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Masculin par défaut, féminin par qualité [2/3]

Partie [2/2] : Soyons un peu sérieux… ou : si l’on veut cesser de cingler des mouches…

 

  1. D’où vient cette absence de masculin ?

Un peu d’étymologie et quelques nouvelles des peuplades ancienne-o!o-s (oui car elles étaient constituée-o!o-s d’hommes aussi…)

La forme « aimé » vient du latin amatus (où le masculin -us est bien visible) ou amata (où le -a féminin est bien visible). Il existe même le neutre amatum, où le neutre en -um est bien visible.

La finale (-us ou –a ou -um) est tombée avec le temps et c’est amat– seul qui a donné aimé.

Aimé n’est donc pas vraiment la forme du masculin à proprement parler… c’est la forme du participe passé. Elle n’indique le masculin que par défaut du féminin : comme nous ne marquons pas le masculin, c’est masculin par défaut.

On va m’objecter que –us, c’est deux lettres tandis que -a, c’en n’est qu’une ? Que -ος en grec, c’est également deux lettres tandis que -η ou – α n’en sont qu’une. Mais il s’agissait souvent de voyelles dites longues, comptant ainsi deux temps. En outre, cette finale du féminin a une très longue histoire, bien plus longue que la finale du masculin, tellement brève que d’ailleurs, elle a disparu, comme nous l’avons noté.

Dans les langues anciennes comme le latin, le grec ou le sanskrit, où tout est détaillé et précisé, sans équivoque, genre, nombre, cas… où l’on accorde parfois avec le nom le plus proche, l’on peut cependant rappeler à notre souvenir la place des hommes… omnipotents, omniprésents, qui avaient droit de vie et de mort sur leur épouse et leurs enfants etc.

Dans la langue chinoise, « elle » et « il » se disent tous deux ! Parfaite égalité. Ils s’écrivent différemment cependant : le signe pour tâ 她 « femme » comporte deux signes « humain-féminin », le signe pour 他 « homme » contient « humain-masculin » ! Parfaite égalité. Mieux ! Le fameux « bonjour » chinois nihaô nǐ 你hǎo 好inscrit le signe féminin dans le dessin  » beau, bon »… « Bonjour » évoque le bien fait féminin. On aurait donc pu imaginer qu’à force de désigner indifféremment par des femmes et des hommes, les locuteurs chinois auraient acquis par conditionnement une parfaite vision égalitaire des sexes. Voire une légère préférence pour les femmes, sculptée qu’elle serait par l’image du féminin toujours positif dans le « bonjour » répété quotidiennement… Qu’en est-il réellement des femmes dans la société chinoise ?

Y a-t-il vraiment un lien à cet endroit de la langue, entre la langue et la pensée, le fonctionnement de la société ?

  1. Les formes dites féminines…

Que veut dire « femme » ? d’où vient ce mot ? Il signifie littéralement « qui allaite » (racine indo-européenne *dhe-). Or, aujourd’hui, n’est pas non-femme qui n’allaite pas… une telle signification explicite au vu et su de tous serait scandaleuse ! Heureusement, tout le monde ou presque a oublié l’étymologie de « femme ». Cependant, au nom de ce passé, doit-on s’appeler « humaine » ? Par souci de stricte égalité ? Ou doit-on envisager la possibilité de l’oubli de cette première signification… et que le signe désormais passé en langue ne véhicule plus vraiment l’idéologie qui s’y accollait jadis ?

N’oublions pas dans notre grande générosité que vir, qui signifie « homme » en latin au sens sexué du terme, et qui a donné viril en français, implique la notion de force. Autrement dit, les faiblards sont bannis du genre. Est-ce là aussi bien juste ? Parlons des couillus, justement.

Les langues véhiculent des idéaux. Quand elles véhiculent des tabous ou des formes de dénigrements, ça saute aux yeux. Par exemple, un couillon est un imbécile. Ça vient de « couille », qui sont de petites sacoches[1] tandis que « testicules » sont les témoins (testis). Témoin de quoi ? de la virginité. Cela conduit certains chercheurs à supposer que coexistèrent dans l’antiquité deux formes d’une même langue, celle des femmes et celle des hommes. Pour les femmes grecques, la couille est une ὄρχις, « ce qui est distant », voire « ce qui pendouille » (*or-ghi, *er- « être relâché, être distant ») – on le retrouve dans orchidée. Suivant la même hypothèse, en grec, le sein μαζός (mazos) ou μαστός (mastos) aurait été créé du point de vue de la femme, la mère nourrice tandis que les hommes le désignent du nom de στηνίον (stênion) ou στῆθος (stêthos, que l’on retrouve dans stethoscope) qui signifient « gonflement »…[2]

Dans son article « Les catégories du genre et les conceptions indo-européennes », Meillet remarque que les langues indo-européennes distinguaient un genre animé d’un genre inanimé – et c’est tout ! Par la suite, dans le déploiement de ces catégories animé / inanimé, on note que bien souvent, l’animé est devenu féminin. Par exemple, udan désigne l’eau en tant qu’élément physique tandis que le mot âpah « eau » en sanskrit renvoie à l’eau en tant qu’élément divin, magique. La nature sacrée, le féminin créateur etc.

Pour nous faire encore plaisir à nous, les femmes… notons également que les noms d’action (indo-européen en -ti) sont pour la plupart dès l’origine des noms féminins. Les femmes portent en leurs noms la création, la procréation, l’ajout / le supplément (uxor « épouse » en latin [3]) ou le nourrissage, ainsi que l’action… ce qui est loin d’être dévalorisant dans une société de chasseurs-cueilleurs telle qu’elle dut être durant des millénaires… ce qui était bien plus essentiel à la survie que d’aller faire le guignol en assemblée ou de se coller des plumes dans les poils pour faire le paon.

Dans notre monde – heureusement souvent profane, nous nous offusquons de la portée symbolique d’éléments hérités de l’histoire de notre langue en oubliant son histoire et comment elle s’est formée.

Or, il peut être bon de garder une trace de ce passé sexiste, c’est-à-dire où chacun avait un rôle assigné selon son sexe et d’avoir à l’œil ce témoignage pour ne pas oublier d’où nous venons et pour éviter d’y retourner !

  1. Un peu d’explication sur l’écriture

Une chose est la langue, une autre est son écriture. Or, dans ce domaine, personne n’a jamais fait compliqué quand on peut faire simple.

Les choix d’écriture de nos langues ont répondu à ce besoin de simplification et de rapidité. Le devanagari, qui a permis de noter le sanskrit, avait occulté les voyelles dans ses premières formes, tout comme l’écriture de l’hébreu ou de l’arabe. C’est à cause des risques de confusion pour interpréter les textes religieux que l’on a cherché le moyen de les faire apparaître.

En français moderne, c’est l’appendice masculin qui a sauté (désolée messieurs) : soit c’est féminin et on note, soit c’est masculin et on ne le précise pas. Pourtant, s’il y a une langue qui aime conserver des traces et des traces (et les TH et les PH), c’est bien le français !! Alors quid du phallus ?

 

Conclusion

On ne peut pas modifier une langue par décret. On peut obliger des enfants à l’écrire de telle ou telle façon, mais ils rencontrent déjà de grandes difficultés dans cet apprentissage. Quand on voit émerger les systèmes d’abréviation… les sms… on constate que les locuteurs souhaitent par dessus tout aller vite en laissant le soin au contexte de décrypter les ambiguïtés.

On peut en revanche obliger à voter des lois qui garantissent l’égalité des hommes et des femmes devant la loi, devant leurs droits et leurs devoirs.

La politesse et le respect ne résident pas dans ces écritures hésitantes et compliquées de l’identité sexuelle. Il paraît qu’on a plein de sexes d’ailleurs… comment les représenter tous ?

C’est le vœu fou de faire correspondre exactement le signe et le signifié… ce qui est un doux rêve absurde.

 

[1] « Couille » vient de l’occitan colha, provenant du latin coleus (culleus) « bourse, petit sac ».

[2] Revue des études arméniennes, 1984, pp. 317-325, Le langage des femmes en indo-européen d’après les isoglosses arméniennes, grecques et albanaises, de Knobloch,

[3] Revue philologique, LVII, 1983, pp.13-19, Une hypothèse sur uxor, Pierre Flobert.

Pour mémoire, mon mémoire de DEA sur la racine *Gen (engendrer) et les racines liées à la famille ici.

Quelques extraits de lectures recueillis par Lidia Lebas sur la collaboration essentielle au développement humain…

Ces extraits contribuent à défendre l’idée, développée notamment par Albert Jacquard, selon laquelle les humains se sont développés grâce à la collaboration plutôt qu’à la compétition.

François Flahault, « Pour une conception renouvelée du bien commun », revue Études, juin 2013.

Aristote : En dehors de toute société, l’homme n’est pas un homme.

Les différentes recherches scientifiques (en primatologie, en paléoanthropologie et en psychologie du développement) aboutissent à la même conclusion : l’état de nature de l’homme c’est l’état social. Confirmation des idées d’Aristote et de Thomas d’Aquin, ainsi que celles de la plupart des cultures non occidentales.

C’est seulement dans un cadre de coexistence socialisée que le nouveau-né peut trouver sa place en tant qu’être humain. Le fait d’être à plusieurs, de coexister, précède l’existence de soi.

La société étant logiquement antérieure à ses membres, il existe un lien entre le bien de chacun et le bien commun. L’une des fonctions du politique est donc de favoriser les relations humaines.

Les idées propagées par les économistes « mainstream » contemporains (ex. Hayek et Friedman) sont conformes à la conception de l’homme et de la société occidentalocentrée, diffusée par les Lumières.

Premier présupposé : les hommes sont des individus auto-existants, logiquement antérieurs à la société. La notion chrétienne d’âme, en se sécularisant, est devenue le self, support et assurance d’être dont chacun jouit de manière innée. Une telle conception de l’être humain conduit à souligner la valeur des droits individuels, qui à leur tour la renforce. Une telle anthropologie s’accompagne logiquement d’une conception utilitariste de la société.

Second présupposé : le désir humain n’est pas problématique ; son déploiement ne tend pas à s’effectuer aux dépens des autres. Il n’y a pas à redouter l’illimitation du désir : sur la base de l’intérêt bien compris se développent nécessairement des relations humaines harmonieuses.

Les institutions, la culture (au sens anthropologique du terme) et la société marchande ont pour fonction, selon cette vision, de répondre aux besoins et aux désirs ; elles n’ont pas à les gérer et à les contenir.

Selon François Flahault, contrairement au premier présupposé, le processus grâce auquel on devient soi et celui par lequel on apprend à être avec les autres ne sont pas deux processus distincts et séparés. Il s’agit d’un seul et même processus. Les modalités d’interaction relationnelles au fil desquelles l’enfant se socialise sont également celles au gré desquelles se constitue sa personne et son sentiment d’exister.

Et contrairement au second présupposé, le désir d’exister, comme Aristote l’avait déjà souligné, est illimité. Cette illimitation va à l’encontre de la coexistence et de la nécessaire limitation que celle-ci implique. Et puisque le fait d’être avec les autres est constitutif de l’existence même de chacun, l’illimitation produit des effets déshumanisants et destructeurs. Ce qui fait que notre humanité ne vient pas uniquement de l’intérieur de nous, mais aussi de ce qui nous maintient dans un cadre de coexistence, de ce qui, en limitant l’expansion de notre désir d’exister, nous permet d’avoir une place parmi les autres.

Michael Tomasello, A Natural History of Human Thinking, Cambridge, Massachusetts, London, England: Harvard University Press, 2014.

Les résultats des recherches comparant les humains (en observant notamment le comportement de jeunes enfants) et les grands singes, menées depuis une vingtaine d’année, confirment que l’interaction sociale coopérative est la clé de la spécificité cognitive de l’espèce humaine. Une fois que nos ancêtres ont réussi à réunir leurs esprits pour poursuivre des buts communs, l’espèce humaine s’est mise sur sa propre voie d’évolution.

Selon Tomasello, nos ancêtre pré-humains, comme les grands singes d’aujourd’hui, étaient des êtres sociaux qui pouvaient résoudre des problèmes grâce à la pensée. Mais ils étaient presque entièrement compétitifs, poursuivant uniquement des buts individuels. Les changements écologiques les ont forcés à trouver des fonctionnements plus coopératifs, en obligeant les premiers humains à coordonner leurs actions et à communiquer leurs idées à leurs partenaires collaboratifs. L’hypothèse d’« intentionnalité partagée » de Tomassello, permet de concevoir la façon dont ces formes de vie plus complexes socialement ont conduit au développement d’une forme de pensée plus complexe conceptuellement. Afin de survivre, les humains ont appris à envisager le monde selon les perspectives multiples (en devenant donc capable de prendre en compte le point de vue d’autrui) et à ajuster leur propre pensée aux standards normatifs du groupe. Le langage et la culture eux-mêmes qui ont surgi du besoin préexistant de coopérer.

Bernard Victorri, Homo narrans : le rôle de la narration dans l’émergence du langage, Langages, n°146, 2002, pp. 112-125.

Le système de communication des hominidés se serait développé par étapes. Les hominidés qui nous ont précédés étaient dotés d’un protolangage, qui était un système de communication plus rudimentaire que le langage proprement dit, servant à communiquer uniquement sur la réalité sensible immédiate, sans rendre possible l’évocation d’événements passés ou imaginaires.

Le passage du protolangage au langage aurait été déclenché par l’émergence d’une nouvelle fonction de communication : la fonction narrative, qui a surgi du besoin de raconter des événements passés. Afin de pouvoir remplir cette fonction, le système de communication de nos ancêtres a dû se complexifier progressivement en se dotant de nouvelles propriétés syntaxiques et sémantiques.

Le contexte de l’apparition de la fonction narrative a été celui d’une dérégulation sociale. Cette dérégulation s’est produite à la suite de l’évolution des hominidés résultant dans l’augmentation de leur intelligence, et entraînant par là même la disparition des instincts biologiques qui permettaient de réguler les comportements agressifs au sein du groupe. [On peut faire le lien avec le « changement écologique » mentionné, par Tomasello.] Cela a fini par mettre en péril la survie de l’espèce, du fait que, en agissant « intelligemment » pour se protéger de rivaux, des individus n’hésitaient pas à s’entretuer, en provoquant la propagation de la violence au sein du groupe. Pour compenser la perte de contraintes biologiques, et pour se protéger, notre espèce a réussi à développer des contraintes sociales, consistant dans des interdits explicites. Cela a été accompli grâce à la narration et à sa ritualisation, permettant aux membres du groupe de se remémorer collectivement des événements dramatiques passés et leurs conséquences désastreuses, en créant ainsi la régulation sociale, via la pression du groupe, des comportements individuels. [Ainsi, on retrouve le facteur « coopératif » et « social » dans cette hypothèse : les humains ont dû coopérer, en se laissant influencer les uns par les autres, pour défendre leur intérêt commun, au détriment des intérêts individuels responsables de comportements menaçant l’intérêt commun.]

Pour une école de l’exigence intellectuelle Changer de paradigme pédagogique Jean-Pierre Terrail La dispute / L’enjeu scolaire, 2016

 

Dès l’introduction, l’auteur commence par un constat qui d’emblée nous saisit :

(p. 11) « On ne discute guère aujourd’hui des missions de notre système éducatif autrement que pour rappeler ses responsabilités dans la préparation des qualifications requises par le marché du travail, ainsi que dans le maintien de la paix sociale et de la cohésion nationale.

Ce livre part d’une autre conviction : celle de l’exigence, dans le monde d’aujourd’hui, d’une éducation scolaire pour tous de haut niveau, une éducation qui ne vise pas d’abord à inculquer des messages, mais à former des capacités instruites de réflexion et d’analyse. »

 

Jean Pierre Terrail s’apprête à remettre en cause l’école, mais par un biais seulement : la culture de l’écrit. Il n’aborde pas le manque de formation manuelle, par exemple, mais il n’y est sans doute pas hostile, puisqu’il cite en exemple, vers la fin du livre, les méthodes Freinet et Montessori.

