Des mythes et de la linguistique en partage pour prendre un peu de recul !
Catégorie : Pourquoi il faut les lire (1-les essais) ? :)
Pêle-mêle au gré des lectures… « La défaite de la pensée » d’Alain Finkielkraut, « King Kong Théorie » de Virginie Despentes, « Lire et écrire à Babylone », de Dominique Charpin, « Comment l’amour empoisonne les femmes » de Peggy Sastre, « Le danger sociologique » de Bronner et Gé
hin, « Pour une école de l’exigence intellectuelle » (Terrail), le Traité d’athéologie (Onfray), La Cité des Dames (Pizan), Homo Sapiens (Yuval Noah Harari), Langage et pouvoir symbolique (Bourdieu), Sur les femmes (Diderot), La lune et la mystique lunaire (Eliade)…
C’est un livre recommandé par Abnousse Shalmani que je vous présente ici ! Elle en parle dans L’éloge du métèque comme LE livre de chevet des Iraniens… et comme j’aime le monde chamaré et bigarré d’Abnousse, j’ai cherché à le trouver à travers les bibliothèques universitaires du coin où je me trouve… grâce à un collègue fort efficace, nous le dénichons et je le reçois, bien après la commande, confinement oblige !
Le voici, il est énorme. Il est drôle, rempli de personnages aux prénoms imprononçables pour moi, tous hauts en couleurs et très originaux !
L’histoire se déroule dans l’immense propriété familiale où vivent frères et sœur, avec leur famille respective, au moment de l’occupation de l’Iran par les Alliés de la Seconde guerre mondiale . Le narrateur est un jeune garçon. Sous ses yeux craintifs ou ébahis, se déploie un drôle de vaudeville, à coup de drames intestins, de burelesques dialogues et d’exagérations en tout genre. Une grande pièce de théâtre avec tous les excès que l’on prête parfois facilement aux méditerranéens. L’ire est reine, les gens hurlent, ils se cachent parfois dans les buissons de la propriété, s’espionnent et se jalousent, d’humilient ou se couvrent.
Mash Gassem, personnage omniprésent, relai, domestique de tout le monde, mais fidèle compagnon de l’oncle Napoléon, commence chacune de ses phrases par : « Ma foi, à quoi bon mentir ? La tombe n’est qu’à quatre pas. »
(J’aurais dit l’inverse pour ma part : Ma foi, à quoi bon dire la vérité ? La tombe n’est qu’à quatre pas !?)
On y trouve un proverbe de Mésopotamie : « Fais une bonne action au bord du Tigre, pour que Dieu te la rende en plein désert. »
Oui, il ne faut pas attendre que tout aille mal pour se porter secours. Il faut s’aider quand tout va bien… ! Mais en l’occurrence tout ne va pas bien : L’aîné des frères, celui qu’on appelle Oncle Napoléon (Cher Oncle, dans le version originale), à cause d’une mythomanie aiguë qui le fait parfois se prendre pour l’empereur lui-même et qui n’en finit pas de broder et arranger ses faits d’arme, est également colérique, fantasque et très vindicatif : ainsi fait-il régner la terreur dans la propriété.
« Mon oncle était, depuis son plus jeune âge, amoureux de Napoléon. Plus tard, nous apprîmes qu’il avait réuni dans sa bibliothèque tous les livres disponibles en Iran sur Napoléon, rédigés en persan ou en français (car il avait quelques vagues notions de cette langue). En vérité, les étagères de sa bibliothèque ne contenaient que des livres sur Napoléon. Il était impossible d’imaginer une discussion scientifique, littéraire, historique, juridique ou philosophique sans que mon oncle n’évoque une citation de Napoléon, au point que, influencés par sa propagande, la plupart des membres de la famille considéraient Napoléon Bonaparte comme le plus grand philosophe, mathématicien, politicien, homme de lettres et même poète de tous les temps. » (p. 15-16)
Alors que se passe-t-il dans cette espèce de huis-clos hystérique sous la coupe de ce personnage un peu fou ?
Une histoire d’amour contrariée : notre jeune narrateur tombe amoureux fou de Leyli, la fille du fameux oncle si revêche et caractériel, promise cependant à un autre, son cousin, Pouri. Comble de mauvaise fortune, le propre père du narrateur, Agha Djan, beau-frère de l’Oncle Napoléon, n’a de cesse que de vouloir rabaisser l’orgueil incommensurable du mythomane. Or ce dernier est susceptible et n’entend pas qu’on lui manque de respect. Autant dire que ça part mal ! ^^
Arrivent en scène d’autres personnages, comme Doustali Khan, un autre oncle, qui a trompé sa femme, avec Tahéreh, la très belle et tout aussi infidèle épouse de Shirali, le boucher, celui qui tue à la hache les amants de sa femme quand il le peut. La femme de Doustali, Aziz-ol-Saltaneh a cherché à se venger de l’infidélité de son mari en tentant de lui couper le… oui, vous m’avez compris, mais il n’est jamais nommé… le membre viril ! Ce dernier, de peur, s’est enfui. La police le recherche. La famille est accusée de meurtre, et l’inspecteur, que le prince prend d’abord pour un domestique, est assez mal reçu :
« Monsieur n’est pas un domestique… M. le lieutenant Teymour Khan est l’inspecteur de la Sûreté. » (p. 105)
Pour se venger de l’oncle Napoléon, des membres de la famille soutiennent que l’infidèle est bien mort et enterré sous l’églantier chéri et préféré de l’oncle terrible.
Par un coup de théâtre amusant, et pour éviter la mort de l’églantier, le prince Asdollah Mirza, encore un autre oncle, avoue avoir tué lui-même l’amant et mari adultère, Doustali. Il accepte cet arrangement avec l’oncle Napoléon pour que ne soit pas révélée la liste interminable des amants de la fameuse de Tahérah, liste dont il fait partie. En effet, il ne tient pas à finir en article de boucherie.
Le tout jeune narrateur rêve de démystifier le vieil oncle gênant : « j’avais envie d’interrompre leur conversation et de crier que toute la famille se moquait de la terreur que les Anglais inspiraient à l’oncle Napoléon. J’avais envie de dire à mon oncle que, en lui insufflant cette idée, Agha Djan cherchait à le ridiculiser aux yeux de tous, que les Anglais n’allaient pas se donner la peine de se venger d’un simple sous-officier cosaque qui au temps de Mohammad Ali Shah avait tiré quelques balles contre des bandits de grand chemin. Mais je savais que non seulement ma parole ne servirait à rien, mais qu’en plus je serais puni par Agha Djan [son père], peut-être même recevrais-je une véritable raclée. » (p. 210)
Mais au milieu du tumulte des adultes devenus fous, notre narrateur, tout de même assez couard, reste impuissant et assiste passif au déroulement des événements qui vont contrarier durablement et définitivement son amour partagé pour Leyli.
Ce n’est pas faute d’avoir reçu de l’aide et des conseils, notamment de son oncle le prince Asdollah Mirza : il lui faut faire San Francisco… on comprend rapidement qu’il s’agit d’une métaphore sexuelle, que le conseilleur développe ainsi : « Bon si tu ne veux pas aller jusqu’à San Francisco, fais un tour au moins dans sa banlieue. Fais comprendre que tu es un voyageur potentiel ! »
Les choses se gâtent. Doustali Khan serait maintenant accusé d’avoir mis enceinte sa belle-fille, à moitié folle. Sur ce, la paranoïa de l’oncle Napoléon augmente : « Je n’ai aucun doute sur le fait que cet épisode fait partie intégrante du plan global de ceux qui cherchent à me nuire. Un plan concocté par ce vaurien d’espion indien, exécuté par son laquais, mais dont les ficelles sont tirées de plus haut. – Donc, d’après vous, chaque fois que les Anglais détestent quelqu’un, ils envoient un grand gaillard pour déshonorer son arrière-petite-cousine ! s’esclaffa Asdollah Mirza. » (p. 296-297)
Mais l’oncle Napoléon reste imperturbable dans sa paranoïa. Les Anglais viendront se venger de ses hauts-faits, il en est certain. Alors soit, on marie la belle-fille à demi folle avec un aspirant, de classe bien inférieure, au grand dam de la famille entière, mais que faire ? L’aspirant arrive avec sa sœur, un peu vulgaire, et sa mère, un peu poilue. On apprend alors que « les femmes poilues aiment les jeunes garçons. » (p. 330)
De rebondissements en coups de théâtre, la famille entière protège et assaille à la fois l’oncle Napoléon et sa grande mythomanie. Certains se dévouent… mais pas trop :
« Pour l’apaisement de mon frère, je suis prêt à sacrifier ma vie, mais enfin mes tapis sont tous assortis deux par deux, je ne voudrais pas les dépareiller… » (p. 429)
Le ton reste léger et l’amoureux transi qu’est le narrateur parvient à nous tirer encore un sourire dans ses moments les plus désespérés :
« J’ai décidé de me tuer, dis-je d’une voix sourde.
– Bien, très bien, très bonne décision ! sourit Asdollah Mirza après m’avoir jeté un regard. A la bonne heure… ça sera pour quand, inch’allah ?
– Je suis sérieux, tonton Asdollah.
– Moment ! Moment ! Alors tu choisis la solution la plus facile !… l’être humain est toujours à la recherche de la solution la plus facile… Pour certains descendre au cimetière de l’imam Abdollah est donc plus simple que d’aller à San Francisco… bon, chacun sa nature ! » (p. 405)
C’est avec ce charmant personnage libidineux que l’épilogue prend fin : Le narrateur a perdu sa belle, qui s’est consolée dans les bras de son mari. Une dernière fois, son oncle tente de le dévergonder : « ça fait déjà une semaine que je suis à Paris… Et demain matin, je vais descendre dans le Sud de la France… Accompagné de deux demoiselles belles comme deux boutons de rose. Je voulais savoir si tu étais partant pour qu’on passe quelques jours ensemble ?
[…] – Je vous demande pardon, tonton Asdollah, mais j’ai du travail. […] Ce sera, si dieu le veut, pour une autre fois…
Le cri assourdissant d’Asdollah Mirza retentit dans mes oreilles :
– Va au diable ! Enfant, jeune homme ou maintenant, tu n’as jamais été foutu d’aller à San Francisco… Allez, salut ! On se verra à Téhéran ! »
(p. 491)
Alors attention, cet énorme livre très théâtral, publié dans les années 70, a donné lieu tout de même à 14 épisodes d’une série télévisée en 1976 par Nasser Taghvai, diffusée par la RTNI. Je serais bien curieuse d’en voir quelques extraits !!
Avant de poursuivre, il est impératif de lire le volet 1/2.
En guise d’introduction, nous rapportons ici ce que les historiens contributeurs de cet énorme ouvrage ont cru bon de préciser :
Introduction : La Méthode historico-critique
1. Faire de l’histoire, qu’est-ce ?
Et en particulier de l’histoire des religions…
« L’historien des religions est cet individu un peu étrange qui parle des religions au moyen d’un discours qui prend le contre-pied exact de ce que le discours religieux prétend être. » (p.31)
« […] la relation entre l’approche historique et l’approche confessionnelle est une relation asymétrique. En effet, le discours religieux – c’est vrai en tout cas pour le judaïsme, le christianisme et l’islam – prétend parler de choses éternelles et transcendantes avec une autorité transcendante et éternelle. Le discours historique, en revanche, parle de choses temporelles, humaines, terrestres, locales, contingentes, circonscrites ; et il en parle d’une voix faillible, révisable, partielle – bien que tirant son autorité en principe d’une pratique critique rigoureuse. » (p.31)
On retrouve les mêmes familles que pour le milieu biblique, soit :
– « les maximalistes [qui] supposent que l’histoire biblique (c’est-à-dire l’histoire telle qu’elle est racontée dans la Bible) est plus ou moins correcte, à moins que les archéologues ne prouvent le contraire (leur devise serait « l’absence de preuve n’est pas la preuve d’une absence ») ;
– les minimalistes [qui] jugent que l’histoire biblique, sauf si elle peut être confirmée de manière indépendance, doit être lue, non pas comme des narrations, certes embellies, mais pour l’essentiel fiables, mais comme des récits qui ont pour objectif de construire le passé en y projetant un certain nombre de stratégies de pouvoir et de savoir qui méritent d’être étudiées avec les outils de l’analyse critique du discours. » (p.23)
2. Trouver des traces : quels sont les manuscrits du Coran ?
« En raison de l’évolution du système graphique défectueux des débuts (emploi de plus en plus systématique des signes diacritiques, introduction d’une notation des voyelles brèves, etc.), mais aussi du contrôle croissant exercé par les autorités sur le texte, il faut en effet attendre le Xè siècle pour que le texte atteigne un état similaire à celui que nous connaissons. Les utilisations du texte mais aussi des manuscrits au sein des communautés musulmanes évoluent également. Les copies produites au cours de cette période permettront de suivre de près ces développements. » (p. 660)
L’inventaire : les fonds et l’histoire des collections :
« Les corpus des matériaux coraniques est considérable et n’a été, pour l’instant, que partiellement exploité. Dans l’état actuel de nos connaissances, on peut avancer qu’il existe environ 300 000 fragments de folios coraniques datables, ou datés, des quatre premiers siècles de l’Islam. Ces centaines de milliers de fragments appartiennent évidemment à un nombre moindre de codices, dont beaucoup attendent encore leur remembrement. Le Coran est un texte relativement court. Copié dans une écriture assez large et bien lisible, en occupant tout l’espace, il peut tenir sur 200 feuilles de format A4. » (p. 666)
« A l’heure actuelle, nous pouvons localiser quatre dépôts qui abritaient d’importantes collections de corans datables des trois premiers siècles de l’islam. D’autres manuscrits nous sont parvenus sans transiter visiblement par ces dépôts, mais ces derniers représentent des cas isolés, dont les pérégrinations sont, bien souvent, difficiles à reconstituer. » (p. 667)
3. La grande mosquée des Omeyyades à Damas (Syrie)
4. La grande mosquée de Sanaa (Yémen) : « en 1973, la réfection du plafond de la grande mosquée a mis au jour un grand nombre de fragments de parchemins, dont des fragments coraniques, entreposés dans l’espace entre le plafond et le toit. » (p. 672)
« Indépendamment de ces quatre fonds, d’autres manuscrits anciens ont circulé. » (p. 673)
« En somme, les matériaux disponibles aujourd’hui peuvent-ils être représentatifs de la transmission du Coran ? l’existence de manuscrits circulant en dehors des fonds pose la question des bibliothèques disparues, notamment en Irak et en Arabie, deux centres qui eurent leur importance dans la transmission du texte coranique. Il n’est donc pas impossible que de nouvelles bibliothèques coraniques soient mises au jour dans le futur et que de nouveaux matériaux nous amènent à revoir l’histoire de la transmission manuscrite. » (p. 675)
3. Dater les matériaux : quelles méthodes, quels outils ?
« Actuellement, on ne dispose pas de jalons assurés pour établir la chronologie des trois premiers siècles de la transmission manuscrite du Coran. Les premiers colophons qui nous sont parvenus sont relativement tardifs. Le plus ancien colophon, récemment identifié dans la collection provenant de Damas est daté de 246 de l’hégire, soit 860. Il en existe d’autres, postérieurs à cette date, notamment le Coran copié à Palerme en 982-983 et un autre, achevé à Ispahan en 993. » (p. 676)
Comment dater de façon absolue un manuscrit ?
a. La chronologie absolue
Elle peut s’obtenir soit par les actes de waaf (= « une note signalant que le volume a été constitué bien inaliénable en faveur de telle ou telle mosquée. » (p. 676)), soit par le radiocarbone. Cependant, cette dernière propose une marge d’erreur de plus ou moins 35 à 40 ans, voire davantage. « La datation par la radiocarbone n’est donc pas encore totalement fiable dans le cas des manuscrits coraniques. » (p. 679)
« En somme, la chronologie absolue de la transmission manuscrite du Coran au cours des trois premiers siècles de l’islam reste encore incomplète. Il est donc nécessaire d’envisager une méthode d’étude apte à reconstituer l’histoire de cette transmission. On attend de cette méthode qu’elle propose des critères d’identification afin de repositionner les manuscrits à la fois dans le temps et dans l’espace. » (p. 679)
b. La paléographie
« Le paléographe adopte deux approches. L’une est synchronique : il cherche à comprendre la date et le lieu de création d’un artefact en observant l’écriture employée. L’autre est diachronique dans la mesure où il doit reconstituer le processus de transformation des signes individuels et du système graphique global. » (p. 679)
c. La codicologie
« La codicologie ou « science du livre » s’intéresse à tous les éléments constituants le manuscrit, depuis le processus de transformation de la peau en parchemin jusqu’à l’ajout des couleurs du décor. Elle reflète à la fois les contraintes économiques et les enjeux sociopolitiques de la société dans laquelle ces manuscrits ont été conçus puis ont été utilisés. » (p. 686)
d. La philologie
L’analyse philologique (orthographe, système de signes diacritiques, découpage du texte et vocalisation) permet de confirmer les hypothèses de la paléographie et de la codicologie. (pp. 693-700)
4. Le fameux Coran des pierres
Qu’est-ce ? C’est l’épigraphie arabe lapidaire ! Une émission à ce sujet ? c’est ici.
« L’épigraphie arabe lapidaire est une science auxiliaire de l’histoire qui s’attache à étudier la civilisation arabo-musulmane au travers de textes gravés, incisés, ou peints à l’encre sur des supports tels que les rochers, les parois ou les murs de monuments d’époque arabe ou antique. Les documents épigraphiques représentent des témoignages uniques et originaux qui ne connaissent pas de processus de recopie durant lequel leur contenu pourrait être changé ou soumis à une quelconque censure linguistique, politique ou religieuse. » (p. 709)
Qu’y trouve-t-on ? des citations de fonds bien connus, des formules, profession de foi ou basmala (formules qui évoquent le nom de dieu). Et on en trouve un peu partout.
Ces graffitis sont difficiles à dater, et ne sont datables qu’au ¼ de siècle près ; on ne peut pas utiliser la datation carbone. On en retrouve une petite centaine qui datent des deux premiers siècles de l’hégire. (pp.720-724)
« Le Coran des pierres est le fruit du Coran des cœurs : les citations coraniques que les graveurs avaient copieusement mémorisées étaient écrites dans la pierre suivant un processus de gravure qui pouvait durer plusieurs heures. Durant cette longue et difficile opération, les personnages avaient le temps de s’imprégner des versets qu’ils avaient choisi de reproduire : dans ces conditions, les écarts de langue ou d’orthographe ainsi que les libertés qu’ils pouvaient prendre avec la lettre du Coran ne doivent rien à l’étourderie ou à la méconnaissance du texte. » (p. 728)
« Il n’existe finalement pas de réelle homogénéité au sein de ce coran épigraphique […] Cependant, cette fragmentation fait sens pour ce qu’elle apporte à notre connaissance des liens intimes qui unissaient les musulmans des débuts de l’islam à leur texte sacré. » (p. 729)
Le Coran
1. Un texte assez déroutant
* Un texte sans contexte, un texte anhistorique :
« On dit souvent du Coran qu’il est un « texte sans contexte ». Une part très importante du Coran est en effet constituée de récits mettant en scène des personnages des traditions juives et chrétiennes (Moïse, Abraham, Noé, Adam, Marie, Jésus et le diable [Iblis ou Shaytan] sont les figures le plus souvent mentionnées) qui sont si allusifs qu’ils ne semblent pouvoir être compris que par des gens qui connaissent déjà les histoires auxquelles il est fait référence. » (p. 737)
* Un texte polémique
Le texte fonctionne par slogans ; son agencement laisse perplexe. Il n’y a pas de cadre narratif même pour les scènes des controverses entre le messager coranique et un groupe d’adversaires, à l’identité qui demeure d’ailleurs inconnue. (p. 739)
* Un texte divers
« Le Coran est un texte où se rencontrent des genres littéraires très divers (sermons, récits dialogués, controverses et polémiques, proclamations oraculaires, versets juridiques, prescriptions rituelles, hymnes – voire «psaumes» – et textes liturgiques, prières), mais tous ces textes, d’un point de vue formel, sont présentés de manière parfaitement identique. » (p. 740)
« Le Coran présente donc un caractère décousu, désordonné, déconcertant et obscur – ce que la tradition islamique elle-même a reconnu, et a dû prendre en compte. Elle a néanmoins fourni un récit destiné à donner au Coran un cadre, un contexte, et d’une certaine manière, un ordre. » (p. 741)
2. Les hypothèses des chercheurs et le paradigme nöldekien
Les chercheurs s’interrogent en effet : « Comment décrire alors cette révolution en cours – et le désordre, au moins provisoire, qui l’accompagne ? Il me semble que l’approche la plus pertinente consiste à reconnaître que nous assistons à un changement de paradigme. » (p. 744)
a. Qu’est-ce qu’un paradigme ?
