L’invention de Dieu de Thomas Römer

C’est à la fin du livre que l’on trouve un superbe résumé de son contenu : « Notre enquête sur les origines de Yhwh, son adoption comme dieu d’Israël, son ascension comme dieu tutélaire des royaumes d’Israël et de Juda, sa transformation en un dieu un sous Josias, puis en un dieu unique après l’effondrement de la royauté davidique et l’éclatement géographique du « peuple de Yhwh » a couvert grosso modo un millénaire, depuis la fin du XIIIè siècle avant l’ère chrétienne jusqu’à l’époque hellénistique. » (p. 319)

Cet épilogue et conclusion, (pp. 319-332) retrace la suite de l’histoire de Yhwh jusqu’à son adoption par le christianisme. Mais qu’en est-il des origines de ce dieu ? Où et quand serait-il apparu ?

Le Neguev

À l’examen des sources bibliques, archéologiques, scriptuaires, iconographiques, on pourra « retracer le chemin d’un dieu, localisé à l’origine sans doute quelque part dans le « Sud » entre l’Égypte et le Néguev et qui est d’abord lié à la guerre et à l’orage, qui devient petit à petit le dieu d’Israël et de Jérusalem, pour demeurer, après une catastrophe majeure, la destruction de Jérusalem et de Juda, le seul dieu, créateur du ciel et de la terre, dieu invisible et transcendant, qui clame cependant qu’il entretient avec son peuple une relation particulière. » (p. 12) « C’est ainsi que l’on arrivera à retracer la carrière d’un dieu du désert vénéré par des groupes nomades qui est devenu le dieu au nom imprononçable dont nous parle la Bible hébraïque. » (p. 13)

Reprenons pas-à-pas cette histoire et tâchons de comprendre les tenants et les aboutissants de ce que Thomas Römer appelle l’invention de dieu. Il nous met toutefois en garde : « En parlant d’invention de dieu, nous n’imaginons pas que quelques Bédouins se sont un jour réunis autour d’une oasis pour créer leur dieu ou que, plus tard, des scribes ont forgé de toutes pièces Yahvé en tant que dieu tutélaire. Il faut plutôt comprendre cette « invention » comme une construction progressive issue de traditions sédimentées dont l’histoire a bouleversé les strates jusqu’à faire émerger une forme inédite. » (p. 14)

Avant toute chose, de qui parle-t-on ? Qu’est-ce que Yhwh ?

D’une part, Yhwh n’est pas le seul dieu mentionné dans la Bible. Non seulement on trouve Kemosh dans le livre des Juges, mais également d’autres dieux que les destinataires du Deutéronome sont exhortés à ne pas suivre. Mais cela est bien normal : le Moyen-orient était parsemé de nombreuses divinités et parfaitement polythéiste. D’ailleurs des toponymes judéens ou israëlites datant probablement du IIème millénaire témoignent de la présence d’autres dieux liés à la fertilité, aux moissons et aux récoltes (p. 115).

D’autre part, Yhwh est présenté comme un dieu inconnu qui se révèle à Moïse en Égypte. Il n’est donc pas présent depuis toujours !

Pour finir, le dieu de la Bible lui-même porte plusieurs noms : (p. 38-39)

  • Elohim, qui porte une terminaison plurielle et peut se traduire par « dieux »
  • Le « seigneur » ou « l’éternel »
  • Adonay, « mon seigneur », inventé par les massorètes pour éviter de prononcer YHWH
  • Has-sem, « le Nom », utilisé également par les Samaritains
  • YHWH, version consonantique / tétragramme : plus tard, entre le IIIè et le Xè ap JC, les savants juifs, appelés Massorètes, mot araméen qui signifie « gardiens », ont élaboré plusieurs systèmes de vocalisation dont l’un d’eux, celui de Ben Asher, s’est finalement imposé.

Mais justement, comment prononcer YHWH ? En effet, cela était devenu problématique puisque les juifs avaient cessé de prononcer son nom dès le IIIè avjc ; le tétragramme YHWH était alors remplacé par theos « dieu » ou kurios, « seigneur ». (p. 39)

Plus tard, plusieurs suppositions ont été faites, parfois induites en erreur, comme celle qui conduisit à Jéhovah : au XIIIè siècle apJC, le dominicain Raimundus Marti n’avait pas compris que les voyelles d’adonay, combinées par les massorètes avec le tétragramme, indiquaient qu’il fallait prononcer « adonay » plutôt que de chercher à prononcer le nom de dieu… c’est ainsi qu’il lut yêh(o)wâh, nom qui s’est largement répandu à travers les témoins de Jéhovah. (p. 40)

Stèle de Mesha

Comment faire pour reconstruire la prononciation de ce tétragramme que l’on trouve par ailleurs en dehors de la Bible : YHWH est présent sur la stèle de Mesha et dans les inscriptions à Kuntillet Ajrud (p. 46) Des noms propres théophores attestent quant à eux une forme brève de Yahvé : Yirmeyahu (Jérémie), Yesa’yahu (Esaïe) ou encore Yehonatan (Jonathan). La forme courte devait se prononcer Yahu ou Yahou. (p. 41) 

L’enquête que mène Th. Römer le conduit à la conclusion que la prononciation ancienne du nom de dieu d’Israël était « Yahô », autant dire que le tétragramme était à l’origine un trigramme, ce qui signifie que le W dans YHW n’avait pas valeur de consonne, mais était une mater lectionis indiquant le son « o ». La lettre h en finale du tétragramme YHWH serait alors à comprendre comme servant à l’allongement du o précédent. » (p. 46)

D’où vient alors cette prononciation Yahweh attestée surtout chez les pères de l’Église ? C’est en effet une prononciation que l’on trouve chez Clément d’Alexandrie (Iaoué) entre autres pères de l’Église. Mais il faut noter que « Presque toutes les attestations d’une prononciation du tétragramme viennent de l’époque chrétienne. » (p. 45) On peut supposer qu’« au moment de la traduction du Pentateuque en grec cette prononciation avait cours et était connue. » (p. 45) C’est peut-être à partir du jeu de mot en Exode chapitre 3, 11 que l’on suppose une prononciation Yahweh (Yahvé) car dieu dit à Moïse : « je suis qui je suis » ehyeh aser ehyeh. (p. 43) ? « Cette évolution peut s’expliquer par une hypothèse théologique qui sous-tend également le récit d’Exode 3, à savoir rendre compte de la signification du nom de Yhwh par la racine hébraïque h-y-w, « être ». La prononciation « Yahweh » correspond en effet à la vocalisation d’une forme causative de la troisième personne du masculin singulier de cette racine. Yahweh serait alors « celui qui fait être », « celui qui crée »… Cette spéculation a pu mener vers cette prononciation Yahvé, sans doute bien plus récente que Yahô ou Yahû. » (p. 47)

Quelle est véritablement l’étymologie ? La piste du verbe « être » est souvent explorée pour ces raisons. Cependant « la racine sud-sémitique qu’on pourrait mettre en rapport avec le tétragramme serait alors la racine sémitique h-w-y qui a trois significations : « désirer », « tomber », « souffler ». Les sens de « désirer » et de « tomber » sont également attestés en hébreu biblique, seul le sens de « souffler » ne l’est pas. Peut-être s’agit-il alors d’un évitement voulu à cause du nom divin. […] Yhwh serait donc celui qui souffle, qui amène le vent, un dieu de l’orage qui peut aussi inclure des aspects guerriers, et une telle caractérisation s’applique assez bien, comme on va le voir, aux fonctions primitives de Yhwh. » (p. 50)

De qui et de quoi Yhwh est-il le dieu ?

Sans conteste, il s’agit d’un dieu de la guerre et d’un dieu de l’orage. (p. 66-67) Mais il pourrait être également un dieu des steppes et des régions arides, comme en témoigneraient des sceaux en forme de scarabées, trouvés dans le Néguev et en Juda, représentant une variante du motif iconographique du « maître des animaux. » (p. 68)

Peut-on rapprocher ce dieu de Seth ? Des liens sont possibles, mais restent hypothétiques. Ils confirment néanmoins l’origine sudiste de Yhwh, son aspect guerrier et sa provenance des steppes. (p. 70)

D’où vient ce Yhwh ?

La relation entre Yhwh et Israël n’a pas tjrs existé. On trouve des traces d’un Yhwh bien ailleurs.

Ougarit

Ougarit, cité-état prospère des XIVè et XIIIè avjc livre de nombreux documents archéologiques dont un texte mythique où il est fait allusion à un banquet de El. On y lit : « le nom de mon fils, Yw – déesse/dieu(x ?) ». Ce passage pourrait être rapproché d’un passage biblique, dans sa version primitive, reconstituée sur la base de la version grecque et d’un fragment de Qumran : « Quand Elyon donna les nations en héritage, quand il répartit les hommes, il fixa les territoires des peuples suivant le nombre des fils de Dieu (El). Et la part de Yhwh est son peuple, Jacob est sa part attribuée. » […] « Cependant ce passage est peu clair et trop fragmentaire pour postuler une vénération du dieu Yhwh d’Ougarit. » (p. 52-53) On trouve aussi un Yam… une erreur de scribe ? ce qui arrivait bien souvent ! (p. 54)

Trouvé entre l’Égypte et Séïr, un papyrus égyptien de 1330-1230 présente la forme abrégée de Yhwh, à savoir Yah qui serait le nom d’un lieu.

Dans une liste d’Aménophis III de Soleb au Soudan (vers -1370), on trouve mentionné le « pays – des Shasou – Yhwh ou Yhw(h) dans le pays des Shasou. » Ainsi que dans un autre endroit à Soleb et une halle du temple de Ramsès II à Amarah Ouest. (p. 55)

Yhw3 pourrait être un terme géographique : une montagne ?

En tout cas, « les attestations archéologiques, épigraphiques et iconographiques font apparaître des Shasou dans le territoire d’Édom, de Séïr et dans l’Araba au moment de la transition entre le Bronze récent et l’âge de Fer. Et parmi ces Shasou se trouvait peut-être un groupe dont le dieu tutélaire s’appelait Yhw. Ces attestations peuvent se combiner avec une tradition biblique qui présente le dieu Yhwh comme un dieu venant du « Sud ». » (p. 57)

Mais quel Sud ? Plusieurs textes font venir Yhwh d’Edom, mis en parallèle avec Séïr. Le mot hébreu séïr, qui signifie « poilu », s’applique en tant que terme géographique à l’intérieur du territoire d’Edom à une région comportant des forêts. Séïr serait la montagne qui va du Wadi el-Hesa jusqu’au golfe d’Aqaba ; Edom l’englobe. Mais dans la bible, les deux sont souvent substituables. (p. 63)

Bref, la comparaison des quatre textes (Jg 5, 4-5 / Psaume 68, v 8-9 et 18 / Dt 33, 2 / Habaquq, chap 3) quant à la provenance de Yhwh peut être résumée ainsi : dans ces énoncés poétiques, Yhwh est « localisé » dans le sud, en territoire édomite ou, d’une manière plus générale, dans un territoire situé au sud-est de Juda. Il est fort possible que ces quatre passages poétiques reprennent une tradition ancienne selon laquelle Yhwh était une divinité liée à une montagne dans le désert, à l’est ou à l’ouest de l’Araba. » (p. 65)

Moïse et les madianites

Dans la bible, Exode, Chap 3, c’est à Moïse que Yhwh se révèle. Moïse a-t-il existé ? Force est de constater que nous n’en avons aucune trace historique. Cependant, il apparaît comme un Hébreu occupant un statut social très élevé à la cour ; ce qui le rapproche de Beya, ce Cananéen qui avait provoqué une révolte des Asiates dans la ville de Pi-Ramsès vers la fin de la XIXè dynastie. (pp. 72-73) Par ailleurs, Moïse rencontre les madianites et ils vont jouer un rôle important dans la découverte du dieu Yhwh.

Qui étaient les madianites ? « On peut dire que les madianites étaient organisés d’une manière tribale et peu hiérarchisée (bien que certains textes bibliques parlent, de façon anachronique, de rois madianites). Selon Exode 2, ils élevaient du bétail (voir aussi Jdt 2, 26) et certains clans étaient apparemment nomades ou semi-nomades (Ha, 3,7). D’autres étaient sédentaires et pratiquaient l’agriculture autour des oasis. Ils étaient également impliqués dans l’exploitation des mines d’or et de cuivre ainsi que dans des activités commerciales. » (p. 79)

Jacob et Esau : qui part à la chasse perd sa place !

Dans la bible, les Madiân sont présentés parfois négativement, souvent positivement. Le papyrus Anastasi VI mentionne les Shasou d’Édom : or dans la Genèse, on insiste sur la fratrie entre Jacob (Israël) et Ésaü (Édom). Ces textes donnent l’impression d’un lien privilégié entre Israël et Édom par rapport aux autres voisins. En Dt 2,5 il est dit que c’est Yhwh qui a donné Séïr aux fils d’Ésaü (pp. 91-92). Les madianites seraient-ils des Shasou d’Edom ?

« En résumé, le dossier sur Moïse et Madiân confirme les indications fournies par les textes évoquant une provenance sudiste de Yhwh et peut-être son lien avec les Shasou, des tribus semi-nomades parmi lesquelles on peut compter les Madianites et les Qénites. Nous avons déjà vu que Juges 5 fait venir Yhwh de Séïr. […] Il est plus difficile de savoir quelle vraisemblance historique on peut attribuer aux récits sur Moïse et Madiân. Moïse fut peut-être le chef d’un groupe de ‘apiru qui, sorti d’Égypte, a rencontré Yhwh à Madiân et l’a ensuite fait connaître à d’autres tribus dans le Sud. Cette question sera reprise dans la suite de l’enquête. » (p. 93)

Comment Yhwh devint-il le dieu d’Israël ?

En Exode 19-24, Yhwh devient le dieu d’Israël à la suite d’une révélation sur le mont Sinaï et à la conclusion d’une alliance ou d’un contrat : Moïse est le médiateur entre Yhwh et son peuple. (p. 95) Yhwh n’a donc pas toujours été le dieu d’Israël. De qui était-il le dieu et quel était le dieu d’Israël alors ?

Israël contient le nom de EL. Le sens premier de Israël serait « Que El combatte » (forme verbale de la racine s-r-h, « battre, combattre » à la troisième personne de la conjugaison à préformantes dans la forme du jussif (injonction). (pp. 96-97) D’autres suppositions : « El est juste », à partir de y-s-r « être juste ». Ou encore s-r-r « régner, gouverner » : « qu’El règne ». (p. 98)

« L’explication populaire à l’aide de la racine s-r-h « se battre » dans les textes de Genèse 32 et Osée 12 a pu supplanter l’étymologie originelle au moment où Yhwh, dieu guerrier, devint le dieu tutélaire du groupe Israël. La racine de « régner », « s’imposer comme maître » convient mieux pour El, le chef des panthéons et le roi des dieux. » (p. 98)

Stèle de Merneptah

La stèle de Merneptah (1210-1205) mentionne un Israël, qui a été détruit par les égyptiens – semence ou blé qui n’est plus – et la Syrie réduite à néant. Cet Israël est le nom d’un groupe qui se trouvait en Syrie, sans doute dans la région montagneuse d’Ephraïm : « apparemment, « Israël » est un groupe dont le nom est connu des Égyptiens et qui est considéré par eux comme un facteur potentiel de désordre, mais aussi comme un ennemi important contre lequel il faut s’assurer une victoire rapide. […] Une question demeure : ce groupe, dont le nom indique que ceux qui le portent rendaient d’abord un culte au dieu El, chef des panthéons cananéens, vénérait-il déjà le dieu Yhwh ? » (p. 103)

En tout cas, ce qu’on peut dire, c’est que la bible garde des traces indéniables d’un culte de El : « La vénération d’une divinité de type El, précédant celle de Yhwh, se reflète partiellement dans l’histoire patriarcale et, notamment, dans celle de Jacob qui, en luttant avec « dieu » et en changeant de nom, devient « Israël ». (p. 104) Et on trouve dans la Genèse toute une série d’épithètes pour El (cf pp. 105-109), dont le plus connu et répandu est El Shadday : soit de l’akkadien sadu « montagne » (« celui de la montagne ») soit l’étymologie rabbinique « celui qui se suffit à lui-même » mais il s’agit clairement d’une spéculation théologique. La version grecque propose pantokrator, le « tout-puissant ». (pp. 108-109)

Dans la bible, les relations entre Jacob (Israël) et son frère Esaü (Édom) sont très complexes : « Si l’on datait l’histoire de Jacob du temps de la royauté israëlite, on avait du mal à expliquer une relation étroite entre Jacob (Israël) et Esaü (Édom) à cette époque. Pour cette raison, on a récemment fait remarquer que les relations tendues et néanmoins proches entre les deux frères font sens à l’époque babylonienne ou perse, période où Jacob est devenu l’ancêtre de « tout Israël » (incluant donc Juda) dans un sens théologique. Faut-il alors situer les récits d’hostilité de cette époque ? Notre enquête pourrait pointer vers une tout autre solution : si Yhwh était localisé chez les Édomites, le lien entre Jacob et Ésaü pourrait refléter un savoir sur l’adoption par les « fils de Jacob » d’un Yhwh lié d’abord à Ésaü. Cette spéculation reçoit une certaine confirmation des inscriptions de Kuntillet Ajrud maintenant publiées dans le rapport complet des fouilles. On y rencontre à la fois un « Yhwh de Samarie », donc d’Israël, et un « Yhwh de Têman », du Sud. » (p. 110) Comment cette adoption se serait-elle produite ?

« Admettons qu’un dieu Yhwh ait été localisé sur une montagne dans le territoire d’Édom ou de Madiân et qu’il ait été adopté par un de ces groupes que les Égyptiens appellent Shasou ou Hapiru. » En Exode 5 et 3, il est fait mention d’un Yhwh auquel les Hébreux doivent désormais rendre un culte : « s’agit-il alors du souvenir selon lequel un groupe de Shasou/Hapiru aurait fait la connaissance de Yhwh lors d’un séjour dans le territoire de Madiân/Édom ? » (p. 111)

Cette rencontre est peut-être ce qui est relatée dans la révélation au Sinaï. « Ces textes de l’Exode pourraient alors conserver la trace d’un rituel où un groupe de Shasou/Hapiru se constitue, via un médiateur, comme ‘am Yhwh, peuple d’un dieu guerrier à qui il attribue la victoire contre l’Égypte. Ce groupe a ensuite introduit ce dieu Yhwh dans la région de Benjamin et Éphraïm où se trouve Israël. » (p. 113)

L’entrée de Yhwh à Jérusalem 

Silo

Avant Jérusalem, on trouve des traces de Yhwh à Silo : attesté par les textes tardifs dans ce site occupé au IIème millénaire, qui devient important au milieu du XIIè et du XIè (p. 116) : « Silo fut apparemment un sanctuaire yahwiste important, contenant peut-être même une statue de Yhwh, et il est possible que ce soit par le biais de ce lieu saint (ou par le prophète Samuel) que Yhwh devint ensuite le dieu de Saül. » (p. 117)

L’historicité des trois premiers rois d’Israël est largement contestée : sauf la fameuse stèle de Tel Dan du VIIIè dont un fragment rédigé en araméen précisant que le roi de Damas a vaincu une coalition israélito-judéenne : il vainc « la maison de David » (p. 118) et encore, l’hypothèse n’est pas totalement convaincante, il semble que Saül David et Salomon sont plutôt construits comme des figures types par les rédacteurs bibliques. (p. 118)

Avant d’arriver à Jérusalem, Yhwh est lié à l’arche (le mot hébreu ‘aron signifie « boite, coffre ») (p. 120), qui serait comme un sanctuaire de guerre transportable ; « on peut la rapprocher soit des coffres sacrés attestés dans l’iconographies égyptienne, soit des étendards de guerre assyriens ou d’autres représentant également la divinité. » (p. 122)

A l’analyse des textes Dt 10, 1-5 et 1 R 8,9, « on peut imaginer que l’arche transportait deux bétyles (pierres sacrées) ou deux statues symbolisant Yhwh et sa parèdre Ashéra, ou une statue représentant Yhwh tout seul. » (p. 123)

Jérusalem existe depuis le XVIIIè  et signifie probablement « fondation de Shalem » : Shalimu est attesté dans les textes d’Ougarit comme divinité du crépuscule. C’est une ville cananéenne qui décline dans la deuxième partie du deuxième millénaire. (p. 124) « lorsqu’il entre à Jérusalem et trouve sa place dans le temple, Yhwh n’y est pas immédiatement la divinité principale. Il le deviendra durant les siècles suivants, où deux royaumes se revendiquent de Yhwh. » (p. 137)

Le culte de Yhwh en Israël

L’idée d’un grand royaume uni sous David et Salomon relève de l’imagination, même s’il est possible qu’à un moment des parties de Juda, de Benjamin et d’Éphraïm se soient trouvés unies autour d’un roi et d’un dieu tutélaire. (p. 141) La Bible invoque ensuite un schisme entre le royaume du nord, Israël et celui du Sud, Juda. Ce qui est raconté au sujet des rois du Nord ne correspond sûrement pas à la réalité de leurs véritables réussites ou échecs politiques. (p. 140) mais sert d’explication à la chute d’Israël : 

« L’histoire des deux royaumes d’Israël et de Juda est relatée dans une perspective « sudiste », c’est-à-dire judéenne. […] La chute d’Israël en 722 avant notre ère est expliquée comme la sanction divine du « péché de Jéroboam », à savoir le culte de Yhwh sous forme de taureau. » (p. 139)

Or, sur le plan historique, Israël était sans doute celle des deux monarchies la plus florissante avant 722 « alors que Juda était une petite entité qui semble souvent avoir été en position de vassal du « grand frère » nordiste. » (p. 141) 

« Très souvent les spécialistes pensent que le culte de Yhwh en Juda était fortement distinct de celui d’Israël : le Yhwh d’Israël aurait plutôt été vénéré sur le modèle de Baal, c’est-à-dire comme une divinité de l’orage et de la fertilité, alors que, dans le Sud, il aurait intégré les traits solaires de l’ancienne divinité tutélaire de Jérusalem. Il faut préciser et relativiser tout cela. » (p. 142) « Il ne fait pas de doute que Yhwh a été vénéré en Israël, à Béthel et plus tard sans doute aussi à Dan, sous la forme d’un taureau à la manière de Baal à Ougarit. » (p. 146)

La stèle de Mesha, datée du IXè et qui relate la victoire de Mesha au cours de sa révolte contre le royaume d’Israël après la mort du roi Akhab, mentionne et donc atteste de l’existence d’un Yhwh dans le nord. (p. 152)

« Yhwh était donc vénéré dans le royaume du Nord sous les traits d’un taureau ou d’une manière anthropomorphe sous la forme d’un dieu de l’orage. Des sanctuaires yahwistes existaient à Samarie, Béthel, Dan, Sichem, ainsi qu’en Transjordanie […] il ne fait également aucun doute que Yhwh ne fut pas vénéré dans le royaume du Nord d’une manière exclusive. » (p. 153)

En résumé, « en Israël, Yhwh devient définitivement la divinité la plus importante avec le putch de Jéhu. Yhwh a d’abord été vénéré dans le Nord surtout comme un « baal », c’est-à-dire un dieu de l’orage ressemblant à certains égards au dieu Baal d’Ougarit. Il n’a pas été le seul dieu vénéré en Israël ; peut-être a-t-il d’abord été subordonné à El (notamment dans le cas du sanctuaire de Béthel). Sous les Omrides, deux Baalim se faisaient concurrence : le baal phénicien (peut-être Milqart) et le baal Yhwh. Par la suite, Yhwh intégra apparemment les traits d’El ainsi que les traits solaires : il devint un baal shamen, un « seigneur du ciel ». Jusqu’à la chute de Samarie en 722 avant notre ère, le culte de Yhwh n’était pas exclusif, comme le montre le prisme de Nimroud, dans lequel Sargon II relate la prise de la capitale du royaume du Nord : « je comptai pour prisonniers 27 280 personnes ainsi que leurs chars et les dieux en qui ils se confiaient. » (p. 163)

Le culte de Yhwh en Juda

« Contrairement au Nord (Israël), la vénération de Yhwh à Jérusalem sous un aspect bovin ne semble pas attestée. Dans la capitale du royaume de Juda, Yhwh apparaît surtout comme une figure royale, siégeant sur un trône, rappelant davantage le dieu El. » (p. 165)

On note une diversité de sanctuaires yahwistes en Juda : la Bible évoque des bâmôt, des « hauts lieux ». Dans le nord, mais encore plus fréquemment dans le sud, mais également des sanctuaires à ciel ouvert, dans lesquels se trouvaient une ou plusieurs stèles (massebôt) et une asherah (arbre ou poteau sacré), comme le montre ce passage du premier livre des Rois.

On trouve des représentations d’un Yhwh assis sur des chérubins, ou kerubin : leur fonction est de protéger mais ils peuvent également symboliser le mélange, le désordre, le chaos que la divinité ou roi doit dominer ou combattre (p. 174) On trouve également un Yhwh des armées (p. 178) ou Yhwh représenté comme roi.