Il identifie dès les premières pages le cœur du problème : l’entrée des élèves de classes populaires dans la culture de l’écrit – problème auquel les différentes pédagogies nouvellement mises en œuvre au sein de l’éducation nationale depuis les années 80 ne répondraient absolument pas. En effet, il semble que toutes s’appuieraient sur une hypothèse (ou un paradigme) qu’il devient selon lui urgent de remettre en cause : les inventeurs de ces nouvelles pédagogies et des réformes qu’ils promulguent penseraient que les enfants de classes populaires accusent un déficit de ressources langagières et, partant, intellectuelles, inhérent à leurs origines sociales.

C’est le « plan de rénovation de l’enseignement du français à l’école élémentaire » (pp. 70-72) (p. 20) qui aurait sonné le début de la catastrophe.

Ces nouvelles pédagogies suivent une méthode divisée en étapes, dont la première est la découverte, ceci pour éviter l’ancienne pédagogie dite « frontale ». Or ce détour, non seulement serait inutilement chronophage mais en outre, il détournerait l’élève du véritable objectif poursuivi par l’enseignant (pp. 29 et sqq : des exemples).

Ce détour serait fondé sur un préjugé que l’auteur dénonce :

(p. 46) « Les faibles sont censés pouvoir manipuler les moyens, accéder à la logique de la représentation pictographique, les forts, à l’abstraction de la langue écrite. »

C’est ce que l’auteur désigne sous le nom de principe ou paradigme « déficitariste », la « conviction de l’insuffisance des ressources intellectuelles et des capacités d’abstraction des enfants des classes populaires. » (p. 54)

L’auteur interroge l’adhésion du monde éducatif avec pertinence et audace (p. 55)

Pourquoi ? L’appartenance de ses membres aux nouvelles classes moyennes ; ainsi se reconnaissent-ils dans ces nouvelles pédagogies. Mais, curieusement, les enseignants s’occupent souvent eux-mêmes de leurs propres enfants et, pour les mêmes raisons, les classes préparatoires sont très fréquentées par les enfants d’enseignants : or la pédagogie frontale qui y semble de mise n’est jamais remise en question.

Pourquoi personne n’agit contre ces nouvelles pédagogies dévastatrices ?

Parce qu’on préfère toujours faire l’autruche (dixit p. 67), parce que les experts aiment leur expertise, renforcent plutôt leurs techniques en insistant sur la formation des compétences, et préfèrent accuser une mise en pratique trop faible de leurs pédagogies dans les écoles…

La langue en question…

Puisqu’il s’agit apparemment d’un problème de compétences linguistiques, interrogeons la linguistique.

(p. 72) « La thèse du handicap socioculturel est en règle très générale tenue pour une conséquence de l’inégalité des ressources linguistiques et culturelles dont disposent les enfants des différents milieux sociaux face aux exigences des apprentissages scolaires. »

Or quelles sont les véritables ressources des enfants du peuple ? D’après l’auteur, les compétences linguistiques sont égales ; c’est une « acquisition quasi universelle » (p. 73). De fait, puisque « apprendre à parler, c’est apprendre à penser » (p. 73), tous les enfants ont accès à l’abstraction.

Les réponses des travaux fondateurs de la linguistique moderne portent sur trois registres (Saussure, Jakobson, Benveniste) :

– « Celui de l’abstraction d’abord. La langue est le système le plus abstrait de représentation humaine. » (p. 73)

– « Celui de la pensée réfléchie. Les langues humaines permettent de former des phrases susceptibles de décrire et d’interroger tous les objets du monde, et parmi eux, le langage lui-même. » (p. 74)

– « Celui du raisonnement logique. La formation des phrases permet d’interroger les objets du monde et du même coup leurs relations mutuelles, et d’identifier parmi ces dernières celles qui apparaissent dotées d’un lien nécessaire, en distinguant les relations de simple consécution des relations de causalité. « (p. 75)

L’auteur conclut de ces constats que « tous les enfants entrent au CP munis de cet outillage mental. […] Chacun y arrive doté de sa propre histoire et de ce fait d’une intelligence unique, plus ou moins développée et aiguisée sous tel ou tel angle ; mais ils sont égaux dans la disposition du même outillage de base, qui comprend tout ce dont l’école a besoin de trouver chez ses bénéficiaires, en matière de potentiel de pensée rationnelle, pour conduire de façon satisfaisante leur appropriation de la culture écrite. » (p. 75)

Il n’y a donc aucune raison de faire des distinctions entre élèves dans leur plus jeune âge. L’auteur apporte des preuves contre les pédagogies différenciées (p. 77). Il faudrait refuser par exemple les dénivelés d’exigences qu’elles instaurent d’emblée (p. 78).

Quelques exemples et enquêtes montrent que suivre un manuel produit d’excellents résultats (p. 86) tandis que livrer l’élève à trop de liberté produit l’échec : il s’agirait surtout pour eux de la liberté de « perdre pied. » (p. 87)

Comment mettre en place une école de l’exigence ?

L’école a « décidément un besoin crucial de s’assurer du ‘calme renfort de la raison » (formule de Pennac), à l’écart des trépidations extérieures. »

  • L’adhésion : La condition primordiale consiste bien entendu à obtenir l’adhésion des jeunes…

(p. 94) « L’adhésion des jeunes dépendant de deux critères essentiels, une conduite efficace des apprentissages, qui leur donne du sens ; et un comportement des adultes à la fois déterminé et compréhensible, respectueux et dépourvu d’arbitraire comme d’autoritarisme. »

Pour cela, il faudrait considérer « qu’attribuer [aux professeurs] un statut plus autonome et plus responsable, en leur assurant une formation initiale et continue à la hauteur, et en les dotant des moyens d’expérimenter et d’innover, de travailler collectivement, de dialoguer avec les chercheurs, constituerait une condition essentielle de la démocratisation de l’école. » (p. 96)

  • De l’exigence et du temps libre : Il faudrait ne jamais se priver de l’exigence des bons termes, ne pas donner de devoir à la maison – sans quoi on renvoie l’enfant à son contexte familial, et toujours engager le dialogue avec l’élève concerné par des difficultés.
  • Le temps de la fameuse découverte : La pédagogie de la découverte devrait « permettre à l’élève tout à la fois de se poser par lui-même la question à laquelle répond le savoir visé, plutôt que de se contenter d’enregistrer une connaissance dont il ne sait d’où elle vient ni à quoi elle sert ; et de s’essayer à reconstruire par lui-même ce savoir dont on lui fournit les ingrédients essentiels. » (p. 102) Mais la pratique montre que ce déroulement idéal n’a jamais lieu : l’étape de découverte occupe un temps trop important pour construire correctement le savoir. C’est dommage car cette étape « vise à privilégier l’esprit d’investigation » et « engage l’élève dans un véritable travail intellectuel, dans une démarche de recherche pleinement signifiante. » (p. 106)
  • Du plaisir : « Quoi qu’il en soit, le plaisir d’apprendre et de comprendre est la seule motivation, intrinsèque à l’acte d’apprentissage, sur laquelle une pédagogie de l’exigence puisse s’appuyer. […] Ce plaisir est si puissant que ceux qui l’ont goûté véritablement y renoncent difficilement. Une pédagogie qui le place à son principe n’a pas à l’inventer ou à le promettre : son seul problème est de permettre à ses publics d’y accéder effectivement. Et de ne pas en décourager la quête par des échecs répétés, au risque de susciter la crainte de ne plus l’éprouver, qui passe à l’ordinaire pour paresse intellectuelle. » (p. 106)
  • De l ‘autorité : Souvent confondue avec l’autoritarisme, surtout dans le contexte politique actuel dominée par une réaction conservatrice. (p. 111), « L’autorité du maître dont l’action pédagogique ne s’appuie ni sur la force ni sur le droit, ne pourra dans ces conditions paraître légitime que s’il est effectivement perçu comme « l’allié dans la place ». La chose est pourtant rarement reconnue par ceux qui s’intéressent à l’ordre scolaire (p. 114). Le respect à tout prix de la discipline et de l’ordre engendre le mépris de la transmission des savoirs… (p. 116) Dans la réussite des élèves, il ne faut donc pas négliger « le rôle que peut jouer une conduite des apprentissages qui donne aux élèves le sentiment qu’en acceptant l’autorité de ces enseignants, ils apprennent vraiment quelque chose et ne perdent pas leur temps. » (p. 118)

Des pédagogies qui ont fait en partie leur preuve : Freinet et Montessori

Les pédagogies Freinet et Montessori sont en partie analysées pour en montrer les grands avantages (p. 118) et déplorer qu’elles ne reçoivent pas davantage de moyens. Elles présentent toutes deux les points communs suivants :

– elles se sont construites contre l’autoritarisme (mais ne négligent pas l’autorité)

– elles ont banni la concurrence : « Celle-ci est soigneusement évitée, et toute notation dès lors logiquement bannie, chez Freinet, au titre d’un encouragement démocratique à l’entraide et à la solidarité, chez Montessori, dans le souci d’assurer aux élèves les meilleures conditions d’épanouissement psychique. » (p. 121)

« L’intérêt majeur d’une suppression des notes est de recentrer l’activité des élèves sur l’appropriation des savoirs valorisée en elle-même, et celle des maîtres sur une conduite des apprentissages déterminée à ce qu’ils aboutissent pour tous. » (p. 132)

« Cette école sans notes et sans concurrence n’est pas une utopie : c’est ainsi que fonctionnent les écoles Freinet et Montessori, ou l’école fondamentale en Finlande, et sans dommage pour la qualité des apprentissages. Il s’agit ici de tout autre chose que de supprimer les notes en primaire pour ne pas agresser la fragile psyché de nos bambins : il s’agit de subvertir la logique d’ensemble du système éducatif et de rendre impossibles ces anticipations ravageuses de l’échec qui opèrent aujourd’hui dès la maternelle. » (p. 130)

Les obstacles qui empêchent le changement

  • L’effet de reproduction entraîne un effet de légitimation auquel les classes élevées sont attachées.
  • Les zones en difficulté sont moins dotées que les autres.
  • Le système contraint les enseignants à prendre des décisions en dépit du bon sens (redoublement, classe d’âge, notation etc.)

« Sans doute l’immense majorité des enseignants souhaitent-ils faire progresser tous leurs publics ; mais l’institution qui les emploie leur signifie d’avance qu’ils n’y parviendront pas, et met à leur disposition les moyens d’enregistrer et de valider les échecs plutôt que ceux qui seraient nécessaires pour assurer la réussite de tous. » (p. 127)

Le contexte politique favorise malheureusement la concurrence entre élèves

Enseigner dans la concurrence pourrait constituer, selon l’auteur, le principal problème. Il se nourrit malheureusement du paradigme déficitaire : « L’expérience du dernier demi-siècle le montre à l’envi : des idées de gauche sont tout à fait compatibles, sur le mode compassionnel, avec une conviction déficitariste que les idées de droite, de leur côté, portent assez naturellement à partager. » (p. 124)

Mais cela s’explique : « Les élites dirigeantes conçoivent volontiers l’école, depuis des siècles, comme un moyen de formater le sens commun. Une école démocratique pour sa part ne peut s’assigner pour objectif que de mettre les futurs citoyens en mesure d’appréhender par eux-mêmes ce qui se joue véritablement avec ces questions « socialement vives ». (p. 135)

« Ces luttes sont difficiles pour une raison simple, mais extrêmement puissante ; dans chaque domaine d’activité, la moindre issue démocratique met désormais directement en cause la domination sociale qui a marqué la vie de l’humanité depuis la fin des premières sociétés de chasseurs-cueilleurs. Émancipation démocratique ou barbarie : nous sommes au pied du mur, sans échappatoire. […] C’est une question de choix de société. Une question politique avant d’être pédagogique, même si le refus de l’affronter se pare de conviction déficitariste et d’engagement compassionnel. » (p. 138 FIN).

 

Traité d’Athéologie – Michel Onfray

Que les choses soient claires, moi j’aime bien Onfray… malgré son côté un peu borderline, malgré son amour immodéré pour les méandres de la discussion, ses accumulations presque lyriques d’adjectifs et ses caricatures virulentes pleines d’ironie… Dans ce Traité d’Athéologie, justement, les réflexions nourrissantes autour du terme « athée » – qui implique la présence de ce que le mot nie – et les éléments historiques instruits sont accompagnés d’une véritable satire à l’encontre des religions monothéistes, un pamphlet ou une diatribe parfois véhémente, qui en deviendrait presque hilarante (si l’on n’est pas un cul béni ou une none voilée).

Quelques passages à retenir !

A la recherche des athées d’antan : oui, il y a depuis longtemps des gens qui bataillent contre les dogmes religieux…

Cristovao Ferreira écrit en 1614 la Supercherie dévoilée : « Dans une trentaine de pages seulement, il affirme : Dieu n’a pas créé le monde ; d’ailleurs le monde l’a jamais été : l’âme est mortelle ; il n’existe ni enfer ni paradis, ni prédestination ; les enfants morts sont indemnes du péché originel qui, de toute façon, n’existe pas ; le christianisme est une invention ; le décalogue, une sottise impraticable ; le pape, un immoral et dangereux personnage ; le paiement de messes, les indulgences, l’excommunication, les interdits alimentaires, la virginité de Marie, les rois mages, autant de billevesées ; la résurrection, un conte déraisonnable, risible, scandaleux, une duperie ; les sacrements, la confession, des sottises ; l’eucharistie, une métaphore ; le jugement dernier, un incroyable délire… » (59)

Ça commence fort… et après lui, le miracle : L’abbé Meslier, curé d’Etrépigny dans les Ardennes, écrit un volumineux Testament qui dénonce violemment le christianisme… Puis viennent ensuite : « La Mettrie le furieux jubilatoire, dom Deschamps l’inventeur d’un hégélianisme communaliste, d’Holbach l’imprécateur de Dieu, Helvétius le matérialiste voluptueux, Sylvain Maréchal et son Dictionnaire des athées, mais aussi les idéologues Cabanis, Volney ou Destutt de Tracy habituellement passés sous silence…  » (60)

Alors pourquoi un tel silence sur tous ces travaux ? Onfray explique que pour nos gouvernements actuels, il serait peut-être souhaitable d’enseigner le fait religieux – et non le fait athée – afin de familiariser à nouveau le peuple avec cette conception de la transcendance et du divin, ces hauteurs qui n’ont de compte à rendre à personne… parce que sinon, si l’on voulait vraiment éclairer le fait religieux, il faudrait également montrer du doigt les contradictions internes, par exemple catholiques : la date de la messe de Noël, volée à Sol Invictus, les évangiles apocryphes, la crèche et le concile sur l’iconophilie, la crucifixion impossible de Jésus… (p.87)

Quels seraient des Principes d’athéologie ?

« Déconstruire les trois monothéismes et montrer combien […] le fond demeure le même.

[…] Une série de haines violemment imposées dans l’histoire par des hommes qui se prétendent dépositaires et interprètes de la parole de Dieu – les Clergés : haine de l’intelligence à laquelle les monothéistes préfèrent l’obéissance et la soumission ; haine de la vie doublée d’une indéfectible passion thanatophilique ; haine de l’ici-bas sans cesse dévalorisé en regard d’un au-delà, seul réservoir de sens, de vérité, de certitude et de béatitude possibles ; haine du corps corruptible, déprécié dans le moindre détail quand l’âme éternelle, immortelle et divine est parée de toutes les qualités et de toutes les vertus ; haine des femmes enfin, du sexe libre et libéré au nom de l’Ange, cet anticorps archétypal commun aux trois religions. » (95)

Le pur et l’impur, le licite et l’illicite occupent davantage les musulmans et les juifs que les chrétiens. Néanmoins, c’est par opportunisme que Paul s’est débarrassé de ces interdits : il devait convertir des polythéistes en nombre, des païens. Onfray se moque joyeusement des séries d’interdits et on sourit (110-114)

D’après Onfray, les religions procède de la pulsion de mort : nous avons peur de mourir, alors nous nous y préparons et nous imaginons volontiers que cette vie, qui nous semble refusée avant même de commencer, n’est finalement qu’un passage vers autre chose qui nous serait promis. Excellent levier à exploiter pour ceux qui souhaiteraient asservir les autres. La pulsion de mort comme pulsion des 3 monothéismes est le fil conducteur d’Onfray.