C’est une notion développée par le philosophe Thomas Kuhn. Le paradigme serait « un cadre définissant les problèmes et les méthodes légitimes d’une discipline ou d’un champ de recherche donné. Un paradigme naît « d’une découverte scientifique universellement reconnue qui, pour un temps, fournit à la communauté des chercheurs des problèmes type et des solutions » (La Structure des révolutions scientifiques, p. 11) Autrement dit, un paradigme fournit un langage commun aux savants et canalise leurs recherches. […] C’est de cette façon que fonctionne (en général plutôt bien) ce que Kuhn appelle « la science normale ». (p. 744)
b. Le paradigme nöldekien
Il provient de Theodor Nöldeke (1836-1930) ; il est « en fait une ‘laïcisation’, une ‘naturalisation’, des récits de la tradition musulmane. Là par exemple, où la tradition parlera de l’ange Gabriel dictant le Coran à Muhammad, on fera simplement de Muhammad l’auteur du Coran. Le surnaturel est évacué ». (p. 745)
D’après Nöldeke, il faudrait envisager les hypothèses suivantes : le Coran est l’œuvre d’un humain, Muhammad et il reflète une époque et un lieu. Il a été ré-édité par le calife ‘Uthman une vingtaine d’années après la mort de Muhammad. La transmission orale aurait été plus précise que celle écrite qui, à cause du système de l’écriture arabe ne notant ni les points diacritiques ni les voyelles, était sujette à erreurs. (pp. 746-748)
Cependant, le paradigme de Nöldeke se heurte à des problèmes, notamment celui de s’appuyer sur la tradition islamique. Si le Coran n’est que le recueil des proclamations de Muhammad, alors que faire de ce texte ? (p. 750)
« Dans une phrase célèbre, Michael Cook a affirmé qu’en ne se fondant que sur le Coran, « on pourrait probablement déduire que le protagoniste du Coran est Muhammad, qu’il a vécu en Arabie occidentale et qu’il en voulait amèrement à ses contemporains qui récusaient ses prétentions à la prophétie. Mais on ne pourrait pas dire que le sanctuaire se trouvait à La Mecque ni que Muhammad lui-même venait de là, et on ne pourrait que supposer qu’il s’était établi à Yathrib [=Médine] » Cook, Muhammad, p. 70 » (p. 752)
Et encore ! Notons que Muhammad, le protagoniste, n’est mentionné que 4 ou 5 fois dans l’ensemble du corpus ! (p. 752)
BREF : « de nombreux historiens, notamment ceux qui adhèrent au paradigme nöldekien, ont pris pour argent comptant le cadre général induit par les sources sunnites, alors qu’il n’y a pas de véritable confirmation indépendante de la véracité, ni même de la plausibilité, de plusieurs affirmations centrales du paradigme nöldekien – et il y a même, comme on le verra, plus loin, des raisons de douter. Si tel est le cas, alors ce cadre général, et les différentes thèses qui l’accompagnent, ne peuvent pas constituer un fondement sûr » (p. 753)
« Il faut donc adopter une méthode bien connue dans le cas de l’étude des Évangiles […] au lieu donc, d’étudier le Coran – non seulement son contenu mais aussi son histoire – avec les lunettes fournies par la tradition islamique plus tardive, il semble préférable de trouver et rassembler autant d’indices que possible dans le texte lui-même, sans présupposer le modèle traditionnel de la genèse du Coran, comme la chronologie sourates mecquoises/ sourates médinoises, ou l’idée que le travail qui a mené à la constitution du mushafa seulement consisté en un réarrangement de péricopes préexistantes (la soi-disant « collecte ») ». (p. 755)
3. Le contexte mal déterminé
« Il existe au moins deux manières pertinentes (et complémentaires) de réfléchir au(x) contexte(s) du Coran. La première part de deux questions simples : de quoi parle le texte, et comment ? La seconde s’intéresse aux aspects du Coran qui contredisent le cadre général fourni par la tradition islamique. » (p. 760)
La tradition musulmane raconte que Muhammad s’est opposé à La Mecque aux polythéistes et à Yathrib aux juifs. Or le contexte semble être plutôt chrétien, et plus vaste, géographiquement, que La Mecque et Médine. (pp. 763-764)
Pourquoi pensons-nous qu’il s’agit d’un contexte chrétien ?
1) ce sont des figures chrétiennes qui occupent une grande place dans le Coran.
2) si les récits coraniques mettent aussi en scène des personnages de la tradition judéo-chrétienne, ils sont présentés d’un point de vue chrétien.
3) La polémique anti-juive est une émanation de la polémique chrétienne anti-juive.
4) Formulations, métaphores et figures de style indiquent un arrière-plan plutôt chrétien.
5) Certains textes coraniques sont adressés aux chrétiens.
6) Certains passages du Coran ont été composés par des rédacteurs qui ont une connaissance approfondie du christianisme et des textes chrétiens. (p. 769)
« Si on veut avoir une approche cohérente, il faut donc introduire du christianisme à La Mecque ou à Médine, ou mettre le Coran, ou une partie du Coran, hors d’Arabie occidentale. Dans tous les cas, on s’écartera substantiellement du récit traditionnel. Toute la difficulté est de savoir de quelle manière il convient de le faire, et aucun consensus ne semble avoir été atteint sur cette question. » (p. 771)
Une première option consiste à supposer qu’il y avait des chrétiens dans le Hedjaz (ou Diyaz, Hijaz) (p. 772) mais « on peut reconnaître que la religion arabe traditionnelle a pu rester assez prégnante dans le Hedjaz central – comme on peut le voir dans diverses pratiques de l’islam originel, qui peuvent difficilement s’expliquer autrement que comme la conservation d’éléments polythéistes préexistants, suffisamment enracinés dans les pratiques sociales pour ne pas être éliminés, et qui sont soumis à un processus de re-sémantisation. » (p. 776)
Une deuxième option consiste à supposer la dissémination orale, dans le Hedjaz ou ailleurs, à travers des rencontres (marchands, voyageurs etc.) sans oublier le rôle probable des moines et missionnaires. (p. 777) La démonologie coranique (c’est-à-dire les passages concernant les démons, djinn et Shaytan ou Iblis) pourraient nous entraîner à supposer que le processus de dissémination orale « a impliqué des acteurs variés, avec des auteurs / rédacteurs qui appartiennent au même milieu que leurs auditeurs » (p. 782) « On devrait ici plutôt penser à un discours de prosélytes ou missionnaires chrétiens (tout à fait plausible dans le contexte de la fin du VIè et du début du VIIè siècle), qui représenterait le noyau du discours coranique sur les figures du mal, discours qui, dans son contenu et dans sa forme, est profondément façonné par les topoi habituels des missionnaires, et réinterprète et traduit les croyances et les attitudes de la communauté ciblée en un nouvel idiome. » (p. 782)
Une troisième option suppose une communauté autour du Coran installée hors du Hedjaz central. (p. 783)
Une quatrième option « serait de déconnecter davantage la rédaction du Coran de la carrière de Muhammad et considérer ainsi qu’une part du Coran a pu être rédigée après la mort de Muhammad, ou indépendamment de lui. Cela semble la solution la plus adéquate pour rendre compte des caractéristiques de certains textes, notamment si l’on considère la datation et la localisation de certaines sources, le profil des rédacteurs… » (p. 784)
Conclusion >> Ces options sont plus complémentaires qu’exclusives.
Le Coran a plusieurs contextes.
4. La tradition islamique
a. La légende…
« La tradition musulmane raconte, dans les grandes lignes, l’histoire suivante, que l’on serait tenté d’appeler, de manière un peu impropre, un récit-cadre, au sens où l’ensemble des (innombrables) traditions islamiques sur la descente et la prédication du Coran sont censées s’insérer dans le cadre fourni par ce récit. » (p. 741)
D’après la tradition islamique : Muhammad reçoit pendant 23 ans les révélations de l’ange Gabriel, de 610 à 632, date de sa mort. Gabriel dicte le Coran de façon régulière. Avant la mort du prophète, il y aurait eu une révision finale du texte par Gabriel. La communauté apprend par cœur des morceaux du Coran et peut ainsi le préserver le texte. Ce type de récit remplit une « fonction théologique et politique » qui confère de « l’authenticité et de l’autorité » au texte. (p. 742)
b. La version traditionnelle (pp. 856-867)
« La version traditionnelle de l’histoire du Coran, telle qu’elle est généralement reconstruite à partir des sources islamiques – al Bukhari et quelques autres témoignages-, combine plusieurs akbhar (« récits ») censés remonter, pour la plupart, à Ibn Shihab al-Zuhri. On peut la résumer ainsi :
À l’époque de Muhammad, plusieurs Compagnons avaient mémorisé une part importante de la Révélation : certains en avaient même écrit des fragments sur des matériaux divers (parchemins, pétioles de palmier, omoplates de chameau…). Le calife Abu Bakr (règne 632-634) répondant à la crainte du futur calife Umar(règne 634-644) que la Révélation ne disparaisse avec ces témoins, chargea l’un des scribes de Muhammad, Zayd b.Thabit, de transcrire ces textes sur des feuillets (suhuf) qui furent remis au calife, passèrent ensuite à Umar, puis à sa mort, à sa fille Hafsa, l’une des veuves de Muhammad. Plus tard, au début de la seconde moitié de son règne, le calife Uthman (règne 644-656) pour couper court aux divergences dans la récitation du Coran, décida d’imposer un texte unique, fondé sur les sushufde Hafsa (qui ne constituaient pas un livre proprement dit). Il créa une commission de scribes, toujours sous la direction de Sayd, pour établir un véritable codex (mushaf). Des copies de ce codex, qui ne comportait que le rasm (ductus consonantique – points de repère consonantiques) et ne notait ni les points diacritiques, ni les voyelles, furent envoyées dans plusieurs villes de l’empire par Uthman qui ordonna également que soient détruits les autres codex. » (pp. 856-857)
Muhammad al-Bukhari(810-870) sources Wiki
Érudit musulman sunnite perse. A écrit l’ouvrage de compilation de hadiths, le Sahih al-Bukhari. Cet ouvrage de référence pour les musulmans compilent les actions et les enseignements oraux du prophète de l’islam. Son livre est très souvent considéré comme le plus authentique (Sahih) de la religion islamique, et en particulier du sunnisme, après le Coran.
Un calife
est le successeur de Muhammad après sa mort en 632. Cependant, la branche des Ibadites ne reconnaît plus aucun calife depuis 657 ; ce titre est aboli chez les Chiites après la mort d’Ali et chez les sunnites en 1924.
Un codex (au pluriel codices)
est un cahier formé de pages manuscrites reliées ensemble en forme de livre. A été inventé à Rome au IIè av JC et s’est répandu à partir du 1ersiècle pour remplacer peu à peu le papyrus (volumen).
D’après la version musulmane sunnite : « la genèse du Coran est totalement différente de celle des livres bibliques et néotestamentaires : le Coran n’est pas une œuvre collective mais le travail d’un seul homme Muhammad ; le développement du Coran n’a pris que le temps d’une vie humaine ; la recension uthmanienne n’est qu’une copie des feuillets de Hafsa, dont la mise par écrit date du califat d’Abu Bakr ou au plus tard de celui d’Umar. » (p. 859) Bon… cela reste à voir, et c’est ce que nous allons voir…
5. Genèse du Coran et établissement du canon
Quid de cette collecte uthmanienne ? Cette hypothèse semble faire l’unanimité.
* Cependant, unanimité ne veut pas dire vérité (p. 868) En effet, la tradition veut que Muhammad meure en 632 à Médine alors qu’en réalité, il serait plutôt mort au moment des conquêtes en Palestine en 634-635 ; son prénom n’aurait pas été Muhammad, « celui qui est l’objet de louanges » qui serait plutôt un surnom.
* D’après al-Bukhari, 3 récits sont attribués à al-Zuhri. Mais ces récits sont remplis d’invraisemblances et d’incohérences concernant la constitution du canon (pp. 871-882)
Et les chercheurs de supposer raisonnablement que la collecte (mushaf) uthmanienne est peu crédible : « En fait, [ces traditions] ne peuvent acquérir un semblant de plausibilité qu’à condition d’imaginer un Coran omniprésent dans la vie des musulmans, et virtuellement prêt dès la mort de Muhammad. Or c’est là que se situe le nœud du problème : rien ne confirme que le Coran était très connu dans la communauté musulmane avant l’époque marwanide. » (p. 882) (Premier calife Marwanide en 685, Abd-al Malik)
Les traités et inscriptions du VIIè semblent imprégnés du lexique coranique… mais peut-on pour autant en conclure qu’il existait et était diffusé sous une forme précise ? « on peut voir les choses de manière inverse : ces inscriptions relèvent plutôt d’une forme de piété répandue dans le Proche-Orient de l’époque, constituant le milieu dans lequel le Coran émerge. » (p. 884) En effet, avant l’époque marwanide, les références au Coran sont absentes. « l’idéologie sufyanide officielle consistait pour l’essentiel à se réclamer d’un Dieu unique miséricordieux et de rien d’autre : il n’est question ni du Christ, ni de Muhammad, ni du Coran. « (p. 884)
Quelques précisions : la branche omeyyades des sufyanides s’empare du pouvoir en 661 avec pour capitale Damas ; les Omeyyades sont issus de la tribu arabe chargée de la protection et de la maintenance de la Kaaba à la Mecque (WK Omeyyade : « en effet, l’Arabie pré-islamique est parsemée de sanctuaires, certains renfermant des bétyles, comme la Kaaba, et cette dernière est considérée par les Arabes, largement polythéistes à cette époque, comme leur sanctuaire le plus sacré. » Nous verrons plus loin qu’ils n’étaient peut-être pas si « largement » polythéistes. Cela reste encore à prouver en tout cas.)
Les choses changent vraiment sous les Marwanides, avec Abd-al Malik : « il y a maintenant un relais de l’autorité, politique et religieuse du calife. » (p. 886)
Les Marwanides sont la branche issue du troisième fils de l’aîné de Abd Manaf, l’arrière-arrière grand-père de Muhammad. Tous ces personnages sont de la même immense famille. Le premier calife était issu du fils aîné du premier fils de Abd Manaf, le 3ème calife Thman, du second fils du premier fils de Abd Manaf.
De plus, puisque l’on note de grandes différences entre la loi islamique et ce que le Coran énonce, que les exégètes sont souvent incapables d’expliquer clairement certains termes et passages coraniques, c’est qu’il y a discontinuité dans la transmission. « Autrement dit ce qui, selon la tradition, était censé être connu et même omniprésent, ne l’était pas. » (p. 887)
En fait, « la constitution du corpus coranique (une activité littéraire) et la décision de la canoniser (une décision politique) peuvent bien sûr être deux événements simultanés, mais ils peuvent tout aussi bien ne pas l’être. » (p. 889)
On peut proposer quelques réflexions et un bilan concernant la Genèse du Coran :
« Si l’ont revient aux questions initiales – quand, comment, pourquoi ? – on se rend compte qu’on a plus de doutes et de questions que de certitudes. » (p. 898)
1. Le Coran est un texte composé et composite. Il serait formé de plusieurs blocs peut-être indépendants que Kropp appelle des Texgut, et qu’on pourrait traduire par « bien textuel », défini comme suit : « il s’agit d’un objet d’une certaine nature, qui est la possession d’une communauté, qui a de la valeur pour elle et qui remplit une ou plusieurs fonctions pour les personnes qui fabriquent ce bien et pour celles qui l’utilisent. » (p. 899)
2. Cette façon de concevoir le Coran comme un ensemble de Texgut permet d’envisager une pluralité autour de ces textes qui n’auraient pas tous la même autorité, ni la même notoriété, la même fonction ou la même nature
3. Certains de ces textgut ont d’ailleurs été intégrés aux hadiths.
4. Le Coran est un texte répétitif.
5. C’est le texte d’un prophète annonçant la parousie (=seconde venue du Christ) imminente, soit encore une fin du monde, qui aurait dû advenir de son vivant. Il y avait donc plus urgent que de collecter soigneusement des textes. Vingt ans plus tard, Uthman doit pourtant s’occuper des Texgut dans un grand effort – parfois maladroit – de centralisation. (p. 902). La transmission est un système de copie et non de dictée. Kropp propose « l’hypothèse d’un groupe de rédacteurs érudits qui travaillent sur des matériaux préexistants et qu’ils connaissent » avec « un esprit d’archivistes appliqués » (Kropp, Comment se fait un texte, p. 144)
6. « Le règne d’Àbd al-Malik constitue une période cruciale dans la dissémination du texte et dans le développement d’une idéologie et d’une mémoire collective islamique » (p. 903) En effet, ce n’est qu’à partir de cette époque qu’une éventuelle canonisation a peu avoir lieu ou même, commencer. « L’islam doit apparaître comme la religion définitive qui efface et accomplit le judaïsme et le christianisme – autrement dit, qui les rend caducs, aussi bien sur le plan de la foi que sur le plan de la loi. Or les juifs et les chrétiens ont un livre : il est impossible que les musulmans n’en aient pas un. » (p. 904)
Notons que l’on oublie parfois de remarquer l’importance de l’Irak dans le Coran. Pourtant, il existe de nombreux mouvements politico-religieux dissidents (ex celui d’al-Mukhtar vers 687), voire rebelles, qu’il convient d’étouffer par une volonté de contrôle, et notamment un contrôle de la mémoire (p. 905).
« Or même si le chiisme, durant son histoire, a souvent été quiétiste (= en quête d’un cheminement vers dieu), il repose sur un principe – l’existence d’une parole prophétique, toujours vivante – qui, virtuellement, constitue un danger politique redoutable pour la légitimité du pouvoir en place. La canonisation du Coran, c’est-à-dire sa codification, sa diffusion, sous l’autorité du calife (avec des conséquences sur le rituel, qui se fait dorénavant sur la base du codex), la mise en avant d’une figure du passé, celle de Muhammad, dont on entend, autant que possible, contrôler la mémoire – tout cela participe d’un mouvement que l’on peut définir comme l’excarnation de la prophétie. L’excarnation est bien sûr le contraire de l’incarnation : la parole prophétique n’est plus celle d’un individu, prophète ou imam, mais celle d’un livre. » (p. 906).
6. Le texte
a. Composition
La composition correspond à la phase initiale de la création d’un texte. Elle se distingue de la rédaction, travail plus tardif dans lequel le ou les rédacteurs insèrent du matériau nouveau dans une œuvre existante. (p. 804)
Quelques chiffres (pp. 790-791)
* 114 chapitres, appelés « sourates » de longueur très inégale – allant de 3 versets à 286 versets pour le plus long.
