- de Raphaël GRANIER de CASSAGNAC
- Chez Helios, 314 pages
Je ne lis presque jamais de roman de SF à cause du manque fréquent de recherches stylistiques et poétiques ; la prose S.F. évite souvent les équivoques si chères à mon imagination, tournée qu’elle est vers d’autres préoccupations futuristes et diégétiques. Mais toutefois, il m’est arrivé d’être prise par le récit et surprise par les procédés littéraires de narration de quelques-uns, comme le Moineau de dieu, lu il y a longtemps. Comme également Thinking Eternity cette fois-ci.
Voici l’histoire… une sœur et un frère qui parcourt le monde dans des buts et des usages différents.
Sur la demande express d’une amie, Yoko, AdrianE. [le frère] accepte de répandre les connaissances scientifiques sous la forme de conférences retransmises sur toute la planète. Le mouvement s’appelle le Thinking. A son grand désespoir, les humains s’emparent des discours scientifiques du Thinking comme ils recevraient une révélation mystique et religion. C’est logique ! Étant en effet privés de tout moyen direct d’observation et de vérification, la plupart des gens sont contraints d’adhérer aux discours scientifiques sans avoir les moyens matériels et intellectuels de vérifier les théories par des expériences…
Diane E. [la sœur], a mis au point un double cybernétique d’une formidable intelligence et qui répond au prénom d’Artémis – double grec de Diane. On retrouve d’ailleurs les dieux grecs dans les enfants qu’elle aura plus tard – Apollon et Athéna – car ce livre nous permet de suivre les personnages sur plusieurs années, jusqu’à la fin en somme.
Les questions afférentes aux Intelligences artificielles affleurent : en quoi précisément, objectivement, ne sont-ils pas « humains » ? Artémis ne réussit-il pas à tromper sa propre créatrice ?
(90) « Je crois que j’ai réussi à te convaincre quand j’ai délibérément introduit dans mon algorithme une composante aléatoire. Irrationnelle, si tu préfères. »
Voilà qui est intéressant.
Dans ce roman, on se balade dans tous les coins du monde sans grands détails pittoresques. Mais à vrai dire, là ne réside pas l’intérêt véritable de l’histoire : la balade s’effectue plutôt entre les moyens littéraires de poursuite de l’histoire, à travers journaux intimes, confidences, articles de presse, interview, ellipses temporelles qui poussent à la reconstruction des passages perdus… c’est intellectuellement très stimulant.
Néanmoins, et ce serait mon principal reproche, nous voilà plongés dans un futur où il n’y a, apparemment, aucun problème d’énergie… villes de plastique, écrans géants envahissants, moyens de communication hallucinants, déplacements hyper fréquents, multiplication des opérations pour le fun !
(119) « Comme le bijou, la teinture, le tatouage, le piercing, la silicone, la scarification ou le familier avant elle, la cybermod atteignit son heure de gloire. Les athlètes augmentés furent interdits d’olympiades classiques et les Jeux méta-olympiques furent créés. Le Time décerna avec humour le titre de « machine de l’année » au milliardaire John Tao qui, après une greffe du cœur salvatrice, s’était fait remplacer les quatre membres, les yeux, et dont le cerveau était interfacé avec un puissant ordinateur. La presse fit grand cas d’un hypothétique sexe cybernétique – le milliardaire entretint le mystère en ne faisant l’amour que dans le noir en vision thermique – mais ne s’émut que très peu de la chaîne de cybercliniques low-cost qu’il commença à répandre sur la planète. »
Bémol (donc) : Dans cet univers très virtuellement outillé, où certains hommes se font donc greffer de faux phallus extraordinaires, l’auteur n’a pas imaginé ce que les femmes, par exemple, auraient pu souhaiter avoir – comme extension cybernétique ou que sais-je – un truc pour amoindrir les inconvénients matériels des règles… mais on ne lui en voudra pas pour si peu. J’écrirai moi-même un roman axé uniquement sur cela un jour, et ce sera sanglant.
Dièse : Il y a toutefois des femmes non stéréotypées ! Dotées de personnalités différentes. C’est même un peu too much : la lesbienne indépendante, l’asiatique exploratrice, la Mary couche-toi-là qui ne l’est pas, bien au contraire : ce sont les hommes qui défilent comme des proies dans ses rets de chasseresse, et Diane qui ne l’est pas, mariée et mère de famille, puis veuve… et qui, au final, se détournera de l’éducation de ses deux enfants au profit de projets scientifiques plus passionnants.