Yhwh Melek et Molek : Molek se prononçait melek (« roi ») et constituait un titre pour Yhwh. Il est possible que les sacrifices d’enfants lui aient été offerts en tant que Yhwh-Melek. Melek est employé plus de 50 fois dans la bible pour caractériser Yhwh. (p. 182) Pour en savoir davantage sur cet aspect compliqué de la divinité :

L’ascension de Yhwh à Jérusalem : « Yhwh n’a pas été vénéré seul. Selon notre enquête, il a sans doute d’abord cohabité dans le temple avec une divinité solaire à laquelle il était peut-être subordonné ». (p. 167). « Lors de cette ascension, Yhwh a sans doute repris les traits et les fonctions du dieu solaire avec lequel il cohabitait jusque-là à Jérusalem. L’importance du culte solaire à Jérusalem peut, entre autres, s’expliquer par l’influence égyptienne. Le transfert des traits solaires sur Yhwh apparaît dans des noms propres théophores, dans l’iconographie et dans des descriptions des manifestations de Yhwh. » (p. 171) et par exemple sur des sceaux du VIIIè montrant un scarabée ailé qui porte le disque solaire avec inscrit « Yhwh est ma lumière ».

El et Yhwh à Jérusalem : Gen 14, Abraham rencontre le prêtre d’El Elyon à Salem (=Jérusalem) : « dans le texte massorétique, ce dieu est identique à Yhwh, ce qui ne semble pas encore être le cas dans le texte hébreu à partir duquel la version grecque a été élaborée. Il est donc possible que ce passage très récent garde encore le souvenir du fait d’une divinité du nom d’El Elyon » (p. 167) dont on dit plus loin (verset 6) que tous les dieux sont des fils d’El Elyon. (p. 169)

Yhwh et la mort : À Ougarit, la Mer et la Mort sont les grands ennemis de Baal. On trouve dans la bible des textes qui présupposent une situation similaire pour Yhwh. (p. 183)

En résumé, « On constate que, dans le royaume de Juda, durant les IXè et VIIIè, Yhwh devint le roi principal, dieu de la dynastie davidique et dieu national de Juda. Il absorba les fonctions du dieu solaire et combina les fonctions de deux types de dieux, El et Baal. Le temple de Jérusalem était le centre de la royauté de Yhwh, bien qu’il existât d’autres sanctuaires Yahwistes et, dans les campagnes surtout, les bâmot. Yhwh affirma aussi, vers la fin du VIIIè, sa supériorité sur le dieu des enfers. On lui offrait aussi, durant des crises militaires, des sacrifices humains. Était-il alors vénéré à Jérusalem d’une manière visible ou invisible ? Et était-il seul dans le temple ? » (p. 185)

La statue de Yhwh en Juda

« Évidemment, aucun texte biblique ne nous raconte l’existence d’une statue de Yhwh dans le temple de Jérusalem ou ailleurs dans le royaume de Juda, contrairement aux taureaux du royaume d’Israël fréquemment critiqués. Cela s’explique par la perspective judéenne et théologique des éditeurs et rédacteurs des livres bibliques qui voulaient suggérer que le culte judéen, « légitime », de Yhwh n’avait jamais comporté de représentations de ce dieu. Or, à y regarder de plus près, il existe cependant un bon nombre d’indices qui rendent plus plausible le fait que l’interdit des représentations de Yhwh ait constitué une innovation et qu’ait bien existé une statue de Yhwh dans le temple de Jérusalem ou ailleurs. » (p. 194)

Le premier indice de cela, c’est l’interdiction même de créer des idoles ou des images (cf Décalogue ou chap 4 du Deutéronome). Mais a posteriori, des passages de la bible expliquent que les malheurs qui surviennent sont les conséquences de la désobéissance à cette interdiction : l’exil et la déportation arriveront justement parce que le peuple a fabriqué une statue divine. (p. 198) « selon cette relecture de l’histoire d’Israël et de Juda dans le chapitre 4 du Deutéronome, la catastrophe de la destruction de Jérusalem et de l’exil par les Babyloniens en 587 est arrivée à cause d’une ou des statues de Yhwh. » (p. 198) et en effet, des textes suggèrent l’existence d’une statue ou de statues de Yhwh dans le royaume de Juda durant l’époque monarchique (p. 208) En outre, une pièce d’argent judéenne représente Yhwh de façon stéréotypée (p. 193) et date du IVè : elle « atteste qu’on pouvait encore au IVè avant notre ère concevoir la possibilité de le représenter. » (p. 210) L’interdit des images s’impose donc et on substitue à la statue de Yhwh sa « gloire » ou un chandelier. « mais la substitution la plus importante fut le rouleau de la Torah qui, par la mise par écrit de la relation entre Yhwh et Israël, rendait visible la parole du dieu désormais invisible. » (p. 211)

Yhwh et son Ashéra

« Il est très plausible que Yhwh ait eu, en Juda, et sans doute aussi en Israël, une déesse qui lui ait été associée. » (p. 213)

« Les origines de la déesse Ashérah sont probablement ouest-sémitiques, même si elle est attestée pour la première fois en Mésopotamie, à l’époque de Hammourabi (XVIIIè s av notre ère). En akkadien et en hittite, elle apparaît comme Asratum, Asiratu et Asirtu. » […] mais la source principale reste au deuxième millénaire les textes ougaritiques, notamment dans le cycle de Baal où elle est présentée comme la mère de tous les deux. (p. 214)

« le mot ashérah apparaît 40 fois dans les textes bibliques, le plus souvent avec l’article, dont 22 fois au pluriel, dont 19 fois au pluriel masculin ! Une invention artificielle des rédacteurs pour éviter toute allusion à la déesse ? (p. 215) Les textes bibliques ne font pas de lien direct entre Ashérah et Yhwh : au contraire, certains textes l’associent plutôt à Baal, alors que les textes ougaritiques en faisaient l’épouse de El. (p. 216)

Kuntillet Ajrud

« Contrairement aux textes bibliques, un lien étroit entre Yhwh et Ashérah est attestée par les inscriptions des sites de Kuntillet Ajrud et Khirbet el-Qom : deux personnages dessinés sous l’inscription Pithos pourraient bien représenter Yhwh (de Samarie) et son Ashérah. (p. 218) « Même si le dossier iconographique ne permet pas de trancher définitivement, les inscriptions ne laissent aucun doute quant à l’existence d’une Ashérah associée à Yhwh. » (p. 220) D’autres traces ont été découvertes (pp. 221-224). « Bien que les rédacteurs bibliques critiquent les rois qui auraient favorisé la vénération d’Ashérah, il fait peu de doute que, jusqu’à la fin du VIIè siècle avant notre ère, ce culte jouait un rôle important. Ashérah était associée à Yhwh, peut-être dans le temple de Jérusalem, via une statue placée à côté de la sienne. » (p. 225)

Il existait en Juda au VIIè un culte de la « Reine du Ciel », d’ailleurs sévèrement critiqué en Jérémie chap 44, v17-18. Il s’agissait peut-être d’une manifestation de la déesse Ashérah. « L’importance des femmes dans le culte d’Ashérah est attestée dans la notice de 2R 23, 6-7 selon laquelle les femmes tissaient dans le temple de Jérusalem des robes pour Ashérah. » (p. 226)

« En résumé, la déesse Ashérah a été associée à Yhwh comme parèdre mais elle était aussi vénérée indépendamment de lui, surtout par les femmes en tant que Reine du Ciel. C’est seulement sous le règne de Josias que Yhwh se retrouve seul, sans son Ashérah. » (p. 228)

De la chute de Samarie à l’ascension de Juda et à la réforme de Josias :

Pour bien comprendre ce qui se passe dans cette période, je vous recommande les deux épisodes de la boule athée, Israël et Juda, Partie 1 et Partie 2.

Qu’en est-il de cette fameuse réforme de Josias ? « Il est vrai que nous n’avons pas de preuves de première main d’une quelconque « réforme josianique », attestant l’existence d’une réorganisation politique ou cultuelle. Il existe cependant un nombre important d’indices qui rendent très plausible le fait que le règne de Josias corresponde à des changements majeurs quant à la vénération de Yhwh. » (p. 259)

La question de la prostitution cultuelle : « selon le verset 7 du chapitre 23, Josias démolit les maisons des « saints » (qedesim) qui se trouvaient dans la maison de Yhwh et où les femmes tissaient des toiles pour Ashérah. Il est assez clair que qades est une expression pour des prostitués masculins et qedesah pour des prostituées féminines. » (p. 263) L’interdiction de la prostitution, mais également du travestissement pour les deux sexes (p. 264) « l’existence de prostitués hommes et femmes dans le temple de Jérusalem est plausible et, s’ils avaient un lien avec Ashérah, il est également compréhensible que Josias ait tenté de les bannir du temple. » (p. 265) « Grande est aussi la vraisemblance historique, dans ce contexte, d’une tentative de centralisation du culte, du pouvoir et des taxes (les sanctuaires géraient aussi des levées d’impôts) à Jérusalem. » (p. 267)

Yhwh est un s’impose et pourrait bien avoir été inspiré des traités de vassalité assyriens. « On peut donc affirmer que la fin du VIIè siècle avant notre ère est le début d’une partie importante de la littérature biblique. Paradoxalement, ce sont les Assyriens, si détestés par les auteurs bibliques, qui ont fourni une grande part des matériaux nécessaires à la construction de cette littérature et qui ont ainsi contribué à forger la nouvelle image de Yhwh. » (p. 275)

Là encore, pour davantage de précision, je vous renvoie à cet épisode de la Boule athée, spécialement consacré aux Assyriens !

Du Dieu un au Dieu unique : les origines du monothéisme biblique au début de l’époque perse

« Après les événements de 597/587, les piliers traditionnels, supportant la cohérence idéologique et politique d’un État monarchique dans le Proche-Orient ancien, s’étaient écroulés. Le roi avait été déporté, le temple détruit et l’intégrité géographique de Juda pulvérisé du fait des déportations et émigrations volontaires. » (p. 282) C’est une véritable crise à laquelle il faut pourtant faire face. Le contexte perse offre une situation plus stable et favorable à la construction d’un nouveau discours. En 539, Cyrus II prend le pouvoir. Il est parfois vu comme un véritable sauveur puisque « permission est donnée aux exilés de retourner dans leur pays, de restaurer et de pratiquer des cultes locaux. » (p. 284) Cependant, tous les exilés ne sont pas pressés par le retour.

Pour analyser les différentes positions qui furent adoptées face à la crise, Th. Römer utilise le modèle développé par le sociologue Armin Steil. (p. 283) [J’en ai fait part sur les réseaux sociaux ici. Une explication dans cet article.

L’équivalent biblique à la position dite du « mandarin » face à la crise est l’École deutéronomiste. Il s’agit de descendants de scribes et haut-fonctionnaires, sans doute ayant œuvré à la réforme de Josias. Ce groupe est obsédé par la fin de la monarchie et tente de reconstruire une histoire en retravaillant les anciens rouleaux de l’époque assyrienne afin de bâtir une histoire cohérente, divisée en différentes périodes : Moïse, la conquête du pays sous Josué, l’époque des Juges, des chefs charismatiques précédant la royauté, l’avènement de la monarchie, l’époque des deux royaumes, l’histoire de Juda depuis la chute de Samarie jusqu’à celle de Jérusalem. (p. 285) Les événements négatifs : schisme du royaume uni (et fantasmé), invasions assyriennes et babyloniennes sont alors présentées comme des conséquences « logiques » de la désobéissance du peuple et de ses chefs à la volonté de Yhwh. (p. 285) C’est un bel exemple de réécriture de l’histoire où Babylone devient un instrument de la volonté divine, Yhwh : cette vision prépare le chemin du monothéisme. « Ainsi, pour les deutéronomistes, Yhwh est certes le dieu qui règne sur tous les peuples, néanmoins, il entretient une relation particulière avec Israël. C’est une manière remarquable de maintenir l’ancienne idée de Yhwh comme dieu national ou tutélaire, tout en affirmant qu’il est le seul vrai dieu. » (p. 288)

Dans la deuxième partie du livre d’Esaïe (cha 40-55), on trouve une attitude plutôt prophétique, à travers une réflexion plus poussée sur le monothéiste, avec une démonstration de l’unicité de Yhwh : « la manifestation de Yhwh en tant que seul Dieu de tous les peuples et de l’univers équivaut à une nouvelle révélation. (p. 289) Il essaie également de résoudre les deux pb du monothéisme : le féminin et le mal. Le féminin est plutôt intégré aux caractéristiques de Yhwh – mais pas toujours. (p. 291) Quant au mal, les textes bibliques donnent des réponses différentes, mais pour le deutéro-Esaïe, c’est Yhwh qui crée le mal. (p. 295)

La troisième attitude, celle du prêtre, serait en tout logique celle adoptée par les prêtres et leur rédaction de ce qu’on appelle, en toute logique, l’écrit sacerdotal : ensemble rédigé soit à Babylone, soit à Jérusalem, au début de l’époque perse. « L’Écrit sacerdotal peut être reconstruit assez facilement, il se compose de textes qui se trouvent aujourd’hui dans le Pentateuque à l’intérieur des livres de la Genèse, de l’Exode et dans la première partie du livre du Lévitique. Pour le milieu sacerdotal, seul compte le temps des origines. » (p. 296) Aux origines du monde et de l’humanité, Yhwh se révèle aux hommes comme elohim. « cela signifie que tous les peuples rendant un culte à un dieu créateur vénèrent, sans le savoir, le dieu qui se manifestera plus tard à Israël sous le nom de Yhwh. » (p. 297) La révélation du nom qui est faite à Moïse est alors un privilège dont Israël ne doit pas « profiter ». Cette représentation suppose également que les voisins immédiats d’Israël sont proches et en relation de parenté : les tribus arabes via Ismaël, les Moabites, Ammonites via Loth, et Édomites via Ésaü. 

Les institutions cultuelles sont données aux Patriarche et à l’Israël avant toute organisation politique : « Ce découplage du culte de Yhwh des institutions politiques et du lien avec le pays prépare en quelque sorte l’idée d’une séparation entre le domaine du religieux et le domaine du politique. » (p. 298)

Les influences perses (pp. 299-303) : « la figure de Satan en tant que membre d’une cour céleste n’est attestée, dans les textes bibliques, qu’à partir de l’époque perse. » (Job par exemple) (p. 301) « Il est fort probable qu’il y a eu des influences perses sur l’élaboration du monothéisme yahwiste dans le contexte du judaïsme naissant, bien que celles-ci ne soient pas toujours si facilement démontrables que ce que d’aucuns prétendent. » (p. 303)

La résistance au monothéisme : la communauté judéenne d’Éléphantine, où l’on trouve mentionnés d’autres dieux. Elle n’est détruite qu’à la fin du Vè et l’on constate qu’un certain polythéisme est accepté jusque-là. (p. 305) [pour en savoir plus, ici] Mais en réalité, le polythéisme ne disparaît pas facilement et n’est même pas compris comme un concept ; le mot est attesté pour la première fois chez Philon d’Alexandrie, au premier siècle de notre ère.

Un monothéisme avant la bible : le terme « monothéisme » « semble être un néologisme du XVIIè pour désigner la religion universelle de l’humanité. Thomas More et d’autres appliquèrent cette notion au christianisme pour le distinguer des autres croyances de l’antiquité et le défendre face à la critique juive selon laquelle le christianisme ne respecterait pas le commandement de l’exclusivité de Dieu. » (p. 305) Parler le monothéisme pour le proto-judaïsme semble être un véritable anachronisme. « On a souvent voulu faire de la révolution d’Akhenaton, bien vite effacée par ses successeurs, l’origine du monothéisme biblique en faisant de Moïse le disciple du pharaon iconoclaste ou en identifiant les deux personnages. Or le monothéisme biblique se manifeste de manière très différente. D’une part, il naît quelque huit siècles plus tard sans qu’aucun fil chronologique ne le relie au précédent. D’autre part, le monothéisme yahwiste ne s’enracine plus dans l’idéologie royale, mais est une réaction à la disparition de la royauté et à l’écroulement de la religion nationale traditionnelle. Il n’existe donc aucune relation de parenté entre les deux monothéismes. Selon l’égyptologue Jan Assmann, il n’y a aucun lien de causalité entre la révolution monothéiste d’Akhenaton et le monothéisme Yahwiste. » (p. 308) En outre, le monothéisme biblique n’est pas une doctrine : « il est pluriel et invite à une réflexion sur la relation difficile entre l’unicité et la diversité. » (p. 309)

L’avènement de la Torah et l’établissement du judaïsme en tant que « religion du livre » : C’est probablement entre 400 et 350 avant notre ère que les écrits sacerdotaux, le livre du deutéronome ainsi que d’autres traditions comme l’histoire de Joseph (Gen 37-50) furent réunis pour former le Pentateuque. » (p. 313) Mais à cette époque, les rouleaux prophétiques et l’histoire de la conquête jusqu’à l’exil babylonien (Josué, Juges, Samuel et Rois) sont exclus : d’une part parce qu’on se méfie des prophètes dont certains appellent la restauration davidique et d’autre part parce que les Samaritains y ont une place trop importante (Samuel et Rois notamment). 

Yhwh, dieu unique, invisible, transcendant et universel : La reconstruction du temple a lieu au début de l’époque perse : l’édification d’une nouvelle statue de Yhwh a sans doute été débattue. (p. 315) En 63 avant notre ère, dans le temple de Jérusalem, Pompée découvre avec stupéfaction qu’il est vide, ce qui paraît une chose inconcevable. » (p. 316)

C’est la traduction du Pentateuque en grec qui a définitivement fait de Yhwh un dieu universel. […] Avec cette traduction, Yhwh plutôt kurios ou theos devient connu par le monde grec et devient définitivement le dieu universel : son culte se répand dans tout le bassin méditerranéen avec l’installation des juifs et des synagogues : il intrigue et attire de nombreux non-juifs. Ainsi Yhwh devient-il un dieu qui dépasse le cadre sémitique, alors que le judaïsme affirme jusqu’à aujourd’hui son lien particulier avec ce dieu. » (p. 317)

La religion romaine

Par Jacqueline Champeaux, en Livre de poche / références, inédit.Histoire, 1998

La religion romaine, du VIIIè avjc à l’Empire chrétien, évolue et change, mais se caractérise par l’ajout de nouvelles croyances plutôt que par sa suppression, du moins jusqu’à l’installation du christianisme. 

Les origines : « D’abord religion d’une bourgade, de ces villages de pasteurs-agriculteurs installés sur les collines qui deviendront le territoire de l’URBS, puis religion de la Ville, d’une ville latine parmi d’autres. En ces temps reculés, la religion « romaine », celle de Rome au sens étroit, n’est qu’une variante de la religion latine, au sein de la communauté religieuse du Latium : religion semblable, pour l’essentiel, si ce n’est dans tous ses détails, à celle des villes voisines, Lavinium, Lanuvium, Tibur, Préneste, etc. Religion italique, si on la replace dans un ensemble plus vaste, apparentée à celle des peuples voisins, des Ombriens, par exemple dont la hiérarchie divine, les rites sacrificiels, la divination offrent tant de points communs avec ceux de leurs « cousins » de Rome et du Latium. » (p. 9)

La conquête romaine apporte néanmoins une certaine uniformisation. 

Chapitre I : Permanences du sacré

L’esprit de la religion romaine. Quelques notions fondamentales.

« Le Romain est un homme pieux » (p. 11) et la pietas est une notion très importante. « Respect des devoirs à l’égard d’autrui, reconnaissance des justes hiérarchies qui structurent le monde, elle dicte à l’homme son comportement à l’égard de ses parents, de sa patrie, de ses dieux : bref, des valeurs les plus sacrées. » (p. 11)

La piété se nourrit de religio, mais que faut-il entendre par là ?

« D’un point de vue sémantique, c’est, fondamentalement, le « scrupule » en matière de religion, la « crainte » des puissances surnaturelles, coloration négative, qui révèle, plus que toute autre, les dominantes d’une mentalité religieuse. » (p. 13) Cicéron rattache religio à relegere, qui signifie « passer et repasser », en un perpétuel recommencement qui n’est autre que la « maladie du scrupule ». (p. 14)

Le sacrum, fort difficile à définir, mais qui contient le sacré, « le mystère qui fait frissonner », « ce qui est « à part » du profane, l’ »intouchable », le tabou, ce qui exclut tout contact, car il frappe d’impureté, ce qu’on ne peut ni toucher, ni regarder en face. » (p. 14) C’est à la fois l’auguste et le maudit. (p. 14) et sa rencontre provoque l’horror, c’est-à-dire le frisson sacré.

La conscience romaine est hantée de tabous et d’interdits, de ce qui est nefas, par opposition à ce qui est fas. Est nefas tout ce qui enfreint la loi divine (p. 15). Il est très facile et rapide de provoquer la colère des dieux, pensent les Romains. « Plus qu’une religion de la peur, la religion romaine est une religion de la crainte : l’anxiété dont tremble le fidèle en présence du sacré, la révérence que lui inspire la toute-puissance des dieux n’excluent pas qu’il espère leur bienveillance et attende leurs faveurs. » (p. 17)

Les sources

Nous possédons des sources littéraires, poétiques, historiques, mais également archéologiques. Mais pas plus que la religion grecque, la religion romaine n’est une religion révélée. Il n’y a donc pas de texte sacré. Varron, Ovide, Cicéron sont néanmoins des auteurs qui nous aident à la comprendre.

II. La Rome archaïque, ses dieux, ses prêtres, ses rites

Comme la langue, la religion témoigne sans doute de l’héritage indo-européen, tel que défini par G. Dumézil. Les indo-européens qui se seraient installés dans la péninsule au cours du IIème millénaire se sont certainement mêlés aux peuples autochtones. (p. 21)

« G. Dumézil a montré que l’idéologie des peuples d’origines indo-européenne, leur conception de la société des hommes et du monde des dieux, étaient fondées sur une tripartition fonctionnelle : fonction de souveraineté (sacerdotale), elle-même bipartie, magique et juridique ; de force guerrière ; de fécondité ou, pour préciser cette expression si générale, de production-reproduction. Les dieux majeurs de la plus ancienne Rome Jupiter, Mars, Quirinus, […] relèvent de cette structure trifonctionnelle. » (p. 22)

On retrouve cette structure dans la succession des rois légendaires, Romulus (le guerrier), Numa (le pieux), Ancus Marcius (promotteur de la vie économique). Quirinus, cependant, ne colle pas parfaitement à cette tripartition dumézilienne. (p. 25)

Quelques déesses… Junon, « la grande déesse des femmes, protectrice de la vie féminine sous tous ses aspects, physiologique et social, conjugal et maternel. » (p. 29) Cérès, dont le nom dérive de la même racine que crearecrescere, « faire naître, faire croître ». Vesta, la gardienne du feu, et ses vestales, est honorée dans un édifice rond, qui n’est pas un temple, mais plutôt une maison (p. 41) Enfin, Janus, qui serait peut-être l’un des dieux premiers de Rome, en tout cas le premier dans l’histoire (p. 42). 

Ces dieux ne sont pas, à l’origine, reliés par une mythologie, contrairement à ce que l’on trouve chez les Grecs.

La hiérarchie sacerdotale : prêtres et rituels

Au premier rang, on trouve le REX (roi) et la REGINA (reine) ; viennent ensuite les 15 flamines : chacun est attaché au culte d’un seul dieu ou déesse et tous sont d’origine patricienne. Le seul que nous connaissons bien, c’est le flamine dialis, le premier en dignité, le flamine de Jupiter. (p. 47-48)

Sous la République à son apogée, les flamines ne sont plus qu’un souvenir. On compte désormais sur les grands collèges sacerdotaux, pontifes, augures (p. 49).

Une exception notable, dans ces prêtrises de la vieille Rome, est représentée par les Vestales, seules prêtresses de plein droit, à la différence de la regina et des flamincae, qui n’exercent leur sacerdoce que dans la dépendance de leur mari. » (p. 50) Elles sont strictement vouées à la virginité et à leur rôle de maîtresse du foyer durant 30 ans, mais la fonction était tellement estimée que certaines Vestales le restaient toute leur vie.

Des fêtes sont dirigées par les prêtres ; les Lupercales, fête au cours de laquelle les prêtres nus couraient en fouettant tout et tous sur leur passage, en particulier les femmes infertiles. Purification ou fécondité ? On ne le sait pas. (p. 52) Les saliens, prêtres-guerriers, qui dansaient ; les Arvales, qui dansaient pour stimuler les forces telluriques et la fertilité agraire. (p. 55)

De la nature des dieux

« Liturgie de la guerre, liturgies de fécondité : telles sont, hormis le culte des dieux souverains, les dominantes de la religion romaine archaïque, à l’image de la société qui les met en œuvre et dont ce sont les deux activités essentielles. Comment faut-il se représenter la religion de ces proto-romains et quelle image eux-mêmes se faisaient-ils de leurs dieux ? Ce sont, d’abord, des dieux authentiques, masculins ou féminins, dei ou deae, et non de vagues forces surnaturelles, informes ou nébuleuses. » (p. 55) Un dieu a du numen, c’est-à-dire de la volonté, la puissance agissante de la divinité (p. 56). Mais « le Romain a peu d’imagination plastique. Il révère des dieux qu’il ne voit pas, mais dont il sent la puissance mystérieuse en des lieux « habités » de la nature. » (p. 58)

III. Premières novations : l’apport étrusque ; l’hellénisation

L’Étrurie est aux portes de Rome, plutôt dans l’actuelle Toscane ; les Grecs, par leurs anciennes colonies dans le sud de la Péninsule, installées avant même la fondation de Rome. Les apports et influences datent du VIè avjc. (p. 61-62)

L’influence étrusque

Elle a d’abord transformé l’apparence même de la ville, faisant passer le village d’origine en URBS, vrai centre urbain, où les constructions en matériaux périssables laissent la place à la pierre. « Rome commence, au VIè s avjc, à se couvrir de temples à l’étrusque. » Ceux du Forum Boarium, dédiés à Mater Matuta et à Fortuna ; le plus imposant de tous, le Capitole, en 509, puis ceux de Saturne (497), Mercure (495), Cérès (493), Castor (484). (p. 63)

Le Capitole : La construction du temple pour la triade capitoline, Jupiter-Junon-Minerve, fut l’œuvre continue de la dynastie étrusque, celle des Tarquins selon la légende. (p. 64) « C’est donc à la monarchie étrusque que Rome est redevable de ce qui sera l’expression la plus haute de sa religion d’État. » (p. 67) « L’ancienne religion romaine ne connaissait, nous l’avons vu, que des couples fonctionnels, associant le principe masculin et le principe féminin d’une même notion : ainsi Liber et Libera, sa parèdre. » (p. 65) Or, à l’extrême fin du VIè, Jupiter et Junon sont mari et femme, et on peut voir à travers eux Tin et Uni (panthéon étrusque) ou Zeus et Héra (panthéon grec).