* 77400 mots dans le texte arabe, soit la moitié du Nouveau Testament grec (138020 mots)
Plusieurs genres littéraires (pp. 791-799)
* La prière, individuelle ou collective. Prières de supplication ou prières de louange (ou hymnes)
* Des récits ou narrations, sans doute les plus nombreux, qui exhortent ou avertissent (sermons)
* Quelques rares textes d’instruction (Béatitudes)
* La proclamation oraculaire (serments)
* Des malédictions, des controverses, des discours de guerre
Agencement des sourates
« Le classement et l’arrangement des sourates et du corpus sont un sujet complexe sur lequel de nombreux travaux restent à mener. […] Tout d’abord, la première sourate joue un rôle d’introduction à l’ensemble du corpus […] alors que les deux ou les trois dernières sourates jouent un rôle de conclusion. Le corpus […] est ainsi encadré par une prière d’un côté et par une profession de foi et des prières apotropaïques de l’autre. […] Ensuite, les sourates sont, en règle générale, classées par ordre décroissant de longueur, selon une pratique déjà connue dans les cultures scribales de l’Antiquité. » (p. 799)
Les chercheurs travaillent à trouver un motif d’agencement au Coran. Bell y voit plutôt l’agencement désordonné et anarchique de sourates brèves tandis que Cuypers repère des parallélismes et chiasmes tout le long.
« le Coran n’est pas un livre mais un corpus, à savoir la réunion de textes :
1. qui n’étaient pas destinés, à l’origine, à être réunis en un codex, et qui n’ont donc pas été composés en ayant cet objectif à l’esprit ;
2. qui sont hétérogènes : ils relèvent d’une grande variété de genres littéraires, et expriment parfois des idées divergentes (même s’il y a aussi des idées et des préoccupations qui reviennent tout au long du corpus de manière cohérente et systématique) ;
3. qui sont, dans certains cas, indépendants, et dans d’autres, dépendants les uns des autres : il y a ainsi de nombreux textes parallèles dans le Coran – certains passages réutilisent d’autres passages, parfois les réécrivent, les corrigent, ou y répondent. » (p. 785-786)
« Le Coran apparaît comme un ouvrage à la fois composite et composé : composite parce qu’il rassemble des textes en partie indépendants et hétérogènes, composé parce que sont mises en œuvre des techniques de composition qui relèvent souvent d’un contexte scribal, lettré, et non de la seule spontanéité orale ou d’une collecte hasardeuse, même si ces derniers éléments peuvent aussi s’y trouver » (p. 786)
« Puisque le Coran est un corpus rassemblant des textes du VIIè, il nous offre une fenêtre privilégiée pour comprendre les origines de l’islam, non pas parce qu’il serait seulement le recueil des ipsissima verbade Muhammad, mais parce qu’il porte la trace d’écritures et de réécritures qui nous renseignent sur les évolutions de la communauté ou des communautés, à l’origine du développement textuel du Coran. » (p. 788)
Répétitions
C’est à plusieurs égards un texte répétitif. Peut-être s’agit-il de la même histoire racontée sous différents points de vue ? Peut-être la même histoire mais de tradition différente, avec variante régionale par exemple ? Ou la trace de plusieurs récitations orales de la même histoire ? Ou la révision et reprises successives d’une même histoire dans le but d’une nouvelle composition ?
b. La rédaction
« Ici, selon les genres littéraires impliqués, on peut voir poindre les figures du visionnaire, du missionnaire, du prédicateur, de l’orateur, de l’enseignant et du leader politique et religieux – savoir s’il faut forcément lier ces figures au personnage de Muhammad tel qu’il est vu traditionnellement est la [question suivante]. » (p. 804)
Q° : « Toute la question est alors de savoir qui est responsable de ce travail rédactionnel, et quand il a lieu : tout s’est-il déroulé uniquement lors de la carrière de Muhammad ? Cela s’est-il fait à l’initiative de Muhammad seul, ou bien doit-on y voir plutôt un travail collectif et collaboratif entre Muhammad et son cercle de scribes ? Y a-t-il eu un travail rédactionnel après la mort de Muhammad ? Si oui, de quelle nature était-il, et a-t-il été accompagné d’un travail compositionnel ? Selon la version traditionnelle, issue du paradigme nöldekien, il n’y a pas eu, après la mort de Muhammad, de travail compositionnel d’une telle sorte, et le travail des scribes s’est pour l’essentiel limité à un travail rédactionnel de type éditorial. » (p. 805)
Qui écrit ?
Un exemple amusant, Coran 55 :
[7] Le ciel, Il l’a élevé, et Il a établi la balance
[8] Ne fraudez pas dans la balance
[9] Établissez la pesée avec équité et ne fraudez pas dans la balance
[10] La terre, Il l’a établie pour l’humanité.
Quid des versets 8 et 9 ? La balance est bien une constellation, le signe de la justice et l’instrument de pesée… comment expliquer cette insertion ? Les chercheurs supposent un rédacteur n°1 , brillant et savant, avec un vrai talent poétique ; puis un rédacteur n°2 qui n’aurait pas compris le sens de « balance » et ne l’aurait interprété qu’à l’aune de son savoir plutôt « marchand » – son insertion n’a pas non plus été contrôlée par un savant.
« On dit parfois qu’il y a un fossé entre le corpus coranique et les premiers exégètes musulmans, les mufassirun, qui ne comprenaient plus le sens de certains passages ou de certains mots. C’est certainement vrai. Ce que cet exemple montre, c’est que ce fossé est aussi présent à l’intérieur même de la genèse du corpus coranique. » (p. 822)
« On sait en effet que le Coran – en tout cas le ductus consonantique – a pris la forme que nous connaissons entre le début et la fin du VIIème siècle : […] suffisamment tard pour qu’une pluralité d’auteurs soit non seulement possible mais même plausible. » (p. 826)
c. Le lexique du Coran
Le lexique provient de l’araméen ou de langues arabiques différentes de l’arabe, de plusieurs types de variétés dialectales de l’arabe.
Quand on étudie le lexique du Coran, beaucoup de termes se révèlent être d’origine étrangères. Un bon exemple est celui de el-Rahman, terme d’origine araméenne, qui désigne dieu et signifie « le clément ». Un autre exemple : bab (a long), qui signifie « porte », est également attesté dans l’araméen rabbinique et proviendrait de l’akkadien. (p.85)
« Les exemples de racines ou de termes saba’iques éclairant indirectement le lexique coranique sont également nombreux. Par exemple, le verbe s1tlm signifie « se soumettre » à un dieu (ou à un roi). […] Cette forme avec t infixé de la racine S1LM donne un sens réfléchi (« se soumettre ») au verbe factitif (« soumettre »). Elle invite à s’interroger sur la signification originelle des mots islam et muslim, dérivés de la forme factitive qui, selon les théologiens, traduirait l’idée de « se livrer entièrement à la volonté de Dieu », et « qui se livre entièrement à la volonté de Dieu ». Néanmoins, ce mot semble prendre parfois d’autres significations tout au long du Coran. (p.92-93)
Notons également que « La catégorie des jinn, êtres surnaturels bienveillants ou non, qui n’est pas attestée avant l’islam, pourrait aussi être un emprunt, probablement à la Syrie. » (p. 93)
d. Allâh, un dieu parmi d’autres ?
Un témoignage d’un Allah pré-islamique ? Abraha, un roi himyarite !
Ce roi aurait engagé son peuple, juif, à se convertir au christianisme. Dans ce but, il élève même une cathédrale à Sanâ’a pour concurrencer le pèlerinage païen qui se déroule à la Ka’aba !
Oui, vous avez bien lu : dans l’ère pré-islamique, la Ka’aba était un lieu de culte païendédié à Allah, et même…
« A la Mecque, à l’époque de Muhammad, la Ka’ba est un « temple » (byt) […] voué à Hubal, mais aussi à Allâh. » (p. 115) Le culte d’Allâh aurait été introduit dans le temple mecquois vers 565, cohabitant alors avec les divinités originelles du sanctuaire, dont Hubal. (p. 102)
Quels sont les noms d’Allah, d’ailleurs, dans le Coran ? et d’où vient ce nom ?
Le nom que les arabes chrétiens donnaient à dieu étaient al-ilâh, provenant probablement de Il, ou El. Mais ce nom n’apparaît pas dans le Coran. On trouve trois appellations :
1. la périphrase : le maître des cieux, le maître de l’Orient et de l’Occident etc… (p. 100)
2. Allah… « Il faut tout d’abord savoir que, dans le Proche-Orient, à époque très ancienne, la manière commune de dire « dieu » est êl, sans qu’on sache si êl est initialement un nom propre (El) qui serait devenu un appellatif ou le contraire. » (p.100).
3. Notons qu’on l’appelle aussi el-Rahman, « le clément », qui provient de l’araméen (p.104).
D’où vient le nom Allah, quelle est son étymologie et que peut-on apprendre de cela ?
1. Il s’agirait de Il, avec l’introduction d’un voyelle par analogie avec les modèles déjà existants dans la langue, donc Ilâh : « Pour dire « dieu » en Arabie, il y a deux mots : le premier est îl (‘l), qui a été emprunté, et le second ilâh, qui dérive de îl avec introduction d’une troisième consonne radicale pour se conformer au modèle de désormais dominant. Parmi les noms de Dieu, chez les Juifs himyarites, on trouve logiquement Îlân et Îlâhân, qui sont îl et ilâh avec l’article -ân postposé. » (p. 100)
2. Mais a aussi existé un dieu « dont le nom est écrit ‘Ih à Qaryat al-Fa’w, centre d’une petite principauté du désert entre 300 av et 300 ap JC, à environ 300 km au nord-est de Najrân. […] La vocalisation de ‘Ih est al-Lâh (ou Allâh) et non Ilâh […] et son pendant féminin est la déesse al-Lât. » (p. 101) « Il est donc raisonnablement assuré qu’il a existé un dieu nommé Al-Lâh à Qaryat al-Fa’w vers le début de l’ère chrétienne. Un dieu nommé hal’Lâh ou al-Lâh était également vénéré dans le nord du Hijâz et le sud du Levant si l’on se fonde sur les sinscriptions dédânites, nabatéennes, nabatéo-arabes, thamûdéennes hismâ’ites et safa’itiques. La paire al-Lâh et al-Lât (ou Lâh et Lât) n’est pas aussi étrange qu’on pourrait le penser : chez de nombreux peuples, on a divisé en deux un être divin pour donner naissance à une divinité masculine et à une divinité féminine (Petersmann, « Le culte du Soleil chez les Arabes », p. 406) » (p. 102)
Comme dit plus haut, un dieu Allâh est mentionné pour la première fois vers 565 et intègre le panthéon de la Mecque.
« On a supposé que le dieu Allâh de La Mecques était issu du polythéisme même si, à l’époque de Muhammad, il ressemblait déjà beaucoup au Dieu unique, comme les propos que tiennent, selon le Coran, les adversaires mecquois de Muhammad le suggèrent. Mais une autre hypothèse commence à se faire jour (p. 102) Avant l’Islam, les chrétiens arabes nommaient Dieu al-Ilâh, c’est-à-dire « le Dieu », appellation décalquée du syriaque Alâhâ, qui s’inspirait lui-même du grec ho Théos ou du latin Deus. » (p. 103) Or l’étude de l’onomastique montre que le prénom Abdallah était assez répandu chez les chrétiens dès lors qu’ils s’enracinent dans la région, mais très peu répandu avant. « Il en résulte que Abdallâh (nom initialement polythéiste) est devenu au VIè siècle le nom emblématique de la communauté chrétienne de Nâjran. On peut en déduire également que les chrétiens de Najrân nommaient Dieu al-Ilâh en contexte formel (comme dans les inscriptions gravées dans la pierre), mais Allâh dans la vie courante, avec l’aphérèse (ou chute) de la première consonne. » (p. 103)
« Si Allâh est bien l’un des noms que les chrétiens arabes donnaient à Dieu en 523, il en résulte que, lors de l’introduction du culte d’Allâh à La Mecque près de cinquante ans plus tard, le nom d’Allâh était tout à la fois le nom d’une très ancienne divinité polythéiste relativement marginale, mais aussi le nom donné à Dieu par les chrétiens arabes qui appartenaient alors au courant religieux le plus influent dans la Péninsule. Une telle ambiguïté étant un avantage plutôt qu’un inconvénient parce qu’elle permettait d’attirer des fidèles et des pèlerins d’orientations diverses, aussi bien des conservateurs attachés aux rites ancestraux que des réformateurs en quête d’une religion plus spirituelle. » (p. 104)
e. Les filles de El !
Dans le Coran, Allah a des filles !!! Qui sont-elles ?
Et bien elles « sont connues principalement par les inscriptions et les images sudarabiques, qui s’étalent de 700 av l’ère chrétienne jusqu’aux premières décennies de cette ère. » (p. 109).
L’idée que Allah aurait eu des filles se trouvent bien dans le Coran, mais elle est combattue par Muhammad et d’autres, qui luttaient contre le polythéisme et la croyance en des êtres surnaturels, et ce, bien avant l’avènement de l’islam monothéiste.
« L’idée que, selon les adversaires de Muhammad (ou certains d’entre eux), Allâh ait eu des filles « parmi les anges » se trouve bien dans le Coran comme nous l’avons vu. En d’autres termes, les polythéistes de La Mecque appelaient « Filles d’Allâh » les êtres surnaturels que Muhammad dénommait « anges ». Ils avaient donc une conception du monde divin très semblable à celles des polythéistes d’Arabie du Sud, du Néguev et de Palmyre. » (p. 112)
Et pourtant, étaient-ils polythéistes ?
Moins que la tradition ne voudrait le faire croire. Il est probable que cet endroit de l’Arabie ait été plutôt monothéiste :
« On peut en [des traces archéologiques, épigraphiques notamment] (pp. 133-135) déduire que, lors de l’arrivée de Muhammad en 622, le monothéisme (en l’occurrence le judaïsme) était déjà dominant à Médine (encore appelée Yathrib à cette date) et que seule cette religion avait accès à la sphère publique. » (p.135)
L’auteur conclut que le Coran est bien un texte de son époque, « une production humaine bien datée », dont les influences sont à chercher dans les « productions intellectuelles du monde méditerranéen », mais pas seulement :
« Le Coran puise aussi dans l’héritage de la péninsule Arabique, de l’Himyar et de al-Hira, qui étaient sans doute intégrés dans le monde développée de la Méditerranée et du Proche-Orient […] Le Corant est sans doute une texte de l’Antiquité tardive, mais c’est plus encore un texte composé en Arabie, vers la fin de l’Antiquité tardive. » (p. 135)
Muhammad / Mahomet
1. Les Vies de Muhammad…
On arrive dans le dur et le vif du sujet… et on se heurte au problème que l’on supposait déjà, non ? à savoir
« la plus grande partie des renseignements à son sujet provient de sources qui furent composées bien après les événements qu’elles relatent. » (p.185)
Plusieurs historiens s’affrontent dans cette quête de la vérité… l’un d’eux, Goldziher « démontra que, dans l’ensemble, ces traditions ne prirent forme que durant le second siècle de l’islam, soit environ cent ans après la mort de Muhammad. En outre, même les traditions les plus anciennes étaient de nature bien plus légendaire qu’historique, décrivant Muhammad et les débuts de l’islam d’une manière qui se conformait aux croyances, aux pratiques et aux préoccupations de la communauté musulmane du milieu du VIIIè (Goldziher, Études sur la tradition musulmane). (p. 187)
« La première sira, ou « vie » du prophète de l’islam, ne fut compilée qu’au milieu du VIIIè par Ibn Ishaq (767), soit quelque 120 ans après la mort de Muhammad. »
Et une comparaison que j’ai trouvée passionnante :
« Si l’on comparait une telle situation avec celle des origines du christianisme, comme l’a fait Patricia Crone, on devrait dire que le plus ancien Évangile a été compilé par Justin de Naplouse (100-165) mais n’a été connu qu’à travers la recension d’Origène d’Alexandrie (185-254). Il est difficile d’imaginer à quoi ressemblerait un tel Évangile, mais il est probable que Jésus y apparaitrait davantage comme un philosophe hellénistique que comme un prophète eschatologique juif. » (p.189)
En fait, il y a eu de nombreuses transmissions… et la fidélité au texte originel, s’il y en eu un, est on ne peut plus douteuse (p. 190)
Pour résumer, les enseignements de Muhammad ont circulé de manière orale pendant peu de temps, jusqu’à « rassemblés et mis par écrit sous la direction du calife ‘Uthman (644-656). (p. 201). Puis cette histoire est véritablement mise en circulation au VIIIè (p. 203) mais, le texte du Coran n’aurait pas été standardisé avant le règne d’Abd al-Malik (646-705) (p.205)
2. La quête du Muhammad historique
Renan l’étonnant !! Figurez-vous que Renan, bien que premier à critiquer la religion chrétienne, défend des positions étranges sur le Coran :
« Renan fut l’un des pionniers des études sur le Jésus historique, et ses idées sur la fiabilité historique des Evangiles firent scandale à son époque. Au vu du refus critique de Renan de considérer qu’une grande partie des Evangiles chrétiens puisse être reconnue comme historique, son approbation de la tradition historique musulmane et du souvenir qu’elle a conservé de la vie de Muhammad doit être souligné. Si même un sceptique de l’envergure de Renan pouvait attester de l’authenticité des biographies traditionnelles de Muhammad, on pourrait s’attendre à ce qu’elles soient en effet des sources historiques de la plus haute qualité ». (p.208)
Alors quelle est la réalité des recherches d’aujourd’hui ?
« Ainsi est-il maintenant largement admis dans les études occidentales sur les origines de l’islam que quasiment rien de ce qui est rapporté par les sources musulmanes anciennes ne peut être considéré comme authentique, et que la plupart des éléments au sujet de Muhammad et de ses Compagnons contenus dans ces récits doivent être considérés avec beaucoup de méfiance. » (p. 208)
« En l’espace d’un siècle et demi seulement, Muhammad est donc passé d’un personnage qui « naît en pleine lumière de l’histoire » à une énigme presque totale. » (p.210)
On doit une approche plus critique à Gustav Weil (1808-1889). A cette époque, certains chercheurs tentent même de montrer que Muhammad avait probablement une maladie mentale (p. 212-213) Par exemple, Sprenger : « Muhammad était complètement dément pendant un certain temps ; la crise après laquelle il devint prophète fut le paroxysme de la folie cataleptique. Cette maladie est parfois accompagnée de tels phénomènes psychiques que même à l’époque moderne elle a engendré de nombreuses idées superstitieuses. » (p. 213)
« On sait néanmoins fort bien qu’il est difficile de séparer la religion de la politique dans la culture musulmane, et tout particulièrement dans la période prémoderne : comme le remarque Patricia Crone, Muhammad n’était pas « seulement un prophète qui s’est engagé dans la politique. Son monothéisme équivalait à un programme politique. » (p. 216)
3. La fabrique impériale : l’invention des Rashidun ?
Comment se passe la succession de Muhammad ? la Umma originelle se fractionne en tout cas.
Ce sont les 4 premiers califes qu’on appelle Rashidun. Il est possible qu’ils aient en effet existé… que leur histoire soit bien celle-là, on ne le sait pas vraiment.
Il sont appelés Rashidun, califes bien guidés, par la dynastie suivante, celle des Abassides (entre le VIIIè et le XIIIè siècle)
D’après El-Hibri, leur histoire est un formidable édifice narratif.
4. La première dynastie de l’Islam dans la mémoire islamique
Il s’agit de la dynastie des Omeyyades, toujours issu de l’immense famille de Muhammad, du fils aîné de son arrière-arrière grand-père.