Mais Onfray oublie parfois, à mon humble avis, que les polythéismes ne proposaient guère autre chose que des paradis, des au-delà, des Charon passeurs et des métempsychoses, y compris Pythagore, et une peur ou une haine des femmes, recluse dans leur gynécée et dépendantes toujours de leur père puis de leur mari. Il explique bien qu’Eve, qui pèche par volonté de savoir, est le pendant monothéiste de Pandore… Mais la légende d’Eve, récupérée par le monothéisme, éclot dans un monde polythéiste.

Pour Onfray, le message religieux est le même : il vaut mieux vivre sans savoir mais en croyant plutôt qu’en connaissant la brutalité de notre existence.

L’avorton hystérique : Paul de Tarse, très coupable

« L’amplification et la promotion de cette fable par Paul de Tarse qui se croit mandaté par Dieu quand il se contente de gérer sa propre névrose ; sa haine de soi transformée en haine du monde ; son impuissance, son ressentiment, la revanche d’un avorton – selon son propre terme… – transformés en moteur d’une individualité qui se répand dans tout le bassin méditerranéen ; la jouissance masochiste d’un homme étendue à la dimension d’une secte parmi des milliers à l’époque. » (96)

Accusé au premier chef par Onfray, il n’a pas de mot assez dur pour lui tout au long de son Traité, et plus particulièrement dans un chapitre entier La contamination paulinienne (175 à 185) où l’on découvre un portrait truculent et hilarant (je vous laisse chercher la liste des maladies probables de Paul…)

Sur l’existence de Jésus

Sur l’existence de Jésus, Onfray interroge la fiabilité des trois petites sources que nous possédons : les Antiquités de l’historien Flavius Joseph, les Annales de Tacite, la Vie des douze Césars de Suétone. Il est probable que les moines chrétiens aient recopié ces textes en ajoutant sans scrupule une mention à Jésus ; à l’époque, on n’aborde pas le livre avec le même respect ou souci de l’authenticité. Prosper Alfaric ou Raoul Vaneigem, ultra-rationalistes, soutiennent la non-existence de Jésus. Ce qui est certain, c’est qu’à cette époque, la région familière à Jésus pullule de révoltés, notamment contre l’oppresseur occupant, les romains (Thedeus, Jacob et Simon, Menahem dans le Ier siècle après J.-C.)

Le nom Jésus signifie « Dieu sauve, a sauvé, sauvera« . Le nom a-t-il porté l’homme ? ou le nom a-t-il été donné plus tard à l’ectoplasme (dixit) ? Onfray s’interroge « Qui est l’auteur de Jésus ? Marc. » (164). Marc donne à ce personnage tout ce dont il a besoin pour convaincre et surtout séduire un public. Si l’on compare l’histoire de Jésus à celles de Pythagore, Platon ou Socrate, que découvre-t-on ? La mère vierge ou visitée par un dieu, comme celle de Platon, visitée par Apollon, ou Pythagore, qui serait devenu lui-même Apollon. Les miracles et prédictions de Jésus se retrouvent chez Empédocle ou Anaxagore. Socrate est également hanté par un daimon, une voix intérieure. Lui aussi meurt pour ses idées. Lui aussi avait des disciples. Et la résurrection ? Pythagore ressuscite lui aussi, mais il attend 200 ans.

Les évangiles écartés, apocryphes, ne sont pas si contradictoires ; simplement, ils brouillent et empêchent l’impact efficace du monolithe reconstruit de la vie de Jésus. Malgré tout, demeurent des contradictions entre les évangiles synoptiques : aide-t-on oui ou non Jésus à porter sa croix ? apparaît-il à une ou plusieurs personnes après sa mort ? (171) De plus, il est improbable que Pilate ait daigné s’adresser à Jésus : le dialogue est construit (172) ; à cette époque, on ne crucifie pas les juifs, mais on les lapide (172) Même crucifié, les mis à morts de cette façon ne sont jamais conduits dans un tombeau mais rejoignent plutôt la fosse commune après avoir été déchiqueté par les chiens et les rapaces… et enfin, pourquoi les douze apôtres ne se chargent-ils pas eux-mêmes de porter la bonne parole ?

Le pouvoir du Livre sur les livres

« La Torah n’est pas si vieille que l’affirme la tradition ; Moïse est improbable ; Yahvé n’a rien dicté ; sûrement pas dans une écriture inexistante au temps de Moïse ! Aucun évangéliste n’a connu personnellement le fameux Jésus ; le canon testamentaire procède de décisions politiques tardives, notamment quand Eusèbe de Césarée, mandaté par l’empereur Constantin, constitue un corpus à partir de vingt-sept versions, nous sommes dans la première moitié du IVè siècle ; les écrits apocryphes sont plus nombreux que ceux qui constituent le Nouveau Testament. Mahomet n’a pas écrit le Coran ; ce livre existe d’ailleurs en tant que tel seulement vingt-cinq ans après sa mort ; la deuxième source d’autorité musulmane, les Hadith, voit le jour au IXè s, soit deux siècles après la disparition du Prophète. De quoi constater dans l’ombre des trois Dieux la présence très active des hommes…« (p116)

La Bible aurait été écrite entre le XIIè et le IIè selon certains, entre le IIIè et le IIè selon d’autres… (p205) les Evangiles dateraient des années 50, mais aucune copie n’existe avant la fin du IIè ; aucun apôtre n’a écrit son témoignage, aucun évangéliste n’a connu Jésus. Le corpus définitif est fixé en 1546 (Concile de Trente) à partir du texte hébreu traduit au IVè/Vè par Jérôme.

La Torah est fixée dans la forme qu’on lui connait IIIè (206), le Talmud vers 500 puis la Bible hébraïque vers l’an 1000. Onfray de souligner en repères moqueurs les écrits des contemporains, respectivement, Diogène Laërce, Boèce, Avicenne… et de conclure :

« Si l’on retient en amont la datation la plus ancienne (XIIè) pour le plus vieux livre vétérotestamentaire, puis, en aval, la fixation du corpus néotestamentaire au concile de Trente (XVIè), le chantier des monothéismes s’étale sur vingt-sept siècles d’histoire mouvementée. Pour des livres directement dictés par Dieu à ses ouailles, les occasions intermédiaires se comptent par dizaines. Pour le moins, elles appellent et méritent un réel travail archéologique. » (207) Chapitre suivant Onfray s’amuse à égrener les contradictions internes aux fameux trois livres et s’en donne particulièrement à cœur joie p.220-222.

Malheureusement, c’est bien au nom de ces trois livres contradictoires, recopiés, falsifiés, augmentés, rétrécis que ses défenseurs condamnent les autres livres.

Marwan, gouverneur de Médine, détruit les versions existantes du Coran pour éviter confrontation historique et incohérence qui témoignerait trop de la présence humaine.

Paul de Tarse – l’avorton – appelle à brûler tous les livres non-chrétiens. Constantin commence l’œuvre largement. L’Index des livres prohibés date du XVIè et compte : Montaigne, Pascal, Descartes, Kant, Malebranche, Spinoza, Locke, Hume, Berkeley, Rousseau, Bergson…

Pas d’invention ou de découverte scientifique majeure en terre d’Islam… quant aux chrétiens, l’Eglise s’efforce d’étouffer ce qu’on associe aux faux dieux : Euclide, Archimède, Eratosthène, Ptolémée, l’héliocentrisme d’Aristarque par ex…

Elle condamne l’atomisme de Leucippe et de Démocrite (dès le Vè av JC, Démocrite pense l’atome par intuition). Le péché de matérialisme est le plus condamnable : Giordano Bruno (1600) puis Galilée. Pourquoi ? Parce que cela remet en cause la transsubstantiation (ceci est mon corps, ceci est mon sang… non ce n’est pas du pain et du vin…)

« Voilà le danger de l’atomisme et du matérialisme : il rend métaphysiquement impossibles les billevesées théologiques de l’Eglise ! »

Evidemment opposé aux théories de l’évolution, Darwin… et à la médecine : LE livre, c’est ce qui ne doit pas changer !

Quand Onfray se moque des absurdités auxquelles il faudrait croire

Un passage très intéressant et instruit sur la castration et l’excision… qui sont comparés, sans doute à juste titre, comme d’égale mutilation (146-154)

Onfray passe en revue les interdits et les obligations, ainsi que les croyances imposées, comme celles dévolues aux anges : « volailles béates, ils ne connaissent pas la faim et la soif, ils se nourrissent tout de même de manne – l’ambroisie des dieux païens -, mais bien sûr, ne défèquent pas ; joyeux oiseaux, ils ignorent la corruption, la déchéance et la mort. »

Ne parlons pas des descriptions du Paradis ! (p140-143)

Quant aux femmes, ces êtres secondaires, les monothéismes affichent un mépris sûrement salutaire pour l’humanité croyante : sont-elles associées à l’intelligence ? à la tentation ? Elles sont en tout cas perçues comme dangereuses et devant être détruites. Elles sont associées au danger pour que l’homme ne se consacre qu’à Dieu (et donc exclusivement au maître – humain, son représentant sur terre… (142) « Les religions du Livre détestent les femmes : elles n’aiment que les mères et les épouses« . Un bémol là encore, c’est aussi le cas des polythéismes grecs, latins et hindous…

Pour conclure…

Au final, dans ce livre très riche en anecdotes et remarques pertinentes, parfois perclus de satire légèrement caricaturale, on comprend le fil rouge d’Onfray : la religion permet de répandre la pulsion de mort. Elle dévalorise tout ce qui fait le sel de nos vies pour en valoriser tous les aspects morbides. Point par point, il revient en détail sur tous les méfaits collectifs engendrés au nom de croyance en des ectoplasmes et des révélations sans preuve… les hommes aiment-ils le mensonge ? C’est peut-être ce que disait l’admirable Homo Sapiens.

Onfray conclut avec une bibliographie commentée ! C’est original et très appréciable de pouvoir consulter ses propres sources en constatant également quelle fut sa lecture de chaque ouvrage cité.

Malgré les passages un peu abusifs susmentionnés (et d’autres qui comparent volontiers le dictateur Constantin au dictateur Hitler) et le fait qu’il s’agisse davantage d’une diatribe que d’un traité, en tant qu’athée réjouie, je me suis régalée.

« L’ectoplasme [comprenez Jésus] a besoin de l’hystérique [comprenez Paul de Tarse] pour son incarnation, mais c’est le dictateur [comprenez Constantin vs Hitler] qui réalise l’extension du corps de Jésus à l’Empire… » (303)

N’est-ce pas savoureux ?

Traité d’Athéologie – Grasset – Le livre de poche – 2005

Homo Sapiens, une brève histoire de l’humanité

Voici le livre à lire de toute urgence !

D’abord, parce qu’il aborde l’humanité de ses débuts à aujourd’hui, adoptant d’emblée une vision du monde en la dépouillant de certaines croyances qui emprisonnent ou aveuglent, croyances dont la définition – large – sera développée tout le long.

« Il y a environ 13,5 milliards d’années, la matière, l’énergie, le temps et l’espace apparaissaient […] Voici près de 70 000 ans, des organismes appartenant à l’espèce Homo Sapiens commencèrent à former des structures encore plus élaborées : les cultures. Le développement ultérieur de ces cultures humaines est ce qu’on appelle l’histoire. »

Avec beaucoup d’ironie, de petites histoires et d’analogies particulièrement stimulantes, percutantes et pertinentes, l’auteur nous raconte cette histoire qui conduit cet « animal insignifiant » à Frankenstein…

Son point de vue sur la Révolution agricole puis la Révolution scientifique présente des pistes d’explications et d’interrogations sur les étapes de la formation de cette humanité dont nous faisons partie aujourd’hui et qui passe par son unification, probablement nécessaire à sa survie. Il retrace ce que l’anthropologie est en mesure d’expliquer sur ce qui nous a conduit jusqu’à aujourd’hui en passant par des détours anecdotiques jubilatoires.

La théorie du commérage (p.35), la nécessité de mentir ou de parler de choses qui n’existent pas, par exemple, pourraient expliquer le développement du Langage.

« Le secret réside probablement dans l’apparition de la fiction. De grands nombres d’inconnus peuvent coopérer avec succès en croyant à des mythes communs. »

En passant par l’histoire de Peugeot – ou plutôt le mythe Peugeot revisité, l’auteur explique comment les humains se sont réunis en communauté autour de leurs amis, ennemis imaginaires et inventions…

« Pourtant, aucune de ces choses n’existe hors des histoires que les gens inventent et se racontent les uns aux autres. Il n’y a pas de dieux dans l’univers, pas de nations, pas d’argent, pas de droits de l’homme, ni lois ni justice hors de l’imagination commune des êtres humains. » (p. 40)

C’est l’histoire que nous raconte cet auteur. Mais il précise qu’une réalité imaginaire n’est pas un mensonge et elle existe bel et bien :

« Personne ne mentait quand, en 2011, les Nations unies exigèrent du gouvernement libyen qu’il respecte les droits de l’homme de ses concitoyens, alors même que les Nations unies, la Libye et les droits de l’homme sont des fictions nées de notre imagination fertile. » (p. 45)

Poursuivant ce fil directeur, vous y trouverez de belles explications sur le passage d’une société de fourrage à l’agriculture et le lien avec les problèmes d’obésité que certains rencontrent aujourd’hui. Le « gène de la goinfrerie » (p. 56) aurait guidé nos instincts durant 60 000 ans : un arbre gorgé de fruits doit être rapidement englouti par la tribu avant d’être englouti par une bande de macaques concurrente. Alors aujourd’hui, comment pourrait-on se débarrasser de 60 000 ans de goinfrerie lorsque nous nous retrouvons plantés dans un supermarché surabondant ?

Vous y apprendrez comment l’humanité peut se qualifier de serial killer écologique… avant la révolution agricole, l’homo sapiens avait déjà causé la disparition de la très grande majorité des espèces de sa planète.

À propos de cette Révolution agricole, qualifiée par l’auteur de « la plus grande escroquerie de l’histoire », vous nuancerez ou changerez peut-être votre point de vue : Les fourrageurs disparaissent… « Tout changea voici environ 10 000 ans, quand les Sapiens se mirent à consacrer la quasi-totalité de leur temps et de leurs efforts à manipuler la vie d’un petit nombre d’espèces animales et végétales. De l’aurore au crépuscule, ils se mirent à semer des graines, à arroser les plantes, à arracher les mauvaises herbes et à conduire des troupeaux vers des pâturages de choix. Un travail qui, dans leur idée, devait leur assurer plus de fruits, de grains et de viande. »

En réalité, la mortalité augmente. Mais elle est compensée par un grand essor de la natalité. Naquit avec la révolution agricole l’illusion de la propriété (le blé nécessite du travail et il se stocke, donc il peut être volé), mais également la croyance selon laquelle, plus tu travailles, plus tu as, et donc, plus tu es heureux. Les sapiens deviennent esclaves de cette croyance.

A la faveur d’une telle croyance, ce sont des élites autoproclamées qui s’autorisent à ne pas travailler la terre.