Minerve, est-elle la fille du couple divin ? Non. Son nom est rattaché à la racine *men– (cf mens, « l’intelligence » ; le verbe memini, « j’ai dans l’esprit, je me souviens ») Elle est plutôt italique qu’étrusque. Elle est la déesse des métiers, de l’artisanat, « des activités intelligentes qui requièrent non seulement le travail de la main, mais celui de l’esprit, réflexion, savoir-faire, habileté et jugement, tout ce qui relève de ce que nous appelons aujourd’hui « technologie ». (p. 67) Elle correspond à Athéna Erganè, « l’ouvrière ».

Vertumne, Arcimboldo

On retrouvera Vertumne, le grand dieu fédéral de l’Étrurie, dieu du changement et de cycle saisonnier, devenu divinité mineure à Rome. Saturne, peut-être le Satres étrusque, identifié au Cronos grec.

Le rite de fondation d’une ville est d’origine étrusque, on dit même Etrusco ritu, « selon le rite étrusque » (qui peut toutefois, aux données proprement étrusques, avoir intégré des traditions italiques préexistantes) (p. 69) Il s’agit principalement de creuser une fosse tout autour du futur emplacement de la ville.

Mais « l’apport le plus sûr, le plus continûment vivant, d’une actualité permanente dans sa vie politique et religieuse, que Rome doit à l’Étrurie concerne une autre partie du sacré : la divination, l’observation des signes que les dieux envoient aux hommes pour leur faire connaître leur volonté. C’est là que triomphe le savoir religieux de l’Étrurie, ce qu’on nommait à Rome l’Etrusca disciplina, experte dans l’examen des entrailles sacrificielles, l’expiation des foudres, la conjuration des prodiges. » (p. 69)

L’hellénisation

L’hellénisation est plus complexe et plus longue. Les Tarquins auraient été expulsés en 509 ; le IIIè voit la fin de l’Étrurie indépendante, progressivement absorbée par Rome (p. 70) Dès la fin de l’époque royale, la religion romaine commence à s’helléniser.

L’hellénisation s’accomplit selon l’assimilation (dit interpretatio) et l’emprunt. (p. 70) La première fonctionne selon un système d’équivalence : les dieux latins conservent leur nom mais acquièrent la personnalité, l’iconographie, la mythologie grecque, notamment à travers leur fonction (Zeus-Jupiter / Arès-Mars / Héra-Junon). Cette tendance à l’assimilation est répandue dans le monde antique. 

C’est au contact des marchands et des marins grecs, débarquant au port de Rome que les Latins et Romains furent séduits par les dieux des Hellènes, plus beaux, plus pittoresques, plus attirants, plus héroïques, mais également plus anthropomorphiques. (p. 72)

Liber et Libéra

De nombreux changements surviennent au Vè. Cérès est associée à Liber-Libera. Puis à Liber, formant avec lui le couple qui gouverne l’ensemble de la fertilité végétale, elle les céréales et lui, la vigne. (p. 74) Cérès est assimilée à Déméter. « Elle est la déesse des mystères d’Éleusis, la mère douloureuse de Perséphone-Coré qui lui a été ravie […] Proserpine est la transposition latine de la Perséphone grecque. (p.74)

Mercure est également un dieu assimilé à Hermès. On le rapproche de merx, merces, dieu de l’échange commercial, de l’activité mercantile. C’est avec le temps qu’il se chargera d’autres valeurs plutôt grecques : dieu des voleurs, des voyageurs et psychopompe (qui « conduit les âmes ») (p. 76)

L’emprunt a permis d’élargir le panthéon romain : Castor, Apollon, Hercule, Esculape ; ils ont même conservé leur nom (p. 75) et ont été intégré de façon fort différente. « autant de divinités, autant de cas spécifiques. On reconnaît bien là le pragmatisme romain. Si ce n’est que, à la différence de l’interpretatio Graeca, phénomène insensible et diffus, l’intervention de l’État est évidemment requise pour l’adoption de ces cultes étrangers qui, désormais, vont être intégrés à la religion publique. […] Quatre divinités seulement : le bilan, quantitativement, n’est pas considérable. » (p. 81) et surtout aucune femme. Pourquoi ?

« La raison en est sans doute que la religion nationale était déjà abondamment pourvue, à Rome même et dans les villes voisines, de ces déesses, toutes plus ou moins accoucheuses, fécondantes, fertilisantes, mères secourables de leurs fidèles, et qu’elle n’avait nul besoin d’aller chercher si loin ce qu’elle trouvait sur place. » (p. 82)

Vénus est à mettre en relation avec le « charme » magico-religieux qui porte aux dieux la prière des hommes. Elle est « une déesse de propitiation, médiatrice entre les hommes et le plus grand des dieux. » (p. 87) La légende troyenne, du fondateur Énée, fils de Vénus-Aphrodite, en fera une déesse nationale : « Vénus, mère d’Énée, Mars, père de Romulus, s’unissent pour protéger la Ville dont ils sont les divinités tutélaires, et le père et la mère surnaturels. » (p. 88) Que Vénus ait commencé par être une notion, un simple nom commun, avant d’être divinisée, ne doit pas surprendre. Quantité d’autres divinités ont connu le même destin : ce sont les abstractions divinisées. La seule différence est que leur promotion fut loin d’être aussi éclatante et que, faute d’une homologue grecque aussi intensément vivante qu’Aphrodite, faute de légende troyenne, elles ne dépassèrent jamais le statut de notion abstraite, objet d’un culte, dotées d’un temple, mais sans substance personnelle. » (p. 88)

En 217, le lectisterne, les six lits de parade rassemblent : Jupiter & Junon, Neptune & Minerve Mars & Vénus, Apollon & Diane, Vulcain & Vesta, Mercure & Cérès. On peut noter quelques différences ou glissements d’avec la parade grecque. (p. 86)

IV – L’organisation de la vie religieuse

« La religion romaine est une religion d’État. La distinction fondamentale se fait, à Rome, entre sacra publica, « cultes publics », reconnus par le peuple romain, célébrés conjointement par ses magistrats et par ses prêtres, à ses frais et à ses intentions, et sacra privata, « cultes privés », laissés à la diligence des particuliers, mais contrôlés par l’appareil d’État. » (p. 91)

Les quatre grands collèges

Ils sont les pontifes, les augures, les décemvirs et les épulons.

Les pontifes et les augures sont les plus anciens. Les premiers font le lien entre les dieux et les hommes (p. 94) et les augures ont la charge des auspices. « Leur nom, augur, renvoie à tout un ensemble de notions dérivées de la racine *aug– : le verbe augere, « augmenter », le substantif auctoritas, l’adjectif augustus, qui deviendra le surnom du prince, le nom même de l’empereur. Toutes expriment une « majoration » de force sacrée, celle que donne l’observation des signes, par où se révèle la volonté favorable des dieux. » (p. 96)

Le calendrier

Il est sous l’autorité des pontifes et rythme la vie quotidienne des romains, de jours fastes (ceux où les activités publiques sont permises) et néfastes (ceux où elles ne le sont pas) (p. 99) ; notons que les jours dits nefas ne sont pas de mauvaise augure… mais simplement des jours que l’on doit chômer.

Plusieurs formes de calendrier se sont succédé ; le système, à la fois solaire et lunaire, est fort complexe. Revoyons d’où provient le nom de nos mois.

Mars, avril, mai, juin : « Les premiers mois de l’année portent des noms dérivés de ceux de divinités : Martius (de Mars), Aprilis, Maius (la déesse Maia ? divinité de la croissance, cf. le comparatif major, « plus grand »), Iunius (qui renvoie à Junon, Iuno). Aprilis, avril, faisait problème pour les anciens. Dérive-t-il du verbe aperire, « ouvrir » ? Tout s’ouvre avec le printemps… Les modernes penchent plutôt pour l’autre hypothèse : Aprilis est formé sur *Apru, nom étrusque de l’Aphrodite grecque. » (p. 101)

Juillet, avant de devenir le Iulius que l’on connaît, pour commémorer la naissance de César, était Quintilis, le cinquième.

Août, contraction de Auguste, en l’honneur de l’empereur, était avant cela Sextilis, le sixième.

De même, et tels que nous les connaissons, septembre, octobre, novembre, décembre, sont les septième, huitième, neuvième et dixième mois. (p. 101)

Janvier, c’est le mois de Janus, cet ancien dieu romain qui préside au commencement. Quant à février, il est à rapprocher de februa, ingrédients et instruments de purification : « il faut en février, éliminer les souillures de la vieille année, pour recommencer, purifié, un nouveau cycle annuel le 1er mars. » (p. 102)

En instaurant des fêtes liées à des cultes, le calendrier inaugure des cycles : « On reconnaît dans le plus ancien calendrier des cycles fériaux nettement structurés, qui définissent avec clarté les finalités majeures de la religion archaïque. Ce sont ses préoccupations permanentes : la guerre, les champs, les morts ; ses ennemis et ses alliés, visibles ou invisibles, les forces qui travaillent pour ou contre elle, à la surface de la terre ou dans ses profondeurs secrètes. » (p. 102)

Dans la Rome antique : on ne se marie pas en mai ! Avec février, il est un mois des morts. (p. 105) Voilà qui diffère considérablement de notre calendrier chrétien, où les morts sont en octobre et les mariages en mai, mois de Marie désormais.

Les actes du culte : prière, sacrifice, vœu

Le Temple, de même, n’a pas le même usage qu’une église. Il faut des autorisations spécifiques pour y pénétrer et il est considéré comme la demeure du dieu. En fait, « emplacement consacré, autel ou arbre saint, statue à peine dégrossie d’une divinité à l’image des petits paysans sacro-idylliques de la peinture romaine, suffisent à l’homme pieux pour exprimer sa religiosité. » (p. 108) Le temple est surélevé sur un podium, héritage étrusque, et comme les dieux protègent ce qu’ils voient, il est nécessaire qu’il soit le plus haut possible. (p. 109)

L’acte essentiel du culte reste le sacrifice, qui obéit à des règles très strictes. « Offrande des prémices, celles de la moisson, de la vendange ; de gâteaux ; libation de lait ou de vin » (p. 112) mais également, sacrifice d’animaux. Tout est codifié, on n’offre pas n’importe quelle offrande à n’importe quel dieu.

« De la bête sacrifiée, dépecée, on fait deux parts. Les entrailles (exta) sont examinées par l’haruspice qui y lit les signes de la volonté divine et, spécialement, que le sacrifice est accepté par la divinité. S’il est refusé, il faut le recommencer jusqu’à ce qu’on obtienne son agrément (litatio). » (p. 113)

« Pourquoi offrir des sacrifices ? Les dieux n’en ont nul besoin, diront les apologistes chrétiens ; et, avant eux, les pythagoriciens (végétariens) avaient stigmatisé l’horreur des sacrifices sanglants, de la souffrance infligée à des bêtes innocentes (Ovide, Métamorphoses, 15). Cette prise de conscience révèle une pensée évoluée. Dans une religion archaïque, qui ne conçoit pas ses divinités comme de purs esprits, il faut nourrir les dieux, ranimer périodiquement leur force vitale. » (p. 116) Y eut-il des sacrifices humains ? Probablement. Mais les témoignages écrits nous donnent plutôt l’impression qu’ils étaient jugés comme archaïques et barbares. (p. 116) L’un des sacrifices, le vœu, est une offrande différée : « énoncée par anticipation, elle est conditionnelle et fait l’objet d’un contrat, passé entre l’homme et la divinité. » (p. 117) : do ut des, je donne pour que tu donnes. (p. 118)

La divination

C’est l’interprétation des signes, qui permet de connaître les volontés divines. La grammaire des signes est fort complexe et nous peinons déjà à distinguer les présages et les prodiges : signes naturels, signes qui font violence au cours normal de la nature. (p. 119) Existe aussi l’omen, de l’ordre du fortuit et du verbal : paroles lancées au hasard, lapsus. (p. 119)

Les auspices sont procurés par les oiseaux dont ils tirent leur nom (avis, et specio, « observer »). Considérés comme des intermédiaires entre les dieux et les hommes, leurs vols, leurs chants ou cris peuvent être interprétés, en dehors de toute consultation spécifique comme par un augure qui, alors, délimite un champ visuel dans lequel les oiseaux passeront ; leur trajectoire sera interprétée. (p. 12à)

Si les Livres Sibyllins sont empruntés aux Grecs, les haruspices sont étrusques : « issus de l’aristocratie, ils sont les dépositaires de l’Etrusca disciplina, contenue dans les livres révélés de la nation. Ils sont des maîtres inégalés en trois domaines : la divination par les entrailles des victimes, les foudres, les prodiges. » (p. 123)

Les jeux

« Les jeux envahiront le férial officiel et l’emploi du temps du Romain, qui n’aspire plus qu’à deux biens, « du pain et des jeux au Cirque », panem et circensis, dit Juvénal (10, 81). Faut-il le croire ? Les calendriers sont un document plus sûr que les poètes satiriques : celui de 354 ne dénombre pas moins de 176 jours de jeux. D’autant qu’il faut compter avec le scrupule religieux du Romain : la moindre faute rituelle dans le déroulement des jeux, un insignifiant vice de forme, et toute la cérémonie est à recommencer. » (p. 130)

V. La maison et les morts, la religion de la famille

Il existe une zone médiane de cultes entre ceux privés et ceux publics et officiels. 

Les gentes, avant de presque disparaître à l’époque classique, avaient leur culte : le culte gentilice, rendu aux ancêtres des familles patriciennes de l’époque.

Mais bien sûr, les familles romaines, même non patriciennes, rencontraient plusieurs événements religieux durant leur vie : mariage, naissance ponctuaient de cérémonies la vie des gens. (p. 134) 

Les dieux de la maison

De trois sortes : Les Pénates, les Lares et les Genius.

Les Pénates : ils sont les protecteurs de la maison. A l’origine, comme l’indique l’étymologie, pce sont « les dieux du penus, de la réserve aux provisions, qui est la partie la plus reculée de la maison » (p. 138) C’est « une collectivité indistincte de dieux à la personnalité peu saisissable » (p. 138) Ils n’existent que dans la maison.

Les Lares

Les Lares sont plutôt « les protecteurs d’un espace, d’un terroir : leur regard est ouvert sur le monde extérieur : la maison au sens large, y compris les esclaves, le domaine rural, les quartiers et les carrefours, à la ville et aux champs. » (p. 139)

Les Genius : « tout homme a son genius », sorte d’ange-gardien du paganisme. Parfois serpent, parfois anthropomorphe.

Les morts

Les morts sont redoutables et ils sont craints. Les Larves sont les revenants malfaisants. (p. 141-142) Les mânesmanes signifie « bons » : « Mais ce nom est donné aux morts par antiphrase et par euphémisme, dans la crainte et pour tenter, par les vertus de la parole et du rite, de rendre « bons » ceux qui, par nature, ne peuvent être que mauvais. » (p. 143)

VI. L’âge des Lumières

Nous avons certains indices d’une perte de vitesse et de panache de la religion dans le 1er siècle av JC, avant qu’Auguste ne la restaure.

Quelques scandales, comme l’affaire des Bacchanales, en 186, où les pratiquants, accusés de toutes les ignominies, furent arrêtés, emprisonnés et parfois exécutés. Le culte demeura, bien sûr, puisqu’il était impensable d’interdire le culte d’un dieu, a fortiori celui de Dionysos, mai sous contrôle. Il est possible que derrière cette affaire se soit cachée une manœuvre plus politique qu’une réelle préoccupation religieuse. En effet, ce culte attirait les minorités opprimées, qui trouvaient là une occasion de se réunir. Par ailleurs, la répression de ce culte sous l’autorité d’une prêtresse campanienne pouvait être un règlement de compte envers les Campaniens, naguère traitres à Rome et alliés d’Hannibal. (p. 146)

Le premier des Flamines, celui de Jupiter, resta non remplacé pendant près de 70 ans ; Auguste décida de restaurer 82 temples ! Le désordre s’installe dans le calendrier. Bref, la religion n’était pas au mieux de sa forme. (p. 148-149)

Il faut ajouter à cela la critique acerbe des philosophes. Dans les milieux cultivés, on ne croit pas aux fables de la mythologie ; Cicéron en tête, la Nouvelle Académie incline au scepticisme. L’anthropomorphisme des dieux est particulièrement ridiculisé. 

« La négation que l’épicurisme oppose à la religion traditionnelle porte essentiellement sur deux points : l’au-delà ; l’intervention des dieux dans les affaires humaines. Il n’y a ni survie de l’âme, ni châtiments éternels : notre être meurt tout entier, corps et âme ; et nous n’avons à redouter aucun châtiment posthume, infligé par des dieux vengeurs. Les dieux existent, mais ils sont inactifs (thèse dangereuse : ne serait-ce pas un athéisme déguisé ?). Ils ne régissent ni la marche du monde, ni les affaires des hommes, mais vivent dans une absence de trouble (ataraxie), qui est la condition même de leur béatitude. » (p. 152)

Cicéron croit tout cela invraisemblable et se tourne plutôt vers les Stoïciens, leur croyance en la providence, qui fonde la divination. Les dieux sont pour eux des composants du monde, éléments primordiaux (terre, eau, air, éther) ou parties de l’univers. (p. 152)

Malgré tout, la religion d’État va perdurer et être rénovée sous Auguste. « Quelles que soient les spéculations des intellectuels, dont aucun ne nie l’existence des dieux – le débat ne porte que sur leur nature – les pratiques du culte, élaborées par les ancêtres dans leur sagesse, s’imposent à tous les citoyens. » (p. 153) Les propos du De natura deorum de Cicéron témoigne de cette tolérance. Une certitude cependant, c’est l’immortalité de l’âme, qui devient le sort possible de tout homme pieux. (p. 153)

En quête de renouveau

On note que Marius, par exemple, s’attachait les conseils d’une prophétesse syrienne, Martha. Sulla croyait aux songes et recevait les conseils de déesses d’Asie. Isis et Sérapis reçoivent aussi des cultes, à Pouzzoles et à Pompéï, dès la fin du IIème s avjc. « C’est une religion populaire au sens propre, de petites gens. Les autorités la pourchassent. Le Sénat fait raser ses sanctuaires : elle en avait jusque sur le Capitole, détruits en 58, 53, 50, 48. Rien n’y fit : la foi isiaque, qui les reconstruisait inlassablement, était plus forte que les interdits officiels. (p. 155)

Un essai de reconstruction : Varron

Varron

« Varron est né avant les guerres civiles. Il a vu les commencements du règne d’Auguste. Sa longue vie de presque nonagénaire lui a permis de traverser toutes les crises de la fin de la République et d’en souffrir. Il a tenté, avec les armes de la théologie, une reconstruction de la religion romaine, trop élitiste pour se diffuser au-delà d’un cercle étroit d’intellectuels et d’hommes de pouvoir, aristocrates ou chevaliers éclairés. » (p. 158) Mais grâce à lui, nous avons connaissance de pans entiers de la religion romaine. On y perçoit advenir la restauration augustéenne et l’apparition d’un syncrétisme, plus mystique et moins spéculatif qu’il le dépeint.

VII. La renaissance augustéenne

« Le fondateur de l’Empire, né en 63 avjc, mort en 14 apjc, a inscrit sa carrière sous le signe du sacré. Chaque étape de son ascension politique a reçu une sanction religieuse. Adopté par César, il est, dès l’époque triumvirale, Diui filius, « fils du Divinisé ». Seul maître du monde romain depuis la défaite d’Antoine et Cléopâtre à Actium, en 31, il reçoit, en 27, le surnom plus qu’humain d’Augustus. En 12, après avoir attendu patiemment la mort du grand pontife Lépide (l’ancien triumvir), il revêt enfin le grand pontificat. À sa mort, en 14 apjc, il est lui-même divinisé et devient le Divus Augustus. » (p. 159)

Octave Auguste

Auguste, pour Octave, appartient à la sphère religieuse, comme le nom de l’augure. « Il confère à la personne du prince consécration religieuse et valorisation spirituelle, il l’élève au-dessus des hommes et le rapproche des dieux, sans toutefois en faire l’un d’eux dès son vivant. Il exprime la sacralité du pouvoir impérial et le fonde en droit divin : à celui qui le porte, il confère, dit Auguste lui-même, une auctoritas sans égale en ce monde. Après lui, tous les empereurs le porteront, comme essentiel à leur majesté et à leur être, qui échappe à la condition mortelle. » (p. 159-160)

Octave-Auguste entama une grande campagne de restauration des temples et des sacerdoces (pp. 160 et alii). Il faisait l’objet d’un culte impérial, mais il ne faut pas oublier que dans toutes les civilisations antiques, le souverain avait une dimension sacrée. (p. 167) « La mort d’Auguste en août 14, ses funérailles solennelles, son apothéose inaugurent le cérémonial des divinisations impériales. » (p. 171)

VIII. L’appel de l’Orient

Les religions orientales ont exercé un grand attrait sur le monde grec, puis le monde romain, et ce dès le IIIè siècle avjc, pour ne prendre fin qu’avec le christianisme. (p. 175) Il en existait de nombreux, mais les principaux sont :

Cybèle et Attis

– le culte de Cybèle, la « Magna Mater », accueillie pour chasser Hannibal d’Italie, selon les préconisations des Livres Sibyllins. La déesse arriva donc de Phrygie, sous la forme d’une pierre noire, avec son amant infidèle Attis et « son cortège de prêtres eunuques, envoutés par la danse, le son des flûtes, des cymbales et des tambourins, s’automutilant à l’exemple mythique d’Attis. » (p. 177) bien sûr, un tel culte, si étrange, fut rapidement réglementé et codifé.

– le culte des dieux égyptiens : Isis, Sérapis ; plutôt suivi par les femmes.

– le culte de dieux syriens, amenés par les Syriens, marchands ; « les cultes sémitiques sont multiples et bariolés ». (p. 190)

Culte de Mithra

– le culte de Mithra, « Sol Invictus » ; ce Mithra iranien est sûrement un lointain descendant du Mitra indo-européen de la littérature védique. C’est un dieu des armées, proche du soleil, introduit en Asie mineure par les Perses. (p. 195) Plutôt suivi par les hommes. C’est Mithra qui, le 25 décembre, naît de la pierre, dans une grotte, comme la lumière jaillit du ciel. La liturgie mithriaque réactualise le mythe de la création. (p. 196) Bien plus tard, au IIIè s apjc, le 25 décembre devient le jour de la naissance de Sol Invictus. « Le nouveau culte, qui avait sa fête le 25 décembre, jour du Natalis Invicti, fut assuré par des pontifes du Soleil, calqués sur les Pontifes ancestraux de Rome, désormais appelés Pontifes de Vesta ». (p. 206)

Aurélien et le syncrétisme : au IIè et IIIè s apjc, Rome n’a pas abandonné sa religion officielle ; elle s’est simplement enrichie ou colorée d’autres cultes, côtoyés par l’astrologie et la magie. Cependant, le règne d’Aurélien unifie et hiérarchise ces croyances dans un hénothéisme nouveau : « Pour la pensée syncrétiste, les dieux se rejoignent tous. Dieux de peuples différents, de Rome, de la Grèce, des Égyptiens, ou, à l’intérieur d’une même religion nationale, dieux ou déesses particuliers : ce ne sont tous que des expressions différentes, formulées ou figurées, d’une même divinité, qui les comprend et les dépasse tous. » (p. 204)

Ainsi, Isis devient la mère de tous ; Aurélien s’associe, voire s’identifie à Sol Invictus et va faire du Soleil le dieu suprême de l’empire ; il voulut même substituer Sol à Jupiter. À travers cela, « il officialisait les principes de l’hénothéisme. Il faisait passer dans les réalités du néo-paganisme romain les spéculations mystico-philosophiques de la théologie solaire. » (p. 207)

IX. Épilogue – Dieu de Platon ? Dieu des chrétiens ?

La théologie solaire

Elle est née chez les philosophes néo-platoniciens, eux-mêmes venant de l’Orient, sur des antécédents occidentaux, pythagorico-stoïciens. Julien, au IVè, en 362, compose encore un discours Sur le Soleil Roi, pour la fête du 25 décembre. (p. 209)

L’histoire a retenu de cette période quelques noms, œuvres et personnages marquants.

Les Saturnales de Macrobe, néoplatonicien, représentant de l’aristocratie païenne.

Notons également Pretextat, l’une des hautes figures de l’aristocratie sénatoriale à la fin du IVè, avec un gros cumul des mandats ! Proconsul d’Achaïe, initié aux mystères de Dionysos et d’Éleusis, pontife de Vesta à Rome, augure, quindécemvir, pontife du Soleil, « taurobolié » de Cybèle, « nécore » de Sérapis, « père » dans la religion de Mithra… bref, il préside à tous les cultes, encore à plus de 70 ans, parfois accompagné de sa femme Pauline, isiaque également, qui s’imprègne de tous les mystères. (p. 211)

Symmaque est plus politique et moins mystique, pontife majeur. Ou encore Maxime de Madaure, qui écrit en 390 à Augustin : « Il n’existe qu’un dieu suprême et un, sans commencement. » (p. 212)

Bref, « le bouillonnement mystique et cultuel des religions orientales et de l’hénothéisme n’avait donc pas suffi à perpétuer une religion de moins en moins romaine, de plus en plus ouverte sur l’universel. » (p. 212)

La fin du paganisme

Avec quelques dates importantes…

313 : l’édit de Milan établit la paix de l’Église et accorde la liberté de culte aux chrétiens et à toutes les religions, à égalité.