Le règne des Omeyyades ne constitue pas une période homogène, dans l’ensemble, mais il reste des témoignages d’une certaine grandeur, notamment sur le plan littéraire et architectural. Le calife Abd al-Malik, et son fils en particulier, furent de grands bâtisseurs (VIIIè) (p. 271) L’empire était cosmopolite et polyglotte. C’est à cette époque que l’on situe al-Akhtal, un illustre poète chrétien.
C’est également la période des grandes conquêtes musulmanes. « Ainsi, la péninsule Ibérique est conquise au détriment des Wisigoths en 711, en même temps qu’à l’extrémité orientale de l’empire les Arabes s’emparent du Sind et progressent dans la vallée de l’Indus. L’avancée se poursuit également en Asie centrale avec la prise de Bukhara (709) suivie de celle de Samarqand (710) et du Farghana en 712. Cette expansion triomphale connaît toutefois un coup d’arrêt majeur en 717 devant les murs de Constantinople, avec l’échec du siège de la capitale byzantine. » (p.273)
A partir de cette date, c’est le début de la fin. Un autre échec que nous connaissons bien : il s’agit de la défaite de Poitiers face à Charles Martel en 732. De l’autre côté, échec face aux forces chinoises de la dynastie Tang, en 751.
A cette époque, la France n’était pas ce qu’elle est, elle n’existait pas. Et la direction de ce qui était la Francie n’allait pas de soi, il fallait lutter pour la conquérir, la mériter et la conserver.
C’est l’épisode du fameux Charles Martel, (dont la marâtre se prénomait Plectrude, en voilà une idée de prénom qu’elle est bonne) était le père de Pépin le Bref… et de Carleman, ancêtre de Charlemagne (800-814).
Conclusion : l’hypothèse du Shi’isme !
(L’hypothèse du chercheur Mohammad Ali Amir-Moezzi est tout à fait étonnante pour moi ; je l’ai donc transcrite en ce paragraphe final et particulier, puisque son article termine également le tome 1 du Coran des historiens – pp. 919-961 )
Le constat d’un texte problématique
A la lecture de tout ce qui précède, on peut conclure que le Coran est un texte problématique. En effet, plusieurs conclusions peuvent s’imposer :
1. Du « caractère décousu, déstructuré et fragmentaire du Coran », les exégètes font un mystère insondable. « La conclusion logique que l’on peut tirer de ce fait c’est que les savants musulmans ne connaissaient pas les raisons du style déstructuré du Coran » (p. 939)
2. La chronologie pose problème. Les sourates sont-elles dans l’ordre chronologique de leur production ? dans l’ordre du plus grand au plus court ? « La conclusion logique qui s’impose à l’historien est que les savants musulmans, même les grands spécialistes reconnus des sciences coraniques, ne connaissent pas l’ordre chronologique des sourates ou en avaient très tôt perdu la connaissance. » (p. 940)
3. Pour ce qui concerne les circonstances de la révélation, « là encore, on ne peut que conclure à l’ignorance de ces derniers quant aux véritables contextes historiques et géographiques des textes coraniques. » (p. 941)
4. Pour ce qui concerne la fameuse « science de l’abrogé et de l’abrogeant », l’ensemble est trop confus : « les savants musulmans ont élaboré tout un genre littéraire pour expliquer et justifier certaines contradictions flagrantes du texte coranique. » (p. 941) « La conclusion qui s’impose, c’est que ces savants, jamais d’accord entre eux, ne savaient pas vraiment ce qui est abrogeant et ce qui est abrogé » (p. 941)
De nombreux aspects du Coran restent énigmatiques et semblent l’avoir été très tôt, dès les premières années après la mort de Muhammad.
Observons maintenant les conflits de ces premières années et premiers siècles de l’hégire, et c’est là que nous allons parler des Shi’ites.
Les premiers siècles mouvementés de l’hégire
« Les rapports entre les musulmans shi’ites et le Coran ont toujours été complexes surtout aux trois ou quatre premiers siècles de l’islam. Ils sont marqués par deux problématiques, celle de la falsification de la Vulgate officielle connue de tous et celle de la nécessité absolue de l’interprétation du Coran par une autorité divinement inspirée. » (p. 921)
Ce que dit la tradition sunnite
Nous avons déjà rapporté ce que raconte la tradition sunnite : « Les révélations divines, très fidèlement et intégralement recueillies par les deux premiers califes Abu Bakr et Umar, furent réunies en un Coran unique par une commission de savants sous le règne du troisième calife Uthman (vers 644-656) c’est-à-dire moins de trente ans après la mort du prophète Muhammad (vers 632). Les recensions coraniques parallèles, jugées indignes de confiance, furent détruites et la version officielle, appelée la Vulgate de Uthman, fut très vite acceptée par toute la communauté des fidèles, sauf une poignée d’hérétiques. » (p. 921)
En réalité, d’après les recherches plus récentes de ces deux derniers siècles, « Le Coran officiel mis a posteriori sous le patronage de Uthman aurait en fait été établi plus tard, probablement sous le califat de l’Omeyyade Abd al-Malik b. Marwan (685-705). Il présente en outre tous les signes d’un long travail rédactionnel effectué probablement au sein d’une équipe de scribes et de lettrés patentés. » (p. 922)
La version historique et la rébellion shi’ite
OR « parmi les savants et les courants opposés à l’état omeyyade, nombre de personnages importants n’auraient pas accepté l’authenticité du « Coran uthmanien » et l’auraient considéré comme une version falsifiée des révélations faites au Prophète ; parmi ceux-là, les alides appelés progressivement shi’ites formulent des critiques les plus systématiques et les plus nombreuses à l’égard de l’intégrité du Coran officiel. D’autres recensions coraniques, parfois assez différentes dans leur forme et leur contenu, par exemple celle attribuée à Ali, cousin germain et gendre du Prophète, quatrième calife et premier imam des shi‘ites ou celles attribuées aux Compagnons Abdallah Mastud continuèrent ainsi à circuler au moins jusqu’au Xè siècle. » (p. 922)
Les guerres et violences des premiers siècles
Quelques faits historiques qui semblent avérés dans les grandes lignes :
– bataille de Badr en 624, première victoire de Muhammad sur ses adversaires Mecquois de sa propre tribu de Quraysh, notamment le clan des omeyyades. (p. 923)
– vague de violences à la mort de Muhammad, puis premières guerre d’Apostasies (ridda) pour empêcher les Arabes nouvellement convertis de retourner à leur ancienne religion. (p. 923)
– deuxième calife Umar : guerres des grandes conquêtes arabes.
– troisième calife Uthman, assassiné : première grande guerre civile entre musulmans.
– quatrième calife : suite ininterrompue de guerres civiles. […] (p. 924)
« Le règne des Omeyyades fut une longue suite de répressions et massacres de leurs adversaires », notamment des alides, les partisans d’Ali, qui finiront par s’appeler les shi’ites. (p. 924)
Rappel : les Omeyyades, issus de la même grande famille que Muhammad et Ali, contiennent les premiers califes – à compter du 3ème – et sont du côté de Muhammad dans ses guerres. Néanmoins, c’est à la mort du prophète qu’il y a problème et que les partisans d’Ali s’opposent à Abu Bakr ainsi qu’aux califes qui se succèdent comme à autant de traitres du prophète, quand bien même ils seraient issus des Omeyyades, et donc de la grande famille de Muhammad.
La violence qui établit une nouvelle religion n’est pas propre à l’islam ; sont néanmoins propres à l’islam, « la nature de cette violence, à savoir des guerres civiles ayant entraîné la mort d’un nombre considérable parmi ses plus importants personnages historiques et ensuite la longévité multiséculaire des conflits sanglants qui opposèrent très souvent ces derniers entre eux. » (p. 925)
Retenons de ces conflits « l’opposition entre Abu Bakr et Ali où le premier eut rapidement le dessus et devint le premier calife de l’islam. » (p. 925)
L’hypothèse shi’ite des partisans d’Ali
C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre et interpréter l’opposition farouche et tenace des partisans d’Ali. En effet, « d’après les sources shi’ites, Muhammad avait désigné explicitement Ali comme son seul successeur légitime et ce à plusieurs reprises. Encore plus décisif, Dieu lui-même, à travers ses révélations, avait annoncé cette succession. Selon eux, il ne pouvait en être autrement : comment Dieu et son envoyé auraient-ils pu laisser la cruciale question de la succession de ce dernier en suspens ? » (p. 926)
Un Coran censuré et un Messie oublié !
L’un des arguments les plus forts des shi’ites pour prouver la trahison s’appuie justement sur le Coran et sur ses manquements supposés : Ils s’étonnent en effet, et à juste titre semble-t-il, que le Coran ne fasse mention de Muhammad que 4 fois, contre de très nombreuses fois pour Adam, Noé, Abraham, Salomon, David, Moïse, Jésus… ainsi que les ennemis Satan, Nemrod, Pharaon, Ponce Pilate. (p. 927) Et surtout que le Coran tel qu’on le connaît ne mentionne jamais l’immense famille de Muhammad, épouses, enfant, frères et cousins… Comment se fait-ce ?
Les partisans d’Ali expliquent cette absence par la censure de ceux qui ont ourdi et commis le coup d’état.
« Selon cette présentation des faits, ce qui se passa à Saqifa, juste après la mort du Prophète, fut un véritable coup d’État, une conspiration longuement et savamment fomentée par les deux hommes forts de la tribu de Quraysh, Abu Bakr et Umar, aidés par le clan omeyyade, pour écarter Ali, s’emparer du nouveau pouvoir mis en place par Muhammad, transformer la religion de ce dernier en un instrument de leurs propres ambitions. » (p. 928)
Les shi’ites ont alors longtemps soutenu, preuves à l’appui, qu’un Coran trois fois plus volumineux que la Vulgate officiel, existait bel et bien ; ils fournissent quelques centaines d’exemples de censures (pp. 933-938) et développe même une légende : « Rejeté, menacé de destruction, le Coran intégral fut caché par Ali. Il fut ensuite transmis secrètement d’imam à imam jusqu’au douzième et dernier, le Sauveur eschatologique, qui l’emmena avec lui dans son Occulation. Personne, à part les imams, ne connaît son contenu exact, qui ne sera révélé dans son intégralité que lors du Retour de l’imam caché à la Fin du temps. D’ici là, toujours selon ces traditions shi’ites, les musulmans devront se contenter de la version censurée et déformée de la Vulgate uthmanienne, version issue de la trahison des Compagnons. » (p. 934-935) Voilà pourquoi la tradition shi’ite impose de passer par un imam pour interpréter correctement le Coran.
De plus, pour les fidèles shi’ites, Ali aurait été le nouveau Christ, le Messie qu’annonçait Muhammad justement.
Alors que s’est-il passé ?
La fin des temps dans le message de Muhammad
On l’oublie parfois mais le message de Muhammad est apocalyptique. « Le Coran insiste en effet à de très nombreuses reprises sur la fin toute prochaine du monde. » (dizaine de sourates et de versets) (p. 942) Ces sourates ont de grande chance de remonter à Muhammad lui-même et son entourage immédiat : « c’est l’argument central de Casanova et plus récemment de Shoemaker pour soutenir la thèse selon laquelle l’annonce de la Fin des temps constituait le principal message de la mission muhammadienne, message que les autorités musulmanes ultérieures avaient tout intérêt à occulter. » (p. 945) Pourquoi ? Parce que la fin des temps ne venait toujours pas. Muhammad meurt. Ali meurt aussi. L’urgence devient de conserver le pouvoir et de l’installer.
Muhammad et le milieu biblique
« L’apocalyptique coranique appartient, à sa façon, à cette riche littérature largement répandue à son époque. Et pour cause… À cette époque justement l’Arabie est grandement imprégnée de culture monothéiste biblique. Cela a dû être également le cas de la région de Hijaz, malgré l’absence totale de preuves matérielles, absence sans doute causée par la politique de destruction systématiques des vestiges préislamiques dans cette région par les autorités saoudiennes. Contrairement à ce que soutiendra plus tard l’apologétique musulmane, l’Arabie préislamique n’était pas celle de l’ère de l’ignorance, du chaos et de l’idolâtrie, ni l’islam le commencement du monothéisme arabe. Le polythéisme n’y existait probablement plus depuis de longs siècles, sauf peut-être principalement chez quelques Bédouins non sédentarisés. » (p. 946)
Notons également l’hypothèse de Alfred-Louis de Prémare selon lequel Muhammad appartenait sans doute à un groupement sectaire de judéo-chrétien ; « il existait au VIIè des traductions arabes de livres bibliques entiers, des florilèges de citations bibliques et des écrits apocalyptiques juifs ou chrétiens. » (p. 948)
L’annonce de l’avènement du Messie
« D’après un grand nombre d’attestations textuelles, pour un certain nombre de fidèles de Muhammad, Ali était le lieu de manifestation du nouveau Jésus » (p. 950)
Il aurait donc eu un statut spirituel et religieux autrement plus élevé que celui de Muhammad. (p. 952) D’où la nécessité de le faire oublier.
L’empire et l’élaboration d’une nouvelle mémoire collective.
« Comme dans d’autres religions aux proclamations apocalyptiques, ici aussi les problèmes commencent lorsque la fin du monde n’arrive pas ; lorsque le prophète avertisseur ainsi que le messie attendu meurent sans que les temps atteignent leur terme. » (p. 952) De son vivant, Muhammad ne voyant pas la fin du monde advenir, décide de marier sa fille Fatima avec Ali, son cousin germain. Ils ont deux fils. « Le choix de Ali, père de sa seule descendance mâles semble aller de soi, d’autant plus si Muhammad le considérait comme étant le Sauveur de la fin des temps. » (p. 954)
Après la mort d’Ali, les deux fils de Ali et Fatima sont assassinés. Dès le début du califat des Omeyyades, il semble qu’il ait fallu ré-écrire l’histoire et fabriquer une nouvelle mémoire collective.
L’empreinte définitive d’Adl al-Malik
« Avec ce calife, d’une importance majeure pour la genèse de l’islam comme religion impériale, le processus de « démessianisation » devient déterminant. La figure de Muhammad comme le plus saint et le dernier des prophètes, est réhabilitée et en même temps, son message originellement plutôt « universaliste » réunissant les autres monothéistes appelés les croyants est désormais fortement arabisé. Les différences de ce message et bientôt sa supériorité par rapport au judaïsme et au christianisme sont valorisées et ses fidèles appelés les musulmans. Les symboles suprêmes de l’instauration de la nouvelle religion arabe sont, d’une part, la construction ou l’achèvement du dôme du Rocher à Jérusalem, l’officialisation d’un Coran officiel, appelé la Vulgate de Uthman, désormais déclarée indépendant des Écritures juives et chrétiennes et comme le Livre des musulmans et, d’autre part, la sacralisation des villes arabes de La Mecques et de Médine. Jésus devient un prophète presque identique aux autres dans ce Coran. » (p.957)
Conclusion
Bien sûr, il ne s’agit pas de soutenir que les sources shi’ites disent vrais et qu’elles relatent une vérité historique. Là aussi, les croyances et les légendes abondent, et côtoient les contradictions et incohérences. « Cependant, les notions qui sous-tendent les assertions shi’ites concernant le texte officiel du Coran – et du Hadith – peuvent être approuvées par l’historien des religions en général et l’historien du Coran en particulier : le caractère historique des Écritures, le rôle du contexte politique et social dans la rédaction de celles-ci, l’articulation entre les textes saints et le pouvoir, le poids du travail rédactionnel des scribes, la connivence de ces derniers avec les cercles du pouvoir. » (p. 957)
600 pages avec Modesta, appelée parfois Mody ! Tant de fois, ceux qu’elle rencontre lui font remarquer qu’elle porte un affreux prénom. Un prénom finalement assez ironique quand on termine le livre… Modeste, non, mais exigeante et désirant le meilleur plutôt. Cela dit, ceux qu’elle rencontre ne connaissent pas tous ou pas vraiment l’horreur de sa naissance, qu’elle ne résume d’ailleurs avec un certain détachement qu’à la fin de sa vie : ma mère ne m’a adressé que 4 ou 5 mots dans sa vie, ma sœur était mongolienne, et mon père…
Violée par son père, ce sont les Sœurs qui s’occupent d’elle et la recueillent au Couvent. L’une d’elle s’éprend d’amour pour la jeune fille qu’elle devient, pour ses aptitudes à la licence en particulier, et lui lègue toute sa fortune avec de se retirer dans un silence coupable que Modesta ne comprend pas. Mais, désormais riche héritière, la jeune recrue devient Princesse.
Intriguée par l’incipit de ce roman prêté par une amie de longue date, j’ai facilement voulu en savoir davantage.
« Et voyez, me voici à quatre, cinq ans traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux. Il n’y a pas d’arbres ni de maisons autour, il n’y a que la sueur due à l’effort de traîner ce corps dur et la brûlure aiguë des paumes blessées par le bois. Je m’enfonce dans la boue jusqu’aux chevilles mais je dois tirer, je ne sais pas pourquoi, mais je dois le faire. Laissons ce premier souvenir tel qu’il est : ça ne me convient pas de faire des suppositions ou d’inventer. Je veux vous dire ce qui a été sans rien altérer. »
(p. 11, édition Le Tripode 2015)
Tout au long des 600 pages, poétiques, historiques, philosophiques, Modesta raconte sa vie jusqu’à la fin, elle qui vit les deux guerres mondiales, de son Italie, de sa Sicile natale. Le roman de G.S. est parsemé de références historiques et de réflexions personnelles. Les certitudes n’y sont que poétiques ; des analepses et des ellipses qui rendent l’ouvrage si littéraire, un modèle à suivre peut-être : vivre et laisser vivre, ne pas s’empêcher, aller vers la joie et surtout, le plaisir, si présent tout au long du roman – sans pour autant qu’il devienne à son tour le tyran d’une vie.
On suit les aventures humaines du personnage tout au long d’un siècle passionnant, d’idées foisonnantes, qui transparaissent, par touche légère, à travers les dialogues des personnages. Joyce, l’une des amoureuses de Modesta :
« Que d’espoirs pour la cause, que de vraies conquêtes avaient fleuri devant nous dans notre vieille Europe ! Nous les croyions solides. En quelques années tout a été balayé ! Le visage d’Atatürk, le mouvement spartakiste pulvérisé, Rosa Luxembourf assassinée ! Et maintenant ce petit-bourgeois de Hitler dont tout le monde se moquait jusqu’à son putch de la Brasserie, prend « démocratiquement » le pouvoir en gagnant des élections. Une nuit d’enfer, Modesta ! »
(p. 344)
Joyce qui s’intéresse à la psychanalyse envers et contre tous, contre les hommes de la maison notamment :
« Ils n’ont jamais approuvé que, négligeant la politique, je me consacre corps et âme à l’étude de la psychanalyse. José surtout était furieux. Il disait que seule la révolution peut soigner les âmes, et que ces imaginations fascinantes, plus poétiques que scientifiques, n’étaient que les habituelles géniales inventions que sort la bourgeoisie pour distraire les intelligences du problème principal. »
(p. 357-358)
Un peu plus tard, Modesta tâcle un peu ce Freud :
« Joyce, tu le prends pour un dieu, lui qui détestatit aussi la philosophie. Ton Freud est un brave vieux médecin fatigué, malade depuis des années d’un cancer de la bouche. Décidons-nous, pour une fois, de la faire descendre de son piédestal et de regarder ce cancer et, pourquoi pas, de lui appliquer ses propres théories ? »
(p. 412)
C’est un livre où les femmes s’aiment et s’entraident. Un féminisme amoureux, un féminisme solidaire. Elles se prêtent des livres, en particulier ceux qui étaient interdits durant quelques années de fascisme. Point alors cette difficulté du socialisme et du communisme, ce point noir : la place des femmes au foyer n’est-elle pas celle de l’éternelle exploitée ? Mais si elle travaille à son tour, ne deviendra-t-elle pas elle aussi l’exploitant ?
