ce syndrome en permanence ! Quand ils font des courses au supermarché, dès qu’ils voient un objet sur les étalages, ils sont persuadés de l’avoir déjà acheté. Quand ils surfent à la télévision, ils ne tombent que sur des films, séries, actualités et documentaires qui leur semblent désespérément familiers. » (p. 71)
Et le rêve, cette autre histoire que se raconte le cerveau ?
« En fait, on a concocté le récit de rêve au moment même où le réveil a sonné, prolongeant ainsi notre sommeil de quelques instants. » (p. 74)
Parfois, au réveil, certains éléments ont été bizarrement agencés, dans la précipitation des dernières secondes ? Cela reste plutôt chouette…
Mais il y a un MAIS… c’est la paranoïa et l’esprit complotiste… à la recherche du sens…
« Cela rend notre espèce, en un mot, parano.
La paranoïa, maladie de la surinterprétation, est la maladie congénitale de notre espèce. » (p. 83)
« Je ne crois pas au hasard » : un excellent résumé de l’histoire de notre espèce. » (p. 84)
Alors l’homme se laisse aller à croire tout un tas de choses qui donnent du sens…
« L’homme ne vit pas de pain seul, disait Jésus. En effet, c’est le bonobo qui vit de pain seul. L’homme a besoin de pain sensé. » (p. 104)
« Jean Améry a constaté que, dans les camps de concentration, ceux qui croyaient en Dieu ou en la Révolution s’en sortaient mieux que les intellectuels athées et désillusionnés comme lui.
Les fictions religieuses et politiques, disait Améry, avec les illusions qu’elles véhiculent et les espoirs qu’elles favorisent, sont plus utiles pour la survie que les études de philosophie qui prétendent en venir à bout. » (p. 127)
Et l’homme fait la guerre. Comment donner du sens à cette vie s’il y a la mort ?
« Beckett : « les femmes accouchent à califourchon sur la tombe. » (p. 113)
Mais il y a aussi l’amour et l’amitié
« Dans l’amitié humaine, je t’aime, c’est : je veux que nos histoires s’imbriquent l’une dans l’autre. » (p. 137)
Dans l’amour aussi, du reste… Former un couple, c’est une fiction. Le mot « couple » est en lui-même une fiction.
« Le mariage est une réalité humaine c’est-à-dire une fiction, à laquelle notre espèce a décidé d’adhérer il y a des millénaires, car elle s’est avérée utile à notre survie. Elle nous aide à déterminer, quand naissent des enfants, qui en est le père. » (p. 148)
L’amour parental est aussi une fiction.
« L’amour parental est une fiction d’une importance primordiale pour la survie de l’espèce humaine, pour une raison encore peu citée : seul de tous les primates supérieurs, l’être humain naît prématurément, plusieurs mois avant terme. » (p. 145)
Le père, parlons-en… qui dit trouver sa place et le sens de sa vie…
« Depuis que l’humanité existe, les femmes en tant qu’elles sont mères ont été exclues de certains gestes et rituels sacrés. Soit que les hommes les aient jugées impures, indignes d’approcher de ce domaine car susceptibles de le souiller ; soit qu’ils les aient estimées déjà dépositaires d’un sacre à elle, largement suffisant : l’enfantement.
Et c’est un fait : l’enfantement confère un sacré Sens à la vie des femmes. Pour la plupart d’entre elles, encore de nos jours, donner la vie est une raison de vivre évidente et irréfutable – pendant que les hommes sont éternellement obligés de bricoler, d’inventer, de construire pour eux-mêmes, du mieux qu’ils le peuvent, un Sens à leur existence.
C’est pourquoi, traditionnellement, ils se sont réservé l’exclusivité des activités à haute dose sémantique : éducation ; hiérarchie religieuse ; littérature ; guerre. Prestige garanti.
Les femmes n’en avaient pas besoin, donc elles n’y avaient pas droit. » (p. 151)
J’ajouterais : prestige garanti et auto-congratulation. Jugement par les pairs / pères, félicitations entre hommes / entre couilles, comme dirait Virginie Despentes.
J’aimerais tout de même modérer le propos qui voudrait, par caricature, que la femme soit sensée et l’homme parfaitement insensé, que les hommes ne sont pas sans jouer un rôle important dans la paternité, rôle qui pourrait suffire à donner du Sens à leur vie tout autant qu’à une femme… que certains jouent un rôle dans la vie des autres sans être père, et que certaines femmes ne jouent aucun rôle bénéfique à la vie de personne, quand bien même elles seraient mères.
Toutefois, je veux bien reconnaître que les femmes n’ont pas de mythe, du coup (Serait-ce la conséquence de la remarque de N.H. ?). Pas de mythe qui aurait pu présenter la création de l’homme succédant celle de la femme, l’homme perçu comme Autre, créé pour être son parèdre, son vis-à-vis, un supplément, la nécessaire variation du gène ? Ou pourquoi pas un héros troublion, tour à tout protecteur et agresseur ? Changeant comme la pluie et le beau temps ? Comme ogre ? Comme tyran domestique ? Comme un chasseur prodigue ? Comme un enfant qui continue à se bagarrer, apporte cadeaux et tourments ? Chaleur et conflit ? Dont les baisers brûlent puis glacent ? Qui donne la vie et la mort ? … Comme un éternel incapable ? Comme le boulet que dieu lui aurait administré ? Au lieu de cela, c’est le mythe de Pandore chez Hésiode qui présente la femme comme le boulet, la sangsue insatiable des hommes. Voilà comment ces derniers se sont raconté « la » femme…
« Le cerveau est une machine fabuleuse… qui nous prédispose à fabuler, pour le meilleur et pour le pire.
Il nous fournit les histoires dont nous avons besoin pour justifier nos actes. (p. 123) »
Il nous fournit des excuses, une contenance…
« Une contenance, c’est ce à quoi nous tenons plus que tout.
En ce que nous redoutons plus que tout : le ridicule. Être révélés comme ce rien, ce presque rien que nous sommes : des mammifères mortels. » (p. 124)
C’est pourtant ce dont il faut se souvenir pour vivre bienheureux, à la manière de Baloo !
Pour finir, un croche-pied aux tristes sires qui prennent la vie bien au sérieux…
« Shopenhauer et les nombreux écrivains de l’Europe moderne qui, ouvertement ou non, ont adopté sa philosophie nihiliste, de Cioran à Bernhard et de Houellebecq à Jelinek, ont tous vécu, jeunes, dans une fiction forte et contraignante (religieuse ou politique). Ayant compris plus tard que Paradis, Enfer et Avenir radieux étaient des sornettes, que le Sens de l’existence humaine n’était déterminé ni par Dieu ni par l’Histoire, ils en ont conclu qu’elle n’en avait pas, qu’elle n’était que tragédie, horreur et dérision, et se sont mis à déblatérer contre la vie en tant que telle.
Cela est absurde.
La vie a des Sens infiniment multiples et variés : tous ceux que nous lui prêtons.
Notre condition, c’est la fiction ; ce n’est pas une raison de cracher dessus.
A nous de la rendre intéressante. » (p. 191-192)
Je m’interroge sur le DE cracher dessus, j’aurais dit « POUR »… mais en même temps, ne serait-ce pas le juste calque de
Notre condition, c’est la fiction ; c’est une raison de vivre, c’est une raison d’être ?