Constantin Ier

331 : inventaire et confiscation des biens des temples, ce qui amoindrit le paganisme.

337 : Constantin, même converti au christianisme, ne refuse pas d’être pontifex maximus.

Mais c’est à partir de Gratien (367-383) que datent les mesures symboliques et décisives. Il refuse le pontificat. Il ôte aux sacerdoces les privilèges financiers (p. 214).

Gratien

On note cependant qu’en 354, les fêtes romaines traditionnelles ont lieu, comme d’habitude.

391-392 : Théodose interdit les sacrifices sanglants. Il interdit également le culte des Lares, des Pénates et Genius, pour protéger les enfants, selon le danger évoqué par Prudence dans son Contre Symmaque, d’être conditionnés au culte païen. (p. 215)

N’oublions pas non plus que l’appellation païen est donnée par le christianisme, pour désigner le monde des campagnes, où les pagani, les gens du village, pagus, deviendront les « païens » attardés. Les ploucs quoi ! (p. 214)

494 : les fêtes romaines sont supprimées. Les Lupercales remplacées par la Purification de la Vierge et le Natalis Invictis du 25 décembre par la commémoration de la naissance du Christ. On abat les temples, ou bien ils sont transformés en église.

« Telles sont les ultimes métamorphoses du paganisme, d’un paganisme non seulement romain, mais préromain, venu du fond des temps néolithiques. Les religions sont aussi mortelles. » (p. 216)

La religions des Grecs, de Roland Crahay

« La religion des Grecs est l’une des plus déconcertantes qui soient et, en même temps, l’une des plus instructives. Elle ne s’appuie pas sur une révélation ; elle n’a jamais défini de doctrine théologique ou morale ; elle n’a pas à sa tête un sacerdoce. La langue grecque n’a pas de nom pour la désigner dans son ensemble. Nous nous trouvons devant un corps d’opinions peu cohérentes ; devant des dieux à tel point humanisés que leur substance primitive nous échappe souvent ; devant des rites qui ne se rattachent qu’exceptionnellement à des attitudes mentales conscientes. Bref, abstraction faite de certaines manifestations propres à une époque ou à un milieu, nous trouvons en Grèce une multitude de faits que nous devons bien qualifier de religieux, mais qui ne constituent pas, au sens où nous la prenons aujourd’hui, une religion. » (extrait du 4ème de couverture)

Introduction

Il y a pourtant indéniablement des faits religieux (p. 7). Pour aborder le fait religieux grec, nous prendrons le biais du sacré, par opposition au profane, tel que défini par Rudolf Otto en 1917 – cf Le sacré et le profane, de Mircea Eliade. Le sacré est à mettre en relation avec l’énergie et la puissance, ce qui s’impose à l’homme comme d’un autre monde. (p. 10) Du moins le croit-il…

1. Manifestations immédiates du sacré

Le sacré est interprété comme provenant d’une volonté divine. Ce que les Grecs appellent les terata (monstres = ce que l’on montre) sont appelés des prodiges chez les Romains « des ruptures supposées de l’ordre du monde, toujours funestes en tant qu’invasions du sacré maléfique. » (p. 14)

2. Sources de la connaissance religieuse

Pas de révélation : « les faits acceptés comme signes sont innombrables, mais l’acceptation n’est pas rigoureuse, l’interprétation encore moins et, surtout, ces rudiments de croyance restent isolés, sans autre portée que celle qu’ils doivent aux circonstances. Ils ne constituent pas les éléments d’une doctrine. » (p. 17)

3. La littérature religieuse

S’il n’y a pas de révélation, il n’y a pas de dogme. En Grèce, on note une « symbiose étroite entre religion, poésie et philosophie. » (p. 29) Le fait religieux s’exprime à travers le mythe, repris et transformé au fil des siècles par les poètes et les philosophes. (p. 29) La pensée mythique est anthropomorphique et traduit le sacré en événements : « chaque élément trouve sa place avant ou après un autre. » (p. 30)

4. La pensée religieuse

L’homme

« Les deux expériences sont corrélatives : la présence du sacré et l’insuffisance de l’homme. Sans le sentiment vécu d’un manque, celui-ci n’éprouvera pas la puissance irrationnelle qui est à la fois une frontière et un achèvement. » (p. 35) Bref, les individus ne durent pas longtemps et souffrent beaucoup pour les Grecs. 

Antigone donnant la sépulture à Polynice (1825), Sébastien Norblin

L’origine de l’homme ne se trouve pas chez Hésiode mais plutôt chez Platon (Protagoras, 320 etc) sous la forme de mythes ou paraboles (p. 38). On y raconte l’apparition maudite des hommes et leur destinée assez cruelle. Mais le Grec n’est pas totalement pessimiste : « ce qu’il traduit dans ses actes, c’est surtout la fierté devant tout ce que l’homme parvient à réaliser dans les limites étroites et dans les conditions pénibles de sa vie » (p. 40) (Sophocle, Antigone, 322-64)

La mythologie de l’au-delà est flottante. Les fantômes viennent parler aux vivants, ils sont des ombres ; dans l’Odyssée, le séjour des morts est même décrit (Odyssée, XI, 23-50 ou IV, 561-9) Mais cette idée de l’au-delà n’apporte aucune compensation à sa conception pessimiste de la vie terrestre. (p. 44)

On trouve cependant chez Pindare (2è Olympique, 63-83) une perspective de salut, l’idée d’une rétribution posthume, ainsi que chez Hérodote (II, 123) évoquant les croyances égyptiennes ou encore Empédocle (fr.115) mais « c’est surtout Platon qui développe ces thèmes : immortalité personnelle, rétribution dans l’au-delà fondée sur la morale et sur la purification des âmes. Souvent, il se réfère aux mystères et aux « doctrines secrètes ». (p. 47) (Phèdre, 245 c et suiv ; Cratyle, 400 b-c ; Phédon, 64 a et suiv. ; Phédon, 117 c) Socrate prie pour bénéficier d’une bonne mort… mais cela ne correspond pas à « la religion officielle, fort proche en revanche des croyances chrétiennes. L’au-delà chrétien ne doit rien à la « Chéôl » des Juifs, séjour posthume aussi inconsistant que l’Hadès des Grecs. Il est un séjour éternel que l’homme conquiert – bon ou mauvais – par sa conduite terrestre. » (p. 50)

Cependant les voix de Démocrite (fr. 297) ou Épicharme (fr. 64) témoignent d’une vision plus désabusée et signalent ces projections comme autant d’illusions (p. 50)

Le monde

« Le terme grec cosmos, qui, à partir de certains présocratiques, désigne le monde, avait signifié d’abord « ordre », « arrangement harmonieux ». Au départ, les Grecs ne disposent pas d’un concept global, comme celui que nous exprimons dans « univers ». Ils disent simplement « toutes choses » et valorisent certaines parties de l’ensemble : la Terre, le Ciel, l’Océan, les hommes. La notion de cosmos apparaît comme le résultat d’une réflexion qui, de ces éléments, a fait une synthèse. » (p. 52)

Hésiode, dans sa Théogonie, prend les dieux pour origine du monde. Il commence par Chaos et ses descendants. Mais pour Héraclite (fr. 30), l’univers a toujours été et sera toujours, indépendamment de nous. Pour Anaxagore (fr. 12), c’est le NOUS, une force spirituelle, qui permet la dissociation et le regroupement des éléments, à partir d’un mélange originel et confus de particules. (p. 55) Chez Platon (Timée), le créateur du monde semble distinct des dieux de la mythologie tandis que pour Aristote, le « moteur premier » est un pur concept intellectuel (Métaphysqiue, XII, 7, 1072) Mais les Grecs n’ont pas intégré à leurs croyances ce qui a trait à la fin du monde ou à son renouvellement : « Ils ne possèdent pas, à notre connaissance, une eschatologie cosmique comparable à celles de l’Inde ou au « Crépuscule des dieux » des Germains ou encore au mythe romain de la Grande année. » (p. 58)

Quel est le facteur, le moteur, des actions humaines ? Périclès, d’après Thucydide, aurait parlé des « démons ». Ailleurs, on trouve toutefois invoquée la Nécessité : Prométhée explique son impuissance face au Destin ou à la Nécessité (Eschyle, Prométhée, 506-525).

Les dieux

Nous connaissons particulièrement les dieux olympiens qui ont remplacé, en quelque sorte, les divinités plus anciennes, comme d’ailleurs en témoignent de nombreuses légendes : le dieu vient de l’étranger : Crète, Thrace, Asie Mineure. D’ailleurs, seuls Zeus, et peut-être Dionysos, ont des noms proprement grecs. (p. 63)

Mais plusieurs catégories d’êtres surnaturels coexistent et le sacré prend diverses figures : les éléments de la nature, les esprits ou démons, les dieux. (p. 64) Les animaux, sacrés eux-mêmes, deviennent les compagnons attributs des dieux et les dieux prennent souvent forme animale (p. 65). Platon a essayé de mettre de l’ordre dans ces catégories en assignant notamment une essence d’intermédiaire aux esprits ou démons. (p. 67) Quant aux âmes des morts « Hésiode distingue trois catégories correspondant à des races du passé : les hommes de l’âge d’or sont devenus les « Démons terrestres » ; ceux de l’âge d’argent les « Bienheureux souterrains » ; les héros, après la disparition de leur race : des « Demi-dieux ». (p. 68) Ces derniers reçoivent un culte : « c’est le caractère sacré inhérent à toute personnalité exceptionnelle qui explique les honneurs rendus à certains grands hommes : fondateurs de villes, souverains, législateurs, personnages célèbres par leur piété, poètes, philosophes. » (p. 69)

Théâtre de Delphes

Si les dieux olympiens nous donnent l’impression de dominer le religieux antique grec – cela est dû à l’épopée homérique, cette impression ne correspond pas vraiment à la réalité : la Terre reste l’objet d’un véritable culte, à travers notamment la figure de Déméter (p. 71) Dionysos jouit également d’un culte répandu, alors qu’il est étranger des épopées homériques et qu’on lui attribue même une origine étrangère, thrace ou phrygienne. (p. 73) : « Dans une réinterprétation religieuse, venue peut-être de l’étranger, il préside à l’ivresse sacrée qui soustrait l’homme au monde profane. Il représente en Grèce une forme d’expérience religieuse, le chamanisme, où l’homme se met en état de transe pour communier avec le numineux. » (p. 73)

Zeus est le seul dieu qui porte un nom véritablement grec, et indo-européen, qui signifie « le Ciel lumineux » et que l’on retrouve dans Ju-piter.

La racine i.e. serait *de-us, que l’on retrouve dans dieu, diurne, ou dyauh (sanskrit), et donc ZEUS ou JU (de Jupiter, littéralement « dieu le père »)

Associé à la justice et l’ordre social, il bénéficie d’une place primordiale : « Zeus garde au sein d’un système polythéiste une densité religieuse qui lui permet d’être à la fois une multitude de dieux et le dieu en soi. […] Zeus-Baal, Zeus-Ammon, Ahoura-Mazda, même, devient Zeus pour Hérodote. » (p. 78) La couche la plus primitive des représentations de Zeus nous montre même un Zeus-ogre, un Zeus-loup. (p. 79) « Pratiquement, Zeus présente tous les aspects du divin, non seulement par rapport au contexte grec, mais à l’échelle des religions du monde. » (p. 79)

5. L’acte religieux : le rite et le culte

Difficile de reconstituer l’acte religieux de l’antiquité grecque, mais à l’aide des textes et de l’archéologie, on peut dégager quelques faits d’ordre général. (p. 87)

On trouve bcp de recommandations de type superstitieuse, mais qui peuvent s’apparenter à des rituels à suivre, chez Hésiode (Travaux, 724-56) ou chez Homère (Iliade, I, 37-42 ; 94-100 ; 313-317 ; 446-74) Il faut prendre garde à ne pas s’attirer la colère des dieux. Peut naître également le besoin de se purifier après une souillure ; cela passe par les ablutions, les sacrifices. La souillure n’est pas morale ; on peut être souillé d’avoir versé le sang, d’avoir eu affaire avec la mort. (p. 92)

Les sacrifices donnés en exemple dans l’Iliade sont par exemple les hécatombes – sacrifice de cent bœufs – ainsi que des sacrifices humains : Iphigénie ou les douze prisonniers troyens immolés sur le bûcher de Patrocle. (p. 93)

Hécatombe

Le temple grec n’est pas un lieu où l’on se réunit ; il est plutôt considéré comme la maison du dieu. On peut prier n’importe où, paumes ouvertes vers le ciel, ou allongé, prosterné au sol si l’on cherche les faveurs de dieux souterrains. (p. 96) Que demande-t-on ? Généralement la santé, une bonne récolte, la fécondité ou une protection contre le malheur. Il arrive aussi qu’on s’adresse aux démons pour vouer quelqu’un au mal – la littérature offre des témoignages de malédictions (Iliade, IX, 565-72) (p. 99) On invoque encore les puissances divines pour asseoir un serment : « une affirmation ou une promesse accompagnée d’une prière négative. On demande à un dieu de garantir la vérité et de punir le parjure. » (p. 100)

Thesmophories

Enfin, la vie athénienne était ponctuée de fêtes, comme les Thesmophories (p. 103) ou d’autres fêtes autour de la fécondité. Peu à peu, les fêtes religieuses sont débordées par leur aspect communautaire : « la célébration rituelle prend facilement la portée d’une manifestation civique qui resserre par des actions et des divertissements communs l’union des citoyens. » (p. 104)

Les jeux, les oracles ou les sanctuaires de guérison font également partie de la vie religieuse des Grecs (p. 105)

6. La communauté religieuse

Même lorsqu’une religion a pour but le salut personnel, elle s’inscrit dans une communauté religieuse. La vie de la cité, la religion, les hommes sont fortement liés (cf Hésiode, Travaux, 240-47) (p. 110) 

« Dans la Grèce classique, les groupes constitués sur une base purement religieuse, comme les confréries et les thiases, ne jouent qu’un rôle limité. En général, le lien sacré se superpose à un autre. Dans une communauté naturelle, famille, clan, tribu, il s’exprime sous la forme de divinités et de cultes propres à celle-ci. Dès Homère, ces collectivités sont recouvertes par une organisation politique, dont nous pouvons, dans des grandes lignes, suivre l’évolution. » (p. 110)

« Ainsi se dessinent, d’abord comme une aspiration révolutionnaire, les grandes lignes d’une religion civique qui sera celle de la Grèce classique. Elle groupe indissolublement trois termes : les hommes, les dieux, l’État. Pour désigner celui-ci, Hésiode emploie déjà le terme polis, la cité. Mais c’est seulement à l’époque suivante que la polis incarnera dans la réalité politique le programme social et religieux d’Hésiode. » (p. 112)

« Rappelons quelques faits bien connus qui montrent à quel point la sphère du religieux se confond avec celle du politique : les prêtres, sauf quelques exceptions, sont des fonctionnaires publics désignés par l’État pour un terme légal ; les temples et leurs avoirs sont propriété publique ; les fêtes religieuses sont aussi des fêtes nationales, souvent mises à la charge de contribuables fortunés ; le calendrier est fixé par les autorités civiles. Réciproquement, chaque État a ses dieux et son culte ; une action politique a toujours des aspects religieux : prières, sacrifices, offrandes, processions, consultation des oracles ou des devins. » (p. 112)

Socrate et son « démon »

Les deux domaines sont inséparables et la revendication de Socrate d’avoir son « démon intérieur » peut être prise pour une revendication athée, bien que ce ne fût pas le cas. La croyance de Socrate le rendait tout le moins impie aux yeux de ses accusateurs puisque ce démon semblait le détourner de la politique active. (p. 115) 

La religion officielle pouvait laisser des insatisfaits, et à l’âge classique, se développent les cultes privés, les confréries, les mystères et l’orphisme. (p. 116)

7. Les mystères et l’orphisme

« Un myste est un initié ; le mystère, la cérémonie d’initiation ; l’adjectif mystique désigne, étymologiquement, ce qui est en rapport avec cette forme religieuse. Les mystères étaient protégés par un secret qui, dans l’ensemble, a été respecté. Aussi les connaissons-nous de manière très fragmentaire. » (p. 117)

Les mystères d’Eleusis

Les mystères d’Euleusis, qui inspirent l’Hymne à Déméter et racontent le cycle de la végétation, mort apparente, suivie de la renaissance, sert de support symbolique à une croyance en la survie posthume de l’homme. (p. 118)

Il existait bien d’autres mystères, autour de Zeus ou Dionysos ou encore l’Orphisme. Cependant, le grec moyen semble déconcerté devant l’Orphisme qui, non seulement est perçu comme venant de Thrace, mais en outre s’appuie sur un texte sacré : « mais ce qui déconcerte et indispose surtout le Grec moyen, c’est la prétention de s’appuyer sur des livres, non pas comme on cite du bout des lèvres Homère et Hésiode, mais pour y chercher une autorité ferme en matière de croyance et de morale. Là est l’originalité choquante de l’orphisme : c’est une doctrine du livre. » (p. 122)

Mais « les vraies communautés religieuses, celles qui proliférèrent plus tard et s’adjoignirent celles de Mithra, de Sérapis ou du dieu des Juifs, ce sont ces conventicules qui réunissaient dans leurs chapelles les fidèles de quelque Dionysos, de Cybèle, de Sabazios et qui, parfois, nous le savons par des inscriptions, rassemblaient leurs morts dans des cimetières séparés. » (p. 126)

8. Attitudes

Comment comprendre la foi ? Le terme et le concept ne semble pas exister pour les anciens. Il sera défini plus tard, chez les chrétiens, comme Clément d’Alexandrie (Stromates, II, 8, 4 ; 30, 1-2) pour lequel la foi est d’essence divine mais aussi une forme d’espérance.

« Les Grecs n’ont jamais défini un ordre de choses transcendant qui réclamerait leur foi. Tout ce qu’ils sont censés admettre, c’est que « les dieux » existent, mais sans que ceux-ci soient expressément nommés. » (p. 128) Rien ne définit ce qu’il faudrait croire au sujet de ces dieux, la mythologie se charge de faire et défaire ; règne tout de même un certain agnosticisme, parfois exprimé chez Protagoras (fr. 4) ou Xénophane (fr. 34). Donc « pour d’autres grandes notions, comme la structure religieuse de l’homme et du cosmos, l’immortalité de l’âme, la rétribution posthume, le champ reste ouvert à la spéculation mythique et intellectuelle. » (p. 129)

Sanctuaire d’Asclépios, Épidaure

« Nul doute que beaucoup se soient contentés d’une confiance aveugle dans la vertu de l’acte sacré. Cela est vrai surtout de pratiques populaires comme les rites agraires ou le culte d’Asclépios ou encore dans le serment. » La magie et la superstition font également partie du paysage religieux (Théophraste, Caractères, 16)

Il existe cependant un caractère mystique du culte ou des croyances, en définissant le mysticisme comme « la croyance en la possibilité d’un contact immédiat entre l’homme et l’essence du sacré. Cette croyance peut s’accomplir de deux manières ; par un mode particulier de connaissance, généralement décrit comme une vision ; ou bien par l’expérience vécue d’une union. » (p. 136) Ainsi, « une des formes les plus répandues de la connaissance mystique est l’inspiration prophétique.  En Grèce, elle n’a joué un rôle véritable qu’antérieurement à la religion classique ou en marge de celle-ci. Le sibyllisme ne nous est connu historiquement que par des manifestations dégradées. » (p. 137)

Finalement, dans cette quête d’union, « c’est à la fin de l’Antiquité que les néo-platoniciens élaborent une synthèse de la religion et de la philosophie qui trouve son couronnement dans l’union mystique. Le dieu de Plotin, libéré de toute imagerie anthropomorphique, comporte trois degrés : l’Un, l’Esprit et l’Âme. Celle-ci est à la fois l’âme universelle et la multitude des âmes particulières. » (p. 140)

9. Tensions

Dans le système grec, contrairement au système chrétien que nous connaissons mieux, on ne peut pas vraiment entrer ou sortir des croyances, en devenant un apostat par exemple, puisque les croyances revêtent différentes formes et touchent tous les aspects de la vie, sans requérir une véritable profession de foi.

« Foncièrement pessimistes, les Grecs sont obsédés par le problème du mal. Non moins foncièrement moralistes, ils posent ce problème en termes de responsabilités. » (p. 145)

Les dieux, fortement anthropomorphiques, ne sont ni entièrement bons, ni entièrement mauvais. Dans Odyssée I, 32-43, dieux et hommes se renvoient même la responsabilité du malheur des hommes. (p. 146)

Chez Eschyle, le débat met en cause les dieux comme les hommes. Tandis que Sophocle dépeint les dieux, inconsistants et parfois sinistres : « psychologiquement, nous sommes à un stade antérieur à celui que traduit Eschyle » (p. 147) « Chez Sophocle, l’homme malheureux endure et se plaint ; il ne discute pas. […] Pour ses contemporains, il fut « le pieux Sophocle », ce qui montre combien nos concepts diffèrent de ceux des Grecs. En revanche, Euripide passa, de son vivant, pour un impie et beaucoup de modernes le tiennent pour tel. » (p. 149) « Sophocle représente le stade de la contradiction acceptée : Eschyle révèle l’opposition dialectique et tente de la résoudre ; Euripide sépare brutalement la thèse et l’antithèse. Cette fois, contre des dieux malveillants et irresponsables, l’homme proteste et argumente. » (p. 149)

Chez Hérodote, c’est la volonté de raconter les faits réels, et une certaine distance avec les explications divines, du merveilleux, fait jour : les événements qui se produisent sont liés aux lois du monde sensible et de la raison. (p. 152) Comme il connaît les religions et coutumes d’autres pays, il en retire un certain recul : « partageant le relativisme des sophistes, il pense que les idées et les actes religieux sont des usages propres à chaque peuple et que ce sont les préjugés de ceux-ci qui leur confèrent une valeur en soi. » (cf Hérodote, III, 38) (p. 153)

Mais on ne peut pas percevoir une évolution dans le temps de la pensée grecque qui irait vers moins de religieux : « Xénophon, tout pénétré de croyance, est le continuateur de Thucydide, qui traite le surnaturel avec un mépris glacial. Le théoricien du rationalisme historique, celui qui en formule les problèmes, est Polybe

« Pour les faits dont il est impossible ou difficile à l’homme de saisir les causes, on pourrait peut-être, à défaut d’autre issue, faire intervenir la divinité ou le hasard… Mais là où il est possible de découvrir la cause qui est à l’origine de l’événement ou qui l’a influencé, je pense qu’il ne faut pas recourir aux dieux. » (Polybe, XXXVII, 4, 2)

La médecine grecque, même si elle reste longtemps embarrassée de croyances et superstitions, commence à s’attacher au principe de la causalité expérimentale. Confer le Traité hippocratique, De la maladie sacrée, où l’auteur ne croit pas desservir la religion en lui retirant un domaine, mais au contraire lui rendre un service en lui ôtant une responsabilité. (p. 155)

Aristophane

Jusqu’où peut-on aller en restant dans le cadre de la religion et quand en sort-on ? Chez Aristophane, on trouve de francs exemples d’irrévérences : il parodie les cultes, ridiculise les dieux : « Constamment, les dieux apparaissent comme des intrigants, des goinfres, des débauchés. Surtout, ils sont d’une cupidité sans limite. » (p. 156) Et pourtant, Aristophane est attaché à une forme très traditionnelle de religion, et « fait le procès des novateurs comme Socrate et Euripide. Il parle des mystères avec une poésie manifestement sincère. On a pu dire, avec Hegel, qu’il s’attache à ruiner, en le poussant à l’absurde, un anthropomorphisme vidé de toute substance religieuse et devenu un obstacle à la piété authentique. On se demande seulement si les Athéniens parvenaient mieux que nous à distinguer toujours les deux domaines. » (p. 157)

Il est difficile de déterminer l’impiété chez les Grecs. Souvent les attaques contre les dieux sont perçues comme des attaques contre la communauté. Cependant, « comment trouver dans les conceptions mouvantes des Grecs la base doctrinale permettant de définir une impiété de pensée ? Le mobile déterminant, nous l’avons vu, est de maintenir le culte de la cité : l’accusation d’irréligion est surtout une accusation d’incivisme. » (p. 159)

10. Théories

« Il n’est guère possible, on le conçoit, de formuler en termes simples et quelque peu précis une vue d’ensemble sur la religion des Grecs. Il faudrait soupeser, argumenter et l’on risquerait encore, malgré tout, d’introduire dans les faits une rigueur qu’ils n’ont pas. » (p. 161)

Empédocle, par exemple, « considérait que les dieux personnalisés constituaient, historiquement, un stade tardif, avec une exception qui est Aphrodite. » (p. 161)

Platon, lui, « se place sur un plan psychologique : la croyance aux dieux résulte d’une double prise de conscience, celle de l’âme et celle de l’univers. […] C’est du fait de leur origine divine que, seuls de tous les êtres vivants, les hommes croient aux dieux et les honorent. » (Lois, XII, 968 d-e) (p. 162)

Pour Aristote, les dieux se confondent avec les substances premières (Métaphysique, VII, 8, 1074, b, 1-10) puis la nécessité sociale ajoute des couches de croyances : » quant au reste des croyances, il a été ajouté plus tard sous forme mythique en vue de persuader la foule et de soutenir les lois et l’intérêt général. » 

Le cousin de Platon, Critias, va même plus loin (fr. 25) en expliquant que les dieux ont été inventés par certains hommes pour que leurs congénères se sentent sans cesse épiés, pour que jamais ils ne se croient autorisés à faire le mal, même en cachette.