Quelques hommes là-dedans, torturés, fiers, combattants, révoltés, dangereux parfois, fascinants pour certains.
« Parole d’honneur, parole d’homme, silence viril. Un homme qui est un homme sait se taire quand il en fait le serment. »
(p. 460)
Modesta, s’autorisant tous les amours, vieux et jeunes amants, a beaucoup d’enfants, qui à leur tour font des enfants. Elle se retrouve grand-mère, et parfois grand-mère d’adoption, à 40 ans seulement. L’immense famille se contemple, échange, badine et se réjouit d’être athée ; ils cherchent à comprendre.
« Tchekhov dit : Interdire à l’homme l’orientation matérialiste signifie lui interdire la recherche de la vérité. En dehors de la matière probante, il n’y a pas de science et donc pas davantage de vérité. »
(p. 472)
Et quelques petites leçons, au détour d’un dialogue : « ce n’est pas vrai que tout ce qui est naturel est toujours bien, parfois il faut la retoucher, la nature ! » lui assène par exemple, sa dernière compagne, Nina la boutiquière, rencontrée en Prison.
La Princesse sait conserver le bonheur et l’indépendance qui le lui permet.
« La jeunesse et la vieillesse ne sont qu’une hypothèse. […] bien sûr, la fatigue, la misères, les privations font précocement vieillir. Mais pour qui a eu le privilège de se ménager comme moi, la vieillesse n’est qu’un concept inculqué comme tant d’autres. »
(p. 513)
A la fin de sa vie, un dernier amour lui sourit, qui lui fait ouvrir des yeux neufs sur sa propre île.
« De lui [Marco], j’appris l’art, que je ne connaissais pas encore, d’entrer et de sortir de ma terre, de l’oublier parfois, en voyageant à travers continents et océans divers, pour la retrouver ensuite nouvelle et toujours plus riche de souvenirs et de sensations stratifiés. Et que dire de nos soirs et de nos nuits ? pouvoir les arrêter ? ce bonheur de se retrouver seuls, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux, à se raconter impressions, intuitions, à discuter ?
– On parle tant du premier amour hein, Marco ? On ment comme pour tout le reste. »
(p. 600)
Alors qui est cette Mme Sapienza, la créatrice de Modesta ? Une excellente cuisinière qui n’eut pas d’enfants ? Non, ce n’est heureusement pas ce qu’en dit uniquement son éditeur, grâce auquel Modesta, ce personnage qui habitait son auteur depuis des années, put exister. Malheureusement, Mme Sapienza mourut avant de voir son roman publié. Un roman idéologique, revendiqué comme tel par son auteur, et pour cause. Regardons un peu sa vie… il n’en pouvait être autrement.
Sa mère, Maria Giudice, nait en 1880, devient rapidement activiste syndicaliste, recontre Angelica Balabanoff, Lénine et Mussolini. Elle a 7 enfants avec l’anarchiste Carlo Civardi, en union libre – ce qui lui coûtera sa place d’institutrice.
De son côté, le père de Goliarda, Giuseppe Sapienza épouse une femme dont il a 3 fils ; les deux derniers s’appellent Libero et Carlo Marx. 😉
Le père et la mère de Goliarda travaillent tous deux à la chambre du Travail, l’un à Catane, l’autre à Turin – elle est la première femme à occuper ce poste. Elle est nommée en 1917 secrétaire de la Fédération socialiste de la province de Turin et devient rédactrice en chef de l’hebdomadaire socialiste Il grido del Popoplo (le Cri du peuple) auquel collaborera Antonio Gramsci.
Maria et Giuseppe se retrouvent veufs, se rencontrent, s’aiment et vivent ensemble à Catane, avec leurs enfants respectifs – à l’exception de la fille aînée de Maria, restée en Lombardie. Les fascistes et leur lutte commencent à faire des dégâts dans les années 20. L’un des fils de Giuseppe est retrouvé noyé. Goliarda naît en 1924.
Malheureusement, Giuseppe s’éprend de trop près des filles de sa compagne. Elles le quittent. Il est arrêté et fait de la prison pour opposition politique.
Jeune femme, Goliarda, qui a dû quitter l’école assez tôt, s’engage dans les mouvements politiques et artistiques. Elle fait du théâtre et entre dans la résistance anti-fasciste à Rome ; son père a créé les brigades Vespri. Finalement recherchée, elle se réfugie dans un couvent : ce sont les pires années de sa vie, où elle manque même mourir de la tuberculose. Elle y trouvera néanmoins une part de son inspiration.
A la sortie de la guerre, elle s’engage dans le théâtre, rencontre Visconti et travaille avec lui. C’est en 58 qu’elle s’éloigne du théâtre et du cinéma pour écrire. Modesta va la hanter pendant une trentaine d’années, jusqu’à l’écriture finale de l’Art de la Joie.
A découvrir, parce qu’il donne envie de vivre, simplement, facilement !
Amélie est un tube qui se prend pour dieu, ou un dieu qui s’observe comme un tube, durant les vingt premiers mois de sa vie.
Elle naît au Japon, cadette d’un grand frère et d’une grande sœur, fille d’une mère sans emploi et d’un père consul, ou diplomate français au Japon, d’ailleurs chanteur de No (passage très drôle).
Quand elle sort enfin de sa torpeur, torpeur apathique qui lui avait valu le surnom de Plante de la part de sa mère, c’est pour crier, jusqu’au chocolat blanc, délicieux fournisseur de plaisir et éveilleur des sens, que lui avait apporté sa grand-mère. Puis pour apprendre tout assez rapidement. Pour observer le monde et les gens, pour découvrir peu à peu qu’elle n’est pas dieu…
Mon passage préféré, subversif au sens propre, à propos des carpes et des garçons…
« Nous arrivâmes à la pièce d’eau. Je distinguai un grouillement de couleurs. De l’autre côté de l’étang, un bonze vint jeter des granules: je vis les carpes sauter pour les attraper. Certaines étaient énormes. C’était un jaillissement irisé qui allait du bleu acier à l’orange en passant par le blanc, le noir, l’argent et l’or. […]
« Au fond, elles ressemblaient à des Castafiore muettes, obèses et vêtues de fourreaux chatoyants. Les vêtements multicolores soulignent le ridicule des boudins, comme les tatouages bariolés font ressortir la graisse des gros lards. Il n’y avait pas plus disgracieux que ces carpes. je n’étais pas mécontente qu’elles fussent le symbole des garçons.
« Elles vivent plus de cent ans, me dit Nishio-san sur le ton du plus grand respect.
« Je n’étais pas si sûre qu’il y ait de quoi se vanter. La longévité n’était pas une fin en soi. Vivre très longtemps, de la part du cryptomère, c’était donner sa juste ampleur à une noblesse magnifique, c’était lui laisser le temps d’asseoir son règne, de susciter l’admiration et la crainte révérencieuse dues à un tel monument de force et de patience.
« Être centenaire, pour une carpe, c’était se vautrer dans une durée adipeuse, c’était laisser moisir sa chair vaseuse de poisson d’eau stagnante. Il y a encore plus dégoûtant que la jeune graisse : c’est la vieille graisse. […]
« André [le grand-frère], Hugo [un enfant adopté], Juliette [la grande sœur] et moi prenions le bain ensemble. Les deux garnements malingres ressemblaient à tout sauf à des carpes. Ça ne les empêchait pas d’être moches. C’était peut-être ça, le point commun à l’origine de cette symbolique ; avoir quelque chose de vilain. Les filles n’eussent pas pu être représentées par un animal répugnant. »
pp. 84-86, Livre de Poche, n°15284
Malheureusement, les parents lui offrent trois carpes. « C’est une bonne idée, n’est-ce pas ? – Oui, répondis-je avec une politesse consternée. – La première est orange, la deuxième est verte, la troisième est argentée. Tu ne trouves pas que c’est ravissant ? – Si, dis-je en pensant que c’était immonde. » (p. 131)
Et pourtant ces carpes, qui gobent et vous abordent en ouvrant leur corps, elles sont des tubes, comme la petite Amélie et comme nous tous :
« Tu trouves ça répugnant ? À l’intérieur de ton ventre, c’est la même chose. Si ce spectacle t’obsède tellement, c’est peut-être parce que tu t’y reconnais. Crois-tu que ton espèce soit différente ? Les tiens mangent moins salement, mais ils mangent, et dans ta mère, dans ta sœur, c’est comme ça aussi. Et toi, que crois-tu être d’autre ? Tu es un tube sorti d’un tube. Ces derniers temps, tu as eu l’impression glorieuse d’évoluer, de devenir de la manière pensante. Foutaise. La bouche des carpes te rendrait-elle si malade si tu n’y voyais ton miroir ignoble ? Souviens-toi que tu es un tube et que tube tu redeviendras. »
p. 145
Voilà la métaphysique des tubes… la métaphysique étant l’art de raisonner de façon abstraite pour mieux connaître l’être et les causes de ce monde… 🙂
Je n’ai toujours pas lu L’insoutenable légèreté de l’être… la taille, la présomption, le côté ironique mais élégant, sans doute, m’auront effrayée. Mais la lecture de ce texte si léger, La lenteur, pourrait engager bien des récalcitrants à pénétrer l’œuvre de Kundera.
Par quelle porte ? La neuvième porte, comme il en parle lui-même ? La porte d’un roman où aucun mot ne serait sérieux.
Au cœur de cet étrange roman, la femme du narrateur le lui dit d’ailleurs :
Tu m’a souvient dit vouloir écrire un jour un roman où aucun mot ne serait sérieux. Une Grande Bêtise Pour Ton Plaisir. J’ai peur que le moment ne soit venu.
p. 110, édition folio, Gallimard 95
Ce roman enferme en un court séjour plusieurs personnages, dont le narrateur, dans un château-Relais. Un colloque, des vaniteux, des femmes qui auraient pu être sexy, qui se dérobent ou se donnent mal, s’abandonnent à la passion éconduite, mais surtout des hommes en quête de gloire et qui se ridiculisent.
Je ne peux m’empêcher de remarquer, incidemment, que, décidément, la littérature masculine n’offre que très peu de portraits de femmes ravinées par l’ambition ou ridiculisées par la vanité intellectuelle… tout au plus sont-elles jalouses les unes les autres de leurs succès ou de leur beauté ! Serait-ce que nous ne sommes jamais ridicules à leurs yeux ? Ou bien serait-ce que nous ne le sommes jamais en vrai 😀 ? La peau diaphane qu’ils veulent trouer [dixit : « je te percerai avec ma bite et te clouerai au mur ! » (p. 142) protègerait et conserverait immaculé le fameux mystère féminin [qu’ils sont les seuls à voir] ? Peut-être sera-ce parce que les hommes vaniteux se concentrent sur leur devenir idéal de « bite au pluriel » (p. 176) ? En particulier quand ils ne bandent pas… ?(p. 143)
Et pourtant, bien des femmes cherchent à être, comme le Vincent de Kundera, plus drôle ou plus brillante que d’autres, femmes ou hommes confondus, d’ailleurs… mais revenons au sujet du livre, un livre drôle, donc risqué, car il paraît que « le sérieux protège ». Idée saugrenue s’il en est…
A côté de références à Laclos, à l’élégance propre au XVIIIè ou à Jean Hus, et quelques petites réflexions du type :
Le sentiment d’être élu est présent, par exemple, dans toute relation amoureuse. Car l’amour, par définition, est un cadeau non mérité ; être aimé sans mérite, c’est même la preuve d’un vrai amour.
p. 64
On trouve un enchaînement de situations drolatiques et confinant au ridicule… personnages grotesques, très prétentieux, de l’universitaire tchèque qui rappelle combien il a souffert durant les années de dictature puis qui en oublie de lire sa conférence sur ses recherches, sa découverte d’une nouvelle espèce de mouche, en passant par les amoureuses éconduites ou le long passage sur les trou du cul… (108 à 122) : celui, bien réel de la jeune fille que Vincent drague et les figurés – comprendre les personnages précédents – sans négliger un détour par Apollinaire – tout cela pour tenter de changer d’obsession. C’est réussi. On ne se souvient même plus de quoi il voulait débarrasser sa pensée quelque quinzaine de pages auparavant.
Et il y a donc ce personnage tchèque, au nom imprononçable, CECHORIPSKY, qui devient Sechoriqui, puis Chipiqui… qui revient sur la scène des chercheurs après des années d’absence dues au régime dictatorial de son pays. Mais les libres vaniteux sont sans pitié :
« Comment est-il possible qu’ils rient, qu’ils se permettent de rire ? Peut-on passer si facilement de l’adoration au mépris ? (Mais oui, mon cher, mais oui.) La sympathie est-elle dont chose si fragile, si précaire ? (Mais bien sûr, mon cher, bien sûr.) »
p. 98
Et l’auteur de s’adresser à son personnage comme il le fera vers la fin :
« Mon cher compatriote, camarade, découvreur célèbre de la musca pragensis, héroïque ouvrier des échafaudages, je ne veux plus te voir souffrir de te voir planté dans l’eau ! Tu vas attraper la crève ! Ami ! Frère ! Ne te tourmente pas ! Sors ! Va te coucher. Réjouis-toi d’être oublié. Emmitoufle-toi dans le châle de la douce amnésie générale. Ne pense plus au rire qui t’a blessé, il n’existe plus ce rire, il n’existe plus comme n’existent plus tes années passées sur les échafaudages ni ta gloire de persécuté. […]
pp. 160-161
Pour débouler sans transition sur :
« Vincent n’a pas retrouvé son slip, il a enfilé son pantalon et sa chemise sur corps mouillé et s’est mis à courir après Julie. »
p. 161
Alors, va-t-il ou ne va-t-il pas ?
Point de lendemain.
Point d’auditeur.
Je t’en prie, ami, sois heureux. J’ai la vague impression que de ta capacité à être heureux dépend notre seul espoir.
Je ne me souviens plus de l’autre roman d’Auster que j’ai lu, dans lequel se promenait également un long jeune homme à l’appartement étrange, aux meubles faits de livres… mais l’incipit était à la hauteur de celui-ci :
« C’est un faut numéro qui a tout déclenché, le téléphone sonnant trois fois au cœur de la nuit et la voix à l’autre bout demandant quelqu’un qu’il n’était pas. Bien plus tard, lorsqu’il pourrait réfléchir à ce qui lui était arrivé, il en conclurait que rien n’est réel sauf le hasard. Mais ce serait bien plus tard. Au début, il y a simplement eu l’événement et ses conséquences. Quant à savoir si l’affaire aurait pu tourner autrement ou si elle avait été entièrement prédéterminée dès le premier mot qui sortit de la bouche de l’étranger, ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est l’histoire même, et ce n’est pas à elle de dire si elle a un sens ou pas.
Pour ce qui est de Quinn, peu de choses nous retiendront. Qui il était, d’où il venait et ce qu’il faisait n’ont pas grande importance. Nous savons, entre autres, qu’il avait trente-cinq ans. Nous savons qu’il avait jadis été marié, qu’il avait un jour été père et qu’à présent sa femme et son fils étaient tous les deux morts. Nous savons aussi qu’il écrivait des livres. Pour être précis, nous savons qu’il écrivait des romans policiers. »
p. 7 édition Le Livre de Poche n°13518
Et bien le « quelqu’un » qu’il n’était pas est un certain Paul Auster. Amusant non ? Mais bien plus tard, il en rencontre un autre, de Paul Auster, qui se révèlera être l’ami du narrateur. Un vrai méli-mélo d’identités croisées, usurpées…
Daniel Quinn, notre héros, utilise un pseudonyme – William Wilson – pour ses romans à succès, dans lesquels il fait intervenir un inspecteur, Max Work.
« Dans cette trinité que formait désormais Quinn, Wilson avait un peu la fonction de ventriloque, Quinn servait de marionnette et Work était la voix pleine qui donnait un but à l’entreprise. […] Et, petit à petit, Work était devenu une présence dans la vie de Quinn, son frère intérieur, son camarade de solitude. »
p. 11
De nombreux jeux sur les personnalités, nos diverses personnalités et les identités, celles que nous endossons ou n’endossons pas.
Quinn finit par se faire passer pour le fameux Paul Auster, puisqu’on insiste au téléphone, puisqu’on le demande. Dans cette nouvelle peau, il se sent libre.
« Le fait qu’il y eût à présent une raison d’être Paul Auster donnait une sorte de justification morale à cette mascarade et le déliait de l’obligation de défendre son mensonge. Car se prendre pour Auster était devenu synonyme, dans sa tête, de faire le bien dans le monde. »
p. 73
Et l’auteur a dû tellement rire à ce moment. ^^
« Il parcourait donc la gare comme s’il était dans le corps de Paul Auster, en attendant de voir paraître Stillman. »
p. 73
Peter Stillman est le père de… Peter Stillman. C’est le second qui le contacte par le truchement de sa femme Virginia Stillman pour lui demander de retrouver le premier avant qu’il n’assassine le second… pas simple !
Je ne vous en dis pas davantage… prenez le temps d’avoir le plaisir de lire ce livre.
Quant au sort ou au hasard, il en sera question :
« Le sort, donc. Peu importait l’opinion qu’il en avait, peu importait son désir qu’il en allât autrement, il n’y pouvait rien. Il avait répondu oui à une proposition et il était maintenant impuissant à défaire ce oui. Ce qui signifiait une chose seulement : qu’il devait aller jusqu’au bout. Il ne pouvait pas y avoir deux réponses. C’était l’un ou l’autre. Et c’était ainsi, que ça lui plût ou non. »
p. 154
Chez Auster, il y a aussi ces petites choses qui lui sont propres : ces personnages hésitants dont on ne sait pas grand chose…
« Elle portait un uniforme blanc d’infirmière et tenait un sac de papier brun, plein de provisions, dans ses bras. En voyant Quinn elle laissa tomber le sac et poussa un hurlement. Ou bien elle hurla d’abord et laissa tomber le sac. »
p. 173
On l’imagine en film… ou des délires du genre dont je me délecte et que je vous encourage à rencontrer si ce n’est déjà fait :
« Ses besoins se réduisirent de plus en plus au fil du temps, car il apprit que manger n’apportait pas forcément de solution au problème de l’alimentation. Un repas n’était qu’un bien faible rempart contre l’inéluctabilité du repas suivant. La nourriture ne pourrait jamais répondre à la question de la nourriture ; elle ne faisait que retarder le moment où cette question devrait être posée pour de bon. Le plus grand danger était donc celui de trop manger. »
En recopiant ce titre de l’ouvrage des chercheurs Jean Bottéro, Clarisse Herrenschmidt et Jean-Pierre Vernant, je m’interroge un peu sur le parti pris des choses ou des idées. Néanmoins, dans ce livre de 96 publié chez Albin-Michel, je trouve quelques trésors que je vous livre ici
Voici une synthèse du dernier chapitre, 3/3, écrit par Jean-Pierre Vernant et qui s’intitule :
Écriture et religion civique en Grèce
1. Mythes et raisons
JP Vernant commence par remettre en cause le dogme du XIXème, selon lequel les Grecs seraient les descendants d’un « peuple » indo-européen, dont on n’a guère de preuve de l’existence d’ailleurs… J’ai longuement évoqué ces théories dans ce compte-rendu de ma lecture de « Les langues du Paradis ».
« On veut trouver à la Grèce des origines indo-germaniques. […] Tout cela ne relève nullement de la science ou de la conjecture raisonnée, mais de la pure idéologie. »
Op. cit. p. 191
Mais alors d’où sortent-ils ? D’où viendrait le fameux « génie grec » ? D’après Jean Bottéro (L’orient et nous, 1/3), tout commence à Sumer.