« Jusqu’à la fin des Temps modernes, plus de 90% des hommes étaient des paysans qui se levaient chaque matin pour cultiver la terre à la sueur de leur front. L’excédent produit nourrissait l’infime minorité de l’élite qui remplit les livres de l’histoire : rois, officiels, soldats, prêtres, artistes et penseurs. L’histoire est une chose que fort peu de gens ont faite pendant que tous les autres labouraient les champs et portaient des seaux d’eau. » (p. 129)

Cette élite ne peut émerger qu’à condition que les humains constituent une communauté de croyants volontaires. Diogène qui ne voulait que la lumière du soleil passe pour un original : les cyniques ne bâtissent pas d’empire. Pour les autres,

« Comment amener les gens à croire à un ordre imaginaire comme le christianisme, la démocratie ou le capitalisme ? Premièrement, vous ne voulez pas admettre que l’ordre est imaginaire. Vous protestez toujours que l’ordre qui soutient la société est une réalité objective créée par les grands dieux ou les lois de la nature. Les gens sont inégaux : non parce qu’Hammurabi l’a dit, mais parce qu’Enlil et Marduk l’ont décrété. Les gens sont égaux : ce n’est pas Thomas Jefferson qui l’a it, mais Dieu qui les a créés ainsi. Le marché est le meilleur système économique : ce n’est pas Adam Smith qui l’a dit, ce sont les lois immuables de la nature. » (p. 140)

Pourquoi ? Parce que l’ordre imaginaire est incorporé au monde matériel, parce qu’il façonne nos désirs – nous ne sommes pas libres de désirer ce que nous désirons, parce que cet ordre imaginaire est intersubjectif (ou collectivement subjectif). (pp. 141-146) Et malgré toute cette imagination, l’histoire montre qu’il n’y a pas de justice, pas même de progrès vers la justice (pp. 163-191). En effet, ceux qui se conforment à l’ordre imaginaire ne sont pas nécessairement récompensés.

Pour finir, des ordres imaginaires qui nous gouvernent, le credo capitaliste est le dernier en date et aujourd’hui le plus puissant. L’auteur en démonte les mécanismes profonds.

« La croyance du capitalisme en une croissance économique perpétuelle va contre tout ce que nous savons ou presque de l’univers. Ce serait pure folie pour une société de loups que de croire que l’offre de moutons ne cessera de croître. » (p. 369) … et pourtant… « En 1500, la production mondiale de biens et de services se situait autour de 250 milliards de dollars ; aujourd’hui, elle tourne autour de 60 billions de dollars. » (p. 357) Malheureusement, sans doute à cause du gène de la goinfrerie, cet excédent n’est pas redistribué…

Au détour de cette lecture instructive, notamment au sujet des rapports entre l’impérialisme et le capitalisme, vous apprendrez quelques petites anecdotes amusantes, par exemple :

« La première fois qu’ils arrivèrent [Les Espagnols] au Mexique, des indigènes porteurs de brûleurs d’encens furent chargés de les accompagner dans tous leurs déplacements. Les Espagnols crurent à une marque d’honneur divin. Nous savons par des sources indigènes que les autochtones trouvaient insupportable l’odeur des nouveaux venus. » (p. 343)

Ou encore, la légende (ou l’histoire vraie ?) selon laquelle Amstrong et Aldrin, en 1969 s’apprêtaient à mettre un pied sur la Lune, un indigène américain leur aurait confié un message à transmettre aux esprits de notre satellite… Amstrong et Aldrin ne comprenaient pas cette langue tribale et apprirent par cœur le message sans en saisir le sens. A leur retour, la tâche dûment effectuée, ils firent traduire le fameux message qui disait : « Ne croyez pas un seul mot de ce qu’ils vous racontent. Ils sont venus voler vos terres. » (p. 335)

Alors, chers amis, lisez ce livre !!!!!!

Christine de Pizan : La Cité des Dames (et clin d’œil vers Polyen)

Pourquoi le lire ce livre ? (et quelles précautions prendre ?)

 » hélas ! mon Dieu ! pourquoi ne pas m’avoir fait naître mâle afin que mes inclinations aillent à ton service, que je ne me trompe en rien et que j’aie cette grande perfection que les hommes disent avoir ! Mais puisque tu ne l’as pas voulu, et que tu n’as pas étendu ta bonté jusqu’à moi, pardonne ma faiblesse en ton service, Seigneur Dieu, et daigne le recevoir ; car le serviteur qui reçoit le moins de son seigneur est le moins obligé en son service. » (37)

Voici ce que l’on trouve dès les premières pages de La Cité des Dames*, livre pourtant étiqueté « féministe », et l’un des premiers… Que penser de cela ? Ironie ? Espièglerie ? Sincère désolation ? Ironie sûrement pour « cette grande perfection que les hommes disent avoir », et nous le comprendrons aisément par la suite.

La Cité des Dames de Christine de Pizan (XIVè siècle) représente à mes yeux une belle illustration de ce que peut être la révolte puissante confinée dans un cadre restreint. C. de P. s’élève avec force contre la misogynie de son époque qui dépeint les femmes comme des êtres, bien sûr, inférieurs, auxquels l’instruction serait nuisible, qui cultiveraient l’art de la dissimulation, du mensonge, de la frivolité et qui ne sauraient afficher que peur, fuite et lâcheté devant les grandes difficultés sociales ou privées. Pour contrer ces attaques nombreuses et transhistoriques, elle va puiser dans les légendes, l’hagiographie, les mythes et l’histoire, antique en particulier. La solide érudition qui la nourrit est l’argument le plus fort en faveur des capacités intellectuelles des femmes. De même, il lui a fallu un grand courage pour se tourner vers son Dieu en dépit des hommes, qui s’érigent en obstacles et intermédiaires incontournables et pour contester et proposer une autre interprétation des écritures – certes, d’une façon indirecte, par la bouche de figures allégoriques la Droiture, la Justice et la Raison :

 » Là il [Dieu] l’ [Adam] endormit et forma le corps de la femme d’une de ses côtes, signifiant par là qu’elle devait être à ses côtés comme une compagne , et non point à ses pieds comme une esclave – et qu’il devait l’aimer comme sa propre chair. […] Mais il y a des fous pour croire, lorsqu’ils entendent dire que Dieu fit l’homme à son image, qu’il s’agit du corps physique. Cela est faux, car Dieu n’avait point encore pris corps humain ! Il s’agit de l’âme, au contraire, laquelle est consciente réfléchissante et durera éternellement à l’image de Dieu. Et cette âme, Dieu la créa aussi bonne, aussi noble, identique dans le corps de la femme comme dans celui de l’homme.  » (55)

Elle revisite même la chute que nous aurait causée le péché d’Ève :

 » Si quelqu’un voulait avancer, à cause d’Ève, que c’est par la femme qu’il tomba, je répondrais qu’il gagna un rang bien plus haut par Marie que celui qu’il avait perdu par Ève. Car jamais l’humanité n’aurait été réunie à la Divinité si Ève n’avait péché. Hommes et femmes doivent louer cette faute grâce à laquelle un si grand honneur leur est advenu ; en effet, plus la nature humaine est tombée bas par la créature, plus haut elle a été relevée par le Créateur. » (55)

On peut voir ici comme le point de vue de C. de P. est renversant, voire subversif, en tout cas libéré du dogme autoritaire en vigueur.

Malgré tout, C. de P. ne cherche pas à dépeindre en miroir un double féminin des mâles qualités qu’une tradition chrétienne semble refuser aux femmes. Elle cherche au contraire à multiplier les exemples de femmes qui se sont montrées courageuses, chastes, bonnes, endurantes et pour finir, dévouées martyres devant Dieu. Il existe certes des mauvaises femmes, mais il en existe davantage de bonnes ; et il existe encore davantage d’hommes mauvais. Les hommes n’ont pas à donner de leçon aux femmes ; voici en somme l’un des messages principaux de C. de P.

Ainsi donc, C. de P. entre volontiers dans l’idée que les hommes ne pleurent pas tandis que les femmes semblent être faites pour cela (58) ; mais elle fait de ce prétendu défaut un atout :

« Oh ! de combien de bienfaits Dieu n’a-t-il pas comblé les larmes de femme. Il ne dédaigna point celles de ladite Marie-Madeleine ; elles lui plurent tant, au contraire, qu’il lui pardonna ses péchés, et qu’elle mérita par ses pleurs d’être reçue glorieusement au royaume des cieux. » (58)

  1. de P. n’échappe pas à une forme d’essentialisme qui prétend décrire ce que seraient les femmes « par nature ». Par exemple, au sujet de la vengeance de Bérénice :

« Bérénice en conçut une telle douleur que son immense chagrin chassa en elle toute peur féminine. » (90)

Voilà donc quelques illustrations de la façon dont C. de P. opère un retournement de valeurs tout en restant ancrée dans une foi toute chrétienne, sans voir ce que celle-ci impose lui aussi comme modèle de ce que doit être la femme. Néanmoins, saluons déjà les nouveaux horizons qu’elle offre en son temps et dont nous allons présenter quelques extraits, en partant de ses réquisitoires pour les femmes, puis contre les hommes, pour terminer par les marques de son christianisme forcené.

Son éloge des femmes :

Parmi les modèles de femme, on trouve celui de virago, qui signifie étymologiquement « femme guerrière, femme robuste et gaillarde, guerrière, héroïne » qui est particulièrement intéressant pour la part de virilité qu’elle attribue aux femmes comme une qualité. Est cité en exemple l’histoire Didon que chacun connait et dont C. de P. loue les actions politiques et guerrières. Pour la vengeance, nous avons évoqué Bérénice, mais C. de P. cite également Fredegonde, Sémiramis ou Artémise (sur lesquelles nous reviendrons plus bas) et qui fait dire à C. de P. :

« Et n’en déplaise aux hommes, il ne fait aucun doute que de telles femmes sont bien nombreuses. Certes, il y a des femmes sottes, mais beaucoup ont davantage d’intelligence, l’esprit plus vif et plus perspicace qu’une foule d’hommes ; tu le sais bien. Et si leurs maris leur faisaient confiance ou avaient autant de jugement qu’elles, cela ne pourrait être qu’à leur avantage.  » (66)

A la suite de Didon, c’est Ops ou Oppis qui est louée pour s’être opposée à son mari, ce dernier prévoyant de mettre à mort ses fils. Notons que l’histoire de Saturne et Jupiter est ici racontée comme la légende bien connue du roi de Crête, nommé justement Saturne, époux et frère de Ops et fils, tout comme elle, d’Uranus et Vesta. Les trois fils sauvés sont… Jupiter, Neptune et Pluton. Le mythe grec bien connu d’Ouranos et Gaïa, parents de Chronos (Saturne) et Rhéa, eux-mêmes parents de Zeus, Héra, Poséidon, Hadès se retrouve ici commuer en légende aux accents historiques. On y retrouve ce témoignage d’hommes qui dévorent ou souhaitent tuer leurs enfants, par crainte de la rivalité et de leur propre disparition.

  1. de P. ne cesse – à raison – de louer l’intelligence des femmes, bien plus que leur ruse (contrairement à Polyen, sur lequel nous reviendrons plus bas) et mêle légendes, mythes et histoires pour justifier son propos. À titre d’exemples, l’écriture et l’agriculture y sont les inventions des femmes : Carmenta, fille du roi d’Arcadie, appelé Pallas, serait cette femme, d’une grande érudition, qui aurait inventé l’écriture – certes, C. de P. prétend que Carmenta connaissait à fond la littérature grecque mais :

« Il lui sembla donc qu’il serait indigne de la grandeur romaine, car cet empire était appelé à régner sur le monde entier, d’employer les caractères d’un alphabet barbare et inférieur, emprunté à l’étranger. Pour mieux révéler aux siècles futurs sa perspicacité et l’excellence de son génie, elle se mit au travail et inventa un alphabet original dont les caractères sont bien différents de ceux en usage ailleurs, c’est-à-dire notre a, b, c, l’ordre alphabétique latin, la formation des mots, la distinction entre voyelles et consonnes, et toutes les bases de la grammaire. » (100)

La légende d’Athéna est revisitée pour devenir celle d’une vierge d’origine grecque, qu’elle appelle Minerve – l’une de ses autres appellations en somme. C’est elle qui aurait inventé les caractères grecs, les chiffres, l’art du calcul, mais également le tissage et le métier à tisser, les techniques pour extraire l’huile mais également, et C. de P. le souligne comme une incongruité :

 » Cette femme fit encore plus, chose dont on pourrait s’étonner à juste titre, car ce n’est pas dans la nature d’une femme de réfléchir à de tels problèmes ; ce fut elle en effet qui inventa l’art et la technique du harnais et des armures en fer et en acier que les chevaliers et soldats portent à la guerre pour protéger leurs corps.  » (102)

Notons que les déesses et dieux de l’antiquité grecque sont bien évidemment présentés comme des humains tellement héroïques ou extraordinaires qu’ils furent divinisés – peut-être fut-ce ainsi, mais telle est en tout cas l’interprétation d’une partie des croyances des anciens par C. de P.

 » À sa mort, les Athéniens élevèrent un temple qu’ils lui dédièrent. Dans ce temple, ils dressèrent une statue à l’effigie d’une vierge, qui représentait la Sagesse et la Chevalerie.  » (102)

Ainsi Cérès à son tour est présentée comme une ancienne reine de Sicile (103) qui aurait découvert et développé la science de l’agriculture. De même Isis pour les jardins et l’entretien des plantes.

Dans le monde réel, sont citées certaines princesses comme Zénobie, qui aurait pris le célèbre Longus pour apprendre la philosophie et connaissait les sciences des Égyptiens, savait le latin et le grec ; Probe la romaine est également citée comme auteur et compilatrice de génie, appelée aussi Proba Falconia (http://siefar.org/dictionnaire/fr/Proba_Falconia) dont l’existence est attestée au IVe et qui fut particulièrement lue au XVIè. Parmi les érudites et poétesses, C. de P. ne manque pas de citer Sapho, dont elle dit même :

 » Horace rappelle à ce sujet qu’à la mort de Platon, ce très grand philosophe et le maître même d’Aristote, on trouva sous son oreiller un recueil des poèmes de Sapho.  » (96)

En s’appuyant sur ces exemples, C. de P. explique que les femmes doivent étudier car l’étude anoblit l’âme, y compris celle des femmes :

 » […] les opinions des hommes ne sont pas toutes fondées sur la raison, car ceux-ci ont bien tort. On ne saurait admettre que la connaissance des sciences morales, lesquelles enseignent précisément la vertu, corrompe les mœurs. Il est hors de doute, au contraire, qu’elle les améliore et les ennoblit.  » (178)

Ce qu’elle avait justifié par anticipation quelques pages auparavant :

« Comme je te l’ai indiqué tout à l’heure, les femmes ayant le corps plus délicat que les hommes, plus faible et moins apte à certaines tâches, elles ont l’intelligence plus vive et plus pénétrante là où elles s’appliquent.  » (92)

son CONTRE hommes :

La critique des hommes ne s’arrête pas là et C. de P. sème partout dans son ouvrage des remarques pertinentes sur l’injustice faite aux femmes.

Elle dénonce deux auteurs en particulier pour leur grande injustice : Mathéole et Ovide. Ainsi les avertit-elle :

« Reviens donc à toi et reprends tes esprits et ne t’inquiète plus pour de telles billevesées [celles de Mathéole] ; sache qu’une diffamation catégorique des femmes ne saurait les atteindre, mais se retourne toujours contre son auteur.  » (40)

  1. de P. va plus loin et l’on croirait entendre quelques arguments actuels contre les véhémentes féministes. Si les hommes s’en prennent ainsi aux femmes, c’est par jalousie et en raison de l’infirmité et de l’impuissance qui les frappe parfois :

 » Le langage de ces vieillards est communément lubrique et malhonnête, comme tu peux justement le constater chez ce Mathéole qui se donne lui-même pour un vieillard plein de concupiscence mais impuissant ; son exemple te montre bien la vérité de mes dires, et je peux t’assurer qu’il en va ainsi de beaucoup d’autres. » (50)

De même en va-t-il d’Ovide ou de Cecco d’Ascoli (52-53).