Voici un livre qui donne un aperçu très vaste des faits religieux en Grèce, à travers les philosophes, les poètes, les tragiques, les comiques et l’archéologie, et qui part d’Hésiode, poète du VIIIè av JC pour aller jusqu’à Aristote, philosophe du IVè av JC. Il contribue à montrer comment « le religieux » est bigarré et jamais monolithique ; que si certains penseurs ou politiques resserrent parfois la croyance en un dogme, elle finit par s’en échapper pour s’épandre et se disperser en de multiples versions d’elle-même.

Les erreurs de la liberté, de Pierre GRIMAL

« Nous ne sommes pas libres, ni de vivre, en venant au monde, ni de mourir ou de ne pas mourir. Mais nous sommes libres d’accepter la mort. Une fois de plus, c’est dans et par celle-ci que se réalise notre liberté. » Ainsi parlait et écrivait l’empereur Marc-Aurèle au livre I de ses Pensées. » (p. 13)

Marc-Aurèle, IIème ap JC

Grimal nous annonce sa thèse dès l’introduction : À l’étude, la liberté se révèle inséparable de la mort. La liberté s’exerce en effet à travers des choix, parfois des choix tragiques. La liberté pour les Grecs n’était pas la même que pour les Romains, et c’est ce que nous allons voir.

François Guizot

François Guizot (XIXè), dans Histoire de la civilisation en Europe, pensait que le monde antique ignorait le sentiment de liberté pure. Il croyait que la liberté n’existait que chez les sauvages ou les barbares… depuis, nous avons compris qu’il se trompait. En effet, dans ces peuples que, d’ailleurs, l’on n’appelle plus « barbares » ou « sauvages » ou même « primitifs » aujourd’hui, on trouve aussi une soumission aux « croyances, étouffantes, rites, coutumes strictes, tyrannie d’un chef ou d’un groupe. » (p. 8)

Dans ce livre de 1989, on a va trouver pas mal de formulations ou de points de vue tout à fait has been ^^

Chapitre I : la libertas républicaine

César et Octave-Auguste, son fils adoptif, qui lui succède, se battent tous les deux pour la liberté, mais s’opposent l’un à l’autre. De quelle liberté parle-t-on ? – Voici quelques mots du paradoxe de César : « Ainsi, le même homme, pour une même action – qui était la prise du pouvoir par la force – pouvait se prévaloir de la liberté et allait être abattu par un groupe d’hommes qui l’accusaient de l’avoir enlevée aux citoyens ! (p. 16) […] Il était donc vrai que César avait à la fois lutté pour la liberté (c’est-à-dire le fonctionnement traditionnel des institutions de la cité) et, en fait, l’avait supprimée. Mais s’agissait-il vraiment de la même liberté ? » (p. 17)

Ruines du Temple d’Auguste et de Rome à Ankara

Octave-Auguste résume sa carrière dans la célèbre inscription d’Ancyre : « À l’âge de vingt ans, j’ai rassemblé une armée, de ma propre initiative et à mes propres frais, et grâce à elle, j’ai rendu la liberté à l’État opprimé par la tyrannie d’une faction. » (p. 19)

Petite parenthèse : César s’est marié vers 16 ans avec Cornelia qui, elle, n’en avait que 10.

En réalité, il n’est de liberté que par rapport au statut d’esclave. « être libre, dans ces conditions, c’est, négativement, ne pas être esclave. L’esclave, en effet, est la chose de son maître ; il ne possède ni bien ni famille, il ne dispose pas de son corps. » (p. 20) Et dans ces conditions, en réalité, seul le pater familias est réellement libre. La famille n’est libre qu’à travers lui. Les enfants sont des liberi, ils jouissent d’une liberté analogue à celle de leurs parents. Il devient donc primordial de ne pas attenter à l’intégrité de la famille.

Les histoires des Tarquins chassés de Rome en raison du viol de Lucrèce, au VIème s av JC, l’enlèvement et le viol de la jeune Virginie, ensuite tuée par son propre père, sont, aux yeux de Grimal, des témoignages de ce choix impérieux : la liberté ou la mort (p. 23) Il cite encore l’épisode des Horaces et Curiaces.

Ici, j’émets quelques doutes… que des jeunes filles eussent été obligées de se donner la mort pour laver l’honneur de la famille ne ressemble pas à une preuve de leur liberté, mais au contraire à l’esclavage de leur corps, perçu comme appartenant à la famille et garant de son honneur. Enfin je dis ça, je dis rien ^^

La société semble avoir été organisée en noyaux autour du pater familias. (p. 32) En fait, les données archéologiques semblent confirmer la préexistence de villages.

« Les villages préexistent à la Ville. On peut penser que, dans ces villages, vivaient, comme des abeilles autour de leur reine, les descendants et les parents par alliance d’un Père. Chaque village avait autour de lui une zone « neutre » en partie cultivée, et l’on imaginera volontiers que là vinrent s’établir des isolés semblables à ces « hors-la-loi » dont parle la légende à propos de Romulus, qui demandèrent asile et s’installèrent au voisinage du temps de Jupiter Capitolin. » (p. 32)

Ces isolés s’allient à un pater, qui devient en quelque sorte leur patron, une sorte de père-protecteur à qui ils se doivent. Ainsi devait être organisée la société au VIIIè s av JC.

Une hiérarchie stricte (et patriarcale) – Lors de la réunion des villages en une ville, de la fondation de Rome, c’est l’imperium qui confère un pouvoir absolu au roi suivant une stricte hiérarchie : « Garant du corps urbain, véritable hypostase de Jupiter, au sommet se trouvait le roi. Puis venaient les chefs de clans – les chefs des familles – dans leur double rôle de pères et de patrons. Et, autour d’eux, les clients. C’est cette population hétérogène, membre de gentes et clients, qui était groupée dans les curies, dont l’assemblée jouait [un certain rôle]. (p. 33)

Pour info du qui fait quoi – un sénateur devait avoir plus de 50 ans et devait être propriétaire foncier en Italie. Un equites devait entretenir un cheval. Cohabitaient des fortunes très diverses et de grands écarts entre elles. Vers la fin du VIè s avJC existaient peut-être carrément deux communautés bien distinctes, organisées autour d’institutions et assemblées qui leur étaient propres : les plébéiens et les patriciens.

Au final, la libertas fut garantie pour tous par le droit romain (p. 47) et ce fut une façon de retrouver l’unité de Rome, qui avait été « un moment remise en question par l’inégalité des fortunes, la différence des traditions religieuses, et celle des structures familiales. » (p. 47)

Chapitre II : Les combats de la liberté

Tite-Live, au début du Livre II de son Histoire de Rome, présente « l’histoire d’un peuple désormais libre. » après la chute des rois. S’ensuit une méditation sur la nature de la liberté (p. 50) qui, selon lui, dépend, d’une part de l’existence à la tête de l’État de deux magistrats annuels, d’autre part, du fait que le pouvoir suprême (imperium) relève des lois et non des hommes.

C’est beau en théorie… mais comme Grimal le note, Tite-Live nous rapporte lui-même une histoire assez surprenante : le drame de Tarquin… lequel ? Dans la même famille (gens) des Tarquins on trouve plusieurs Tarquins… les ancêtres légendaires à la très mauvaise réputation et les contemporains, qui payent pour leurs ancêtres. Il se trouve que « l’un des hommes qui avaient le plus contribué à chasser Tarquin le Superbe portait, lui aussi, le nom de Tarquinius, ce qui était naturel, puisqu’il appartenait à la même gens que le roi. Le surnom seul différait. Lucius Tarquin Collatin, donc, était devenu consul, en récompense de son rôle dans la révolution. Mais le peuple ne put supporter qu’un consul s’appelât Tarquin – cela sembla d’un mauvais présage. » (p. 52) Orchestré savamment par Brutus, le drame a lieu : Tarquin est exilé ! « Ainsi, le premier acte de la cité « libre » fut d’enlever son droit de citoyen à un homme, pour la seule raison qu’il portait un nom haï. » 

Marcus Junius Brutus, Ier s av JC

Brutus (le vilain) voulait surtout l’écarter… et le prétexte était tout trouvé ! et à cette époque, on ne changeait pas de nom ! (p. 52)

Mais Brutus ne s’arrête pas là… figurez-vous que les membres de la gens Tarquinius complotent. On appelle cela une conjuration. Or, à leurs côtés, on trouve mêmes les enfants de Brutus !! Ils seront tous condamnés. Et Brutus assiste à l’exécution de ses propres enfants pour… sauver la patrie. « Brutus n’en fut pas moins admiré à l’égal d’un héros, pour sa fermeté et son dévouement à l’État. » (p. 53)

Il peut donc y avoir conflit entre liberté de conscience et raison d’État : Brutus passe outre la loi morale qui demande au père de protéger ses enfants, passe outre le droit d’appel des accusés… pour affermir les droits de la cité. (p. 55)

La liberté des individus se heurte donc aux intérêts du groupe : « les libres citoyens d’une cité libre deviennent esclaves de fait, à partir du moment où, comme nous l’avons rappelé, ils ont prêté au magistrat qui les conduira à la guerre le sacramentum. » (p. 57)

Le sacrementum : un acte à caractère religieux bien sûr !

La question de la liberté soulève donc celle de l’empilement des droits : lequel prévaut ? Cicéron propose une réponse dans son Traité des Lois : il convient « pour établir le droit, de prendre pour point de départ la loi suprême qui, commune à tous les temps, est née avant qu’aucune loi ait été écrite ou qu’ait été formée absolument aucune cité ». (p. 62)

« La liberté relève de cet ordre, à la fois naturel et divin. Elle est antérieure aux lois. Elle résulte de l’existence même, en nous, d’une raison, qui nous permet de discerner le vrai du faux. » (p. 62)

Dans le contexte de cet empire qui s’étend et de ces terres toujours plus vastes qu’il faut gérer et exploiter, de nouvelles questions se posent : Comment s’attacher les paysans lointains ? La loi frumentaire de Gaius Gracchus propose de ne faire payer le blé que très peu cher. C’est le début des subventions aux agriculteurs ! Il s’attache ainsi des gens qui acceptent par conséquent de réduire leur liberté en entrant dans le clan des assistés. (p. 66) Pour défendre ces « assistés », Cicéron explique : « Nos humbles amis, inoccupés tout le jour, peuvent se permettre d’être assidus pour accompagner les hommes de bien, qui leur rendront des services. Comme ils attendent tout de nous, permets-leur d’avoir quelque chose qu’ils puissent eux aussi nous donner. » On trouve cela dans le plaidoyer pour Murena. Ce présent qu’ils donnent, c’est justement leur présence. Pour Cicéron, la liberté, ce n’est pas l’égalité des privilèges, mais la cohésion de la société, autour d’une amitié qui respecte les puissants et protège les faibles. (p. 68) Alors, certes, c’est un peu paternaliste ! Mais là, Grimal commente :

(p.69) « On peut, certes, juger (en employant un mot d’aujourd’hui) qu’il se rend coupable de « paternalisme », un terme que notre temps n’aime guère. Mais ce « paternalisme » n’était-il pas fidèle à la droite ligne d’une société que les Pères et les « patrons » avaient, dès l’origine, façonnée ? Au nom de quel triste réalisme ce qu’une telle structure sociale conservait, un peu de l’antique idéal, fait de générosité, d’affection et de respect mutuels, devrait-il être condamné ? En ce temps-là, la « fraternité » ne sera pas ajoutée, tardivement, à la « liberté » et à l’égalité, comme ce sera le cas dans la France du XIXè siècle. Elle était inhérente à la société elle-même. » 

Oui, bon, Grimal écrit en 89. D’ailleurs, quid de Grimal ? Mort en 96, à 84 ans, qu’aurait-il dit des débats qui agitent nos jours… et les femmes ? les esclaves ?

Bref, reprenons, si l’on comprend bien, c’est le respect de la hiérarchie et de l’ordre établi qui est le garant de la liberté (p. 69). Si tout est distribué selon la justice, cette justice entraîne la liberté.

Mais il arrive parfois que la liberté individuelle contrarie la liberté collective, et inversement. Socrate accepte sa condamnation à mort et refuse de s’évader, pour ne pas contrevenir à aux lois et à la justice. A l’inverse, le collectif peut donc devenir tyrannique. (p. 70)

Cependant, dans l’exercice politique de cette hiérarchie, les citoyens n’ont pas les mêmes droits, le peuple choisit des représentants ; les nobles peuvent être candidats. Durant la dictature de Cinna, c’est le bazar : les meurtres et suicides se multiplient. Cicéron spectateur pense le droit et la liberté dans ce contexte agité. Certes, il ne peut y avoir d’égalité complète entre tous les membres de la cité, mais au moins, une aequitas, qui est le fait de posséder le droit de cité romaine, permet de participer à la libertas.

Chapitre III : La liberté sacralisée

Harmodios et Aristogiton

Les Grecs avaient fait de la liberté une déesse puissante, qui échappait d’ailleurs au contrôle des hommes, selon Cicéron dans le dialogue Sur la nature des dieux. Pour les Grecs, la déesse les avait protégés contre la tyrannie des Pisistratides puis contre les Perses. Selon la légende, Harmodios et Aristogiton, tyrannoctones (meurtriers de tyrans), érigés en statues à Athènes dans le quartier des Céramiques, avaient libéré la ville des tyrans ! (p. 81)

D’après Hérodote, Thucydide et Aristote, la réalité était tout autre. L’un des tyran, Hipparque, tomba amoureux d’Harmodios, déjà en couple installé avec Aristogiton. Et oui. Cela déplut fort à Aristogiton et ils décidèrent de se venger et de tuer les tyrans. C’est donc une sorte de vendetta amoureuse qui fonda la légende de la victoire de la liberté sur la tyrannie : Hipparque tué, son frère Hippias continua en effet de régner en tyran pendant 3 ans, et ne partit que sous la pression des Lacédémoniens, alliés à de grandes familles athéniennes en exil. (p. 83) Pour en savoir plus, cliquez ici par exemple. Quant à la lutte et la victoire contre les Perses, Darius puis Xerxès, elles valurent à Athènes une renommée mondiale (dans le petit monde méditerranéen ^^) et une gloire qui perdura jusque chez les Romains. Cependant, est-ce qu’une victoire des Perses aurait véritablement nui à la liberté de penser des Grecs ? Les peuples sous la domination perse avaient pu conserver leur culte, par exemple (p. 91) tandis que les Athéniens, après leur victoire sur les Perses, imposèrent de fortes amendes sur les peuples qui avaient accepté des exigences de l’ennemi, prétextant par là les « protéger »… (p. 92)

La Grèce qui a réussi à vaincre les Perses est en réalité une coalition de plusieurs cités dont l’indépendance est en fait le seul garant d’une certaine liberté. Dans la Grèce achéenne, celle des royaumes de Sparte ou de Mycènes, au temps d’Agamemnon ou de Ménélas, il n’y a pas vraiment de liberté de parole, et certainement pas qui contrarierait la parole du chef, du roi. (p. 94) Mais le roi, tout roi qu’il fût, n’était pas non plus libre ; prenons pour exemple le sacrifice d’Iphigénie pour obtenir des vents favorables… son père, Agamemnon, ne fut pas libre d’épargner sa fille. (p. 94). La royauté revêtait en ces temps un caractère sacré. Pour désigner le roi, nous avons d’ailleurs koiranos (indo-européen, qui le relie à la fonction guerrière), (wanax) anax, trouvé sur les tablettes mycéniennes et qui signifie « protecteur », et enfin basileus, qui n’est pas i.e mais peut-être égéen ? et que l’on rencontre partout (Athènes, Chypre, Sparte). Le pouvoir appartient à des turannoi à Athènes et en Ionie. À partir de ces éléments de lexique, on peut supposer que « c’est seulement lorsque les groupes humains parvenus dans la région de l’Égée rencontrèrent d’autres hommes, installés là depuis plus ou moins longtemps que naquirent les cités. » (p. 95) Cette différence devint même un critère de citoyenneté : « Périclès obtint en 451 que ne fût pas considéré comme citoyen quiconque ne serait pas né d’un père et d’une mère ayant le droit de cité. » (p. 96) C’est donc une certaine fermeture qui caractérise la  citoyenneté grecque… à l’intérieur de laquelle, certes, les citoyens étaient « libres ». A ce titre, la civitas romaine était bien différente, sans doute parce que considérée dès le départ comme une patrie d’accueil, celle de tous les hommes libres. D’après Hérodote, au temps des Pélasges (peuple grec qui étaient là avant l’invasion des achéens, éoliens et ioniens), avant l’invasion des Hellènes, il n’y avait pas d’esclaves ; ceux-ci furent constitués au fur et à mesure des razzias, à l’instar de ce qui est raconté dans l’Iliade, notamment pour ce qui concerne les femmes et enfants. C’est d’ailleurs à ce moment de l’histoire grecque qu’apparaît le mot grec « liberté ». (p. 98) Néanmoins, la liberté d’Athènes reposait sur l’asservissement des autres (p. 101), à l’extérieur comme à l’intérieur, et notamment grâce aux esclaves.

Gaulois captif (Musée Arles)

Aristote justifie l’existence des esclaves en parlant de « nature » d’esclave (p. 102) : ils ne sont pas capables de raison et trouvent ainsi un avantage à être guidés, soumis. Alors quid des hommes que l’on fait esclave, captifs de guerre ? On répond tout simplement que les Barbares, par exemple, étant soumis à un despote dans leur pays d’origine, sont par nature esclaves… (p. 103) Hum Hum… Il est possible que Platon n’ait pas été en accord avec cela ; cependant, notez que dans une telle conception, affranchir les esclaves paraissaient inconcevable, contrairement à ce qui se passait couramment à Rome (p. 104). Et c’est dans ce contexte que souffla un vent de rébellion, notamment avec Socrate… et son « démon » ou sa voix intérieure, son indépendance d’esprit, sa quête de la vérité et sa relation avec le controversé Alcibiade. Socrate fut accusé de « corrompre la jeunesse ». (p. 110)

La mort de Socrate (David)

« Socrate, donc, mourut, mais les thèses qu’il soutenait marquèrent le début d’une « liberté » nouvelle. Sa mort, la fermeté avec laquelle il soutint, en se sacrifiant, le caractère sacré des lois aussi injustes qu’elles fussent, apportèrent la révélation qu’il était possible d’être « libre », même en face de tyrans déchaînés – qu’il s’agît d’un tyran unique, comme ce Phalaris qui, en Sicile, jetait des hommes dans le corps en bronze d’un taureau chauffé à blanc – ou d’un tribunal composé de « libres » citoyens. » (p. 110)

Les héritiers d’une telle liberté et indépendance d’esprit ne seraient pas Platon, selon Grimal, mais plutôt Antisthène et les Cyniques, ceux qui s’étaient affranchis de l’opinion en particulier. Quoi qu’il en soit de leur devenir, les philosophes deviennent ceux qui généralement montrent la voie aux autres hommes. Qu’il s’agisse des stoïciens ou des cyniques, ces deux mouvements opposés témoignent tout de même d’un certain malaise de la pensée grecque du IVè siècle (guerres contre Sparte, Thèbes ; factions), la liberté a perdu de son attrait. La démocratie a ses propres contraintes, et l’on s’en aperçoit ; les intellectuels vantent par ailleurs les mérites de la société perse, par exemple (Xénophon – Cyropédie) (p. 113) Finalement, dans les discours d’Isocrate, on trouve une certaine sympathie des grecs à l’égard de la monarchie. Philippe, puis surtout Alexandre, s’ils n’arrivent pas en terrain conquis, ont toutefois quelques facilités. (p. 115) Les philosophes sont ceux qui créèrent « les conditions spirituelles de cette immense communauté que fut le monde hellénistique. Paradoxalement, ce sera dans les monarchies qui en sortirent que se réaliseront et se formuleront les lois d’une nouvelle liberté. » (p. 116) Au IIIè s, dans la Grèce hellénistique, malgré la menace perse, les citoyens se sentent libres : « Partout, l’hellénisme triomphe. Quant à la liberté intérieure, elle n’est plus une revendication majeure. Les citoyens la possèdent dans leur vie quotidienne, plus entière que jamais. » (p. 116). En effet, ils peuvent participer aux grandes fêtes, aux cultes et les écoles ouvertes par les philosophes et les rhéteurs se multiplient. (p. 117)

Chapitre IV : La conquête héroïque

On considère que le développement des mouvements cyniques, au sein de l’hellénisme, après la libération selon Socrate, serait plutôt un symptôme qu’une cause d’une montée de l’individualisme. (p. 120)

Cette théorie, développée ci-après dans le livre de Grimal, selon laquelle l’individualisme se développe à partir de la mort de Socrate, faisant comme si celle-ci avait eu un grand retentissement dans le monde intellectuel de l’époque, est aujourd’hui souvent remise en question.

« Un courant profond existe donc, à l’intérieur de l’hellénisme, dont on peut suivre les progrès de décennie en décennie, qui sépare l’homme de la cité, le rend indépendant d’elle et, plus généralement, de la société humaine quelle qu’elle soit, et prétend faire en sorte qu’il trouve en lui-même les conditions spirituelles de son bonheur et de son existence même. » (p. 120)

Qu’en est-il de la liberté pour les Grecs ? Comment se la figuraient-ils ? Car les eleutheroi, les « hommes libres », ne l’étaient que par rapport aux esclaves, appelés alors andrapoda, « homipèdes »… (p. 123) mais qu’en est-il de la liberté de penser ? La condamnation de Socrate peut être une preuve de la façon dont elle était reçue dans la démocratie athénienne.

« La pensée ne devait pas aller outre certaines limites et, en particulier, chercher à expliquer l’univers autrement que par les mythes relatifs aux divinités – l’homme « libre » lui-même, l’homme de pensée restait soumis à ce que l’on croyait savoir des dieux. » (p. 124)

Les Moires (LaGoya)

Les poèmes homériques nous montrent des héros soumis à un Destin que rien ne peut contrarier. « Ainsi, chaque mortel a sa Moira, le sort qui l’attend et auquel il ne saurait échapper. » (p. 124) Selon la légende, la ville de Troie a été construite sur la colline où est tombée la déesse Atè, l’erreur… ce qui explique de façon rétrospective tous les mauvais choix politiques de ses dirigeants. (p. 124) Tous les héros homériques vivent sous une contrainte. Si l’histoire d’Ulysse est devenue célèbre, c’est parce qu’il lutte pour conserver sa liberté, en dépit de tout ce qui semble se liguer contre lui. (p. 125) Ulysse pourrait être le héros de la liberté, en ce sens (p. 126) et cependant les dieux l’aident. « À ce moment, deux conceptions de la liberté sont en présence, ou plutôt se superposent : d’un côté, il y a la liberté que les divinités concèdent aux mortels, pour qu’ils puissent accomplir leur destin ; liberté aveugle, illusoire, mais qui sur le moment, apparaît comme totale. » […] et de l’autre, « la plus profonde, qui, elle, échappe au pouvoir du Destin, la volonté obstinée du héros, celle qui répond à ses exigences intérieures, sur lesquelles les dieux ne peuvent rien. » (p. 127)

Hercule et Omphale (Rubens)

Grimal parle encore d’erreur de la liberté pour évoquer le cas d’Héraclès, né après Eurysthée, son cousin qui le réduit donc en esclavage, du fait d’un droit d’aînesse. Héraclès serait lui aussi né sous Atè, l’erreur. (p. 129) Il devient donc esclave par erreur et dans ce cadre va réaliser les fameux douze travaux pour affirmer… sa liberté. (p. 130) Dans ce cycle, Héraclès est la « gloire d’Héra », littéralement. Il est possible que ce mythe très ancien, plus ancien que les grecs, plutôt issus des Hellènes, « ait été imaginé pour rendre de cette subordination du dieu à la déesse et, dans une certaine mesure, la rationaliser. » (p. 131) Thésée et Cadmos eux aussi ont affaire à l’esclavage – ces légendes de héros qui gagnent leur liberté ou la reconquièrent étaient reçues comme des modèles à suivre. Dans ces combats, l’homme est placé face aux dieux, sans toutefois leur être égal : le combat de Prométhée est aussi un combat contre le Destin, ou du moins, la lutte pour une liberté au sein de ce Destin (p. 137) On trouve dans les tragédies d’Eschyle une trace de cette liberté… contre le règne d’Egisthe et de Clytemnestre, les vieillards s’insurgent : ils ne sauraient être dirigés par ce tyran et préférait le règne de leur basileus, Agamemnon, consacré par les dieux. « Eschyle, par sa naissance, appartenait à la noblesse des Eupatrides. La démocratie, intransigeante, hostile aux vieilles familles qui avaient autrefois dirigé la cité, ne pouvait guère attirer sa sympathie. Éprouve-t-il quelque nostalgie du temps mythique où des rois régnaient dans Athènes ? » (p. 138)

Les Euménides « porte à la scène la parrhésia, le droit à la parole, si souvent invoqué par les partisans d’un régime démocratique et contre lequel Démocrite, témoin des erreurs de ce régime, après le « règne » de Périclès, avait mis les Athéniens en garde, en disant : « la liberté de parole est la marque de la liberté, mais le danger réside dans le discernement de l’occasion. » Au théâtre, le danger était moindre qu’à l’agora. Au fur et à mesure qu’avance le siècle, les débats sur la liberté, dans la tragédie, portent de plus en plus sur la liberté « intérieure » face au pouvoir » (p. 142) (cf Antigone de Sophocle) Sophocle valorise la liberté de l’homme – Protagoras, l’homme qui est la mesure de toute chose. Mais apparaît alors comme un danger le crime d’hybris, possible, voire inévitable à travers la liberté de démesure. (p. 143) La liberté d’Antigone est aussi celle du sacrifice (p. 144) et Grimal de suggérer :

« Paradoxalement, ce sont le plus souvent des femmes qui attestent ainsi leur liberté, par leur consentement à mourir. Peut-être parce que leur code de l’honneur est plus exigeant, peut-être parce que, soumises à un père, à un mari, à un frère, elles ont peu l’occasion, dans leur vie quotidienne, d’exercer leur liberté. » (p. 145) Grimal évoque donc les exemples d’Alceste, qui se sacrifie par amour de son mari Admète ; Laodamie également. Ou encore la jeune Néoptolème, qui se suicide pour échapper à l’esclavage. (p. 146)

Je ne sais pas dans quelle mesure on peut suivre Grimal jusque-là puisque souvent ces femmes se sacrifient pour un homme, pour l’honneur de la famille, bref, pour autrui. Il veut y voir une marque de leur liberté de mourir plutôt que d’être esclave et développe ici encore cette idée ancienne mais je ne suis guère convaincue ; d’autant moins qu’il continue avec Phèdre, qu’il montre comme esclave de ses passions chez Euripide (Hippolyte). Bien plus tard, Sénèque choisit de montrer chez elle plutôt le combat entre la volonté et la passion. (p. 148)

Zénon de Citium est plus jeune qu’Alexandre d’une vingtaine d’années seulement. On lui prête d’avoir conseillé au jeune empereur d’être le guide des Grecs et le maître des Barbares. Toutefois, il pensait aussi que les citoyens ne devraient pas vivre séparés chacun dans sa cité mais devraient peupler le monde comme un seul peuple. Cela serait possible si tous étaient libres, et en particulier dotée d’une certaine liberté intérieure (p. 149-150). Son successeur Chrysippe s’exprime ainsi : « il faut appeler liberté (eleutheria), la connaissance sûre (la science, epistémè) de ce qui est permis et de ce qui est autorisé, et esclavage (douleia), l’ignorance de ce qui est autorisé et de ce qui ne l’est pas. » (p. 151) Cette fois, la liberté se trouve au-delà des lois de la cité. Seul le sage est véritablement libre.