Quels sont ses arguments ? Sur quelles caractéristiques se fonde-t-il ? Qu’en retient JP Vernant dans ce troisième chapitre ?
« Tout d’abord la présence d’un phénomène urbain important et la constitution d’États, à l’organisation complexe ; deuxièmement, l’existence d’un panthéon organisé, avec une pluralité de grands dieux, ayant chacun leur nom, leur caractère singulier, leur forme d’action, leur domaine d’intervention ; troisièmement, le fait décisif que l’écriture commence en Mésopotamie, ce qui en fait le point de départ de notre histoire ; quatrièmement, de grands mythes, répondant à des questions essentielles ; cinquièmement, la place importante que tient, au plan des techniques intellectuelles, la divination, car les règles divinatoires montrent que les Mésopotamiens possédaient déjà la maîtrise d’une procédure de pensée leur permettant d’établir un certain ordre dans l’univers. »
Op. cit. p. 192
Mais avant d’établir des relations à la hâte ou des conclusions imprudentes, revoyons un peu d’histoire de la Grèce continentale…
Entre le XVIè et le XIVè av JC, le monde dit mycénien se développe dans un espace qui va du Péloponnèse, de l’Argolide, de l’Attique, la Thessalie à la Béotie. Avec une apogée vers XIVè, de monumentales forteresses vers XIIIè et le déclin vers le XIIè.
Et pendant ce temps, en Crète…
La civilisation est palatiale et brillante. [ci-dessous, le fameux palais de Knossos, en Crète donc…]
« Ce qui nous intéresse, c’est que, après une première destruction des palais, on voit comment les Mycéniens, qui se trouvent alors en Grèce continentale, s’installent en Crète dans la deuxième moitié du XVè siècle et vont y jouer un rôle dominant. À un certain moment, vers 1700, la destruction des palais crétois est complète. Est-ce dû à ces Mycéniens ? On en doute. Peut-être s’agit-il de tremblements de terre, peut-être y a-t-il d’autres raisons. En tout cas, ce que l’on constate c’est que seul le palais de Cnossos reste actif et que, à ce moment-là, en Crète et à Mycènes, on retrouve le même type de civilisation. »
Op. cit. 193
Vers 1400, nous avons des tablettes ! Une écriture syllabique que l’on nomme du linéaire A, pratiquée en Crète, encore indéchiffrée ; puis le linéaire B, dérivé du linéaire A et notant du grec, pratiquée en Crète comme en Grèce continentale. (p. 193)
A ce moment-là, les indo-européens en tout cas, d’où qu’ils viennent, quels qu’ils soient, sont arrivés. On le sait parce que le grec est incontestablement une langue indo-européenne.
« Ils s’unissent certainement très vite à une population locale non indo-européenne, que les auteurs grecs appellent aussi de temps en temps les « Barbares ». Hérodote pourra dire, par exemple, qu’avant, en Grèce, il y avait des Barbares, des Minyens ou des Pélasges… »
Op. cit. p. 194
Alors reprenons. Les Mycéniens supplantent les Crétois dans leur influence en Méditerranée à partir de 1400. Les palais mycéniens ont l’allure militaire tandis que les palais crétois étaient compliqués et ouverts.
La porte des Lionnes à Mycènes
Entre le XIIè et le XIè, ces constructions pour majeure partie mycéniennes disparaissent et c’est une période qui marque une certaine régression. L’écriture disparaît également.
« C’est entre le XIIè et le IXè siècle que les communications entre ces Grecs et l’Asie sont quasi interrompues. On assiste alors une baisse du commerce, à un très fort ralentissement des navigations.
Op. cit. p. 195
« À partir du IXè siècle, et même dès la fin du Xè siècle, les choses reprennent grâce à un vaste mouvement de colonisation : la population croît, les sites urbains se développent. »
Op. cit. p. 195
C’est l’époque des comptoirs grecs et de la renaissance de l’écriture (VIIIè). On entre alors dans la Grèce que l’on connaît, celle qu’on apprend à l’école [enfin… en 6ème]. Remarquons sur la carte ci-dessous la présence forte des carthaginois et des étrusques !
Venons-en à l’objet de l’article. Qu’est-ce qui serait propres aux Grecs : les mythes ? peut-être…
Le panthéon et les systèmes polythéistes semblent similaires ; néanmoins, lorsque les mythes se recoupent, on peut raisonnablement supposer que les Grecs avaient pris connaissance des mythes hittites. (exemple du combat de Zeus contre Typhon, raconté chez Apollodore (IIè-Ier siècle av JC), Plutarque (46-125 ap JC) et Nonnos de Panopolis, (IVè-Vè siècle ap JC) (p. 196). En fait, le combat de Marduk contre Tiamat, raconté dans l’Enuma Elish, épopée cosmogonique de Mésopotamie, ne ressemble pas au combat de Kronos qui châtre son père Ouranos pour le séparer de Gaïa.
Mutilation d’Ouranos par Cronos, Vasari, XVIème
« Voilà un bon exemple de la démarche de certains mythologues : ils vont prendre des petits points dans la trame du récit, montrer que cela se recoupe et essayer de dire qu’il y a eu une influence. Pour ma part, je pense que ce travail est non seulement vain, mais conduit à fausser le sens d’un mythe en général. On a affaire à des choses différentes. »
Op. cit. p. 197
Merci Evidence Based Bonne Humeur
En Grèce, comme en Mésopotamie, la société est organisée en une pluralité de cités-états. Même si les dieux principaux, ceux du panthéon grec, semblent indo-européens, ils sont toutefois répartis comme en Mésopotamie : les dieux sont tutélaires d’une cité, Héra à Argos ou Athéna à Athènes, par exemple. (p. 198)
Comment se transmettent mythes et croyances ?
Comme beaucoup de civilisations à cette époque, c’est la tradition orale qui prime, et depuis et pour plusieurs siècles, notamment grâce au travail des aèdes…
Dans l’Odyssée, le moment où chante l’aède Démodocos… et Ulysse pleure…!
« Des hommes, des poètes comme Homère ou Hésiode, vont constituer une sorte de religion panhellénique. Ils vont donner des noms aux dieux et les mettre en ordre. »
Op. cit. p. 199
L’oral reste primordial : ces poèmes sont écrits pour être dits, chantés, appris par cœur.
« En effet, des philosophes comme Parménide, Empédocle, Héraclite ou Xénophane écrivent en vers. Mais ce sont des poèmes qui sont faits pour être dits. Les textes sont composés pour être lus à voix haute ; et cela est fondamental. »
Op. cit. p. 199
Et l’on voit apparaître à ce moment l’écriture alphabétique.
Et les dieux dans tout ça ? Sont-ils heureux d’être chantés ?
Une particularité de la Grèce dans ce monde antique, c’est de commencer à les chasser… ^^
« Si l’on examine les premiers textes de philosophie – quelques fragments pour Thalès et Anaximène, un peu plus pour Anaximandre, mais nous les connaissons par les commentaires -, on voit qu’avec ce que l’on a appelé la « première philosophie », celle des physiciens, les dieux ont disparu de l’horizon de l’explication des choses. […] Les dieux du panthéon, les dieux du culte ont disparu complètement.
Op. cit. p. 202
De nouveaux concepts apparaissent. Le grec et son article neutre TO qui permet de substantiver les verbes en actions, aide à penser. On cherche, ailleurs que dans des nuages prétendus divins, les moteurs du monde. Le principe, archè, est aussi le commencement. Il est apeiron, c’est-à-dire non-limité. Il engendre.
Puis la loi, nomos, la justice, dikè, et la théorie, theoria, « vision et théorie à la fois ». Peu à peu naissent et sont discutés, façonnés les nouveaux concepts.
=> Pour briller en société, vous pourrez dire que « théorie » a la même étymologie que « théâtre » et signifie certes, spéculation, contemplation, mais également description d’un monde (ou d’un phénomène) tel qu’on le voit !!!
Nous arrivons aux mathématiques et à ses objets :
« Les Babyloniens, les Égyptiens, les Chinois, les Indiens ont eu des mathématiques, très développées, en général algébriques. Ils connaissent certainement le théorème de Pythagore, entre autres. Mais les Grecs vont faire quelque chose de complètement différent… ils vont produire ce qui va aboutir à la géométrie d’Euclide. Cette révolution de la pensée, d’une certaine façon, les physiciens d’Ionie l’ont entamée. Ils s’intéressent aux phénomènes, à ce qu’on voit. Il s’agit de trouver des schémas explicatifs qui rendent compte des apparences. […] On ne peut faire de mathématiques sans tracer des figures : un triangle, un cercle ou un carré. Mais ce dont les Grecs sont parfaitement conscients, c’est que le triangle tracé n’est pas le triangle sur lequel on raisonne. Parce que naturellement, c’est un triangle dont les lignes ont de l’épaisseur et une certaine irrégularité. »
Op. cit. pp. 205-207
De là, de cette capacité d’abstraction, de ce questionnement pré-scientifique, l’invention (ou le soupçon) d’une certaine conception de l’égalité dans la cité : un homme ne pourrait-il pas équivaloir à un autre homme ?…
2. La cité : le pouvoir partagé.
On l’a compris, ce n’est pas dans les pratiques divines ou les mythes que l’on va trouver ce qui est propre aux Grecs – et là encore, il faut écouter cette conférence de JP Vernant où il souligne ce qui, dans le mythe fondateur de Prométhée et de Pandora, est propre à une vision grecque de la condition humaine, une vision ambiguë, qui n’est ni noire ni blanche, une vision qui inclut l’ambivalence et l’envers de toute médaille.
On peut chercher ce que la Grèce nous apporte de particulier dans l’abstraction des objets mathématiques, mais aussi dans l’importance donnée à la parole dans l’espace public, la parole qui prend enfin sa valeur logique, argumentative :
« Cette parole prononcée par quiconque au cours d’un débat, est vue comme argumentation et persuasion, exposé d’un avis raisonné sur ce qui est le meilleur pour une collectivité. Premier point, donc : cette parole a une fonction, dont le rôle n’est plus d’énoncer une vérité religieuse. »
Op. cit. p. 211
Oui, et ce n’est pas sans importance. Aujourd’hui, nous ne nous rendons plus compte de ce que fut la parole, et davantage encore, l’écriture; l’aspect sacré qui l’entourait, la parole divine qui s’échappe de la bouche des poète inspiré, enthousiaste – au sens propre : habité par dieu. C’est en Grèce que se produit d’abord cette révolution, par l’alphabet, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, mais aussi par l’usage du discours, l’argumentation.
Armés de cette conception de la parole et de sa fonction, les hommes peuvent s’exprimer à égalité.
« Par rapport à ce que nous savons d’Assur, de Babylone ou de l’Égypte, l’invention des Grecs est extraordinaire : c’est en effet étonnant, voire farfelu, pour un groupe, de dire : nous formons un groupe d’égaux. Cela signifie que nous allons régler ta koina, les affaires communes, ensemble, par une décision commune. Le monde va commencer à se diviser entre choses communes, affaires publiques et affaires privées. […] Le Grec les [=les hommes] appelle isoi, égaux, ou homoioi, semblables, interchangeables. C’est cette communauté qui, à l’assemblée, doit prendre le cratos en main. De telle sorte que la seule violence soit celle de la décision qui a été prise et qui est devenue nomos, la loi. »
Op. cit. p. 217
Oui, l’art de la décision pyramidale, verticale et bien hiérarchisée date au moins… des pyramides ! Tandis que la décision collective, qui pourrait déboucher sur une économie solidaire et un partage des bénéfices, pointe déjà son nez il y a plus de 2000 ans ! Pour n’être mise en forme que bien plus tard… Le chemin des idées est long et parsemé d’embûches. Mais ceci est une réflexion personnelle que je vous livre en toute humilité…
Attention cependant, ceci c’est qu’un premier pas… Les homoioi ne le sont que dans l’adversité ou grâce à l’exclusion des non-semblables.
« Pour le Grec, c’est seulement quand on est membre d’une communauté de ce type qu’on est un homme, au sens propre du terme. Si on n’est pas libre, si on est barbare, esclave, enfant ou femme, on ne l’est qu’à moitié. C’est-à-dire que, comme bien souvent dans l’histoire, cet incroyable changement, cette incroyable avancée qui institue une communauté humaine comme maîtresse des choses les plus importantes ne peuvent avoir lieu qu’en limitant à un cercle plus ou moins étroit, selon les institutions, les membres de cette communauté. »
Op. cit. p. 222
Conclusion : et la suite de la Grèce ?
Quid d’Athènes ? Que les tenants de la hiérarchie se rassurent… ces doux-rêveurs vont connaître Alexandre le Grand – il n’était pas vraiment un grec de la Grèce classique, sachez-le, mais plutôt un Grec du nord, un chti grec, de Macédoine, une monarchie !… et ce, malgré son si fameux maître, j’ai nommé Aristote, les Grecs fer de lance de la démocratie, vont comprendre alors qu’il y a des non-homoioi, des êtres quand même un peu supérieurs hein, d’extraordinaires conquérants… qui leur font de l’ombre.
Alexandre le Grand meurt en 323. La Grèce ne tarde pas à passer sous domination romaine. Ses intellectuels deviennent des maîtres-esclaves pour les jeunes romains. Et puis voilà César, un autre non-homoios. Après quoi, ce sont les byzantins, et enfin les Ottoman et leur Empire, pour des siècles et des siècles.
Ce n’est qu’en 1830, après 8 ans de guerre contre l’Empire Ottoman, que la Grèce obtient son indépendance. Ça fait long non ? ça a dû leur faire bizarre… d’autant plus qu’y avait participé la fameuse Laskarina Bouboulina !!!
Laskarina Bouboulina
Et bien la France, le Royaume-Uni et la Russie étaient là pour aider la Grèce en lui imposant un roi, Othon 1er, au nom très grec. Et pour cause, il est bavarois.
Se succèdent ensuite guerres, conflits et fameuses dictatures… de nombreuses révoltes s’ensuivent, et les non-homoioio se font entendre : abolition de l’esclavage au XIXème et droit de vote des femmes en 1952. Des femmes s’illustrent dans la lutte contre la dictature, comme Melina Mercouri contre la dictature des colonels.
Ce n’est qu’en 1981 que la Grèce connaît enfin la paix et la prospérité, intégrée à l’Europe et ces homoioi… enfin… jusqu’en 2008 ! Mais ça c’est une autre histoire.
Si vous voulez en savoir plus, via un détour par le néant ou Anquetil du Perron, écoutez cette formidable émission d’Etienne Klein, ici. Vous entendrez aussi, vers 20′, des espèces de contre-vérités, qui montrent que Mme François Dastur n’a pas lu ce livre dont vous venez d’achever la lecture des compte-rendus !
En recopiant ce titre de l’ouvrage des chercheurs Jean Bottéro, Clarisse Herrenschmidt et Jean-Pierre Vernant, je m’interroge un peu sur le parti pris des choses ou des idées. Néanmoins, dans ce livre de 96 publié chez Albin-Michel, je trouve quelques trésors que je vous livre ici.
Voici une synthèse du premier chapitre écrit par Jean Bottéro et qui s’intitule :
Religiosité et raison en Mésopotamie
Avec ce premier chapitre du livre, Jean Bottéro ouvre le livre en proposant une revue de l’état des connaissances (en 96, date d’édition de l’ouvrage) des civilisations mésopotamiennes.
Jean Bottéro
Sumer au sud et Akkad au Nord se forment lorsque les sols se sont asséchés, et ont laissé place aux deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate, qui donnent leur nom à Mésopotamie (p. 23-24).
Si vous voulez briller en société, rappelez l’étymologie de Mésopotamie => en effet, ce mot vient de grec et signifie au milieu (mesos) des fleuves (potamoi). Comme dans hippopotame, qui signifie le cheval (hippo) du fleuve (potame).
1. La naissance de la civilisation
Les traces archéologiques, et en particulier les tablettes, sont les plus vieux témoignages que nous possédions d’une pratique humaine de l’écriture.
« Avant la Mésopotamie, il ne nous reste qu’un vaste amas de monuments – ce qui nous laisse dans les flous et les ténèbres de la « préhistoire ». Mais en Mésopotamie, précisément, nous avons retrouvé des quantités phénoménales non seulement de monuments de toutes les époques, dont les plus vieux remontent à l’âge local « des cavernes », autour de -70 000., mais surtout, mille fois plus précieux pour nous apprendre distinctement et franchement les choses et répondre en clair à nos interrogations touchant la vie , la pensée et la civilisation, et leurs étapes, quelque chose comme un demi-million de documents. Dossier énorme ! Même si l’on doit tenir compte qu’il est étalé sur les trois millénaires qu’a vécus la civilisation locale, certaines périodes sont mieux documentées ; d’autres, à peine ou pas du tout. Par ailleurs, écrits, par définition, ces documents n’apparaissent donc qu’avec l’écriture, laquelle a été inventée et inaugurée, dans le pays précisément – sous forme d’aide-mémoire, de comptabilité – autour de la fin du –IVème millénaire. »
Op.cit p. 22
Cette civilisation était très avancée, nous explique Jean Bottéro, en citant notamment l’exemple de la bière : « la préparation de la bière, dans cette contrée essentiellement céréalière où elle est demeurée de tout temps la boisson « nationale », a toutes les chances, si l’on s’en tient à son vocabulaire, d’avoir été empruntée à l’une de ces cultures » (p. 24) Des Akkadiens ou des Sumeriens ?)
=> avec ma carte magique ci-dessus, brillez en société et rappelez que la bière est l’une des plus vieille boisson connue, déjà vénérée il y a 4000 ans !
Sumer : tout le monde ou presque connaît. Mais Akkad… pour qui n’a pas vu cet épisode de la Boule athée, c’est plus difficile.
Qui sont les akkadiens ?
« On désigne sous ce nom, en partie conventionnel, les plus anciens sémites installés dans le pays en amont de Sumer – depuis aussi longtemps, et peut-être davantage, que les Sumériens -, et même, vue leur antiquité reculée, les plus anciens Sémites tout court »
Op.cit. p. 24
« Leur langue, telle que les linguistes la restituent dans son état le plus archaïque, est apparentée, d’une part à l’ancien égyptien, de l’autre, au berbère, de l’autre encore, aux idiomes qui ont précédé l’éthiopien en Abyssinie : il y a donc gros à parier qu’ils ont, au moins très anciennement, hanté un territoire voisin de ceux qui parlaient ces divers langages. Et sans doute le plus raisonnable est-il de s’en tenir à la péninsule arabique, dans laquelle, à mesure de sa désertification, aux alentours du –IVème millénaire, ils auraient été repoussés sur ses franges, demeurées seules vivables. »
Op. cit. p. 25
Sumer et Akkad sont donc à imaginer plutôt mélangés ou imbriqués, mais nombreux sont les emprunts des akkadiens aux sumériens. Puis, c’est Akkad qui prédomine en recevant, en outre, de nombreux apports externes, notamment des Amurrites (p. 28) (amurrites signifie « occidentaux ») : les sumériens ne résistent pas à ce torrent sémitique. (p. 28) mais le Sumérien, comme langue, est conservé quelques centaines de siècles et utilisé comme la langue du lettré (p. 29). Plus tard, lorsque l’araméen sera à son tour largement parlé, c’est l’akkadien qui deviendra la langue des lettrés, et ce jusqu’en 74-75 ap JC (p. 34). Rappelons que ce fut le cas du latin en occident durant des siècles !! Il est toujours bon de se souvenir que l’on ne contrôle pas vraiment l’emprise, l’usage et la disparition des langues…
2. La première écriture
Quand apparaît un premier système d’écriture ?