En vérité, les hommes sont des ingrats :

 » On voit bien l’ingratitude de ceux qui tiennent de tels propos ! Ils ressemblent à ceux qui vivent des biens d’autrui et, ne sachant d’où viennent leurs richesses, ne songent jamais à remercier personne (106). […] Les exemples ne manquent pas où les malheurs les plus divers se sont abattus sur des hommes qui dédaignaient les conseils de leurs excellentes et prudentes épouses. Toutefois, ceux qui refusent les bons conseils ne sont pas à plaindre quand le malheur les frappe.  » (166)

Si les hommes sont opposés à l’instruction des femmes, c’est parce qu’ils craignent d’être supplantés par elles. Pour augmenter encore leur difficulté, ils sont plus exigeants avec elles qu’ils ne le sont avec les hommes :

 » Les hommes sont-ils donc à ce point courageux que l’inconstance leur est tout à fait étrangère ou presque , eux qui accusent tant les femmes de légèreté et de faiblesse ? Mais s’ils manquent de fermeté eux-mêmes, n’est-ce pas honteux de reprocher à autrui ses propres vices et d’exiger une vertu à laquelle on ne saurait prétendre ?  » (190)

A partir de là, C. de P. cite un grand nombre d’exemples d’hommes qui ne furent ni vertueux, ni chastes, ni courageux et plutôt dangereux (232) ; elle puise notamment chez les empereurs romains et dans leur légende (192-195). Finalement, si la force revient aux hommes, l’intelligence reviendrait aux femmes (62, 66, 92), alors qu’ils se taisent ! et l’injonction de C. de P. est surprenante mais vraiment ainsi formulée :

 » Qu’ils se taisent donc ! Qu’ils se taisent dorénavant, ces clercs qui médisent des femmes ! Qu’ils se taisent, tous leurs complices et alliés qui en disent du mal ou qui en parlent dans leurs écrits ou leurs poèmes ! Qu’ils baissent les yeux de honte d’avoir tant osé mentir dans leurs livres, quand on voit que la vérité va à l’encontre de ce qu’ils disent, puisque la noble Carmenta a été pour eux une maîtresse d’école – cela ils ne peuvent le nier – et qu’ils reçurent de sa haute intelligence la leçon dont ils s’honorent tant et s’enorgueillissent, j’entends la noble écriture latine.  » (108)

 » […] il me semble que la philosophie d’Aristote, qui a pourtant été si utile à l’esprit humain et dont on fait si grand cas – à juste titre d’ailleurs -, pas plus que tous les autres philosophes qui aient existé, n’a apporté ni n’apportera jamais autant d’avantages à l’humanité que les inventions dues au génie de ces femmes.  » (109)

et pour finir

 » Qu’ils aillent donc se coucher, qu’ils se taisent enfin, Mathéole et tous les médisants qui ont menti en calomniant les femmes par jalousie !  » (155)

Son CHRISTIANISME forcené

Si ces sursauts et cette révolte féministe nous font plaisir, n’oublions pas cependant que C. de P. s’exprime dans le cadre restreint du christianisme au sein duquel sont valorisées la piété filiale, la chasteté, la virginité, la transmission de la parole divine. Notons que ces qualités présentées comme attendues d’une femme, d’une femme chrétienne, correspondent tout à fait à l’idéal de la femme tel qu’il est dépeint dans l’antiquité grecque et romaine ; ces idéaux correspondent peut-être au carcan dans lequel les sociétés ont voulu enfermer les femmes, et ce quelle que soit la croyance en vigueur, paganisme ou christianisme. Même si l’on pense que le christianisme a apporté une certaine idée d’égalité devant dieu entre les hommes et les femmes, les peuples qui ont hérité de ces modèles étaient fortement pétris de cet idéal féminin que C. de P. valorise à son tour.

Les femmes sont pieuses ; une jeune fille allaite sa mère emprisonnée (142) ; elles sont bonnes, douces et justes (158) ; les Amazones elles-mêmes, pourtant guerrières et virago, sont citées comme exemples de chasteté et de farouche virginité (77, 81, 131, 180-184) ; pour finir, elles sont d’exemplaires martyres de la foi chrétienne et parviennent même, par leur goût du sacrifice, à pousser leur environnement, bourreaux y compris, à la conversion au message du Christ et à la « bonne parole ». La fin de la Cité des Dames, la troisième partie, est censée représenter le toit, l’auréole de cette Cité des Dames que C. de P. se propose de construire de manière allégorique. En lisant cette hagiographie qui mêle Catherine, Marguerite, Lucie, Martine, Lucie, Justine, Théodosie, Barbe, Dorothée, Fauste, Benoite, Eulalie, Martre, Foi, Marcienne, Euphémie, Blandine, Félicité, Juliette, Marine, Euphrosine, Anastasie, Théodote, Nathalie, Affre, Hélène, Plautille, Basilice et pour finir Sainte Christine !!… on ne peut que noter les thèmes récurrents qui montrent la cruautés des hommes, mécréants, à l’égard des vierges saintes que l’on souhaite violer ou convertir de force. Elles subissent toutes sorte d’humiliation et de torture et affichent face à ces mauvais traitements un comportement indifférent ou gai. Toutes jurent leur foi et ne se parjurent jamais, jusqu’à la mort…

Conclusion

Ma lecture enthousiaste a été déçue par deux passages néanmoins, le premier où C. de P. explique que sa propre mère l’aurait volontiers confinée dans l’ignorance :

 » Ton père [c’est l’allégorie qui parle à Christine], grand astronome et philosophe, ne pensait pas que les sciences puissent corrompre les femmes ; il se réjouissait au contraire – tu le sais bien – de voir tes dispositions pour les lettres. Ce sont les préjugés féminins de ta mère qui t’ont empêchée, dans ta jeunesse, d’approfondir et d’étendre tes connaissances car elle voulait te confiner dans les travaux de l’aiguille qui sont l’occupation coutumière des femmes.  » (180)

Que dire des « préjugés féminins » ? Que l’ignorance s’est ainsi transmise de mère en fille ? Mais les travaux de l’aiguille sont-ils si méprisables qu’ils « confinent » ?

Dans la même veine et finalement parce qu’il n’y a pas d’autre destin que le mariage pour une femme – à moins que ce passage ne soit pas authentique – C. de P. conseille, à la fin de son livre, les femmes mariées…

Les bien mariées doivent chérir leur mari car ils se font rares, les hommes de qualité. Si c’est un homme médiocre, il faut remercier le ciel qu’il ne soit pire… Cependant,

 » celle dont le mari est pervers, félon et méchant doit faire tout son possible pour le supporter, afin de l’arracher à sa perversité et le ramener, si elle le peut, sur le chemin de la raison et de la bonté ; et si, malgré tous ses efforts, le mari s’obstine dans le mal, son âme sera récompensée de cette courageuse patience, et tous la béniront et prendront sa défense.  » (276)

La femme est celle qui doit sauver, quitte à en mourir. Elle sera récompensée dans une autre vie.

Malgré tout, j’ai beaucoup apprécié ce livre et le recommande. Si certaines histoires – notamment dans l’hagiographie – sont d’une étonnante cruauté (arrachement de seins, décapitation, meurtre des enfants etc…), d’autres sont vraiment rocambolesques, voire picaresques, comme celle de Grisélidis digne d’un passage de Lesage ou celle de Florence et l’herbe magique.

* Édition Stock / Moyen âge, 1986-2000

Pizan vs Polyen

 

Polyen, le célèbre historien compilateur, avocat et rhéteur de langue grecque, consigne au IIè s. les exploits des femmes. A la différence de C. de P., il ne s’appuie que sur des exemples historiques ou légendaires à l’exclusion de la mythologie : la frontière semble claire pour cet écrivain. En outre, et c’est une différence non des moindres, Polyen ne cherche pas à défendre les femmes contre une calomnie signalée ; une légère condescendance habite son travail et il cherche à montrer que certaines femmes sont parfois capables de courage et de ruse. Ce sont autant d’exceptions qui confirment la règle. Sont relevés ci-dessous les personnages légendaires communs à Polyen et C. de P. pour lesquels le point de vue est fort différent.

Artémise

Chez Polyen (VIII, 53, 4), Artémise est surtout d’une grande ruse : elle a su prendre Latmos par surprise en rusant avec l’usage des drapeaux. En revanche, pour C. de P. (85-86), elle est avant tout la femme fidèle et dévouée de Mausole, au nom duquel elle a su défendre Halicarnasse contre les Perses. Pour Polyen, cette femme est surtout d’une grande ruse

Clélie

Pour C. de P. (90-91), Clélie s’échappe de sa captivité et permet aux autres vierges prisonnières comme elle de fuir le roi qui les tenait en otages. Pour Polyen (VIII, 31), elle franchit à cheval (alors qu’elle n’avait jamais monté) le Tibre plusieurs fois pour ramener une à une ses compagnes d’infortune.

Coriolan

Coriolan est le fils qui voulait faire la guerre (4ème roi de Rome, figure légendaire) ; chassé chez les Tyrrhéniens, il envisage de revenir marcher sur Rome et détruire la ville. Mais sa mère Véturie le supplie de renoncer pour que Rome ne soit pas détruite. Ce qui relève du chantage et de la culpabilisation pour Polyen (VIII, 25, 3) est considéré comme sagesse et piété pour C. de P.

Porcia

Pour C. de P., Porcia (162) essaie de détourner Brutus son mari du meurtre de César. Elle se coupe au rasoir pour montrer à son mari le mal qu’elle se fera s’il se rend coupable du meurtre de César Elle n’y parvient pas et se suicide en avalant du charbon, mort paradoxale, comme le souligne Christine, puisqu’elle s’éteint en avalant du feu.

Chez Polyen (VIII, 32) la version est bien différente : elle se couperait au rasoir pour montrer sa résistance à la douleur et la torture. Elle est donc digne de recueillir et conserver le secret de l’assassinat prévu de César. Polyen insiste ici sur le courage et le sang froid comme l’obstination.

Sémiramis

Tandis que C. de P. (68-70) dit d’elle qu’elle était fille de Saturne et donc sœur de Jupiter, Polyen ne dit rien mais les deux, (Polyen VIII, 26) résument les exploits notamment guerriers pour parvenir à l’épisode où elle sort de sa salle de bain en cheveux et part faire la guerre. Chez Pizan, on trouve l’anecdote selon laquelle elle aurait épousé son propre fils…

Pierre BOURDIEU Langage et pouvoir symbolique

Les notes que je propose sur ce livre important de Bourdieu sont longues ! il y avait beaucoup à dire et à citer. Parfois, j’ai commenté (en violet). Globalement, j’ai rapporté en tâchant d’être fidèle, même si concise ou synthétique.

Introduction générale

Le livre s’ouvre de façon plaisante sur un exemple fourni par Kant qu’il faut découvrir absolument :

« Dans l’Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, Kant imagine un homme de dix degrés d’avarice qui s’efforce de douze degrés vers l’amour du prochain tandis qu’un autre, avare de trois degrés, et capable d’une intention conforme de sept degrés, produit une action généreuse de quatre degrés : pour conclure que le premier est moralement supérieur au second bien que, mesuré à l’acte – deux degrés contre quatre -, il soit indiscutablement inférieur. »

Autrement dit, lorsque vous êtes un sombre salopard, le moindre témoignage d’altruisme envers les autres est supérieur à toutes les actions de Mère Teresa parce qu’à elle, voyez-vous, ça ne coûte rien !

On pourrait en discuter des heures… du fait de savoir si Mère Térésa est elle-même par nature ou par contrainte ? Ou si le vieux salopard ne l’est que par paresse ? Si l’action compte, n’est-ce pas l’action que l’on doit prendre en compte ? Ou bien le résultat ?

Partant de cet exemple, P. Bourdieu suggère d’appliquer une telle arithmétique aux travaux scientifiques, et en particulier aux travaux des sciences sociales qu’il range du côté de l’avare de dix degrés.

J’ai cru que la convocation de Kant servirait à dénoncer la façon capillotractée de certaines théories en sciences humaines et sociales, mais non. Quoi qu’il en soit, il explique plus loin le tournant saussurien qui sépare la linguistique externe (qui s’intéresse à la langue et autre chose : langue et société, langue et histoire etc…) de la linguistique interne (qui s’intéresse à la langue et point barre). Cette dernière prend une place telle qu’il ne reste plus qu’elle de distinguée en sciences du langage. Mais parce que l’hétérogénéité sociale est inhérente à la langue.

« Il faut choisir de payer la vérité d’un coût plus élevé pour un profit de distinction plus faible. »

PREMIÈRE PARTIE

L’économie des échanges linguistiques

Introduction

En gros la linguistique a pris trop de place.

Néanmoins, les rapports de communication linguistique sont des rapports de pouvoir symbolique. On peut « élaborer une économie des échanges symboliques ». Mise en garde de Bourdieu à l’adresse des linguistes :

« … aussi longtemps qu’ils ignorent la limite qui est constitutive de leur science, les linguistes n’ont d’autre choix que de chercher désespérément dans la langue ce qui est inscrit dans les relations sociales où elle fonctionne, ou de faire de la sociologie dans le savoir, c’est-à-dire avec le danger de découvrir dans la grammaire même ce que la sociologie spontanée du linguiste y a inconsciemment importé. » (p. 60)

En réalité, le sens d’un mot tel qu’il est donné dans le dictionnaire n’existe pas.

« Les différents sens d’un mot se définissent dans la relation entre le noyau invariant et la logique spécifique des différents marchés, eux-mêmes objectivement situés par rapport au marché où se définit le sens le plus commun. Ils n’existent simultanément que pour la conscience savante qui les fait surgir en brisant la solidarité organique entre la compétence et le mot. »(p. 63)

Vendryès : « si les mots recevaient toujours tous leurs sens à la fois, le discours serait un jeu de mots continué. »

Bakhtine : il n’y a pas de mots neutres.

D’ailleurs, la religion et la politique s’emparant de la polysémie à des fins idéologiques l’ont bien compris.

Il existe un langage neutralisé qui

« s’impose toutes les fois qu’il s’agit d’établir un consensus pratique entre des agents ou des groupes d’agents dotés d’intérêts partiellement ou totalement différents ».

Néanmoins

« Toutes les théologies religieuses et toutes les théodicées politiques ont tiré parti du fait que les capacités génératives de la langue peuvent excéder les limites de l’intuition ou de la vérification empirique pour produire des discours formellement corrects mais sémantiquement vides. » (p. 65)

« Le discours juridique est une parole créatrice, qui fait exister ce qu’elle énonce. »

(p. 66)

  1. La production et la reproduction de la langue légitime

Langue officielle et unité politique

La langue standard : un produit « normalisé »

Dans ces premières pages, Bourdieu explique comment la langue arbitrairement (ou du moins historiquement) désignée comme légitime est celle du dominant, intellectuel principalement. Elle est donc une arme de discrimination ou un moyen de reconnaissance entre pairs ; elle est aussi un moyen d’humiliation ou de valorisation, un adjuvant au bluff ou un traitre et révélateur des origines… mais n’entendons pas seulement la langue au sens du lexique (argot ou soutenu) ; il ne faut pas négliger la prononciation, les accents et tous les tics verbaux et non-verbaux, le regard etc.

De même, les dialectes sont devenus des patois au sens péjoratif du terme par une volonté politique.