Trois « bonnes passions » aux yeux des stoïciens : la joie, la volonté et la prudence.

(Vraiment, je me demande ce qu’on a inventé de mieux que le stoïcisme… l’épicurisme peut-être ?)

Est-ce que les idées stoïciennes ont donné des idées de révolte et peut-on les mettre en relation avec les rébellions de Sicile ou d’Italie (Spartacus) ? On ne le sait pas et l’hypothèse semble fragile. (p. 153) Quelle fut leur influence ? plutôt certaine et visible sur le pouvoir en place, notamment dans le monde romain. (p. 154)

Un petit clin d’œil amusant : le roman de Iamboulos (Jambule), rapporté par Diodore de Sicile : histoire de deux grecs capturés par des Ethiopiens et embarqués de force par ceux-ci, amenés sur une île lointaine, dont les habitants se donnent le titre de Fils du Soleil… est-ce une préfiguration du stoïcisme ? (pour en savoir plus sur ce roman, ici)

Chapitre V : La liberté sous les Césars

Les mers étaient remplies de pirates, notamment au IVè, comme en témoignent les intrigues de la Comédie Nouvelle (de Ménandre par exemple). C’est par la lutte contre les pirates que les Romains étendent leur Empire (p. 155). C’est Pompée, en 67 av JC, qui débarrasse la méditerranée des derniers pirates dans leur derniers repaires (Cilicie) ; elle devient mare nostrum, un espace de libre circulation des biens et des personnes. Vive la liberté du commerce ! (p. 157)

En réalité, dans cet espace, plusieurs états de droits se superposent et se complètent : « un premier statut, considéré comme fondamental, lié à la patrie de chacun, à sa citoyenneté dans la cité dont il est originaire, puis un autre, à l’intérieur de l’empire, par lequel il participe, de façon variable, selon les provinces, aux garanties conférées aux citoyens romains eux-mêmes par la civitas romana. Le premier statut, s’il est celui des citoyens d’une cité libre, les soumet aux institutions propres de cette cité. Mais les autorités romaines possèdent un droit de regard sur leur fonctionnement et forment une véritable juridiction d’appel, dans le cas où les intéressés estiment que leur « liberté » a été lésée, par exemple à la suite d’une décision prise par un tribunal formé de leurs concitoyens. » (p. 157) (cf les édits d’Auguste découverts à Cyrène en 1926)

Sous Auguste, les Romains vivaient sous une monarchie, mais elle se présentait comme protectrice et respectueuse des conditions premières de la liberté, soit le règne d’une justice impartiale. Dans cette configuration, les esclaves étaient soumis à une autorité plus haute que celle de leur maître, et s’en remettait à la fides qu’ils leur devaient, et qu’ils pouvaient invoquer contre leur maître en cas d’injustice. (p. 165) 

Cybèle, la déesse mère phrygienne (Phrygie => Centre Turquie)

De même, une certaine liberté religieuse était garantie, du moment que le culte officiel n’était point dérangé et qu’il était respecté (p. 166) : les citoyens pouvaient bien en penser ce qu’ils voulaient, il ne fallait pas troubler l’ordre public. C’est une bien grande différence avec la démocratie athénienne qui condamna Socrate pour avoir introduit de nouveaux dieux. L’Empire romain regorgeait de dieux nouveaux, apparaissant et disparaissant parfois. Seuls restaient interdits les débordements contraires à la vie publique : viols, assassinats dans le cas des Bacchanales, ou mutilations et délires orgiastiques dans le cas du culte de Cybèle, la Grande Mère de Phrygie (fin du IIIè av JC). Cependant, c’est vrai que le druidisme fut interdit et même aboli sous Claude. (p. 169) Pourquoi ? Peut-être en raison du pouvoir qu’ils exerçaient sur leurs contemporains ? Peut-être aussi parce qu’ils pratiquaient le sacrifice humain… et que cela répugnait aux Romains qui avaient extirpé cette pratique de leur propre culte ? 

Quid des chrétiens ? Le problème des chrétiens, c’est qu’ils refusaient d’accomplir les gestes rituels d’adoration devant la statue de l’Empereur. Encore une fois, c’est le comportement et non ce que l’on pense ou croit qui est incriminé. 

« Le problème posé par le développement de la religion des Chrétiens est à nos yeux le plus important de ceux que rencontrèrent les empereurs, de Néron à Constantin. Il eut pour effet de mettre fin, graduellement, au traditionnel libéralisme de Rome, en dressant une barrière infranchissable entre Chrétiens et païens. Et, lorsque l’Empereur devint chrétien, et qu’il fallut choisir, les persécuteurs d’antan devinrent à leur tour les persécutés. Des temps nouveaux s’instauraient, créant une faille dans la tradition romaine. » (p. 171)

Quel désespoir ce dut être, que celui des romains conscients d’un tel bouleversement !

Les philosophes grecs furent accueillis (IIès av JC), puis chassés dès lors qu’ils prônèrent la recherche de plaisir individuel (cf les épicuriens), les autorités craignant alors qu’ils ne corrompent la jeunesse qui deviendraient lascive, égoïste, incompatible avec l’idéal de dévouement à l’État. (p. 171) Les rhéteurs latins constituèrent eux aussi une menace : on tolère les rhéteurs grecs… mais ceux qui peuvent s’adresser à tous et enseignent la manipulation des foules ? Certainement pas (p. 172)

Plus menaçant en revanche est apparue le grand nombre d’esclaves. Ils étaient bien souvent médecins, architectes, pédagogues, secrétaires, intendants, grammairiens, philosophes comme Épictète, qui était le directeur de conscience de l’empereur. (p. 174) Les affranchissements étaient nombreux et courants par ailleurs : on n’était pas esclave toute sa vie (enfin sauf les femmes à mon avis ^^) 

La mort de Sénèque (David)

Après Auguste, on dit que tout le monde se rua dans la servitude de Tibère, puis, pire, de Caligula, qui fut le premier vrai tyran. (p. 184) « les historiens anciens, Tacite, Suétone, Dio Cassius énumèrent les actes arbitraires de Caligula, Claude, Néron, les accusations portées contre les hommes les plus éminents du Sénat, dès qu’ils étaient soupçonnés de quelque indépendance. Dans un tel monde, il n’y a aucune place pour la liberté, du moins celle qui s’affirme par des actes ou des paroles. La seule liberté qui subsiste est celle des consciences. Le mot libertas prend alors un sens qui, sans doute, n’est pas nouveau mais exalte un aspect qui, jusque-là, restait secondaire. La libertas est alors un nom que l’on donne à la dignité de la personne, à l’indépendance maintenue en dépit de tout, même si elle ne se traduit pas en actions. » (p. 185) Pour conserver sa liberté, Sénèque accusé de conjuration par Néron et à qui il ordonne de se suicider ne peut que s’exécuter. « Une fois de plus, la liberté se découvre inséparable de la mort. » (p. 185)

La Bâtarde, de Violette Leduc

Magnifique, ardu, coloré, âpre, amer, haletant, mesquin, écœurant, surprenant… un peu trop long. (Gallimard)

Dans la Bâtarde, VL raconte sa vie, dans l’ordre, en citant ses livres précédents, se référant à sa vie quotidienne, aux événements de sa jeunesse, au Paris d’avant-guerre, au marché noir auquel elle participa sans complexe avec Maurice Sachs notamment.

Un personnage complexe, touchant et odieux à la fois.

Juste avant, j’avais lu Thérèse et Isabelle. Je retrouve dans la Bâtarde des passages entiers de cette histoire d’amour de collégiennes. Dans la Bâtarde, je découvre la fin réelle. Violette est déçue par Isabelle, par le réel, et l’abandonne. 

Elle se laisse aimer par Hermine, par Gabriel. Elle se tue aux pieds de Gabriel quand Hermine l’abandonne, lasse. Elle poursuit Maurice Sachs de ses assiduités. Il part en Allemagne.

Quelques notes de musique au début du récit, le piano importe. On peut écouter :

L’oiseau prophète de Schumann… et Le tombeau de Couperin de Ravel ou encore Le Concerto italien de Bach !

Et voici quelques extraits de la poésie de Violette Leduc  :

Elle cousait de plus en plus vite des prières avec ses lèvres.

Berthe ma mère, j’étais ton mari avant ton mariage.

Un être absent de sa beauté est deux fois plus beau.

(Gallimard, pp. 30, 40 et 41)

Il s’agit d’Isabelle désormais :

Mon corps prenait la lumière du doigt comme le sable prend l’eau.

Quand elle me revoit et que son visage est altéré, c’est authentique. Quand elle ne me voit pas et que son visage n’est pas altéré c’est authentique aussi

(Gallimard, pp. 86 et 88)

VL est obsédée par la beauté des autres, complexée par sa laideur à elle :

Les poignets des plus belles femmes de Paris frôlèrent mes poignets avec la délicatesse, le velouté, la fatalité d’une aile de chauve-souris. Les petits nez aux narines arquées voletaient contre mes tempes. Ils entrèrent dans mes yeux, ils piquèrent ma nuque. Les pieds mignons planèrent plus légers que les églantiers. Ils faisaient du rase-mottes sur mes épaules. Les doigts effilés avec leur pâleur pour seul bijou montèrent, se laissèrent porter comme les feuilles détachées des branches. Bouches, lèvres ourlées pareilles à des guêpes taquinèrent, emmêlèrent les fils de ma toison intime. Une employée coupa le courant.

(p. 214)

Effets de style, l’absence de ponctuation pour la foule parisienne et l’agitation des commerces. Les répétitions comme des litanies et l’amour dans un hôtel devant des inconnus.

Lorsqu’Hermine la quitte… la désertion affective est admirablement peinte

Une chenille, c’est lent, c’est caressant ; elle entraîne la route avec ses frissons de velours visibles et imperceptibles. Le changement d’Hermine à Ploumanac’h pendant les grandes vacances, après notre après-midi dans l’hôtel de la rue Godot-de-Mauroy, était visible et imperceptible. Elle s’approchait du rideau empesé de la fenêtre, elle regardait, en continuant de limer ses ongles, les vagues qui montaient plus haut que les maisons, elle rêvait à autre chose, le rideau crissait entre mes doigts.

(p. 233)

 Jusqu’au petit mot d’Hermine.

Ne m’attends pas. Je ne reviendrai plus. Tu dois être courageuse

La détresse est immense. Elle appelle Maman. Elle souffre. 

… toujours des gifles, elle est partie. Pitié, Violette, pitié. Aïe mon Dieu, aïe, aïe… regarder fixement le couvercle du piano jusqu’à ce que cela recommence…

[…] 

Patience. J’écris cela pour me consoler, vingt-cinq ans après, de la fuite d’Hermine.

(p. 241)

Et fantastique, elle nous propose d’entrer en son esprit bouleversé, qui cherche à se soigner et se concentre, pour cela, sur Pythagore. Elle recopie ce qu’elle recopiait pour fixer son esprit :

Le travail de séparation se refera pendant que je recopierai la notice : Pythagore, philosophe et mathématicien grec, né dans l’île de Samos vers 580- vers 500 dont l’existence est peu connue sur dix lignes ! jusqu’à emboutir la table de multiplication…

(p. 241)

Plus tard toujours ce sentiment d’abandon qui la poursuit.

Je végétais dans la cuisine ; je voulais prendre exemple sur M. Motté qui surveillait le canard au four, qui plongeait une de ses bouteilles de cidre bouché dans un seau d’eau froide. Je n’y parvenais pas. Rejetée par Maurice, rejetée par Gérard, rejetée par M. Motté, rejetée par Arnold qui ne me connaissait pas. Je ne pouvais pas me souvenir d’une étreinte, d’un abandon, d’une complicité de tendresse depuis que nous étions arrivés. Je vivais au garde à vous. […] M’enfuir, m’en aller mourir de faim avec ce chien squelettique. Je serai délivrée. Délivrée de quoi ? Si je me roulais à ses pieds… il n’est pas impossible qu’il me réponde oui. Il est bon. Je ne m’y risquerai pas. Du fumier, cet accouplement. Je suis prévoyante, je ne le demanderai pas. J’étais incapable d’aimer comme Gérard, de m’oublier comme M. Motté. Gabriel, Hermine, Isabelle… Je demeurais une enfant donc il fallait s’occuper. Une idiote au point mort. »

(p. 393)

Le désespoir qui s’en va par les chemins la poursuit dans les campagnes.

J’ai pris la route du blé coupé. Le cri sortait de terre. Alouettes, feu d’artifice à ras de terre, où étiez-vous ? Je marchais par cœur, l’œil sec je pleurais. Guirlande des troupeaux somnambules au long des fils et des barrières. Je me cachai dans la haie, je vis un monde en liberté. Écrire. Oui Maurice. Plus tard.

La crinière pleurait sur les yeux du cheval. C’était lui le plus appliqué, le plus efface. La truie était trop nue, la brebis trop habillée. Une poule était amoureuse d’une vache. Elle la suivait, enfermée entre quatre pattes. Est-ce que je m’en vais ? Je ne serai jamais rassasiée du poulain suivant sa maman. Une génisse se mit à courir, j’attendis le renouveau de l’harmonie pour partir.

Scintillements lucides des marches du métro, je ne vous oublie pas. Le poème qui gonflera ma gorge jusqu’à la grosseur d’un goitre sera mon poème préféré. Que je ne meure pas avant que la musique des astres me suffise.

Assise sous un pommier chargé de pommes vertes et roses, je trempai ma plume dans l’encrier et, en ne pensant à rien, j’écrivis la première phrase de L’Asphyxié : « Ma mère ne m’a jamais donné la main. »

(p. 399)

Je n’ai pas envie de lire L’Asphyxié. En revanche, ses portraits de Maurice Sachs, qui la fascine, qu’elle aime, qui semble un géant, qui n’avait qu’un an de plus qu’elle, me donne davantage envie de lire Alias, ce livre que Violette aurait lu la première.

C’est Simone de Beauvoir qui l’encourage à écrire la Bâtarde, qui préface merveilleusement ce livre ; VL parle d’elle d’une façon un peu discrète, façon clin d’œil, clin d’œil aussi pour son propre gros livre à elle.

Je ne pouvais pas détacher mon regard du livre neuf à couverture blanche des éditions Gallimard. l’ouvrage était posé au centre du bureau, sur un sous-main.

– Ce gros livre a été écrit par une femme, me répondit le meilleur ami de Maurice. c’est L’invitée de Simone de Beauvoir.

Je lus le nom de Simone de Beauvoir, ensuite le titre : L’invitée. Une femme avait écrit ce livre. Je le remis à sa place. J’étais en paix avec moi-même.

(p. 437)

Un petit documentaire pour en savoir davantage ? cliquez ici.

Etienne KLEIN, Matière à contredire

(ChampsSciences, Flammarion, 2019)

Après une belle introduction où Etienne Klein explique classiquement les raisons d’être de son ouvrage, nous découvrons une série de petits chapitres, chacun dédié à un aspect de la physique, que l’on pourrait aborder également en termes philosophiques…

Esprit d’ouverture es-tu là ?

Parce que contrairement à Wittgenstein, repris en cela par Bouveresse, EK pense qu’il existe une continuité entre philosophie et physique !

« à la fin de sa vie, Einstein reconnut que sans la lecture des grands penseurs, notamment Hume, Kant, Schopenhauer ou encore Mach, il n’aurait pas eu la force intellectuelle de contester la conception classique de la temporalité. »

(p. 27)

AH ! et sans les philosophes atomistes… n’aurions-nous pas pris du retard en physique ? (p.29) Leurs erreurs et leurs errances ont bien sûr contribué au développement des recherches qui, finalement, ont rendu caduques leur vision de l’atome.

Le passé existe-il quelque part ? et le présent ?

« Dans son Autobiographie intellectuelle, le philosophe Rudolf Carnap rapportait à ce propos une anecdote éclairante :

Un jour, Einstein me dit que le problème du présent le tracassait sérieusement. Il m’expliqua que l’expérience du présent a pour l’homme une signification spéciale qui la différencie radicalement de celle du passé et du futur, mais que cette différence ne peut être mise en évidence au sein de la physique. Que cette expérience ne puisse être prise en charge par la science lui semblait aussi navrant qu’inévitable. Je lui fis remarquer que tout ce qui a objectivement lieu devrait pouvoir être décrit par la science : d’un côté, la succession temporelle des événements peut être décrite par la physique ; de l’autre, l’expérience particulière que l’homme a du temps, y compris ses appréhensions différentes du passé, du présent et du futur, peut être décrite et (en principe) expliquée par la psychologie. Mais Einstein pensait que les descriptions scientifiques ne sont pas faites pour combler nos attentes d’être humains ; qu’il y a quelque chose d’essentiel à propos du présent qui demeure hors du domaine de la science. »

(p. 69-70)

Mais alors le présent nous échappe-t-il ? N’y a-t-il rien ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que le rien ?

Amusant, pour Parménide, le vide n’existe pas. Il est même impensable. Et cet espiègle d’E.K d’ajouter entre parenthèse « ce qui pose tout de même la question de savoir comment il a pu y penser, mais nous n’ergoterons pas ici. » (p. 74)

Parménide, fin du VIème siècle

Epicure, bien sûr, ce génie, avait eu l’intuition du vide, sans lequel nous ne pourrions pas nous mouvoir, explique-t-il (p.78). Aristote en revanche, une fois n’est pas coutume, fut moins inspiré (p. 79) Mais Einstein également ! qui aurait décrété que le vide n’existait pas : « cette affirmation revenait à considérer que la lumière se propage d’elle-même dans le vide, sans avoir besoin d’un quelconque support. » (p.81)

Epicure, IVè-IIIème siècle av JC

Finalement, ce vide que l’on recherche tant : « le vide quantique, l’énergie noire, la constance cosmologique, ou encore le champ scalaire de Higgs […] sont autant d’avatars contemporains de la vieille idée du vide. » (p.83)

Après plusieurs exemples, EK finit par montrer qu’en fait, il n’est pas de vide de rien ; c’est toujours un vide de quelque chose dont il s’agit. 

« En conséquence, évoquer le vide « en l’air », sans insérer le mot dans un tissu d’arguments, de relations et de raisonnements à propos des entités que l’on considère comme réelles, n’a guère plus de sens que de discuter du sexe des anges : c’est parler du vide dans le vide.

Par exemple, selon la physique quantique, le vide n’est pas l’espace vide. Il apparaît rempli de ce qu’on pourrait appeler de la matière « fatiguée », constituée de particules bel et bien présentes mais n’existant pas réellement. »

(p. 89)

On parle alors de particules virtuelles. Pour les faire exister, il faut « leur donner l’énergie qui manque à leur pleine incarnation. » (p. 89) et comment ? « Il y a un moyen […] de réveiller les êtres interlopes qui peuplent le vide quantique : il suffit de faire entrer en collision, au-dessus de leur tête, deux particules de haute énergie. Celles-ci offrent alors gratuitement leur énergie au vide et du coup, certaines particules virtuelles deviennent réelles et s’échappent hors de leur repaire. » (p. 90)

C’est génial non ? On peut faire exister de la matière ! La matière, un peu comme la considérait Aristote, un état avant la forme, un potentiel.

Pour la cause, de l’œuf ou de la poule, la cause est-elle vraiment entendue ? EK passe en revue l’état de la question… ou devrait-on dire DES questions. Je m’arrête sur celles-ci :

« Quel est le statut des lois physique et comment parviennent-elles à s’appliquer aux objets physiques ? » (p.89)

« En langage moderne, cela reviendrait à dire que les équations mathématiques exprimant les lois physiques sont « transcendantes » et non pas immanentes, c’est-à-dire indépendantes de l’univers empirique et que ce dernier n’en constitue qu’une image mobile et imparfaite. Le monde serait en quelque sorte un écho physique dégradé de la pureté mathématique qui le tiendrait sous sa coupe. Mais si tel est le cas, comment le monde des équations parvient-il à structurer « à distance » le monde des phénomènes ? Ou, redit en langage platonicien, comment les formes intelligibles participent-elles aux formes sensibles ? »

(p. 115)

Et si Platon évoque un démiurge… que pouvons-nous aujourd’hui invoquer de satisfaisant ? 

A ce sujet tout de même, notons l’importance que semblait accorder Einstein aux mathématiques, lui qui écrivit : « aucune méthode inductive ne peut conduire aux concepts fondamentaux de la physique. » (p. 121) Et de déplorer que les philosophes du XIXè ne l’aient point compris. 

Plus tard, dans une conférence à Oxford, Einstein s’explique : « L’expérience peut bien entendu nous guider dans notre choix des concepts mathématiques à utiliser, mais il n’est pas possible qu’elle soit la source d’où ils découlent. C’est dans les mathématiques que réside le principe vraiment créateur. En un certain sens, donc, je tiens pour vrai que la pensée pure est compétente pour comprendre le réel, ainsi que les Anciens l’avaient rêvé. » (p. 122)

Et il s’en étonne : « Comment est-il possible que la mathématique, qui est produit de la pensée humaine et est indépendante de toute expérience, puisse s’adapter d’une si admirable manière aux objets de la réalité ? La raison humaine serait-elle capable, sans avoir recours à l’expérience, de découvrir par la pensée seule les propriétés des objets réels ? » (p. 127)

EK de commenter : « Tout s’est passé comme si Pythagore avait fini par détrôner Démocrite. » (p. 127)

Bon moi j’ai ma petite idée sur le sujet ^^ je parlerais volontiers d’homomorphisme entre les structures de la pensée et le monde tel qu’il est donné à voir à ses structures… mais c’est un autre sujet !

En tout cas, la question n’est pas stupide et « l’histoire de la physique montre en effet que certaines crises ont été résolues de façon législative, d’autres par des ajouts ontologiques. » (p. 137)

De manière ontologique, c’est-à-dire en supposant l’existence de quelque chose qui permettrait à la loi physique de bien fonctionner. « Par exemple, on postule qu’il existe une « entité » ou une « substance » non encore découverte dont l’existence permettrait d’annuler le désaccord entre la théorie et l’expérience. » (p. 136)

Et c’est ainsi qu’en 1930, on découvrit le neutrino (la transformation d’un neutron en proton) (p. 137) Quant à la découverte du fameux champs de Higgs, il s’agit « d’une solution à la fois ontologique et législative : elle consistait, d’une part, à postuler l’existence d’un champ quantique emplissant tout l’espace (ajout ontologique), d’autre part à décrire comment les particules élémentaires, effectivement sans masse, interagissant plus ou moins fortement avec ce champ, ce qui a pour effet de ralentir leurs mouvements de la même façon que si elles avaient une masse (ce qui correspond à une nouvelle loi physique qui bouleverse notre façon d’associer particules élémentaires et masse). » (p. 138)

Le monde fait-il bloc avec lui-même ?