Au fil de l’histoire haletante et des multiples rebondissements, durant laquelle j’élabore des hypothèses toujours plus farfelues pour deviner la fin avant d’y parvenir, le roman aborde plusieurs questions qui me tiennent souvent éveillée :
Adrian Ekhard, au début du roman, perd ses yeux dans un attentat terroriste. C’est doté de ses nouveaux yeux qu’il va ensuite faire le tour du monde et prêcher la bonne parole scientifique… Non je plaisante… il va justement organiser des conférences et faire connaître les acquis scientifiques indéniables de son époque, expliquer notamment les faits astrologiques observables etc… Dans sa mission, il est aidé de ses fidèles amis, mais également des yeux cybernétiques dont il est un des tout premiers à être équipés. D’après lui, cet ajout constituerait même une des raisons de son succès :
« au-delà de mon apparence, je crois que c’est surtout le fait que la science m’a évité de devenir aveugle qui interpelle mes auditeurs. A leurs yeux, je sais forcément de quoi je parle, puisque je porte la science sur mon visage… » (76) « Ces gens te prennent pour une sorte de prêtre, le messie d’un nouvelle religion. - Arrête tes bêtises, la science n’est pas une religion ! - C’est pourtant exactement ce qu’elle est pour eux ! Ils te croient sans pouvoir vérifier ce que tu dis. Et tu réponds avec tes histoires à une bonne partie des questions fondamentales qu’ils se posent. Ça ne te rappelle rien ? C’est exactement la même chose pour les religieux. »
J’aimerais beaucoup que cet argument soit validé dès aujourd’hui : avec tous les portables qui traînent dans toutes les mains des religieux, si seulement ça pouvait marcher ! ^^ Mais bon, une chose est de chercher et trouver une preuve de ce que l’on croit (le cas ici), une autre est de croire quelque chose sans voir les preuves contraires qu’on a sous les yeux (notre monde).
Pour que la science se diffuse intelligemment – c’est-à-dire pas comme un discours religieux auquel on demanderait d’adhérer – il faudrait accompagner sa diffusion d’expérimentations convaincantes… est-ce possible ? Les applications technologiques actuelles que chacun a dans ses mains ne font pas le job… et depuis longtemps, puisqu’on fait la guerre avec des instruments de plus en plus sophistiqués, parfois pour défendre des croyances plus qu’éculées…
Dans le monde de Thinking Eternity, il n’y a donc pas de problème écologique ou de manque de ressources naturelles. La technologie a pris un formidable essort… pourquoi pas ? Mais en revanche, les pays sous-développés sont restés sous-développés…
(92) « l’intérêt que suscite la science la plus fondamentale chez les hommes et les femmes les plus simples, les moins « développé », diraient certains sans voir que le gros de leur société n’est pas plus malin. Partout, à chaque étape, j’ai trouvé l’émerveillement […] des bidonvilles de Medellin aux Indiens isolés du Chiapas, en passant par les villages de pêcheurs de la côte Pacifique ou les cités oubliées par les touristes des Caraïbes. »
Nous voilà donc dans un monde hyper connecté à – au moins – deux vitesses, où les pays pauvres sont restés pauvres, et où les ressources naturelles n’ont pas diminué… *
Alors prenons-le pour un roman qui évoque avant tout des questions philosophiques autour de la science et de l’identité humaine.
Par exemple, voici un sujet cher aux zététiciens, vers la fin du roman, lorsqu’un Virus se répand sur la planète. D’où vient-il ? Cette annonce est-elle le résultat d’un complot ?
« Tant que ta compagnie n’aura pas fourni des preuves scientifiques de l’existence du Virus, je n’y croirai pas. […] Je ne sais pas ce que vous manigancez mais jusqu’à preuve du contraire, le Virus n’existe pas. […] – OK, admets pour une fois que tu ne sais rien. Tu n’as pas plus de preuves de sa non-existence que de son existence. Dans le doute, si jamais le Virus existe, je t’offre une chance de lui survivre. Et si je me trompe, tant mieux ! […] – C’est non. Nous autres thinkers aimons nous reposer sur des fais objectifs pour prendre nos décisions."