Pour qu’une langue devienne légitime, elle doit être écrite, fixée, mais surtout enseignée :

(p. 75) « La théorie whorfienne – ou, si l’on veut, humboldtienne – du langage qui soutient cette vision de l’action scolaire comme instrument d' »intégration intellectuelle et morale », au sens de Durkheim, présente avec la philosophie durkheimienne du consensus une affinité au demeurant attestée par le glissement qui a conduit le mot code du droit à la linguistique : le code, au sens de chiffre, qui régit la langue écrite, identifiée à la langue correcte, par opposition à la langue parlée (conversational language), implicitement tenue pour inférieure, acquiert force de loi dans et par le système d’enseignement. »

C’est l’école qui a ravalé les dialectes à des patois, par le biais des fonctionnaires d’état, représentant les dominants.

L’unification du marché et la domination symbolique

Bourdieu explique ainsi comment les femmes acquièrent plus facilement le langage et les langues…

(p.78) « Et l’on comprend ainsi que, comme les sociolinguistes l’ont souvent obsevré, les femmes soient plis promptes à adopter la langue légitime (ou la prononciation légitime) : du fait qu’elles sont vouées à la docilité à l’égard des usages dominants et par la division du travail entre les sexes, qui les spécialise dans le domaine de la consommation, et par la logique du mariage, qui est pour elles la voie principale, sinon exclusive de l’ascension sociale, et où elles circulent de bas en haut, elles sont prédisposées à accepter et d’abord à l’École, les nouvelles exigences du marché des biens symboliques. »

Bon, il y aurait quand même beaucoup à commenter ici… 1) du fait qu’aujourd’hui les femmes travaillent comme les hommes, à l’extérieur du foyer… 2) que les précieuses (pas si ridicules) auxquelles on avait pourtant interdit l’apprentissage du latin et la culture tout court, s’était inventé une orthographe bien à elles… 3) que les femmes, moins avides de pouvoir durant des siècles (c’est sans doute différent aujourd’hui dans certaines parties du monde) n’ont eu aucun intérêt à se conformer aux exigences du marché des biens symboliques… contrairement aux hommes, toujours avides de carrière et de reconnaissance sociale. Ils sont peut-être juste moins doués ? 4) qu’il existe une langue des femmes, inventée par elles, et particulièrement truculente quand elle parle des hommes, entendus comme les oppresseurs.

Écarts distinctifs et valeur sociale

Le champ littéraire et la lutte pour l’autorité linguistique

Certains écrivains jouent main dans la main avec les grammairiens et les dominants. Même quand ils déconstruisent la langue, cela n’est remarquable et remarqué que parce que la langue du dominant est imposée et connue. Pourtant les écrivains, pour beaucoup, aiment à imiter la langue des dominés. Mais en réalité, elle n’en a pas l’authenticité.

(p.135) « Dans leur souci de le traiter comme une « langue » – c’est-à-dire avec toute la rigueur que l’on réserve d’ordinaire à la langue légitime -, tous ceux qui ont tenté de décrire ou d’écrire le pop., linguistes ou écrivains, se sont condamnés à produire des artefacts à peu près sans rapport avec le parler ordinaire que les locuteurs les plus étrangers à la langue légitime emploient dans leurs échanges internes. »

Tout se passe donc comme si, pour le dire d’une façon extrêmement simplifiée (p. 146, Bourdieu le précise lui-même « Malgré l’énorme simplifications qu’il suppose, ce modèle fait voir l’extrême diversité des discours qui s’engendrent »), le discours des dits dominants et le discours des dits dominés se créent mutuellement l’un l’autre par un jeu d’opposition permanent qui entretient la frontière. Le maître du premier sera mal à l’aise dans le contexte où règne les maîtres du second, et vice versa.

Les deux discours peuvent être à égalité en capital symbolique, mais la société veut que le maître du discours dit dominant soit en capacité de corriger le discours du dominé avec des « on ne dit pas » car

(p. 144) « Nul ne peut ignorer complètement la loi linguistique ou culturelle et toutes les fois qu’ils entrent dans un échange avec des détenteurs de la compétence légitime et surtout qu’ils se trouvent placés en situation officielle, les dominés sont condamnés à une reconnaissance pratique, corporelle, des lois de formation des prix les plus défavorables à leur productions linguistiques qui les condamne à un effet plus ou moins désespéré vers la correction ou au silence. »

Au cœur de cette comédie, les femmes, d’après Bourdieu, jouent un rôle primordiale de passeuse mais aussi de détentrices de la parole embarrassée ; ce sont souvent elles qui sont au contact du médecin :

(p. 149) « Parce qu’il est admis (et d’abord par les femmes, qui peuvent feindre de le déplorer) que l’homme est défini par le droit et le devoir de constance à soi qui est constitutif de son identité (« il est comme il est ») et qu’il peut s’en tenir à un silence propre à lui permettre de sauvegarder sa dignité virile, il incombe souvent à la femme, socialement définie comme souple et soumise par nature, de faire l’effort nécessaire pour affronter les situations périlleuses, recevoir le médecin, lui décrire les symptômes et discuter avec lui au sujet du traitement, faire des démarches auprès de l’institutrice ou de la sécurité sociale, etc. »

Bourdieu estime que les femmes prennent le risque de faire des « fautes » et d’être corrigées parce que, socialement, cela leur en coûterait moins (cf Kant et remarque préliminaire) puisqu’elles sont habituées à être tenues pour inférieures… néanmoins, nous pourrions imaginer qu’elles sont simplement plus courageuses, qu’elles ne craignent pas d’affronter la réalité de leur situation ou qu’elles pensent maîtriser suffisamment la langue du dominant pour communiquer avec lui, quitte à se tromper. Ou qu’elles sont moins soumises au mirage des miroirs aux alouettes…

Il lui oppose l’homme, et comme parangon de la révolte « virile » le patron de bar, qu’il décrit en 2 pages laudatives et qui est censé maîtriser le discours plus populaire, d’une part en réaction contre la langue du dominant, d’autre part en réaction contre la langue des femmes, qui pourraient être assimilées l’une à l’autre. Mais cette langue du dominé n’est pas non plus un espace de liberté ; elle est aussi extrêmement codifiée :

(p. 148) « On comprend que le discours qui a cours sur ce marché ne donne les apparences de la liberté totale et du naturel absolu qu’à ceux qui en ignorent les règles ou les principes : ainsi l’éloquence que la perception étrangère appréhende comme une sorte de verve débridée n’est ni plus ni moins libre en son genre que les improvisations de l’éloquence académique […] [le discours du dominé s’assigne à stabiliser un certain ordre], peut-être parce que le culte de la virilité, c’est-à-dire de la rudesse, de la force physique et de la grossièreté bourrue, instituée en refus électif du raffinement efféminé est une des manières les plus efficaces de lutter contre l’infériorité culturelle dans laquelle se rencontrent tous ceux qui se sentent démunis de ce capital culturel, qu’ils soient par ailleurs riches de capital économique, comme les commerçants, ou non. »

Une question me poursuit depuis la lecture de ce chapitre : qu’enseigne-t-on à nos collégiens et lycéens, si ce n’est la langue de l’écrivain, qui elle, surfe et se joue des codes depuis le départ… Montaigne qui a souhaité conserver l’orthographe antienne et le précise à son éditeur d’alors, Proust qui représente le détenteur du discours dominant, le post-modernisme qui déconstruit les règles académiques… mais apprennent-ils les règles simples du discours académiques ? d’un discours à prétentions objectives et scientifiques par exemple ? Bourdieu revient là-dessus plus tard.

 

  1. Les rites d’institution

(p. 176) Parler de rite d’institution, c’est indiquer que tout rite tend à consacrer ou à légitimer, c’est-à-dire à faire méconnaître en tant qu’arbitraire et reconnaître en tant que légitime, naturelle, une limite arbitraire ; ou ce qui revient au même, à opérer solennellement, c’est-à-dire de manière licite et extraordinaire, une transgression des limites constitutives de l’ordre social et de l’ordre mental qu’il s’agit de sauvegarder à tout prix.

(p.180) « L’acte d’institution est un acte de communication mais d’une espèce particulière : il signifie à quelqu’un son identité, mais au sens à la fois où il la lui exprime et la lui impose en l’exprimant à la face de tous (kategoresthai c’est à l’origine accuser publiquement) et en lui notifiant ainsi avec autorité ce qu’il est et ce qu’il a à être.

Seuls ceux qui se savent appartenir à la classe dite supérieure peuvent se permettre des licences de langue ou des comportements inappropriés.

  1. Décrire et prescrire : les conditions de possibilité et les limites de l’efficacité politique

faire de la politique, cela commence en dénonçant cette adhésion à l’ordre établi.

« La subversion politique présuppose une subversion cognitive, une conversion de la vision du monde ».

Cette vision du monde peut être imposée également par le discours politique et par le discours scientifique. Comme les « dominants » ne trouvent rien à redire à ce monde, « ils s’efforcent de d’imposer universellement, par un discours tout empreint de la simplicité et de la transparence du bon sens, le sentiment d’évidence et de nécessité que ce monde leur imposer ; ayant intérêt au laisser-faire, ils travaillent à annuler la politique dans un discours politique dépolitisé, produit d’un travail de neutralisation ou, mieux, de dénégation, qui vise à restaurer l’état d’innocence originaire de la doxa et qui, étant orienté vers la naturalisation de l’ordre social, emprunte toujours le langage de la nature. »

« Cette stratégie de la neutralité (éthique) trouve son accomplissement naturel dans la rhétorique de la scientificité. » (p. 193)

« La description scientifique la plus strictement constative est toujours exposée à fonctionner comme prescription capable de contribuer à sa propre vérification en exerçant un effet de théorie propre à favoriser l’avènement de ce qu’elle annonce. Au même titre que la formule : « la séance est ouverte », la thèse « il y a deux classes » peut être entendue comme un énoncé performatif. » (196)

TROISIÈME PARTIE : POUVOIR SYMBOLIQUE ET CHAMP POLITIQUE

  1. Sur le pouvoir symbolique

« Le pouvoir symbolique est en effet ce pouvoir invisible qui ne peut s’exercer qu’avec la complicité de ceux qui ne veulent pas savoir qu’ils le subissent ou même qu’ils l’exercent. »

  1. Les « systèmes symboliques » (art, religion, langue) en tant que structures structurantes
  2. Les « systèmes symboliques » en tant que structures structurées (justiciables d’une analyse structurale)

Première synthèse

« Instruments de connaissance et de communication, les « systèmes symboliques » ne peuvent exercer un pouvoir structurant que parce qu’ils sont structurés. le pouvoir symbolique est un pouvoir de construction de la réalité qui tend à établir un ordre gnoséologique : le sens immédiat du monde (et en particulier du monde social) suppose ce que Durkheim appelle le conformisme logique, c’est-à-dire « une conception homogène du temps, de l’espace, du nombre, de la cause, qui rend l’accord possible entre les intelligences ». (p205)

  1. Les productions symboliques comme instruments de domination

« Par opposition au mythe, produit collectif et collectivement approprié, les idéologies servent des intérêts particuliers qu’elles tendent à présenter comme des intérêts universels, communs à l’ensemble du groupe. La culture dominante contribue à l’intégration réelle de la classe dominante… » (p205/206)

Deuxième synthèse

Les « systèmes symboliques » remplissent leur fonction politique d’instruments d’imposition ou de légitimation de la domination « qui contribuent à assurer la domination d’une classe sur une autre (violence symbolique) en apportant le renfort de leur force propre aux rapports de force qui les fondent et en contribuant ainsi, selon le mot de Weber, à la « domestication des dominés ». (p. 206)

  1. Instruments de domination structurants parce que structurés, les systèmes idéologiques que les spécialistes produisent par et pour la lutte pour le monopole de la production idéologique légitime reproduisent sous une forme méconnaissable, par l’intermédiaire de l’homologie entre le champ de production idéologique et le champ des classes sociales, la structure du champ des classes sociales.
  2. La représentation politique

Compétences, enjeux et intérêt spécifiques

(p218) « La dépossession qui est corrélative de la concentration des moyens de production des instruments de production de discours ou d’actes socialement reconnus comme politiques n’a cessé de s’accroître à mesure que le champ de production idéologique gagnait en autonomie avec l’apparition des grandes bureaucraties politiques de professionnels à plein temps et avec l’apparition d’institutions (comme sciences po ou l’ENA) chargées de sélectionner et de former les producteurs professionnels de schèmes de pensée et d’expression du monde social, hommes politiques, analystes politiques, journalistes, hauts fonctionnaires, etc., en même temps que de codifier les règles du fonctionnement du champ de production politique et le corpus de savoir et de savoir-faire indispensables pour s’y conformer. »

Bourdieu plus loin soulève également l’importance du jeu entre pairs et les mécanismes de défense collective / solidaire qu’ils savent mettre en place dès que le jeu est dénoncé. (ex. la candidature de Coluche montrée du doigt comme poujadiste par le corps politique).

Le théâtre du monde social

Bourdieu cite Weber et, ici, donne un avis, semble-t-il, concernant ce qui devrait être…

(p.228) « Sans doute Max Weber a-t-il raison de rappeler, avec une saine brutalité matérialiste, qu’ « on ne peut vivre POUR la politique et DE la politique ». Mais pour être tout à fait rigoureux, il faudrait dire plutôt qu’on peut vivre de la politique à condition de vivre pour la politique. »

Malheureusement, ce n’est pas ce qui se passe. « Ils servent les intérêts de leurs clients dans la mesure (et dans la mesure seulement) où ils se servent aussi en les servant, c’est-à-dire d’autant plus exactement que leur position dans la structure du champ politique coïncide plus exactement avec la position de leurs clients dans la structure du champ social. »

Un système d’écarts

« La structure du champ, et la concurrence dont elle détermine la forme et les enjeux, contribuent, autant que la relation directe, et seule reconnue, aux clients, décrits comme mandants, à déterminer les prises de position, par l’intermédiaire des contraintes et des intérêts associés à une position déterminée dans le champ et dans la concurrence dont il est le lieu. » (p231)

La discrimination ou du moins, le souci de différencier les positions, est déterminante dans la constitution des partis. En tant de crise, on voit apparaître et émerger les petits partis, avec la chance de voir de nouveaux individus ; mais la plupart du temps, ce sont les gros appareils politiques qui luttent en s’opposant selon cette nécessité déterminante.

Mots d’ordre et idées-forces

« En politique, « dire c’est faire », c’est, plus exactement, se donner les moyens de faire en faisant croire que l’on peut faire ce qu’on dit, en faisant connaître et reconnaître des principes de vision et de division du monde social qui, comme les mots d’ordre, produisent leur propre vérification en produisant des groupes, et, par là, un ordre social. » (p. 239)

Crédit et croyance

« Le capital politique est une forme de capital symbolique, crédit fondé sur les innombrables opérations de crédit par lesquelles les agents confèrent à une personne (ou à un objet) socialement désignée comme digne de créance les pouvoirs mêmes qu’ils lui reconnaissent. Puissance objective qui peut être objectivée dans des choses (et en particulier dans tout ce qui fait la symbolique du pouvoir, trônes, sceptres et couronnes), à la façon de la fides telle que l’analyse Benveniste, le pouvoir symbolique est un pouvoir que celui qui le subit reconnaît en celui qui l’exerce et qu’il lui reconnaît. Credere, dit Benveniste, « c’est littéralement placer le KRED, c’est-à-dire la puissance magique en un être dont on attend protection, par suite croire en lui ». Sorte de fétiche, l’homme politique tient sa puissance proprement magique sur le groupe de la croyance du groupe dans la représentation qu’il donne au groupe et qui est une représentation du groupe lui-même et de sa relation aux autres groupes. »(p.241)

Les espèces du capital politique

Contrairement au capital personnel qui disparaît avec la personne, le capital politique (celui du prêtre, du fonctionnaire etc) perdure avec la fonction.

L’institutionnalisation du capital politique

« La délégation du capital politique présuppose l’objectivation de cette espèce de capital dans des institutions permanentes, sa matérialisation dans des « machines » politiques, dans des postes et des instruments de mobilisation, et sa reproduction continue par des mécanismes et des stratégies spécifiques. » (p248)

Mais Bourdieu (p250) semble expliquer comment et pourquoi l’homme, même le plus investi, se trouve finalement dépassé par le système et ses appareils.