Mais revenons à ce qui ne cesse d’étonner les penseurs, Einstein ici nommé : « Comme beaucoup d’autres physiciens, Albert Einstein s’émerveillait de la capacité qu’ont les mathématiques à mordre si efficacement sur la réalité physique. Mais par quoi, se demandait-il, les objets « réels » se caractérisent-ils donc ? » (p. 147)

A partir de 1920, la physique quantique vient bouleverser les questions de la physique et en pose de nouvelles ; elle sème de grands troubles, parmi lesquels : « elle n’accorde par aux atomes (ni aux particules qui les constituent) une position, ni une trajectoire, ni une forme qui soient bien déterminées, ce qui rompt déjà avec le mécanisme un peu simplet des origines de la physique moderne ; ensuite et surtout, elle renonce à faire usage de l’idée, pourtant élémentaire, consistant à attribuer aux particules une réalité qui serait pleinement indépendante de nos moyens de l’observer. » (p. 149)

Le hasard ? Einstein refuse cette hypothèse. (p. 151) « Einstein tenait au réalisme « ordinaire » des physiciens : la physique se doit de défendre l’idée d’un monde réel dont les plus minuscules parcelles existent objectivement […] que nous les observions ou non. » (p. 151)

Une grande discussion s’ensuivit avec Niels Bohr, jusqu’au fameux EPR, l’article conjoint de Einstein, Podolsky et Rosen (1935) dans les détails duquel je serais bien incapable d’entrer, encore moins capable de résumer.

Niels Bohr

Einstein et Bohr se rencontre en 1937 et c’est passionnant… ça vous étonne ?

« En fait, leurs positions respectives étaient irrémédiablement figées. Bohr croyait que la physique quantique était une théorie fondamentale et complète, et c’est sur elle qu’il édifia sa conception philosophique du monde : « c’est une erreur de croire que la tâche de la physique est de découvrir comment est la nature. La physique traite de ce que nous pouvons dire de la nature ». Quant à Einstein, il avait un point de vue rigoureusement opposé. Il fondait sa compréhension de la physique quantique sur la croyance inébranlable en l’existence d’une réalité indépendante de l’observateur. » (p. 159)

De nature apparemment philosophique, le désaccord semblait immuable… et pourtant, dans les années 80, fut mise au point une expérience physique « qui montra que, en l’occurrence, ce sont les prédictions de la physique quantique telle qu’elle est qui sont justes, et non celles des théories alternatives. En définitive, c’est toute la classe des théories réalistes locales qui se trouvait là réfutée. » (p. 162)

Einstein avait tort. Et s’il avait vécu 150 ans, il aurait eu matière à contredire sa pensée (p. 164) Mais bon… nous, simples mortels, avons-nous bien compris de quoi il était question ? L’enquête est encore longue.

Qu’avons-nous compris en somme ?

« Que dans certaines situations, deux particules qui ont interagi dans le passé ont des liens que leur distance mutuelle, aussi grande soit-elle, n’affaiblit pas : ce qui arrive à l’une des deux est irrémédiablement « intriqué » à ce qui arrive à l’autre, par l’entremise d’une connexion étrange, sans équivalent dans le monde ordinaire, car elle ne résulte pas de la transmission d’une information à distance. […] En somme, le tout qu’elles forment d’une part n’a pas de localisation précise, d’autre part est plus que l’ensemble de ses parties. Les différentes parties d’un tel système n’ont pas d’existences indépendantes et les mesures faites sur chacune d’elles peuvent influencer instantanément les propriétés des autres, sans que cela viole les principes de la théorie de la relativité (notamment l’impossibilité de dépasser la vitesse de la lumière) puisque aucun signal n’est échangé entre elles… »

(p. 162)

« Ce phénomène étrange, qu’on appelle la « non-séparabilité » ou la « non-localité », impose de renoncer définitivement à interpréter la physique quantique dans le sens des idées d’Einstein. »

(p. 163)

Et nous finissons avec une longue citation de Bernard d’Espagnat, le maître en philo-physique d’Etienne Klein (p. 19), qui propose une adhésion contemporaine aux thèses de Plotin, une voie entre matérialisme et idéalisme.

« Choses et événements sont, en dernière analyse, des apparences. Des ombres que l’on discerne sur la paroi de la caverne. Mais comme tout ombre, ce sont des ombres de… On voit ainsi que je rejette aussi bien le matérialisme (car ce sont des ombres) que l’idéalisme intégral (puisque ce sont des ombres de…). Une de mes divergences d’avec le mythe platonicien consiste en ce que pour moi ces ombres sont toutes ombres d’une réalité unique, indivisible, même par la pensée, en parties. Autrement dit, hors de l’espace et sans doute aussi du temps. Cette réalité, qui se rapproche finalement qu’une peu de l’Un de Plotin, est ce que j’appelle « la réalité indépendante » ou « le réel ».

(p. 166)

Sur ce, je vous laisse méditer… mais pas extrapoler ! 😉

La Grèce antique à la découvert de la liberté, de Jacqueline de Romilly

Un livre incontournable pour appréhender la liberté dans la Grèce antique, là où peut-être une partie de ce que l’on entend aujourd’hui y nait, pourtant dans un contexte bien différent.

En effet, ce qui m’a d’abord frappée, en lisant ce livre de Jacqueline de Romilly, c’est le contraste avec notre façon de vivre notre liberté chérie aujourd’hui en occident : le citoyen athénien n’est libre qu’au sein de la cité ! À l’extérieur d’Athènes, à l’extérieur de la civilisation qui est la sienne, il est en proie à tous les dangers, et notamment le pire : devenir un esclave !

La liberté est donc à comprendre, au premier chef, comme un statut opposé à celui d’esclave, et garanti par l’appartenance à la cité – si toutefois vous n’êtes pas un esclave des athéniens – cité en dehors de laquelle vous prenez le risque énorme d’être fait esclave !

C’est donc l’idée que JdR développe dans son premier chapitre, intitulé l’expérience première :

« La notion d’homme libre se définit d’abord de la façon la plus simple et la plus concrète : celui-là est libre qui n’est pas esclave. Mais cette idée, d’où est parti Max Pohlenz dans son étude sur La Liberté grecque, prend dès que l’on regarde les textes, un relief tout autre. Car l’expérience première, qui a ému et terrifié les Grecs, n’est pas celle d’une différence sociale, qu’ils avaient toujours connue, ainsi que la plupart des peuples, mais la possibilité, par la guerre et par la défaite, de devenir esclave. » (p.23)

Les textes dont parle JdR sont, par exemple, l’Iliade, où le mot « libre » n’apparaît que 4 fois, seulement dans le contexte de la menace de la perdre (p. 23-24)

Quelques anecdotes et rappels dans ce chapitre : 

*Notre célèbre Platon connut l’esclavage. Lors de son premier voyage en Sicile, il fut arrêté et vendu sur le marché d’Egine où il fut racheté et libéré par un homme de Cyrène. (p. 25)

*Solon, un des plus célèbres hommes politiques de Grèce antique, avait aboli l’asservissement pour dettes ; nous comprenons donc que jusqu’alors, il était possible de devenir esclave parce qu’endetté. (p. 25)

* Le vaste sujet des femmes : à l’issue des guerres, les hommes étaient tués, mais les femmes étaient rendues esclaves.

Or, pour elles comme pour les hommes, c’est carrément l’horreur et la honte : l’esclave est le repoussoir absolu. Être un esclave est une grande infamie : « C’est le fait d’un esclave, de ne pas dire ce que l’on pense ! » trouve-t-on dans les Phéniciennes, 392. (p. 29)

Regardons de plus près l’étymologie de LIBRE telle que la souligne JdR :

« L’étymologie admise pour le mot signifiant « libre » en grec, […] semble l’appartenance au groupe de croissance, à la souche, au « gens ». C’est en effet quand on perdait cette appartenance que se perdait l’essentiel, et tout ce qui fait le prix de l’existence – à savoir la liberté. » (p. 28)

De l’indo-européen commun *h₁leudʰ qui a également donné līber en latin, людинъljudinŭ (« homme libre ») en vieux slave, et leōd en anglo-saxon. Que l’on retrouve dans LEUTE, « les gens », en allemand.

Oui, hors du groupe, on n’est rien, on n’est justement pas libre, et voilà une conception bien différente de la nôtre !

Les Grecs dépendent donc fortement de la Cité. Si la Cité est perdue ou rendue esclave, les citoyens aussi. Les Grecs se battent donc avant tout pour leur Cité, pour qu’elle demeure libre.

C’est bien ce qui étonne Xerxès : les athéniens ne se battent pas pour un roi, mais pour la liberté de leur Cité et pour le maintien de leur loi. En effet, si les athéniens acceptent d’être soumis, c’est à leur loi… pas à un maître. Ecoutons-le, d’après Hérodote (VII, 103) :

« Comment mille hommes, dix mille, cinquante mille même, tous également libres et qui n’obéiraient pas à un chef unique, pourraient-ils tenir tête à une telle armée ? […] S’ils obéissaient à un seul homme comme chez nous, la peur du maître leur inspirerait peut-être plus de courage que la nature ne leur en a donné ; le fouet les contraindrait à marcher, même peu nombreux, contre des forces supérieures aux leurs. Si on les laisse agir librement, ils ne sauraient faire ni l’un ni l’autre. » (p. 40)

Or les Grecs, justement, s’enorgueillissaient de cette différence : « Aux barbares, il convient que les Grecs commandent et non, ma mère, les barbares aux Grecs ; chez eux, c’est l’esclavage et nous, nous sommes libres. » (Iphigénie à Aulis, 1384-1401)

Nous le comprenons donc, être libre, pour un athénien de l’antiquité, ce n’est pas pouvoir sortir quand on veut ou acheter ce qu’on veut, c’est avant tout ne pas être un esclave et ne pas avoir de maître. Surtout pas un maître étranger.

Dans un deuxième chapitre cependant, intitulé Deuxième découverte : la liberté démocratique, JdR présente comment la liberté est garantie par la loi, à l’intérieur de la cité. Elle souligne ce parallèle, suivant lequel :

  • Pour exprimer la liberté politique, la liberté de la Grèce vis-à-vis des puissances étrangères, nous avons Hérodote et Eschyle, l’historien et le tragique.
  • Pour rendre compte de la liberté démocratique, celle qui peut régir les rapports entre citoyens, nous avons Thucydide et Euripide, l’historien moderne et le tragique plus récent.

En effet, apparaît alors le concept d’égalité, qui s’avère consubstantiel de celui de liberté. La liberté est garantie dans le cadre de l’égalité par la loi et de l’égalité du droit de parole :

Chez Thucydide, on peut lire : « Quand les lois se trouvent écrites, pauvres et riches ont mêmes droits. Le faible peut répondre à l’insulte du fort, et le petit, s’il a raison, vaincre le grand. » (p. 58)

JdR propose une analyse : « Relisons le texte : quand il parle d’égalité entre le riche et le pauvre, c’est déjà de cela qu’il s’agit. Le mot à mot, l’enchaînement des idées : tout le confirme. Le texte dit en effet : « le peuple gouverne grâce à des fonctions annuelles exercées à tour de rôle, sans attribuer la plus grande part au riche, car le pauvre a mêmes droits. » Et, de même lorsque le texte de Thucydide montre la part faite au pauvre, c’est à l’exercice des droits politiques qu’il pense : « Inversement, la pauvreté n’a pas pour effet qu’un homme, pourtant capable de rendre service à l’État, en soit empêché par l’obscurité de sa situation. » Dans les deux textes, il s’agit du droit d’intervenir à l’Assemblée, du droit de décider – droit qui fait, aux yeux des Athéniens d’alors, que l’on n’a pas un maître, et donc que l’on est libre. » (p. 59)

Grâce à la loi et au droit, deux libertés sont assurées : 

  • La liberté de parole : le faible peut répondre à l’insulte du fort.
  • La liberté de pensée : « On pouvait en effet, à Athènes, penser ce que l’on voulait et accueillir des divinités étrangères. Mais il y eut, au début de la guerre du Péloponnèse, de nombreux procès d’impiété ; les sophistes furent parfois poursuivis et, à la fin de la guerre, Socrate fut condamné à mort sous le motif qu’il corrompait la jeunesse et qu’il ne reconnaissait pas les dieux de la cité : il en introduisait de nouveaux. » (p. 64)

Oui… c’est pas encore la laïcité quand même ! ^^

Mort de Socrate, par Jacques-Louis David (1787)

Néanmoins, comme en témoignent les extraits analysés dans les chapitres suivants, une certaine tolérance semble être de mise, grâce à laquelle les citoyens jouissent d’une certaine liberté.

Chez Thucydide encore (II, 37, 2) « Nous pratiquons la liberté, non seulement dans notre conduite d’ordre politique, mais pour tout ce qui est suspicion réciproque dans la vie quotidienne : nous n’avons pas de colère envers notre prochain, s’il agit à sa fantaisie, et nous ne recourons pas à des vexations, qui, même sans causer de dommage, se présentent au-dehors comme blessantes. » (p. 70)

Tout le monde vit librement, mais le respect des lois empêche de faire l’illégal. (Thucydide, II, 37, 3) (p. 73)

Malgré notre admiration pour la démocratie athénienne, il faut cependant noter qu’elle fut renversée, à deux reprises, par deux oligarchies : celle des 400 et celle des 30, chacun de ces deux régimes oligarchiques n’ayant duré qu’1 an.

Si Socrate a été mis à mort sous la démocratie, Théramène, lui, fut mis à mort de façon très arbitraire sous l’oligarchie, alors même qu’il en avait fait partie, selon de Xénophon. 

Théramène

C’est inspiré par ce problème, ou ce dilemme, oligarchie ou démocratie, que Platon écrit les Lois et La République, où il développe son projet idéal. À sa suite, Aristote analyse les différents systèmes et propose le classement suivant des 6 régimes connus :

Trois sont « droits » : monarchie, aristocratie et régime politeia (soit constitutionnel – parfois traduit pas « République »)

Trois sont « déviés » : tyrannie, oligarchie, démocratie.

Il faut comprendre alors qu’ici, la démocratie est comprise comme « le règne tyrannique du parti populaire ». À cela, Aristote préfère la politeia, sorte de mélange entre démocratie et oligarchie, régime constitutionnel au sein duquel on ne parle plus vraiment de liberté (eleutheria) mais plutôt de droits.

Cette réflexion autour de la démocratie amorcée au Vè, poursuivie au IVè, se retrouve chez Cicéron, à la Renaissance et jusque chez Montesquieu, avec ses trois régimes et ses principes qui les sous-tendent, jusqu’à Tocqueville sur La Démocratie en Amérique. « Les orientations se renouvellent, mais les questions majeures viennent de ce moment de malaise qu’a connu la démocratie athénienne quand elle a vu la liberté, poussée trop loin, lui éclater au visage et créer un désastre. » (p. 134)

JdR écrit alors cette étonnante phrase : « Cette recherche des remèdes ne se réclamait pas de la liberté : les Grecs n’ont jamais connu l’hypocrisie de nos propagandes modernes. » (p. 131), dévoilant alors le regard qu’elle portait en 1989 – date d’édition du livre – sur nos sociétés luttant pour une liberté dont elles auraient perdu, peut-être, le sens ?

Chez les Grecs, cependant, la liberté a une saveur toute particulière, qu’elle prend notamment à l’épreuve des guerres, de l’asservissement à des étrangers ou à ses propres passions ; ces événements entraînent une nouvelle réflexion sur la liberté intérieure, qui va occuper les derniers chapitres du livre de JdR.

Elle commence d’abord par souligner comme, au travers de l’usage du mot, on note des connotations et associations d’idées qui en disent long sur les aspects moraux : la liberté est vertu parce qu’elle permet la franchise, la générosité et le courage. Elle implique des qualités d’aisance, de cœur, de désintéressement. (p. 143)

On peut d’ailleurs critiquer un comportement en le jugeant « indigne d’un homme libre » (p. 142)

A l’inverse, en toute logique, une éducation d’esclave rend menteur et hypocrite.

Néanmoins, on peut être esclave de soi-même, on peut être esclave de ses propres désirs.

Les passions commencent à être perçues clairement comme une servitude. (p. 144)

Ce sont les exemples que nous donne à voir Euripide, à travers Médée, Phèdre, Agamemnon.

On retrouve cette lutte à mener contre soi-même chez Platon, malgré sa défiance affichée bien souvent à l’égard de la liberté. Cette lutte intérieure est décrite dans Le Phèdre : on imagine un attelage conduit par la raison et comportant deux chevaux, dont l’un obéit au cocher tandis que l’autre n’écoute que ses désirs. » (p. 147) – cela me rappelle le yoga , dont l’étymologie est la même que le joug, et qui est justement développé dans la Bhagavad-gîtâ : Arjuna va en guerre, et Krisna est son cocher.

Or, cette maîtrise de soi devient liée à l’idée de liberté pour en devenir même une condition :

« à partir de Socrate, elle est présente chez tous ; et elle s’impose avec force. Obéir à la raison, comme, en politique, obéir à la loi, c’est s’assurer le pouvoir en soi comme le citoyen se l’assure dans la cité. La raison, en somme, est gage de liberté. » (p. 147)

Deux traits commencent à poindre :

  1. « Certaines âmes peuvent maintenir leur liberté en dépit des circonstances – en dépit de la mort. » (p. 148) « l’indifférence du sage à ce qui relève du sort, son indifférence à la fortune, son acceptation de la mort. »
  2. Importance grandissante du libre choix : le droit commence à distinguer les fautes volontaires ou involontaires.

La mort de Socrate, en homme libre, secoue son temps et entraîne des bouleversements chez les intellectuels. Ce mouvement contribue à nourrir les bases du stoïcisme, III siècle av JC, Zénon, Cléanthe et Chrysippe.

Cependant, un siècle auparavant, Diogène, contemporain d’Aristote, choquait déjà tout le monde en poussant son indépendance des passions au plus loin : « le mépris des biens extérieurs lui faisait mépriser non seulement le luxe et les honneurs, mais la propreté, l’usage des maisons, le fait de boire dans une coupe… Tout cela était esclavage à ses yeux. » (p. 150)

Diogène le cynique (et des chiens ^^)

« C’est en effet Épictète, le grand stoïcien de l’époque de Néron, qui, recommandant cette liberté intérieure qui consiste à ne pas s’émouvoir pour ce qui ne dépend pas de nous, donne en exemple Diogène et cite longuement un beau texte où Diogène aurait présenté Antisthène comme celui qui l’a « libéré ». Il raconte en effet comment Diogène, capturé et vendu comme esclave, garda l’âme sereine, indifférent au lieu où on l’emmenait. « Voilà, dit Épictète, comment on acquiert la liberté. » Et, il continue, parlant de Diogène : « Aussi disait-il : « Depuis qu’Antisthène m’a libéré, je n’ai jamais subi l’esclavage. » Comment le libéra-t-il ? Écoute ce qu’il dit : « Il m’a appris ce qui est à moi et ce qui n’est pas à moi. La propriété n’est pas à moi, parents, proches, amis, réputation, lieux familiers, conversations avec les hommes, tout cela m’est étrangers. » Qu’est-ce donc qui est à toi : « L’usage des représentations (ou des idées). Il m’a montré que cet usage, je le possède inviolable et soustrait à toute contrainte. Personne ne peut me faire obstacle, personne ne peut me forcer à user de mes représentations autrement que je le veux. Qui donc a encore pouvoir sur moi : Philippe, Alexandre, Perdiccas, ou le Grand Roi ? Comment l’auraient-ils ? Pour être asservi à un homme, il faut l’être bien avant par les choses… » Dès lors, quiconque ne se laisse dominer ni par la souffrance, ni par la gloire, ni par la richesse (…), de qui un tel homme est-il encore esclave, de qui est-il sujet ? » (p. 152)

Il n’est pas inutile de rappeler que les esclaves étaient légion. Notons même qu’Antisthène était fils d’une esclave thrace tandis qu’Épictète lui-même était un esclave phrygien. 

Cette liberté intérieure, recherchée et peut-être acquise par les stoïciens, entre autres philosophes, pouvait conduire Diogène ou Aristippe, l’un des fondateurs de l’hédonisme, à se revendiquer citoyen du monde. Ne nous y trompons pas cependant : ils faisaient bel et bien scandale et figures d’exception dans un monde où demeure tout de même prégnant, durant toute l’antiquité, l’antagonisme des Grecs contre le reste du monde. Les efforts d’union, bien que notables, « visent toujours une union des Grecs, parents entre eux, contre les barbares. Et les ligues elles-mêmes auront toujours pour toile de fond cet antagonisme. » (p. 161)

Comme le conclut JdR partiellement, « Liberté des peuples, liberté des citoyens, liberté intérieure des consciences ; tout se suit. » (p. 164) et tout s’imbrique.

En guise de conclusion elle choisit alors de revenir sur cette notion de destin, avec laquelle le concept de liberté doit toutefois composer. Pour un stoïcien, comme on l’a vu, il s’agira de ne pas être affecté par son destin, auquel on ne peut échapper. Mais depuis quelques siècles déjà, les témoignages d’une destinée implacable, voulue par les dieux, sont nombreux dans les œuvres grecques, les épopées comme les Tragédies. S’y trouve alors conciliée cette apparente contradiction entre le destin et ces conceptions émergentes de la liberté, et notamment d’un certain libre arbitre que l’on voit poindre à travers la notion de choix, comme on en voit de nombreux exemples dans les tragédies, aussi curieux que cela puisse paraître – Antigone évidemment, entre autres. On trouve exprimée et revendiquée comme telle une part de libre arbitre et de choix, y compris dès l’Iliade et l’Odyssée. Si l’on demeure loin du fatalisme que l’on trouve dans d’autres civilisations – je pense au dharma des indiens – et, s’il est question de liberté politique, il n’est tout de même pas question de liberté devant les dieux.

« On cherche à plaire aux dieux ; on les redoute ; mais, le plus souvent, ce souci même confirme la part de responsabilité qui reste toujours à l’homme. » (p. 173) et je reprends ici cette remarque de JdR en guise de conclusion : « Dire avec précision où passait la frontière serait bien difficile. Les Grecs ne se posaient pas ces problèmes comme nous avons appris à le faire. En plus, ils ont certainement varié selon les époques, selon les individus, peut-être selon les heures. Savons-nous bien nous-mêmes, avec certitude, ce que nous pensons en la matière ? Nous avons remplacé le destin par le poids de l’histoire et de la société, des hérédités et des gènes, ou bien des traumatismes de l’enfance, mais les choses sont-elles plus claires ? » (p. 172)

Sorcières, la puissance invaincue des femmes, de Mona Chollet

A l’évidence, il ne s’agit pas là d’un travail d’historien, ni même d’un travail universitaire. Il est d’ailleurs curieux que ce livre ait tant été attaqué sur ce point. Voici deux critiques :

(rapide et expéditive) Lettres It Be : Sorcières de Mona Chollet : la pire escroquerie féministe du 2019 ?

(plus longue et argumentée), sur mediapart et avec l’historienne Catherine Kikouchi, cliquez ici.

Le livre de Mona Chollet est davantage un recueil de pensées personnelles, d’élucubrations parfois, de sur-interprétations sûrement, ce dans le but d’illustrer le thèse de Silvia Federici, Caliban et la sorcière, elle aussi largement critiquée, ici par exemple.

Le livre de Mona Chollet ressemble à un mille-feuilles argumentatif doublé d’un cherry picking assez fou-fou, allant même jusqu’à piocher dans les séries télévisées ou des livres pour enfants (Floppy, p. 9, dès le début), comme si ces illustrations d’idéologie certes en cours étaient représentatives du réel en passant par les souvenirs d’enfance de l’auteur ou certaines expériences de journaliste :

« Par bien des aspects, je suis stupide.

En toutes circonstances, et depuis toujours, s’il s’agit de poser une question idiote, ou de faire une réponse totalement à côté de la plaque à une question, ou de formuler un commentaire absurde, à tous les coups je suis la femme de la situation. Il m’arrive de surprendre un regard incrédule posé sur moi et de deviner ce que cette personne est en train de se dire : « pourtant il paraît qu’elle écrit des livres… » ou « la vache, ils engagent vraiment n’importe qui, au Monde diplomatique… ». J’en retire le même sentiment de honte que si j’avais trébuché et effectué un vol plané avant de m’écraser au sol sous les yeux d’une assemblée ébahie (chose que, par ailleurs, je suis parfaitement capable de faire aussi). » (p. 177)

Donc voilà, nous y sommes. Tout est dit. Inutile de s’acharner. 

Les pires passages concernent à mes yeux l’extrapolation des résultats de la physique quantique, largement inspirée voire directement reprise de Starhawk (et si répandue de nos jours, malheureusement). Par exemple :

« Quand un système d’appréhension du monde qui se présente comme suprêmement rationnel aboutit à détruire le milieu vital de l’humanité, on peut être amené à remettre en question ce qu’on avait pris l’habitude de ranger dans les catégories du rationnel et de l’irrationnel. De fait, la vision mécaniste du monde témoigne d’une conception de la science désormais caduque. Les découvertes les plus récentes, au lieu de les renvoyer dans le domaine du farfelu ou du charlatanisme, convergent avec les intuitions des sorcières. « La physique moderne, écrit Starhawk, ne parle plus des atomes séparés et isolés d’une matière morte, mais de vagues de flux d’énergies, de probabilités, de phénomènes qui changent quand on les observe ; elle reconnaît ce que les chamans et les sorcières ont toujours su : que l’énergie et la matière ne sont pas des forces séparées mais des formes différentes de la même chose. » (p. 30)

Alors moi je ne sais toujours pas comment on peut prétendre, d’une part, comprendre la physique quantique sans être physicien ; d’autre part, une fois qu’elle n’est donc pas vraiment comprise, établir des analogies entre cette chose mal comprise et d’autres qui demeurent aussi mystérieuses et plurielles que le sont les connaissances des chamans et sorcières.