Les Thinkers, c’est le nom des adeptes du mouvement quasi religieux qui s’est développé autour d’Adrian, lui qui a pourtant essayé de disparaître dans l’espoir d’éviter que le mouvement ne devienne véritablement religieux autour de sa personne érigée dès lors en prophète ou quelque chose dans le genre… De son côté, sa sœur, la fameuse Diane, se confie et vit très collée – sauf un moment de crise – avec son I.A. personnelle, Artémis, qui a finalement tout d’une amie imaginaire. C’est en partie grâce à elle que nous avons accès aux témoignages qui permettent l’écriture de tout le livre.
Par le biais de ces I.A. et d’expériences de clonage, on se demande en effet finalement quels sont les critères qui permettent de déterminer quel est le monde réel, et celui qui ne l’est pas.
[Attention, SPOIL-divulgâchage à partir de maintenant…
Ne pas lire si vous souhaitez conserver le suspense…]
En outre, une partie des I.A. se révèlent au final être des consciences humaines qui se sont transplantés à l’identique dans un monde virtuel… dans lequel elles peuvent être immortelles.
« En les découvrant, tu sauras la vérité, que les consciences artificielles ne sont pas artificielles, qu’elles sont une évolution possible de l’espère humaine, une expérience à laquelle j’ai participé sans le savoir. Une expérience qui n’est pas terminée et dont l’issue me paraît redoutable. Tout est possible, le meilleur comme le pire. Dans quelques minutes, je vais passer de l’autre côté. J’ai peur mais je n’ai pas le choix. »
Mais dès lors que les consciences artificielles procèdent d’un artifice (c’est la définition), comment peuvent-elles être non artificielles ? Et sont-elles toujours virtuelles ? Cela pousse un personnage à préférer l’appellation « monde biologique » à « monde réel » que l’on pourrait à juste titre opposer au monde virtuel, du coup, considéré comme également réel. Imaginons : si l’on copiait toutes vos connexions, souvenirs et sensations comprises, avant de faire disparaître votre corps, serait-ce encore vous ? Qu’est-ce qui constitue votre identité et ce que vous êtes, de l’intérieur ? Qu’est-ce qui vous permet de vous reconnaître chaque matin, de vous dire « ah oui, c’est bien moi ! »
Vous ne vous posez pas cette question tous les matins ? Moi je fais reset tous les soirs et je rallume tous mes programmes un à un. Suis-je la même personne qu’hier ? Plaisanterie à part… suis-je en effet la même personne qu’hier et sur quel plan ? Biologique ? Des molécules se sont barrées hein… Intellectuelles ? J’ai appris des trucs et j’ai dû en oublier d’autres… Mais mon apparence me ressemble, mes rides ont évolué de façon imperceptible. Il y a un continuum physique et psychologique sur lequel on peut s’appuyer pour prétendre être encore soi-même… à quoi ce continuum pourrait-il être réduit au maximum ?
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- Ce monde de T. E. que je crois improbable pourrait bien advenir… prenez connaissance des travaux de François Héran Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » (depuis janvier 2018), et directeur de l’Institut Convergences Migrations (https://www.franceculture.fr/emissions/la-question-du-jour/immigration-la-ruee-vers-leurope-est-elle-un-mythe), qui explique que, contrairement à ce que j’imaginais, le monde pourrait bien évoluer vers quelque chose de ce type : des pays moins développés, plus pauvres, qui, par manque de ressources ne peuvent ni migrer ni se développer… et d’autres, qui continueront leur développement technique, et qui pourraient bien être les mêmes qu’aujourd’hui…
Pour le monde de T. E. que je crois improbable, prenez connaissance des travaux de François Héran Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » (depuis janvier 2018), et directeur de l’Institut Convergences Migrations (https://www.franceculture.fr/emissions/la-question-du-jour/immigration-la-ruee-vers-leurope-est-elle-un-mythe), qui explique que, contrairement à ce que j’imaginais, le monde pourrait bien évoluer vers quelque chose de ce type : des pays moins développés, plus pauvres, qui, par manque de ressources ne peuvent ni migrer ni se développer… et d’autres, qui continueront leur développement technique, et qui pourraient bien être les mêmes qu’aujourd’hui…