Champs et appareils

Max Weber et Robert Michels notent la difficulté de ceux qui ont un capital culturel à briguer également un capital politique sous peine de voir leur capital culturel diminuer.

« Si l’on ajoute que les conditions sociales qui favorisent ou autorisent le refus de donner son temps à la politique ou à l’administration inclinent aussi, bien souvent, au dédain aristocratique ou prophétique pour les profits temporels que ces activités peuvent promettre ou procurer, on comprendre mieux certains des invariants structuraux de la relation entre les intellectuels d’appareil (politique, administratif ou autre) et les intellectuels libres (théologiens, chercheurs).

Notons en outre que certains militants doivent tout leur capital culturel au parti, notamment dans le parti communiste, tandis que d’autres sont déjà enseignants etc. comme bcp au parti socialiste.

  1. La délégation et le fétichisme politique

Citation de Bakounine (p. 259) de 1984 : « Les aristocrates de l’intelligence trouvent qu’il est des vérités qu’il n’est pas bon de dire au peuple. Moi, socialiste révolutionnaire, ennemi juré de toutes les aristocraties et de toutes les tutelles, je pense, au contraire, qu’il faut tout dire au peuple. Il n’y a pas d’autre moyen de lui rendre sa pleine liberté. »

Sur l’écart nécessaire et qui advient entre celui qui est délégué, le mandataire et le peuple. Cette fonction de représentation peut être usurpée et masquer la vérité. Celui qui est mandaté échappe au groupe, mais dans le même temps, il devient également la cible des quolibets, caricatures et autres moqueries. Il est davantage soumis au soupçon et à la défiance.

(p262) Par ailleurs, le délégué ou mandaté s’exprime au nom d’un groupe et l’on va le désigner, dans les journaux, par le nom du groupe qu’il représente « la CGT à l’Élysée ». Le groupe lui remet sa confiance, sa fides implicita comme on disait au moyen-âge.

« Plus les gens sont dépossédés, culturellement surtout, plus ils sont contraints et enclins à s’en remettre des mandataires pour avoir une parole politique. En fait, les individus à l’état isolé, silencieux, sans parole, n’ayant ni la capacité ni le pouvoir de se faire écouter, de se faire entendre, sont placés devant l’alternative de se taire ou d’être parlés. » (p.263)

L’autoconsécration du mandataire

Evidemment, les fonctionnaires par ex, sont les complices et dépositaires de ces systèmes de délégation, comme toute personne aveugle face à eux.

« Un pouvoir symbolique est un pouvoir qui suppose la reconnaissance, c’est-à-dire la méconnaissance de la violence qui s’exerce à travers lui. Donc la violence symbolique du ministre ne peut s’exercer qu’avec cette sorte de complicité que lui accordent, par l’effet de la méconnaissance qu’encourage la dénégation, ceux sur qui cette violence s’exerce. » (p266)

« La génération de la République »

Chez le mandaté ou le délégué, on retrouve la volonté presque christique de n’être rien avant de devenir tout.

« C’est lorsque je deviens Rien – et parce que je suis capabl de devenir Rien, de m’annuler, de m’oublier, de me sacrifier, de me dévouer – que je deviens Tout. Je ne suis rien que le mandataire de Dieu ou du Peuple, mais ce au nom de quoi je parle est tout, et à ce titre, je suis tout. […] C’est le droit de réprimande, de culpabilisation qui est un des profits du militant. »

(p271) le JE du mandataire est un NOUS, parfois usurpé.

Parfois, l’art dit populiste, qui souhaite valoriser le peuple comme un idéal de pureté ou de misère, l’art prolétarien, le réalisme socialiste… ce JE jdavonien, c’est-à-dire « petit bourgeois intellectuel de second ordre, qui veut faire régner l’ordre, surtout avec les intellectuels de premier ordre, et qui s’universalise en s’instituant en peuple. » (ex de JE usurpé).

« Ce sont des cas typiques de substitution de sujet. […] On se sert aujourd’hui du peuple, comme en d’autres temps on se servait de Dieu, pour régler des comptes entre clercs. » (p272)

Les délégués de l’appareil

Souvent le système consacre des gens sûrs, c’est-à-dire dont on est sûr qu’ils ne changeront pas le système. Ex de Staline, jugé médiocre, donc parfait. Par ailleurs, ils sont exaltés par la jeunesse qui, elle, si elle n’est pas médiocre, est en tout cas un regroupement de personnes qui n’a rien à perdre.

« Celui qui n’a rien est un inconditionnel ; il a d’autant moins à opposer que l’appareil lui donne beaucoup, à mesure de son inconditionnalité, et de son néant. » (p276)

Ces médiocres une fois au pouvoir ne réussissent que lorsqu’ils ne font rien, justement. Ils deviennent des professionnels de la manipulation, savent transformer les événements à leur avantage.

« […] il leur suffit de ne rien faire pour que les choses aillent dans le sens de leurs intérêts, et leur pouvoir réside souvent dans le choix, entropique, de ne pas faire, de ne pas choisir. » (p278)

  1. L’identité et la représentation

Par ex (p285) : « Le discours régionaliste est un discours performatif, visant à imposer comme légitime une nouvelle définition des frontières et à faire connaître et reconnaître la région ainsi délimitée contre la définition dominante et méconnue comme telle, donc reconnue et légitime, qui l’ignore. »

D’où l’importance de la dénomination !

Du coup, cela pose la question de ce qui existe vraiment. Et d’ailleurs, y a-t-il quelque chose qui existe vraiment ? Cette réalité des divisions par dénomination est subjective, devient objective ; comment l’étudier ?

« Saisir à la fois ce qui est institué, sans oublier qu’il s’agit seulement de la résultante, à un moment donné du temps, de la lutte pour faire exister ou « inexister » ce qui existe, et les représentations, énoncés performatifs qui prétendent à faire advenir ce qu’ils énoncent, restituer à la fois les structures objectives et le rapports à ces structures, à commencer par la prétention à les transformer, c’est se donner le moyen de rendre raison plus complètement de la « réalité », donc de comprendre et de prévoir plus exactement les potentialités qu’elle enferme ou, plus précisément, les chances qu’elle offre objectivement aux différentes prétentions subjectives. » (p288)

Les agents sociaux représentent les divisions de la réalité.

  1. Espace social et genèse des « classes »

L’espace social

Des classes sur le papier

La perception du monde social et la lutte politique

L’ordre symbolique et le pouvoir de nomination

Que fait le sociologue ? « il doit objectiver l’ambition d’objectiver, de classer du dehors, objectivement, des agents qui luttent pour classer et se classer. » (p312)

Or

« En réalité, l’espace social est un espace multidimensionnel, ensemble ouvert de champs relativement autonomes, c’est-à-dire plus ou moins fortement et directement subordonnés, dans leur fonctionnement et leurs transformations, au champ de production économique : à l’intérieur de chacun des sous-espaces, les occupants des positions dominantes et les occupants des positions dominées sont cesse engagés dans des luttes de différentes formes (sans nécessairement se constituer pour autant en groupes antagonistes).’ (314)

La classe comme représentation et volonté

La sociologie devrait interroger l’existence et le mode d’existence des collectifs.

(p323) « Le succès historique de la théorie marxiste, la première des théories sociales à prétention scientifique qui se soit aussi complètement réalisée dans le monde social, contribue ainsi à faire que la théorie du monde social la moins capable d’intégrer l’effet de théorie – qu’elle a plus qu’aucune autre exercé – représente sans doute aujourd’hui le plus puissant obstacle au progrès de la théorie adéquate du monde social auquel elle a, en d’autres temps, plus qu’aucune autre contribué. » (323)

POUR UNE PRAGMATIQUE SOCIOLOGIQUE :

TROIS ÉTUDES DE CAS

Introduction

La parole fait exister car elle implique le référent (c’est un postulat plus fort que celui du logicien Frege). Autrement dit, quand on dit La France, L’État, l’Opinion publique : on fait exister des référents, on les crée. Cela fonctionne d’autant mieux que les personnes qui nomment en ont l’autorité.

  1. La rhétorique de la scientificité : contribution d’une analyse de l’effet Montesquieu

Très bel exemple de ce que Bourdieu appelle « la cohérence mythique », notamment à partir des préjugés raciaux. Les hommes du nord, parce que dans le froid, sont plus vigoureux ; tandis que les hommes du sud sont moins travailleurs et plus enclins à la paresse. De même, les hommes sont du côté du nord et de la vigueur, tandis que les femmes sont du côté de la chaleur et de la mollesse. Pour finir l’exposé idéologique, un côté de l’humanité se trouve vouée à l’esclavage par nécessité de constitution ; l’autre est née pour être maître et c’est la nature qui le justifie. Cet exposé est fondé sur les couples d’opposés, ce que Bourdieu appelle « la cohérence mythique ».

« Mais partout, sous l’appareil scientifique, le socle mythique affleure. Et sans entrer dans une longue analyse, on peut restituer, sous la forme d’un schéma simple, le réseau d’opposition et d’équivalences mythiques, véritable structure fantasmatique qui soutient toute théorie. » (334)

« Ce serait donc rendre justice à l’auteur [Montesquieu] de l’Esprit des Lois que d’attribuer son nom à l’effet d’imposition symbolique tout à fait spécial que l’on produit en surimposant aux projections du fantasme social ou aux pré-constructions du préjugé, l’apparence de science qui s’obtient par le transfert des méthodes ou des opérations d’une science plus accomplie ou simplement plus prestigieuse. » (341)

  1. Censure et mise en forme

(343)  » Les langues spéciales que les corps de spécialistes produisent et reproduisent par une altération systématique de la langue commune sont, comme tout discours le produit d’un compromis entre un intérêt expressif et une censure constituée par la structure même du champ dans lequel se produit et circule le discours. »

C’est un produit de stratégie d’euphémisation.

Cette censure structurale s’impose à tout producteur de biens symboliques.

Parmi les censures, il y a celle qui consiste à exclure certains agents de la communication.

En effet, les productions symboliques doivent leurs propriétés les plus spécifiques aux conditions sociales de leur production.

La forme imposée par le contexte répond à des normes connues et reconnues.

« La langue spéciale se distingue du langage scientifique en ce qu’elle recèle l’hétéronomie sous les apparences de l’autonomie : incapable de fonctionner dans l’assistance du langage ordinaire, elle doit produire l’illusion de l’indépendance par des stratégies de fausse coupure mettant en œuvre des procédés différents selon les champs et dans le même champ, selon les positions et selon les moments. » (347)

Les mots spécialisés sont les mêmes que ceux dits courants, mais il sont légèrement décalés et ce décalage est « destiné à marquer un écart allégorique » (349)

« La mise en forme produit, inséparablement, l’illusion de la systématicité et, à travers celle-ci et la coupure entre le langage spécialisé et le langage ordinaire qu’elle opère, l’illusion de l’autonomie du système. » (349)

Remarque : Les étudiants français semblent habitués ou éduqués aux formes d’expression alambiquées, appartenant à un autre monde (ainsi en jugent-ils en tout cas), qu’ils subissent avec violence. Ils semblent donc démunis devant la nécessité de s’exprimer simplement (sans ambiguïté, sans métaphore)

Bourdieu prétend que « l’imposition d’une coupure tranchée entre le savoir sacré et le savoir profane qui est constitutive de l’ambition de tout corps de spécialistes visant à s’assurer le monopole d’un savoir ou d’une pratique sacrée en constituant les autres comme profanes prend ainsi une forme originale. »

« La mise en forme qui tient le profane à distance respectueuse protège le texte contre la « trivialisation » en le vouant à une lecture interne, au double sens de lecture cantonnée dans les limites du texte lui-même et inséparablement réservée au groupe fermé des professionnels de la lecture. »

Un point sur les TOPOI

Le topos est un lieu commun des études en sciences humaines, et ceci sans mauvais jeu de mot. Regardons un peu son origine grecque ; nous constatons que d’espace, endroit, concret, figuré à sexe féminin ou développement de la rhétorique, le topos revêt plusieurs acceptions.

En grec, le τόπος, mot masculin, désigne un « lieu, endroit », comme le précise le Bailly :

« I. espace de terrain, en gén. emplacement.

II. pays, territoire, localité

III. traité de médecine endroit ou place d’un mal, d’une maladie

IV. endroit d’un ouvrage

V. terme de balistique distance, portée

VI. terme de rhétorique et de dialectique 1. Fondement d’un raisonnement (Aristote) – 2. Sujet ou matière d’un discours (Isocrate) 3. Parties essentielles de la rhétorique 4. Lieu commun

VII. Lieu ou occasion de faire une chose (obscur) »

Ou le Chantraine :

« τόπος : m. « région, lieu (en Égypte : district), emplacement, partie du corps », notamment « sexe féminin », dit tardivement d’emplacements funéraires (cf. Kubinska, Monuments funéraires, passim), notamment de la tombe d’un martyr ; le mot a d’autre part désigné un développement, un lieu commun dans la rhétorique, le thème d’un discours […]. »

Le topos peut donc désigner dans tous les cas une figure, un outil ou un modèle qui peut être appelé à jouer un rôle dans un contexte rhétorique ou argumentatif ; ce modèle ayant pour fonction de représenter ce à quoi la pensée verbale, qu’elle soit dialectique ou imaginative, se réfère pour se construire et être interprétée ; ce modèle renvoie donc à ce qui semble être en partage entre plusieurs locuteurs. Il peut être la preuve qu’une idéologie est commune ; il peut être un modèle de ce qui garantit l’échange et la compréhension – si tant est qu’on puisse le montrer et le mesurer – entre deux interlocuteurs.

Le terme grec contient déjà en puissance – et ce n’est pas étonnant – le topos d’Aristote – fondement d’un raisonnement – d’une certaine façon le topos d’Aristoxène – espace / distance – le topos littéraire – lieu commun, ainsi que le topos linguistique – plus proche du topos aristotélicien.

L’article Topos du Vocabulaire de la stylistique de Mazaleyrat renvoie directement à l’article Lieu :

« 1 / Le lieu commun, ou topos de la rhétorique, est analysable en termes de figure macrostructurale de second niveau : développement discursif et argumentatif correspondant à un modèle fixe et répertorié, n’ayant d’existence figurée que par sa répétition et la pragmatique de l’art des Belles-Lettres (par exemple la prosopographie ou la communication).

2 / Segment du discours sur le lequel se déploie une structure figurée.

  1. Figure ; Rhétorique ; Pragmatique. »

Mazaleyrat / Molinié (1989 : 202)

Dans cette définition, on voit apparaître l’idée que le topos est vraisemblablement attaché à un contexte argumentatif et qu’il implique une répétition, ou du moins, l’idée que le récepteur aura reconnu telle ou telle figure comme « fixe et déjà répertoriée ». Nous allons voir comment ces éléments se retrouvent dans les différentes acception du topos que nous allons examiner.

  1. Le Topos aristotélicien
  2. Le Topos d’Aristoxène de Tarente
  3. Le Topos en littérature
  4. Le Topos en linguistique

1. Le Topos aristotélicien

Les Topiques d’Aristote constituent une œuvre mineure du philosophe. Il s’agit de l’un des six traités que les éditeurs ont regroupés sous le titre d’Organon, parce qu’il présentait ce point commun avec les autres qu’il s’intéressait lui aussi à la logique. Comme nous l’avons évoqué plus haut, la tradition aristotélicienne tenait la logique pour l’instrument de la science et non pas pour une science à part entière.