« Les plus anciens documents de cette écriture, de menues tablettes d’argile marquées de « croquis », et datables, selon les archéologues, des environs de -3200, nous offrent en effet, si l’on en fait le décompte, au total, un millier de pareils « croquis » différents, tous nettement tracés, aisés à distinguer les uns des autres, et à reconnaître. Ce n’est plus la fantaisie et la liberté des artistes : c’est à l’évidence un système arrêté. »
Op. cit. p. 37
Quelques siècles plus tard, on en vient aux mots…
« Le progrès décisif vers l’intelligibilité totale, le système graphique mésopotamien l’a accompli (un ou deux siècles, à peu près, pensons-nous, après ces premiers témoins de ses commencements) lorsque d’écriture de choses, elle est devenue écriture de mots. Quand ? Comment ? Grâce à qui ? Nous l’ignorons encore. Mais quand nous tombons sur un document archaïque dans lequel le signe de « la flèche » renvoie, manifestement, non pas à ce projectile, mais à une toute autre réalité, réclamée par le contexte : celle de « vie », nous nous disons qu’il y a, là-derrière, un changement considérable, dans le système. Il se trouve qu’en sumérien (et seulement dans cette langue – ce qui suggère, sans nous étonner, sachant ce que nous avons d’eux, que l’écriture aussi aura été découverte par ces ingénieux Sumériens) le mot qui signifie « la flèche » et celui qui veut dire « la vie » sont homonymes (nous disons : homophones) : ils s’articulent également TI. »
« Non seulement ils ont été désorientés par une habitude prise de tenir autrement la tablette d’argile qui leur servait de support, nous dirions de « papier », mais on s’est mis, au lieu de les tracer à la pointe sur l’argile, ce qui faisait des bavures, à les imprimer au calame taillé en biseau, ce qui a donné à leurs éléments cette forme légèrement évasée qui nous fait penser à des « coins » (cunéiforme) ou des « clous » (en allemand Keilschrift) ; un tel procédé, en supprimant toutes leurs courbes, en a fait quelque chose de très différent, et de plus en plus loin des croquis « réalistes » primitifs : à savoir des caractères tout à fait abstraits, et donc plus malaisés à retenir. En outre, chacun d’eux gardait la possibilité courante de fonctionner, comme au début, en idéogrammes et de renvoyer à des choses comme telles ; tout en pouvant être employé aussi pour évoquer des sons monosyllabiques qui composaient les mots de la langue. »
Op. cit. p. 43
Qui écrit ?
« Même chez les souverains et les grands, c’était là [le fait d’écrire] une situation exceptionnelle, et seuls pratiquaient l’écriture et la lecture des cunéiformes les scribes, les lettrés, les copistes et secrétaires, formés depuis leur plus jeune âge, et sur de longues années, par des maîtres, à l’école. (qu’on appelait « la maison aux tablettes »). »
Op. cit. p. 44
Pour Jean Bottéro, ainsi s’achève avec la première écriture, la naissance de la civilisation. Cette dernière est alors armée pour rendre compte du monde qui l’entoure de façon intelligible.
3. L’intelligence du monde
Jean Bottéro cite l’ouvrage de Marcel Gauchet (p. 54-55), Le désenchantement du monde qui montre « comment les hommes, d’abord immergés dans le surnaturel et le divin, dont l’existence et les interventions, pensaient-ils, expliquaient tout autour de nous, s’en sont graduellement détachés, ne recherchant plus qu’ici bas les réponses aux questions posées ici bas, « désenchantant » leur manière de voir, la coupant du ciel, et, pour ainsi parler, la laïcisant. » Op. cit. p. 54
Les Mésopotamiens supposaient, postulaient l’existence de dieux pour expliquer le monde.
« Voilà pourquoi, ce qui est pour nous la science, la philosophie, lesquelles n’existaient pas encore, était alors remplacées par la mythologie, et c’est selon les règles de la mythologie que raisonnaient les anciens Mésopotamiens. La mythologie est une forme inférieure de l’explication, et les mythes, qui en sont l’expression propre, pourraient assez exactement se définir comme des « imaginations contrôlées, calculées ». Dans un monde qui n’avait pas les moyens de rechercher la vérité, toujours unique, on se contentait d’ambitionner la vraisemblance, multiforme. Devant un point qui intriguait et dont on voulait se rendre raison, dans l’impossibilité de procéder selon une démarche purement rationnelle, rigoureuse et rectiligne, on imaginait comment et pourquoi il avait vraisemblablement pu venir à l’existence : on inventait sa genèse sous forme d’une suite d’événements qui aboutissaient précisément à lui. Cette suite d’événements, ce récit étaient imaginaires, mais toujours calculés pour aboutir le mieux possible à l’état de choses qu’il fallait expliquer. »
Op. cit. p. 55
« Derrière ou dans chacun de ces phénomènes problématiques, ils avaient donc imaginé comme des « moteurs », des « animateurs », des « directeurs » : le Ciel et l’Enfer, la Mer et la Terre, le Soleil, la Lune et les Étoiles avaient en eux ou derrière eux chacun son maître, son conducteur, son responsable… »
Op. cit. pp. 57-58
Les verbes qui définissent la naissance, la fabrication, l’avènement des phénomènes… restent flous sur le plan sémantique :
« C’est d’une part qu’on n’arrivait guère à s’imaginer assez précisément les choses ; mais aussi, et surtout, que le principal effort de la pensée portait sur la mise en relations de ce que l’on croyait la véritable cause, surnaturelle, avec son effet, pour accuser combien l’univers, et tout ce qu’il renfermait, dépendait, dans son existence comme dans son fonctionnement, uniquement des dieux, quel qu’eût été leur mode d’intervention. Une chose encore, pourtant : il n’était pas possible de se les représenter tirant le mode du néant, du reste inimaginable. Pour le créer, les dieux étaient toujours partis d’une manière préexistante : l’énorme masse chaotique ; ou l’argile à modeler ; ou alors une partie, déjà créée, du monde. Les anciens mésopotamiens ne se sont jamais posé l’insoluble question de l’origine absolue des choses. »
Op. cit. p. 60
Comment trouver et/ou inventer ces causes ?
« Pour mieux apprécier et pénétrer ce tableau des origines de l’homme et de sa place dans l’univers, il faut garder conscience qu’une pareille construction mentale est le résultat d’une réflexion mythologique, autrement dit, je le rappelle, d’un exercice d’imagination, contrôlée par le souci d’adapter à son but l’histoire ainsi agencée. Or, l’imagination ne crée pas : elle peut seulement reproduire, combiner et transposer des images et des situations connues par ailleurs. Les auteurs du mythe du Supersage ont bel et bien transféré dans cette vision du monde et de l’homme un état de choses familier… »
Op. cit. pp. 62-63
Présages, divinations et haruspices, exorcisme…
=> Pour briller en société, vous pourrez dire que ça fait bien longtemps que le gaucher est mal vu ! Le droitier est habile et fait preuve de dextérité (Dexter = droite, en latin). La gauche est sinistre (sinistrum = gauche, en latin) et signe de mauvais présage ! Cette interprétation du réel et des signes que l’on croit entendre en provenance du monde sont lus par cette grille depuis des millénaires et laisse des trace dans notre langue, encore aujourd’hui. Or, si la droite est jugée favorable et la gauche sinistre (p. 67), c’était sans doute une conclusion fondée sur des siècles d’empirisme et d’observation… !
Merci à Romain pour cette formidable illustration tirée pour l’occasion et visible sur son site :
Mais il y a encore mieux dans le raisonnement de nos anciens :
On observe nos maux et on les interprète comme des punitions (p. 82). Ou plus exactement, si vous avez mal, c’est que vous avez dû faire le mal… reste à trouver quoi !
« Et surtout on ne raisonnait pas a priori : J’ai péché, DONC les dieux vont me punir ; mais a posteriori, en partant, non du péché, mais du mal qui était censé en constituer le châtiment : j’éprouve du mal qui était censé en constituer le châtiment : j’éprouve du mal, DONC j’ai péché. »
Op. cit. p. 83
Existait bien sûr l’exorcisme (p. 84) qui s’est perpétué des akkadiens aux babyloniens : une trentaine de milliers de tablettes lui sont consacrés. Nous en parlons ici, dans cet épisode de la Boule athée (à partir de 17′).
Représentation du divin et relation au divin
La relation aux dieux est révérencielle (p. 76-77) : « vénération, déférence, soumission, admiration » accompagné du « sentiment de la grandeur des dieux et l’infranchissable distance qui les séparent des hommes, tout au plus du rattachement de serviteurs à leur maître redouté ». Ces croyants sont anthropomorphistes.
On pourrait s’amuser à gloser en songeant à une éventuelle évolution – qui reste à prouver – de la relation entre les humaines et les dieux qu’ils postulent. Distance et révérence deviennent amour et jalousie, élection d’un seul dieu et d’une seul peuple, avec les hébreux, puis sentiment d’amour christique et de miséricorde, pour arriver à une sorte d’abandon nihiliste…
Conclusion
« Non seulement ils [les mésopotamiens] nous ont donné un cadre de l’univers, qui est resté longtemps le nôtre, et qui, considérablement revu et amélioré au fur et à mesure des progrès scientifiques, est encore au tréfonds de la vision que nous avons de l’univers, mais ils ont fait les premiers pas sur le chemin d’une connaissance « scientifique » qui nous a permis entre autres acquisitions, de corriger cette image dans ses naïvetés et de nous doter d’un ensemble de règles de fonctionnement de notre esprit à la recherche du savoir et du vrai – et plus seulement du vraisemblable. »
Op. cit. p. 72
« Ce système, intelligent en soi, puisque fondé sur une vision objective et sans illusions du monde, complétée d’explications mythologiques, toutes calculées pour leur plausibilité et leur vraisemblance, à la limite de ce que l’on pouvait ambitionner alors à la recherche de la vérité, ce système s’accompagnait, dans les esprits des vieux mésopotamiens, non pas de ce que nous appellerions de la « résignation », puisqu’elle implique une façon de regretter de ce que n’on n’a pas, mais d’une acceptation qu’il faut bien qualifier de raisonnable. »
Op. cit. p. 90
Retenons la conclusion de Gilgamesh, trésor de sagesse antique indémodable…
« Pourquoi donc rôdes-tu ainsi, Gilgamesh ?
La vie-sans-fin que tu recherches,
Tu ne la trouveras jamais !
Quand les dieux ont créé les hommes,
Ils leur ont assigné la mort,
Se réservant l’immortalité à eux seuls !
Toi, plutôt, remplis-toi la panse ;
Demeure en gaieté, jour et nuit ;
Fais quotidiennement la fête ;
Danse et amuse-toi, jour et nuit ;
Accoutre-toi d’habits bien propres ;
Lave-toi, baigne-toi ;
Regarde tendrement ton petit qui te tient la main ;
Et fais le bonheur de ta femme serrée contre toi !
En recopiant ce titre de l’ouvrage des chercheurs Jean Bottéro, Clarisse Herrenschmidt et Jean-Pierre Vernant, je m’interroge un peu sur le parti pris des choses ou des idées. Néanmoins, dans ce livre de 96 publié chez Albin-Michel, je trouve quelques trésors que je vous livre ici.
Voici une synthèse du deuxième chapitre écrit par Clarisse Herrenschmidt qui s’intitule :
L’écriture entre mondes visible et invisible en Iran, en Israël et en Grèce
C. H. étudie la naissance et l’évolution de l’écriture au Moyen-Orient, en s’attardant sur les langues mises par écrit et en abordant ce qu’on en retrouve chez les Grecs, et ce que ces derniers en ont fait.
Si elle oppose « monde visible » et « monde invisible », c’est pour nous faire remarquer le passage d’une écriture reflétant les choses du monde extérieur à une écriture permettant la transcription du point de vue des locuteurs. D’après elle, c’est là que se situerait la révolution la plus significative, et que l’écriture des langues, tout autant que les langues, a permis.
En effet, après les pictogrammes (=représentation graphique ou dessin figuratif stylisé représentant ayant fonction de signe), les logogrammes (=dessin correspondant à une notion ou une suite de sons) et les syllabaires (=ensemble de signes graphiques qui notent les syllabes), qui « notent les langues comme à l’extérieur d’elles-mêmes », voici la révolution des alphabets consonantiques, puis des alphabets tout court, tels que nous les connaissons.
« Qu’il s’agisse du dessin évoquant la chose du monde visible et son nom ou du signe syllabique notant l’unité sonore minimale que perçoit l’appareil auditif humain (la syllabe), ces signes réfèrent au monde extérieur, chose appréhendée par la vue ou son de la parole captée par l’ouïe. Au contraire, avec les alphabets consonantiques, notant le phénicien, l’hébreu, l’araméen, le nabatéen, puis l’arabe – pour ne parler que de ces langues -, les systèmes notant le vieux perse ou bien les langues de l’Inde, et enfin l’alphabet grec, nous sommes en présence d’écritures qui notent le son du point de vue du sujet parlant. »
Op. cit. (p. 118-119)
C. H. présente le plan de ses premières pages :
« Il convient de commencer par les premiers pas qui mènent à la création de l’écriture : bulles, calculi, comptes, tablettes, vers le milieu du IVèmemillénaire avant notre ère ; de faire ensuite un grand saut, passer de -3000 environ à -2000 environ pour envisager l’écriture qu’on appelle l’élamite linéaire et qui n’est toujours pas lue ; de gagner enfin le dernier tiers du IIèmemillénaire avant notre ère pour observer que, chez les Élamites qui écrivent peu, l’écriture constitue un médium majeur entre les hommes et les dieux. »
Op. cit. (p. 97)
Qui sont les Élamites ? Et où se trouvent-ils ? Ils seraient en tout cas les premiers ancêtres de l’écriture, moins connu du grand public que les Sumériens.
Nos ancêtres les Élamites
À retenir pour briller en société => Des bulles et des calculi !! les Élamites étaient les ancêtres du contrat !
Voici une des premières traces des contrats : Pour enregistrer une transaction de façon légale, étaient enfermées dans une bulle d’argile de toutes petites figurines dont le nombre et l’aspect représentaient la transaction (calculi, cailloux). Sur la surface de la bulle d’argile, était gravés les termes du contrat : combien, quand, à qui ? En cas de litige ou de désaccord, on brisait la bulle pour vérifier la conformité de l’intérieur avec l’extérieur. (p. 98) On les trouve à Suze et cela date du Vème millénaire av JC.
Évolution de l’écriture : des pictogrammes aux signes…
Les premiers signes proto-élamites étaient plus artistiques et plus abstraits que les premiers signes sumériens, plus réalistes ; on reste encore dans les pictogrammes, néanmoins. (p. 102)
Le problème des pictogrammes, comme c’est le cas pour le chinois, c’est qu’il faut d’abord connaître la langue et les mots pour lire les tablettes. Cette écriture requiert au préalable une connaissance des mots de la langue et un apprentissage par coeur des pictogrammes, qui seuls permettent de les reconnaître. Peu à peu, vont entrer dans l’écriture des signes plus abstraits, mêlés à quelques pictogrammes qui perdurent, et qui peuvent parfois se lire différemment, selon le contexte. On arrive petit à petit au cunéiforme.
A retenir pour briller en société => la vieille histoire du N qui devient M devant B, P…oui, ce qu’on apprend à l’école primaire, c’est assez vieux et ça ne sort pas de nulle part. C’est notre façon de noter et de conserver en mémoire une lettre qui ne peut plus se prononcer ! Lisons ce témoignage :
« L’élamite est écrit [en cunéiforme] grâce au progrès fait par les Mésopotamiens, la phonétisation syllabique : les signes représentent des syllabes (consonne-voyelle, consonne-voyelle-consonne). On y trouve déjà certaines particularités de la notation élamite bien connues plus tard : l’hésitation entre la consonne sourde et la sonore de même point d’articulation (entre b et p, par exemple), la présence irrégulière de la consonne nasale implosive précédant une consonne occlusive de même point d’articulation (par exemple : m devant b/p ne s’écrit pas toujours). »
Op. cit. (p. 107)
Elle ne s’écrit pas toujours parce qu’elle est finalement assez difficile à prononcer. C’est aussi pour cela qu’en français, sous l’influence d’autres langues, notamment le germanique, le AM de JAM-bon se prononce Jambon… ce A nasal si français.
Le sujet est complexe et vaste pour un linguiste ! et on ne s’en rend pas toujours compte… (p. 143) Par exemple :
« Un iraniste qui travaille sur l’Antiquité doit approcher les langues de l’Iran ancien (l’avestique, le vieux perse, le moyen perse et enfin le persan classique), et leurs écritures (l’alphabet avestique, le cunéiforme vieux-perse, le système pehlevi et l’alphabet arabo-persan). En plus, pour lire des textes émanant des centres mêmes du pouvoir iranien à la période achéménide, il faut savoir le grec et son alphabet, l’élamite et l’akkadien notés en cunéiforme, l’araméen et l’hébreu écrits en alphabet consonantique. Un même éclatement graphique et linguistique s’impose à ceux qui travaillent su l’Iran parthe et sassanide. »
Op. cit. (p. 143-144)
Le sujet est complexe et fascine depuis longtemps. L’auteur s’intéresse aux mythes qui retranscrivent l’histoire du langage et l’histoire de l’écriture. J’en relève ici qui m’a particulièrement interpellée – voici à nouveau de quoi briller en société !
Des mythes expliquent la naissance du langage. Par exemple, les Cashinahua, population amazonienne du Brésil « ont un mythe du déluge et de la réinvention de la vie, où le héros culturel est une femme, Nëtë, qui survit au déluge et se donne à elle-même des enfants en pleurant dans une calebasse. Les larmes trop abondantes ayant usé ses yeux, Nëtë devient Bwëkon « aveugle » ; comme elle veut enseigner à ses enfants tout ce qu’ils doivent savoir pour se nourrir, ceux-ci mettent dans sa main quelques feuilles de plante qu’elle renifle, manipule et nomme : « c’est du manioc. » Aveugle, elle ne saisit plus rien de l’extérieur, mais son corps s’unit aux choses qu’elle touche et sent, et elle produit le nom des choses dans cette fusion, prêtant aux choses sa voix d’humain détaché de tout regard. Si savoir le nom n’est rien d’autre que savoir traiter de la chose qui porte ce nom, si « c’est du manioc » typifie un mode agricole et une recette de cuisine, savoir le nom provient de la capacité de Nëtë Bwëkon de s’abstraire et de laisser parler les choses au travers de soi : le langage est certes savoir et savoir-faire, mais à la condition de l’effacement du corps de l’homme. Ce mythe dit que le nom des choses n’est pas de l’homme : le langage est la condition du mythe, le mythe du mythe. »
Op. cit. (p. 112-113)
Passons à présent aux alphabets consonantiques : quelles sont leurs caractéristiques ?
Les alphabets consonantiques
C’est une écriture linéaire, tracée à la pointe ou à la plume sur de la pierre, du métal, des tessons de poterie, du cuir, mais surtout du papyrus, transportable, ce qui en assura le succès.
« La règle alphabétique y prévaut : un signe = un son ». Autres caractéristiques :
* Ne comporte pas de logogrammes
* Ne note pas la syllabe, mais seulement les consonnes.
* Possède un petit nombre de signes.
Le nombre de signes, dès l’antiquité, va de 22 (phénicien et araméen) à 30 (cunéiforme d’Ougarit). (Pour rappel, syllabaire mésopotamiens = 130 signes !)
* Sépare les mots par une barre verticale, un point ou un blanc.
Ces alphabets ont connu un grand succès, dont le phénicien qui a été emprunté par les grecs. Mais auparavant, voyons l’alphabet des hébreux.
L’écriture des judéens
(p. 163) Si nous ne savons pas comment les Hébreux ont appréhendé leur alphabet, nous savons en revanche que les judéens, au retour d’exil, fixent leur corpus sacré, et par là-même leur alphabet.