Je n’adhère pas non plus à cette revendication qui se veut féministe et qui explique que « la » femme est du côté du sensible et l’homme du rationnel ; que la raison serait masculine et qu’en tant que telle, elle aurait étouffé ou attaqué les voix autres et proprement féminines (lesquelles ?) de la connaissance (pp. 180-185). Que la raison et les mathématiques soient typiquement l’apanage des hommes, c’est ce que certains d’entre eux aimeraient nous faire croire, empêtrés qu’ils sont dans leurs problèmes d’égo blessé.

Malgré tout, je vais vous faire part des petites « cerises » que j’ai trouvées par ci par là et qui m’ont fort interpellée.

Les tortures et les mises à mort :

D’abord, des choses horribles… connaissez-vous les piqueurs ?

« Après leur arrestation, les accusées étaient dénudées, rasées et livrées à un « piqueur » qui recherchait minutieusement la marque du Diable, à la surface comme à l’intérieur de leurs corps en y enfonçant des aiguilles. N’importe quelle tache, cicatrice ou irrégularité pouvait faire office de preuve et on comprend que les femmes âgées aient été confondues en masse. Cette marque était censée rester insensible à la douleur. » (p. 18)

Bon, sur la page wikipedia dédiée à l’inquisition, je n’en trouve pas de trace… 

Ni même à la page torture

Mais on en parle ici, sur Raconte-moi l’histoire !

En recherchant la fameuse Yolande dont il est question ci-dessus, et qui aurait été piquée, notamment parce que son crâne était dépigmenté, puis brûlée vive, je trouve dans la liste des victimes de chasses aux sorcières quelques faits affreux :

Même si le XVIIè chrétien semble être le plus meurtrier, et de loin, notons tout de même qu’en 2005, sœur Irina a été crucifiée, en Roumanie, soupçonnée qu’elle était d’être possédée par le diable ! En 2010, Fawza Falih, en Arabie saoudite, condamnée à être décapitée pour sorcellerie et cruauté sur les animaux, serait finalement décédée en prison d’un étouffement accidentel, selon les autorités saoudiennes. Amina bint Abdul Halim bin Salem Nasser, toujours en Arabie saoudite, a elle bel et bien été décapitée en 2011 pour sorcellerie.

Bref. Et je n’ai pas trouvé Yolande. ^^

Autre instrument traumatisant :

 (p. 156) « Au XVIè siècle, en Angleterre et en Écosse, l’insolence féminine était également punie au moyen de la « bride de mégère » ou « bride de sorcière » : un dispositif métallique qui enserrait la tête, muni de piques qui transperçaient la langue au moindre mouvement. »

Voilà de quoi bien vous donner envie de couper la parole tout le temps et en tout lieu aux hommes. Et ça, c’est fort documenté !

La lutte politique des femmes

Plus subtiles, dans le cadre des premières luttes politiques féministes aux États-unis, les différences entre les femmes noires et les femmes blanches.

« les femmes noires, descendantes d’esclaves, n’avaient jamais été soumises à l’idéal de domesticité dénoncé par Betty Friedan (auteur de la Mystique féminine 1963). Elles revendiquaient fièrement leur statut de travailleuse, comme l’avait théorisé dès 1930 l’avocate Sadie Alexander, première africaine-américaine à décrocher, en 1921, un doctorat en économie. L’impressionnante Annette Richter, par exemple, qui a le même âge que Gloria Steinem et qui, comme elle, a vécu essentiellement seule et est restée sans enfants, aurait sans doute mérité de devenir une figure aussi célèbre qu’elle. » (p. 45)

Oui, c’est vrai, en effet, Annette Richter semble bien difficile à retrouver sur le net… contrairement à Gloria Steinem.

Un combat intéressant qui nous agita nous aussi, en Europe, le combat pour la disparition du « Mademoiselle », chez nous, avait une allure bien plus pertinente outre-atlantique, à  mon avis. Là-bas, il s’est agi de se battre pour un MS qui ne correspond ni à Madame, ni à Mademoiselle. Pas mal non ? A quand notre Madamelle ?

(p. 48) « Choisissez MISS et vous voilà condamnée à une immaturité infantile. Choisissez MRS et vous voilà condamnée à être le bien meuble d’un type. Choisissez le MS et vous devenez une femme adulte pleinement responsable de sa vie. »

à propos des enfants !

A propos de notre injonction à être mère, si pénible et lourde pour beaucoup, le témoignage fort touchant de Simone de Beauvoir (p. 113) dans la Force de l’âge (1960) : « Mon bonheur était trop compact pour qu’aucune nouveauté pût m’allécher. […] Je ne rêvais pas du tout de me retrouver dans une chair issue de moi. […] Je n’ai pas eu l’impression de refuser la maternité ; elle n’était pas mon lot ; en demeurant sans enfant, j’accomplissais ma condition naturelle. »

Celui-ci suivi de témoignages de femmes qui ne voulaient pas d’enfants, qui m’ont particulièrement interpellée !

L’actrice Anémone témoigne : « je me suis fait un enfant dans le dos. » pour exprimer à quel point les contraintes n’avaient pas été envisagées : « Faut compter vingt ans, dit-elle. Après le bébé tout rond, il y a l’enfant qui devient osseux et qu’il faut inscrire et emmener à des petits cours de tout et n’importe quoi. C’est usant, la vie file et ce n’est plus la vôtre. » La journaliste Françoise Giroud, elle aussi, disait de son fils : « Du jour où il est né, j’ai marché avec une pierre autour du cou. » (pp. 122-123)

Elle évoque aussi les critiques qui ont fondu sur Virginia Woolf entre autres, ces femmes à qui on reproche de ne pas avoir enfanté ou que l’on soupçonne toujours d’avoir été frustrée de ne pas avoir enfanté. (pp. 115-120) : emmerde-t-on autant les hommes avec ces questions ?

Nicholas Nixon

Je ne connaissais pas Nicholas Nixon (p. 148) que je découvre grâce à ce livre. Incroyable ce travail minutieux, patient et cette persévérance dont si peu d’entre nous sont capables !

« Aux antipodes de cette logique, le photographe américain Nicholas Nixon réalise chaque année depuis 1975 un portrait de groupe en noir et blanc de son épouse, Bebe Brown, et de ses trois soeurs, Heather, Mimi et Laurie. Il documente ainsi sereinement leur vieillissement, le montrant comme un objet d’intérêt et d’émotion, laissant imaginer l’état intérieur de chacune, leurs relations les unes avec les autres, les événements qu’elles ont traversés. « Nous sommes chaque jour bombardés d’images de femmes, mais les représentations de femmes qui vieillissent de manière visible restent trop rares, observe la journaliste Isabel Flower. Plus étrange encore, des femmes dont nous savons bien qu’elles ont vieilli nous sont montrées suspendues dans une jeunesse chimérique, flirtant avec le bionique. Nicholas Nixon, lui, s’intéresse à ces femmes en tant que sujets, et pas seulement en tant qu’images. Ce qu’il veut, c’est montrer le passage du temps, et non le défier. Années après années, ses photographies des sœurs Brown en sont venues à rythmer l’avancée de nos propres vies. » (p. 148)

Puis je découvre un livre qui mériterait d’être étudié, celui de Matilda Joslyn Gage, Woman, Church and State , qui date du XIXème siècle ! 

« Ce furent les sorcières qui développèrent une compréhension approfondie des os et des muscles, des plantes et des médicaments, alors que les médecins tiraient encore leurs diagnostics de l’astrologie. » Autrement dit, l’audace, la clairvoyance, le refus de la résignation et l’arrachement aux vieilles superstitions n’étaient pas forcément du côté que l’on croit. « Nous avons des preuves abondantes du fait que les prétendues « sorcières » figuraient parmi les personnalités les plus profondément scientifiques de leurs temps », écrivait déjà Matilda Joslyn Gage en 1893. Les associer au Diable signifiait qu’elles avaient outrepassé le domaine auquel elles étaient censées se cantonner, et empiété sur les prérogatives masculines. « La mort par torture était la méthode de l’Église pour réprimer l’intellect des femmes, la connaissance étant considérée comme maléfique entre leus mains. » (p. 218)

Je reste perplexe en lisant « des preuves abondantes »… ^^

Et pour finir, j’aimerais beaucoup lire cette parodie dont il est plusieurs fois question dans le livre : La femme et le docteur Dreuf, de Mare Kandre.

The Flower of Suffering, par Nuria Scapin (Extraits)

Sous-titre : Théologie, Justice et le cosmos chez Eschyle : Orestie et pensées des Présocratiques

Pour mieux comprendre comment étaient conçues la Justice et la Nécessité chez les philosophes présocratiques, j’ai entrepris la lecture d’une trentaine de pages du livre de Nuria Scapin, The Flower of Suffering, éditions De Gruyter.

Il s’agit du chapitre 5, intitulé « Justice cosmique et métaphysique des opposés : Anaximandre, Héraclite et Parménide » (Cosmic Justice and the Metaphysics of Opposites : Anaximander, Heraclitus and Parmenides), lui-même intégré dans la deuxième partie de la thèse, intitulée « Justice cosmique ; entre métaphysique de l’harmonie et métaphysique du conflit » (Cosmic Justice : between Metaphysics of Harmony and a Metaphysics of Conflict)

Ce cinquième chapitre est divisé en 4 parties, se rapportant chacune à l’étude en contexte du mot δίκη dikè, qui signifie en grec « usage, manière d’être ou d’agir » mais aussi « ce qui sert de règle, droit, justice ».

  • Dikè (justice) dans la période archaïque
  • Dikè comme une métaphore de l’ordre cosmique
  • La métaphore étendue : la notion de justice cosmique
  • Dikè, nécessité et les opposés dans le poème de Parménide
Eschyle

En préambule, NS note que le sens du mot dikè, pour un grec ancien, dépasse le strict cadre de la réparation des injustices pour concerner également l’ordre naturel. La thèse de NS, dans un plus large objectif, contribue à montrer que chez Eschyle, on trouve l’illustration d’une conception de cette justice divine, en quelque sorte, à double tête.

1. Dikè (justice) dans la période archaïque

Grâce au travail de Gagarin, l’on peut comprendre la véritable contribution des présocratiques à l’élargissement du champ sémantique de dikè. On peut le comprendre comme évoquant, au sens le plus large, une force universelle. Mais reprenons les choses dans un ordre chronologique.

* Chez Homère, dikè signifie généralement un principe de correction d’une situation jugée inique, une sorte de rééquilibrage.

* Chez Hésiode et Solon, nous assistons sans aucun doute à une élargissement du sens : dikè est alors mis en relation avec le concept social de bien-être, l’acquisition vertueuse de richesse et la prospérité. Ces auteurs ne s’arrêtent pas à décrire ce qu’est dikè, mais vont jusqu’à décrire ce qu’elle devrait être. 

Chez Solon en particulier, dans un contexte de mesures politiques et législatives, la justice est ce qui freine les excès des individus et crée un équilibre à Athènes.

Difficile de savoir ce que Solon doit à Hésiode. La conception de la justice chez Solon marque tout de même un tournant par rapport à ce qu’on trouve chez Hésiode. Solon semble croire à la cohérence de l’intervention de la justice tandis qu’Hésiode l’appelle de ses vœux.

2. Dikè comme une métaphore de l’ordre cosmique

Il s’avère important pour la suite de bien comprendre en quel sens l’on peut envisager dikè comme métaphore. Il ne s’agirait pas ici d’une figure de style mais plutôt d’un processus de pensée qui repose sur les mêmes plans que les métaphores du quotidien, ce type d’images, qui reflète un passage à l’abstrait et repose sur un ensemble d’expériences partagées par des gens de même culture.

Dans ce cadre, on remarque que le mot justice a plusieurs sens : cas, procès, peine, réparation, jugement, justice etc. La relation entre ces termes pourrait bien être de nature métonymique. C’est en tout cas un tel fond sémantique que pouvaient avoir à l’esprit les Présocratiques quand il s’approprièrent le mot dikèen un sens nouveau.

Bien sûr, pour le montrer, les sources sont maigres et nos fragments des présocratiques si peu nombreux. Néanmoins, NS en analyse quelques-uns que nous n’allons pas tous retranscrire.

Dikè

Néanmoins, ce fragment d’Anaximandre DKA9B1 est suffisamment célèbre pour qu’on s’y attarde un peu :

ἐξ ὧν δὲ ἡ γένεσίς ἐστι τοῖς οὖσι͵ καὶ τὴν φθορὰν εἰς ταῦτα γίνεσθαι κατὰ τὸ χρεών διδόναι γὰρ αὐτὰ δίκην καὶ τίσιν ἀλλήλοις τῆς ἀδικίας κατὰ τὴν τοῦ χρόνου τάξιν

Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité ; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps 

NS compare ce fragment avec un autre, de Solon (12W)

ἐξ ἀνέμων δὲ θάλασσα ταράσσεται . ἢν δέ τις αὐτὴν μὴ κινῆι, πάντων ἐστὶ δικαιοτάτη.

La mer est perturbée par les vents, mais si personne ne la dérange, elle est la plus juste de toutes les choses. 

Ici, il faut comprendre dikè au sens de loi de la mesure qui impose des restrictions ou des limites à ne pas dépasser. Mais tandis qu’Anaximandre s’attache à une métaphore complexe du phénomène physique du changement dans le monde naturel, Solon emprunte une image naturelle – la mer – pour l’appliquer ensuite à la politique.

Ce qui est intéressant, c’est que la nature est chargée d’une notion de balance ou de réciprocité. La mer est juste, uniforme, équilibrée, quand elle n’est pas perturbée.

Ce fragment d’Anaximandre est resté très célèbre et de multiple fois interprété. Anaximandre pensait peut-être aux phénomènes météorologiques qui alternent ou aux qualités opposées. Peut-être concevait-il un monde où luttaient des choses caractérisées par une nature intrinsèquement belligérante ? Mues par elles-mêmes ou une force supérieure ? Cela reste un objet de controverse.

Quelle est la relation entre la justice et l’Illimité (en grec, apeiron) ? Aucune ? Ou bien l’Illimité pourrait-il contrôler le processus de la justice, mais indirectement ? Ou encore l’Illimité serait-il continument et activement impliqué dans le processus de Justice ?

Dans le fragment d’Anaximandre, la justice et l’injustice peuvent être mis en relation avec la naissance et la destruction. L’excès qui pourrait dérégler l’équilibre présupposé serait châtié.

Il y aurait donc la vision d’une régulation autonome et d’un ordre naturel immanent.

Ici, d’après Vernant, l’Illimité aurait plutôt la fonction de médiateur. Il impose la même dikè à chaque individu comme une loi commune.

Le temps dont il est question, comment l’interpréter ? Est-ce la figure presque divine du Temps ? Certains chercheurs récents s’opposent à cette interprétation. L’Illimité a déjà le rôle de garant du décret / ordre cosmique. Le Temps ne semble pas avoir ce rôle chez Anaximandre.

Bien qu’il soit difficile de déterminer si Anaximandre concevait déjà dikè elle-même comme quelque chose de plus qu’un des éléments inclus dans une métaphore complexe et comme une loi universelle spécifique, il l’a certainement transférée, à travers une pensée métaphorique, à la sphère cosmologique. Sans aucun doute, sa façon de voir la genèse et le fonctionnement du cosmos diffère des travaux poétiques hésiodiques par exemple, en cela qu’il adopte une approche réductive et naturaliste. Anaximandre se détache des explications divines à caractère anthropomorphique pour atteindre davantage d’abstraction philosophique. Par conséquent, même si on ne peut guère avancer beaucoup au sujet d’Anaximandre, on peut toutefois reconnaître, avec Kahn (1960, 8) qu’il s’agit là de l’expression la plus ancienne d’une vision grecque du monde naturel comme un cosmos organisé par la loi.

3. La métaphore étendue : la notion de justice cosmique

Si la question reste ouverte de savoir si Anaximandre conçoit lui-même la justice comme un pouvoir cosmique, en revanche pour Héraclite, c’est le cas. Dikè est en quelque sorte un principe universel qu’il appelle à gouverner l’ensemble du réel, à côté de logos (le verbe) et théos (le divin).

Héraclite

Chez Héraclite (B80), dikèn’est pas conçu comme l’opposé de adikia(injuste), mais comme la somme totale des peines (i.e. réparations) et des crimes. Tout ce qui arrive, arrive selon le modèle ou le paradigme du conflit. D’ailleurs, en B53, polemos(la guerre, le conflit) est appelé le père de tout.

Pour Héraclite, la justice est un principe universel suivi par l’ensemble du réel, un principe de discorde et d’antithèses conflictuelles, auquel est attribué la paternité de tout.

L’étymologie de dikè, dérivé de deiknumi, serait bien « la direction et l’indication ». La dikè montre la voie à suivre. Or, pour Héraclite, s’il n’y a pas le conflit, on ne peut pas connaître la justice. (B23)

Chez Héraclite comme chez Anaximandre, on retrouve le κατὰ τὸ χρεώνkata to chreôn, « selon la nécessité ». Il s’agit presque d’une fatalité ou d’un destin, qui rapproche dikèdes Moires, les trois divinités du destin. Notons d’ailleurs que dans la cosmogonie d’Hésiode, dikèest donnée comme sœur des Moires.

4. Dikè, nécessité et les opposés dans le poème de Parménide

Chez Parménide, associé à la compulsion, l’attribution et la nécessité, dikèest un pouvoir divin important. D’après Aétius, un commentateur du Vèmesiècle après J.-C. auquel on doit beaucoup de nos fragments, comme chez Anaximandre et Héraclite, chez Parménide et Démocrite, tout advient par nécessité, κατ’ἀνάγκην, kat’anankên. Le cosmos est alors organisé autour d’une nécessité intrinsèque.

Parménide

La Justice soutient l’Être comme la Nécessité soutient le ciel : Justice et nécessité sont impliqués dans la vérité divine au sujet de l’être.

Parménide partage avec Anaximandre et Héraclite la conviction que l’ensemble du réel peut être expliqué en principes primordiaux. Tandis qu’Anaximandre décrit le processus de destruction et de renaissance des éléments en terme de réciprocité cosmique, il l’appelle dikè, Héraclite décrit le conflit lui-même comme dikè, Parménide pousse plus loin la notion poétique de dikècomme la gardienne de la porte des échanges entre le Jour et la Nuit.

Comme pierre angulaire de la pensée philosophique grecque, dikè repose fondamentalement sur la relation entre le conflit et l’harmonie des opposés, le temps et la nécessité. Voilà quel sera l’héritage d’Eschyle.

L’amour existe, par Eugène Triboi

Avec une certaine émotion, j’ouvre ce livre un peu curieux, assez énorme, qui pourrait être la simple correspondance de mon oncle et de ma tante lorsque les embûches politiques les séparaient… mais qui s’avère être bien davantage.

Cette abondante correspondance, Eugène, mon oncle, a pris soin de l’encadrer, de la préparer, de la présenter. C’est le témoignage de l’amour total de cet homme, venue de la Roumanie communiste, pour son épouse, la sœur de ma mère, décédée il y a à peine deux ans.

Bien que je ne partage pas toujours ses idées, je partage néanmoins l’admiration de mon oncle pour ma tante, qui fut ma marraine et un véritable modèle, pour moi, de rigueur et de ténacité, d’intelligence au service du savoir.

C’est donc un recueil de lettres d’amour… mais ce n’est pas seulement ça. Eugène a élaboré toute une organisation originale à la mémoire de l’amour qui les unissait, en englobant le tout dans son contexte familial et historique.

C’est donc avec un immense plaisir que je retrouve l’écriture concise et claire de ma tante qui décrit son enfance à Alger, avant les événements qui la conduisirent, elle et ma mère, enfants, à Bordeaux puis en Corse, comme beaucoup de pieds-noirs de l’époque.

« Mes parents se sont mariés en 1947 et habitaient la ferme où mon père, en jeune ingénieur horticole qui se respecte avait créé un jardin et un verger de collection… un véritable jardin d’Eden où pêchers, poiriers, pommiers, abricotiers côtoyaient figuiers, orangers, bananiers, néfliers du Japon, kakis, grenadiers, pacaniers (noix de Pécan), vigne… quelques ruches au milieu des néfliers finissaient le tableau ! Tous les ans au bon moment, ma grand-mère Lucie prélevait des feuilles sur le murier du jardin et nous intéressait à l’élevage des vers à soie. » (p. 73) Bref, j’y retrouve consignées quelques belles pages de mon histoire maternelle.

Quant à mon oncle, je découvre d’un peu plus près sa jeunesse difficile d’enfant du communisme, qu’il a toujours rejeté comme la peste, sous mes yeux incompréhensifs… je le comprends mieux quand je lis ses combats contre la pression permanente du parti. Excellent étudiant, il reçoit comme de juste les bourses accordées, bourses d’état, puis bourse au mérite et pour couronner le tout une « bourse républicaine » d’un montant assez important en échange de laquelle il a dû s’inscrire au Parti communiste : « évidemment, dans la dernière année, ils m’ont nommé secrétaire de la jeunesse communiste de ma promotion, fonction qui m’a permis entre autre, de sauver quelques collègues qui devaient exclus pour des raisons de comportement, mais aussi d’introduire « gaudeamus igitur » comme un retour à « alma mater ». (p.93)

« Gaudeamus igitur », [réjouissons-nous donc!], credo d’Eugène, se retrouve ici, en réponse à la question d’un journaliste pour une publication éditée en Roumanie : « Cuvantul » [des entretiens qui ont pour but de retrouver l’identité de la Moldavie à travers des témoignages] :

« Comment préférez-vous passer votre temps libre ?

« Je n’ai pas de temps libre ! Autrement, je n’aime pas la notion de temps libre ! Le Ministre du Temps libre, c’est une véritable horreur, c’est une invention socialiste ! Quand tu as du temps libre, tu es mort ! Je préfère parler de l’homme libre, qui est actif et qui voit que le temps est entre les différents projets qui se bousculent dans sa tête ! Donc, je dirai que le temps se répartit entre création, transmission et repos. Chaque jour, on peut découvrir quelque chose de nouveau mais il faut avoir le plaisir de regarder autour de soi. La beauté est partout ! » (p. 99)

Je ne peux qu’applaudir des deux mains.

Après ces témoignages historiques des deux protagonistes, nous voici plongés dans leur correspondance, de deux êtres que les obstacles politiques en particulier séparent. 

Tout commence par un formidable coup de foudre, suivi par des lettres enflammées, pleines de promesses et d’espoir. Arrivent néanmoins les ombres, comme toujours : Les craintes et les jalousies minimes n’épargnent pas ce couple en attente d’une lettre, d’un espoir de se trouver enfin réunis. Mais ils tiennent bons, jusqu’à leur mariage, une première fois refusé…

« Le choc a été terrible. Je verrai toujours Anne-Marie pleurer sur les marches du Palais et du Conseil d’État. On a réussi à avoir une audience au Conseil d’État… » (p.583)

Pour une seconde fois accordé !

Des passages amusants, pour les deux scientifiques chercheurs qu’ils devinrent :

« Heureusement que je ne crois pas tellement dans les signes. Un type d’ici qui commence à m’inquiéter par ses préoccupations (yoga, signes astrologiques, etc horoscope) est venu avec une sorte d’horoscope chinois. La différence essentielle avec l’horoscope que nous connaissons réside dans le fait qu’ici les signes sont fonction des années, et pas des mois. Il est venu pour deviner notre futur.

« Pour moi, né en 42, il a trouvé le signe du cheval sur lequel il m’a dit tant de choses. Tu sais comment ça se passe : tu peux toujours trouver des choses que tu crois, qui sont possibles, mais aussi des anomalies. Entre autre, il m’a dit que je dois prendre garde d’un autre signe qui pourrait me faire beaucoup de mal, c’est le rat. Surtout il m’a précisé que le mariage avec une femme « rat » est détruisant [sic] pour le cheval. Puis, par curiosité, je lui demande le signe qui correspond au 18 février 48 [date de naissance de ma tante]. Stupéfaction : c’est le rat ! Il est écrit que « le rat » est caractérisé par l’intelligence, beaucoup d’intelligence, de persévérance et que les femmes « rat » aiment toujours avec passion. Ma chérie, après tout ça, j’ai voulu le mettre à la porte pour en finir au plus vite avec toutes ces bêtises. Mais même si j’avais été un croyant fanatique, je m’en serais foutu car je sais que je t’aime et que tu m’aimes et c’est tout. » (p. 179)

A travers leur correspondance, ils lisent et citent, leur voyage intellectuel, passent de Michelet à Sapeur Camembert.

Michelet sur l’amour : « vivre l’un de l’autre… se confier chaque jour la pensée, trouver l’un dans l’autre un si doux oubli de soi-même… mourir et créer ensemble. Être ensemble des dieux. » (p. 428)

Et Sapeur Camembert (p. 550) que je découvre à cette occasion.

La suite va jusqu’à leur réunion professionnelle, et donc amoureuse, rendue possible par Mme Blanc et Louis et Véra Gachon, auxquels ce livre rend aussi un hommage.

Le livre s’achève sur les discours de mes cousins et de mon oncle qui nous ont tiré tant de larmes lors de la cérémonie d’adieu à ma tante, en décembre 2018. 

Je remercie Eugène de m’avoir rendu ma chère marraine un peu vivante à travers ces presque mille pages !

Je salue le courage dont il a fait preuve pour faire face avec beauté et amour au chagrin du deuil. A travers ses mots, son ton, sa langue et ses tournures de phrases, on croirait l’entendre s’exclamer et parler avec la véhémence et l’emportement qu’on lui a toujours connus. Éperdu de peine, il n’a cependant pas baissé les bras mais a cherché à rendre un dernier hommage à sa femme adorée, en criant à qui veut l’entendre l’amour qu’il lui portera toujours, pour continuer à « être ensemble comme des dieux« .