Fait notable : l’hébreu, langue classique de l’antiquité, est redevenue une langue vivante au XXème siècle. De façon volontaire et presque artificiel, militante en tout cas. Auparavant, l’hébreu était pratiqué comme était pratiqué le latin en occident jusqu’au XVIème siècle… ce qui n’empêcha pas le latin d’évoluer, mais le laissait tout de même exister comme une langue officielle, une langue morte tout de même.
Quels témoignages de l’hébreu ?
« Les écrits archaïques, ou pré-exiliques, ostraca, sceaux-scarabées, inscriptions sur pierre, tombes, stèles, montrent une écriture fine, très proche du phénicien, suivant un ductussouple. Cette écriture est encore reconnaissable sur les monnaies jusqu’aux environs de 100 avant notre ère. Mais dès la fin du 1ermillénaire avant notre ère, la Torah est écrite avec l’écriture carrée, dérivée de l’araméenne, ainsi nommée parce que tous les signes doivent s’inscrire dans une forme quadrangulaire. »
Op. cit. (p. 167)
La notation araméenne ne permet pas la notation des voyelle… cependant…
« À la fin du Ier millénaire, furent inventées les matres lectionis, « les mères de lecture », dont nous avons déjà parlé. Ce procédé de notation vocalique, que l’on appelle la scriptio plena, l’ « écriture pleine », représenta malgré ses insuffisances un pas vers la notation des voyelles. (cf Qumran avec les Esséniens) Dès la période hellénistique, des textes de la Torah posent des problèmes de compréhension dus à l’alphabet consonantique. Les scribes ajoutaient des signes et multipliaient ainsi les possibilités d’interprétations.
Op. cit. (p. 169)
« Il y eut plusieurs essais autres que la scriptio plenapour noter les voyelles ; seul le système occidental dit de Tibériade eut quelque succès, car, inventé vers le IVème siècle de notre ère et généralisé dans le monde juif, il est à la base de la Bible massorétique, ou plus exactement de la version massorétique de la Bible. Les Massorètes, rabbins et savants des VI-VIIIè siècles, fixèrent la teneur du canon, incluant ou excluant certains passages ; par la notation des voyelles, ils firent disparaître l’ambiguïté et n’autorisèrent plus qu’une seule lecture réelle. Si les voyelles ne disposaient pas de signes autonomes, mais de signes diacritiques au-dessus et en dessous des consonnes (points, crochets de petite taille), l’écriture ressemblait quand même à un alphabet complet.
Op. cit. (p. 169)
« Ainsi fixé, le texte massorétique est vocalisé, sauf un mot, le tétragramme divin, le nom de Dieu noté YHWH. S’il est aujourd’hui phonétisé en « Yahvé » à partir de ses notations antiques en grec, il n’était pas lu ainsi dans l’Antiquité juive post-exilique, il n’était pas prononcé comme il était écrit, mais sous les formes « Adonaï » ou ha sem, « le nom », par exemple. Ce signe était lu comme un logogramme – comme les Mésopotamiens pouvaient lire le signe de la tête soit sagen sumérien, soit resuen akkadien ; le sens restait le même, les actualisation linguistiques et phonétiques différaient. On ne lisait pas des lettres séparées, référant à des sons, puis combinées entre elles, on reconnaissait un signe. »
Op. cit. (p. 169)
Passons à présent aux Grecs et leur alphabet
A la fin de la période mycénienne, les Grecs semblent avoir perdu l’usage de l’écriture, après l’avoir reçu des Crétois. Ils se tournent vers l’alphabet phénicien.
« Les signes de ce qui allait devenir leur écriture furent empruntés par les Grecs (ou les Crétois ?) aux Phéniciens, peut-être au IXème siècle avant notre ère, au plus tard au milieu du VIIIè siècle, et le premier texte connu de nous date de 730 avant notre ère. Les Grecs conservèrent peu ou prou le nom sémitique des lettres : ce qui se disait baytdevint bêta, daletdevint delta, noundevint nu. Ils conservèrent aussi l’ordre des lettres, aleph-bêt-gimeldevint alpha-bêta-gamma, ce qui donna notre « alphabet ». Ils transformèrent la forme des lettres selon un mouvement de rotation ou d’inversion, marquant ainsi leur appropriation des signes. Hérodote savait (Enquête, V, 58) que les lettres grecques venaient des Phéniciens. »
Op. cit. (pp. 126-127)
Les Grecs adoptent cet alphabet, peut-être via les Ioniens, qui étaient leurs vassaux (p. 183)
Cependant, les Grecs font de cet alphabet un système parfait et complet. Ils ajoutent les voyelles, devant la nécessité absolue de noter le A privatif en début de mot. Ils s’interrogent et nous notons des hésitations longues devant la notation du H aspiré (qu’on devrait appeler expiré), notamment en début de mot. Les esprits, rudes et doux, apparaissent (en 403) (p. 130). Les doubles consonnes PHI, XI, PSY sont également ajoutées aussi, ainsi que les diphtongues AI, EI, EU, EO etc., ceci dans le but de retranscrire le plus fidèlement possible la langue grecque.
« L’alphabet complet donne à voir à la fois le travail intérieur du corps parlant et l’universel du langage humain. De fait, mettre sur un même plan d’égalité graphique les consonnes et les voyelles, sons produits par fermeture ou par ouverture de l’appareil phonatoire, revenait à écrire que tous les sons venaient du corps de l’homme. Les Grecs ont été conscients que leur écriture permettait la transcription des mots d’autres langues que la leur : à preuve l’extraordinaire exactitude du rendu phonétique des mots scythes et iraniens rapportés par Hérodote, par exemple. Transcrire la langue des autres dans ses propres phonèmes revient à montrer que le langage vient du corps de l’homme et que tous les hommes sont dans le langage. »
Op. cit. (p. 132)
Le cunéiforme du vieux perse, je le conserve pour plus tard, pour un nouvel épisode de la Boule athée sur la Perse !
Alors, l’Orient et l’Occident ?
Conclusion originale de l’auteur autour de la prononciation :
D’abord, il y a deux orients, qui correspondent à deux alphabets… « Les alphabets participent de l’Orient et de l’Occident, mais le reste graphique les divise. » (p. 139)
Il y a les alphabets qui conservèrent ce qu’on appelle un « reste », à savoir un signe qui ne se prononce pas mais annonce ou précise la nature du mot qui va suivre ou sa sacralité, comme le nom de dieu. C’est une différence importante, que l’on retrouve dans les textes hébreux ou seul le tétragramme YHWH n’est pas vocalisé : Le tétragramme reste figé et intouchable, non vocalisable car on ne doit pas le prononcer, et demeure ainsi dans le texte un peu comme un idéogramme ou pictogramme…
« Les Orientaux – et certains plus que d’autres – aimèrent l’écriture riche, qui déborde de sens et de symboles, les Occidentaux l’aimèrent pauvre. Les Orientaux aimèrent être pris et enveloppés par les signes, les Occidentaux aimèrent limiter les signes. »
Op. cit. (p. 139)
Quant aux grecs et nous
Le fait qu’un alphabet très complet permette à quiconque de lire et d’accéder à cette langue écrite fut perçu comme un problème. Dans une communauté soudée, que l’on veut soudée en tout cas, les individus doivent avoir besoin les uns des autres. Les rendre autonomes et indivis constitue un danger. Le grec permet l’ « universel inconcevable » mais pas encore « le sujet qui soliloque ».
« Au demeurant, il allait encore falloir vingt siècles d’histoire pour en arriver là : le christianisme et sa double théorie du langage – Dieu maître des mots qui créent, Christ fait homme dans la parole -, la naissance des Nations ou l’universel dans les frontières linguistiques, impliquant la grammaire et l’orthographe comme espaces médians entre le sujet et l’universel, l’imprimerie ou le dédoublement du temps qu’elle signifie… Mais ceci est une autre histoire. »
Op. cit. (pp. 187-188)
=> Ah oui, j’oubliais… la syrienne en slip clouté… c’est une figurine féminine, retrouvée sur le site de Mari en Syrie, et qui date du IIIème millénaire, début du IIème millénaire av JC. Elle se trouve au musée d’Alep, en Syrie !
Ce livre n’est pas un ouvrage scientifique ; il n’est pas un livre de sociologie ou d’anthropologie. C’est la narration de la narration, vue de Nancy Huston. Empli de questionnements qui donne à penser, par les mots choisis de la romancière, ce livre nous balade à travers divers champs d’étude : biologie, société, religion, philosophie…
Comme de juste et habilement (spéciale dédicace à mes étudiants), N.H. commence par une accroche et la raison d’être de ce livre.
« Soudain la détenue qui s’était tue jusque-là relève la tête, me regarde droit dans les yeux et dit : « à quoi ça sert d’inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable ? »
Cette femme est prostrée, elle a tué quelqu’un, moi non, tous mes meurtres sont dans mes romans.
Je suis à la prison de Fleury-Mérogis. » (p. 11)
N.H. va montrer qu’il n’y a pas de réalité hors la fiction qui la reconstitue et qui lui donne du sens. Ou du moins, que ce qu’on appelle la réalité n’est accessible qu’à travers la fiction, le récit interne ou public que l’on peut en faire, sa traduction en mots, en idées. Percevoir le monde en causalités, conséquences, objectifs, prêter aux choses et aux êtres des intentions, donner un sens à l’ensemble, s’inventer des histoires qui justifient et expliquent… Voilà ce qui nous différencierait fondamentalement des autres espèces.
Le postulat de départ de N.H. :
« Animaux nous sommes,
Mammifères, primates super-supérieurs, etc. Sans plus de raison d’être sur la planète Terre, ni d’y faire quoi que ce soit, que les autres espèces, sur cette planète ou une autre.
Mais nous sommes spéciaux. » (p. 13)
« Nous seuls percevons notre existence sur terre comme une trajectoire dotée de sens (signification et direction). Un arc. Une courbe allant de la naissance à la mort. Une forme qui se déploie dans le temps, avec un début, des péripéties et une fin. En d’autres termes : un récit. » (p. 14)
Elle souligne l’importance du sens pour les humains :
« Personne n’a mis du Sens dans le monde, personne d’autre que nous.
Le Sens dépend de l’humain, et l’humain dépend du Sens.
Quand nous aurons disparu, même si notre soleil continue d’émettre lumière et chaleur, il n’y aura plus de Sens nulle part. Aucune larme ne sera versée sur notre absence, aucune conclusion tirée quant à la signification de notre bref passage sur la planète Terre ; cette signification prendra fin avec nous. » (p. 15)
Et en effet, nous avons essaimé du sens dans beaucoup d’événements et d’inventions qui jalonnent notre vie.
« Dieu et les dieux font partie de cette histoire – même s’ils refusent systématiquement de l’admettre. » (p. 19)
Nom, prénom, baptême, mariage, argent… = la magie du sens !
« Ordinateurs et chimpanzés sont incapables de mentir, d’écrire de la poésie, de proférer des injures. Trois formes de magie banale et répandue chez nous, qui, toutes, impliquent d’employer à dessein un mot pour un autre.
Raconter : tisser des liens entre passé et présent, entre présent et avenir. Faire exister le passé et l’avenir dans le présent. (Singulièrement : par l’écriture.) » (p. 20)
Bref !
« Nous sommes l’espèce fabulatrice. » (p. 30)
Le sujet, la problématique du livre sont posés. Retour au titre. C’est ce qu’elle va illustrer par quantité d’exemples.
Le sien pour commencer, le moi, le JE, première fiction. N.H. livre sa propre autobiographie, comme une fiction, autour des petites fictions de sa vie : prénom, nom, date et lieu de naissance, son sexe, sa religion, généalogie, race, appartenance ethnique, langue, métier… un autre exemple avec John Smith, personnage fictif inventé pour la démonstration, à la vie somme toute ordinaire… dont la vie était pourtant emplie des mêmes fictions.
Le cerveau conteur ou Comment ça marche ?
Maladies mentales, épilepsie, lésion cérébrale… quel est le rôle de notre cerveau ?
N.H. s’attarde sur la maladie de son père, trouble de la mémoire. Il se souvenait curieusement d’événements qui ne s’étaient jamais produits. En fait, à l’aide des premiers mots qu’il entendait, son cerveau reconstruisait toute une histoire qu’il analysait ensuite comme ayant bien eu lieu. Les conséquences ?
« Tout ce qu’on lui disait, il avait la certitude de l’avoir déjà entendu.
Tout ce qu’on lui suggérait de faire, il était sûr de l’avoir déjà fait. » (p. 68)
« Mon père va mieux maintenant, mais imaginez la détresse des patiens atteints de ce syndrome en permanence ! Quand ils font des courses au supermarché, dès qu’ils voient un objet sur les étalages, ils sont persuadés de l’avoir déjà acheté. Quand ils surfent à la télévision, ils ne tombent que sur des films, séries, actualités et documentaires qui leur semblent désespérément familiers. » (p. 71)
Et le rêve, cette autre histoire que se raconte le cerveau ?
« En fait, on a concocté le récit de rêve au moment même où le réveil a sonné, prolongeant ainsi notre sommeil de quelques instants. » (p. 74)
Parfois, au réveil, certains éléments ont été bizarrement agencés, dans la précipitation des dernières secondes ? Cela reste plutôt chouette…
Mais il y a un MAIS… c’est la paranoïa et l’esprit complotiste… à la recherche du sens…
« Cela rend notre espèce, en un mot, parano.
La paranoïa, maladie de la surinterprétation, est la maladie congénitale de notre espèce. » (p. 83)
« Je ne crois pas au hasard » : un excellent résumé de l’histoire de notre espèce. » (p. 84)
Alors l’homme se laisse aller à croire tout un tas de choses qui donnent du sens…
« L’homme ne vit pas de pain seul, disait Jésus. En effet, c’est le bonobo qui vit de pain seul. L’homme a besoin de pain sensé. » (p. 104)
« Jean Améry a constaté que, dans les camps de concentration, ceux qui croyaient en Dieu ou en la Révolution s’en sortaient mieux que les intellectuels athées et désillusionnés comme lui.
Jean Améry
Les fictions religieuses et politiques, disait Améry, avec les illusions qu’elles véhiculent et les espoirs qu’elles favorisent, sont plus utiles pour la survie que les études de philosophie qui prétendent en venir à bout. » (p. 127)
Et l’homme fait la guerre. Comment donner du sens à cette vie s’il y a la mort ?
« Beckett : « les femmes accouchent à califourchon sur la tombe. » (p. 113)
Mais il y a aussi l’amour et l’amitié
« Dans l’amitié humaine, je t’aime, c’est : je veux que nos histoires s’imbriquent l’une dans l’autre. » (p. 137)
Dans l’amour aussi, du reste… Former un couple, c’est une fiction. Le mot « couple » est en lui-même une fiction.
Les amoureux de Chagall
« Le mariage est une réalité humaine c’est-à-dire une fiction, à laquelle notre espèce a décidé d’adhérer il y a des millénaires, car elle s’est avérée utile à notre survie. Elle nous aide à déterminer, quand naissent des enfants, qui en est le père. » (p. 148)
L’amour parental est aussi une fiction.
« L’amour parental est une fiction d’une importance primordiale pour la survie de l’espèce humaine, pour une raison encore peu citée : seul de tous les primates supérieurs, l’être humain naît prématurément, plusieurs mois avant terme. » (p. 145)
Le père, parlons-en… qui dit trouver sa place et le sens de sa vie…
« Depuis que l’humanité existe, les femmes en tant qu’elles sont mères ont été exclues de certains gestes et rituels sacrés. Soit que les hommes les aient jugées impures, indignes d’approcher de ce domaine car susceptibles de le souiller ; soit qu’ils les aient estimées déjà dépositaires d’un sacre à elle, largement suffisant : l’enfantement.
Et c’est un fait : l’enfantement confère un sacré Sens à la vie des femmes. Pour la plupart d’entre elles, encore de nos jours, donner la vie est une raison de vivre évidente et irréfutable – pendant que les hommes sont éternellement obligés de bricoler, d’inventer, de construire pour eux-mêmes, du mieux qu’ils le peuvent, un Sens à leur existence.
C’est pourquoi, traditionnellement, ils se sont réservé l’exclusivité des activités à haute dose sémantique : éducation ; hiérarchie religieuse ; littérature ; guerre. Prestige garanti.
Les femmes n’en avaient pas besoin, donc elles n’y avaient pas droit. » (p. 151)
J’ajouterais : prestige garanti et auto-congratulation. Jugement par les pairs / pères, félicitations entre hommes / entre couilles, comme dirait Virginie Despentes.
J’aimerais tout de même modérer le propos qui voudrait, par caricature, que la femme soit sensée et l’homme parfaitement insensé, que les hommes ne sont pas sans jouer un rôle important dans la paternité, rôle qui pourrait suffire à donner du Sens à leur vie tout autant qu’à une femme… que certains jouent un rôle dans la vie des autres sans être père, et que certaines femmes ne jouent aucun rôle bénéfique à la vie de personne, quand bien même elles seraient mères.
Toutefois, je veux bien reconnaître que les femmes n’ont pas de mythe, du coup (Serait-ce la conséquence de la remarque de N.H. ?). Pas de mythe qui aurait pu présenter la création de l’homme succédant celle de la femme, l’homme perçu comme Autre, créé pour être son parèdre, son vis-à-vis, un supplément, la nécessaire variation du gène ? Ou pourquoi pas un héros troublion, tour à tout protecteur et agresseur ? Changeant comme la pluie et le beau temps ? Comme ogre ? Comme tyran domestique ? Comme un chasseur prodigue ? Comme un enfant qui continue à se bagarrer, apporte cadeaux et tourments ? Chaleur et conflit ? Dont les baisers brûlent puis glacent ? Qui donne la vie et la mort ? … Comme un éternel incapable ? Comme le boulet que dieu lui aurait administré ? Au lieu de cela, c’est le mythe de Pandore chez Hésiode qui présente la femme comme le boulet, la sangsue insatiable des hommes. Voilà comment ces derniers se sont raconté « la » femme…
« Le cerveau est une machine fabuleuse… qui nous prédispose à fabuler, pour le meilleur et pour le pire.
Il nous fournit les histoires dont nous avons besoin pour justifier nos actes. (p. 123) »
Il nous fournit des excuses, une contenance…
« Une contenance, c’est ce à quoi nous tenons plus que tout.
En ce que nous redoutons plus que tout : le ridicule. Être révélés comme ce rien, ce presque rien que nous sommes : des mammifères mortels. » (p. 124)
C’est pourtant ce dont il faut se souvenir pour vivre bienheureux, à la manière de Baloo !
Pour finir, un croche-pied aux tristes sires qui prennent la vie bien au sérieux…
« Shopenhauer et les nombreux écrivains de l’Europe moderne qui, ouvertement ou non, ont adopté sa philosophie nihiliste, de Cioran à Bernhard et de Houellebecq à Jelinek, ont tous vécu, jeunes, dans une fiction forte et contraignante (religieuse ou politique). Ayant compris plus tard que Paradis, Enfer et Avenir radieux étaient des sornettes, que le Sens de l’existence humaine n’était déterminé ni par Dieu ni par l’Histoire, ils en ont conclu qu’elle n’en avait pas, qu’elle n’était que tragédie, horreur et dérision, et se sont mis à déblatérer contre la vie en tant que telle.
Cela est absurde.
La vie a des Sens infiniment multiples et variés : tous ceux que nous lui prêtons.
Notre condition, c’est la fiction ; ce n’est pas une raison de cracher dessus.
A nous de la rendre intéressante. » (p. 191-192)
Je m’interroge sur le DE cracher dessus, j’aurais dit « POUR »… mais en même temps, ne serait-ce pas le juste calque de
Notre condition, c’est la fiction ; c’est une raison de vivre, c’est une raison d’être ?