Cette œuvre d’Aristote est présentée et préfacée par Jacques Brunschwig (1967 et 2007) comme décevante et construite de façon aléatoire, décousue, suivant un mode de composition additif. Elle fait partie de ces travaux d’Aristote qui, loin d’être destinés au public, étaient en réalité réservés à l’étude de ses disciples et n’avaient d’autre fonction que celle de consigner un ensemble d’idées, de recettes, de conseils ou de source de réflexion ; c’est également ce que nous pourrons dire au sujet des Problemata dont il sera question plus loin. Néanmoins, cette œuvre présente une particularité non négligeable au regard des préoccupations d’établissement des textes : il s’agit d’une des premières œuvres complètes et sûrement authentiques que nous ayons conservées d’Aristote. Les topiques sont même considérées comme suffisamment attestées pour être utilisées comme point d’appui dans la datation des autres ouvrages.

Nous trouvons dans les Topiques une liste de « lieux », qui ont donné son titre à l’ouvrage, et qui sont présentés comme des règles ou des recettes d’argumentation, destinées à pourvoir d’instruments efficaces une activité très précisément déterminée, celle de la discussion dialectique.

Brunschwig ne manque pas de nous faire remarquer que pour son apport à la dialectique, cette œuvre d’Aristote est bien moindre que l’apport platonicien :

« On ne saurait définir en peu de mots le contenu de la notion de dialectique chez Platon ; ce contenu a d’ailleurs sensiblement évolué, depuis la technique socratique de la réfutation, dans les premiers dialogues, jusqu’à la méthode de la division du Sophiste et du Politique, en passant par la science universelle et suprême de la République. Mais Platon n’a jamais cessé de confier à ce qu’il appelait la dialectique les intérêts les plus vitaux de la connaissance et de l’esprit ; il pourrait servir de porte enseigne à tous ceux qui, comme Hegel ou Marx, ont investi cette notion d’une valeur éminemment positive. En revanche, Aristote a mérité d’inspirer la terminologie de tous ceux qui, comme Kant, l’ont employée en un sens à quelque degré péjoratif. »

Brunschwig (1967 : X)

Peut-être que l’effort aristotélicien de présenter les outils et recettes de la dialectique a fini par vider l’intérêt de la dialectique pour la recherche de la vérité ; en effet, il ne faut pas oublier que la dialectique était un moyen d’atteindre la vérité et la connaissance, et non pas seulement un moyen d’argumenter et d’emporter l’adhésion d’un adversaire.

Brunschwig tente d’expliquer la déception que l’on peut, d’après lui, ressentir à la découverte des Topiques en ces termes :

« Le geste essentiel des Topiques est peut-être celui par lequel Aristote, cessant de voir en la dialectique une méthode qui pose un problème de pratique, décide d’y voir une pratique qui pose un problème de méthode. »

Brunschwig (1967 : XII)

Au-delà du jeu de mot, Brunschwig explique qu’Aristote, plutôt que de poursuivre la recherche des conditions dans lesquelles devait être menée une dialectique conduisant à la vérité s’attache dans cet ouvrage à recenser des outils.

Pour ce qui nous regarde ici, il y a plus décevant et plus inattendu : nous ne trouvons pas de définition du topos dans les Topiques d’Aristote. Nous comprenons que les topoi sont des lieux qui doivent être multiples et en quelque sorte interchangeables pour permettre de rebondir dans le jeu de la discussion et de l’argumentation. Ce qu’il appelle topos est présenté comme un outil producteur de propositions, capable de déterminer, à partir d’une proposition donnée, une ou plusieurs propositions différentes, entretenant avec la première la relation de prémisses à conclusion ; un même lieu doit pouvoir traiter une multiplicité de propositions différentes, et une même proposition doit pouvoir être traitée par une multiplicité de lieux différents.

La construction des topoi prend place dans l’Organon qui mentionne les catégories et les prédicats, à savoir ce que l’on peut attribuer à un objet, ce que l’on peut prédiquer, soit précisément : l’accident, le genre, le propre et la définition.

Nous n’avons pas besoin d’entrer dans le détail de la prédication chez Aristote, mais nous devons avoir une idée même imprécise du prédicat pour comprendre ce que Brunschwig explique ensuite de la construction du topos :

« Les lois constitutives des lieux sont donc les lois qui régissent, d’une manière générale, l’attribution d’un prédicat à un sujet au titre d’un prédicable déterminé. La topique du genre, par exemple, est la collection des conditions nécessaires et des conditions suffisantes d’une proposition de forme S a pour genre P. Cet ensemble de conditions, à son tour, peut être considéré comme le développement de la définition du genre ; il est clair en effet que c’est l’essence du genre qui détermine les conditions nécessairement attachées à toute prédication opérée au titre du genre. On peut en dire autant de chacun des autres prédicables : les topiques partielles qui leur correspondent sont le développement de leurs définitions respectives. »

Brunschwig (1967 : LI)

Notre propos n’étant pas de comprendre en détail la notion de topos chez Aristote, retenons pour le moment, que le topos est le lieu de rassemblement des conditions nécessaires et suffisantes pour qu’une proposition soit vraie.

« Sont probables les opinions partagées par tous les hommes ou par presque tous, ou par ceux qui représentent l’opinion éclairée et pour ces derniers par tous, ou par presque tous, ou par les plus connus et les mieux admis comme autorité. »

Aristote, Topiques, I, 1, 100b21 (traduit par Bélis, 1986 : 58)

De ce que nous avons saisi, dans un souci dialectique de recherche de la vérité, un topos doit rassembler des éléments qui s’apparentent plutôt aux prémisses des démonstrations et aux axiomes plutôt qu’aux points de vue partagés par tous ou par une majorité des locuteurs ; dans le topos aristotélicien comme dans le topos en linguistique, le topos est rattaché à l’opinion admise par le plus grand nombre. La différence fondamentale réside dans le fait que le topos aristotélicien doit intervenir dans la construction d’un discours et dans la rhétorique comme un outil permettant d’atteindre la vérité tandis que le topos désigne, en linguistique, ce que le linguiste, qui étudie un discours, repère et formalise comme une opinion connue, admise et partagée, sinon par tous, du moins par le plus grand nombre. Remarquons en outre qu’une proposition admise par le plus grand nombre n’est pas nécessairement la même qu’une proposition admise par l’opinion éclairée.

2. Le Topos d’Aristoxène de Tarente :

Dans les écrits d’Aristoxène, nous avons rencontré une autre acception de topos, assez éloignée de celles que l’on vient de définir. Dans le Traité d’Harmonique, Aristoxène précise que le topos qu’il tente de délimiter n’est pas l’espace physique dans lequel se propage le son ; Annie Bélis (1986) rapproche le topos aristoxénien de la notion de « tessiture », d’ « amibitus », que nous connaissons.

« Le terme τόπος doit donc recevoir deux traductions françaises : « espace » sonore, lorsqu’il désigne l’écart maximum entre deux sons grave et aigu que puissent produire une voix ou un instrument ; et « lieu », lorsqu’il s’agit des limites du déplacement des sons mobiles du tétracorde, au sens où nous disons un « lieu géométrique ». »

Bélis (1986 : 135)

Les précisions d’Aristoxène concernant le topos nous conduisent à l’identifier comme le lieu où l’on croit voir une différence essentielle entre l’espace de l’ « aigu » et du « grave » tel qu’il est défini dans les Problemata d’Aristote et chez Aristoxène de Tarente. En effet, chez le premier, la façon de présenter « grave » et « aigu » s’appuie sur une conception géométrique de la disposition des sons dans l’espace ; en revanche, Aristoxène, dans son souci de se démarquer de ces prédécesseurs, revendique à plusieurs reprises le fait de pouvoir appuyer son jugement sur l’expérience des sens, sur l’exercice des oreilles entraînées. Ces prédécesseurs utilisaient les représentations géométriques pour qualifier ou désigner les intervalles, et il est fort probable que cette conception de la disposition des sons provienne de l’usage même des instruments, comme le montre Annie Bélis (1986 : 136) ; on peut d’ailleurs la mettre en relation directe avec le nom des cordes et des notes qu’elles produisent :

Les Grecs eux-mêmes ont cherché à comprendre l’origine de l’appellation des notes : Aristide Quintilien explique que les Anciens baptisèrent « hypate » la première note du premier tétracorde, parce qu’ils appelaient « hypate » ce qui venait le premier ; la dernière note du tétracorde est dite « nète », parce que les Anciens qualifiaient de « nète » ce qui est extrême.

« Aristide Quintilien se réfère probablement à la position des cordes d’un instrument qui serait entre les mains d’un musicien : la nète, qui est la plus aiguë des cordes, est aussi la corde la plus proche de l’exécutant ; l’hypate en est la plus éloignée.

Ces dénominations sont donc intimement liées à une pratique instrumentale, et concernent précisément des cordes : corde nète, code hypate. »

Bélis (1986 : 136)

Bélis note que la représentation des sons sur une échelle verticale était peut-être étrangère à l’imagination des Grecs ; on trouve quelques références aux notions de « haut » et de « bas », respectivement ἄνω et κάτω, mais qu’elles n’ont pas toujours trouvé la justification de leur emploi.

Pour décrire la disposition des sons, nous pouvons répertorier, peu ou très employées, des représentations qui font référence à leur place sur l’instrument, des représentations renvoyant à une échelle sonore plutôt verticale et disposant l’aigu vers le haut, des représentations qui associent les sons aux longueurs d’onde, notamment dans la description des relations harmoniques que l’on peut déceler entre différents intervalles. C’est en somme pour se démarquer de ces représentations qu’Aristoxène prend soin de définir le topos de son expérimentation des sons au début du Traité et utilise plutôt « grave » et « aigu », conformément à ce qui est audible, ce dont on fait l’expérience par nos sens.

Fait remarquable : jamais Aristoxène n’utilise les termes ἄνω et κάτω ; il dit toujours ὀξύ et βαρύ, peut-être par fermeté doctrinale : il répugnerait à emprunter des appellations propres à la pratique instrumentale et se refuse à prendre pour critère de jugement l’aulos ou la lyre. Mais, plus vraisemblablement, il ne pourrait le faire sans dénaturer le système de spatialisation qu’il a édifié depuis ses fondements, par lequel il structure tout l’espace sonore.[i]

« Dès à présent se devine l’originalité d’Aristoxène : en finir avec les arpenteurs d’intervalles, qui sous prétexte de les mesurer, les traitent comme des segments de droite, en géomètres. Sa terminologie spatiale s’édifie dès les premières pages du Traité, où l’on n’a vu trop souvent qu’une suite d’évidences lourdement développées. »

Bélis (1986 : 137)

Le topos d’Aristoxène, puisqu’il est un lieu physique, n’entretient aucun rapport avec le topos aristotélicien, ni même avec ceux qui suivent ; l’un est à entendre au sens propre tandis que l’autre est à comprendre au sens figuré. Néanmoins, l’analyse de certains problèmes d’Aristote et de certains passages du Traité d’Aristoxène, notamment par les outils du modèle topique présenté plus bas, apporte des éléments supplémentaires qui contribueront à la compréhension du topos selon Aristoxène, lui qui, au contraire d’Aristote dans les Topiques, proposent de définir le topos tout au long de son traité.

Nous avons proposé une rapide définition des topoi tels qu’ils sont développés dans les Topiques d’Aristote ainsi que le topos aristoxénien. L’explication concernant les premiers s’imposait pour saisir les raisons qui ont poussé la sémantique ducrotienne, puis raccahienne à choisir topos pour nommer l’outil sémantique que nous allons présenter ensuite. Les topoi en littérature n’entretiennent qu’un rapport très éloigné ou indirect avec les notions qui sont en rapport avec une description du fond idéologique – qu’ils soient véhiculés par les mots de la langue, topoi lexicaux, ou occasionnellement convoqués, topoi dynamiques – nécessaires à la compréhension des énoncés.

3. Le Topos en littérature :

En littérature, un topos est un « lieu commun », presque un poncif ou un cliché selon la stylistique ; un topos est un thème au sujet duquel écrivains et essayistes ont déjà beaucoup écrit. C’est un thème éculé.

On trouve également, dans un contexte littéraire plus métalinguistique, cette définition de Ducrot du topos littéraire :

« L’étude comparative et évolutive de motifs historiquement prégnants formant une configuration stable : c’est ce qu’on désigne comme topos. »

Ducrot (1972 / 1995, p. 642)

Comprenons qu’à un niveau plus théorique, le topos est une étude qui requiert la synthèse des topoi littéraires tels que nous venons de les définir ; ils seront réunis sur l’observation de leur récurrence dans le temps, récurrence qui leur confère la caractéristique de stabilité apparemment propre au topos, selon cette définition.

La récurrence et la stabilité ne sont pas des caractéristiques neutres ou de moindre importance pour l’essai de travail comparatif que nous menons ici ; en effet, pour Aristote, si le topos est le lieu où se trouvent les prémisses qui permettent le développement d’une pensée dialectique menant vers la vérité, c’est justement parce que ces prémisses sont elles aussi caractérisées par la récurrence et la stabilité.

Néanmoins, si, dans le cas du topos littéraire, la stabilité est conférée par la récurrence, dans le cas du topos d’Aristote, la récurrence est autorisée par la stabilité. Pour ce qui regarde les prémisses ou axiomes, il est essentiel à leur nature d’être stable et fiable ; c’est à partir de cette caractéristique qu’ils pourront être exploités de façon récurrente. Pour le topos littéraire, c’est l’usage et la récurrence de l’usage qui fabrique la stabilité du topos.

Nous nous permettons pour le moment de rapprocher – sans les assimiler – ce processus de fabrication du topos de celui de cristallisation de l’idéologie dans les mots.

Les topoi se stabilisent et forment des lieux communs auxquels il devient de plus en plus aisé de se reporter ; les mots au fur et à mesure de leur emploi se chargent d’idéologie dont il devient de plus en plus difficile de se défaire.

4. Le Topos en linguistique :

a) Apparition de la notion de topos

Le modèle topique apparaît au cœur de la Théorie de l’Argumentation dans la Langue dans les années 80. Ducrot et Anscombre ont recours à la notion de topos pour mieux décrire certains aspects, notamment argumentationnels, de certains mots de langue.

La notion de topos, notion centrale de la théorie des topoi (TT), s’avère un modèle adapté pour expliquer comment et sur quoi se fondent les enchaînements d’arguments dans un discours argumentatif. La théorie des topoi soutient que l’enchaînement d’énoncés à visée argumentatif ne peut exister que parce qu’il existe des principes généraux qui en garantissent la cohérence. Nous sommes presque tentée, ici, de rapprocher ce garant du topos dont parle Aristote ; néanmoins, n’oublions pas qu’Aristote souhaitait énumérer et définir les topoi qui permettraient à un enchainement argumentatif et dialectique d’atteindre la vérité. La sémantique dont nous nous occupons vise à décrire la langue telle qu’elle est et tient compte de tous les discours, aussi éloignés soient-ils d’un effort dialectique tendant vers la vérité. Les topoi d’Aristote devaient être des outils dialectiques garantissant la cohérence d’un discours argumentatif. Les topoi de Ducrot sont tout à fait différents : ils désignent ce sur quoi des interlocuteurs d’une même langue s’appuient plus ou moins consciemment pour se comprendre et argumenter – de façon plus ou moins explicite – en faveur des points de vue qu’il faut adopter pour se comprendre.

« Mais en quoi consiste exactement ce rapport sur lequel l’argumentation est fondée, rapport que le locuteur n’asserte pas, mais prend pour acquis au moment où il construit son discours argumentatif ? Le point important pour moi est que ce rapport général, emmagasiné, sous forme de lieu commun, dans la « sagesse » collective, ce « topos », au sens aristotélicien, que l’on exploite au moment où l’on argumente, ne relie pas un fait à un fait, ni même une classe de faits identiques entre eux à une autre classe de faits identiques entre eux, mais une échelle graduée de faits. »

Ducrot (1982 : 147)

Même si Ducrot fait ici directement référence au topos aristotélicien, il faut bien comprendre, comme nous l’avons précisé plus haut (6.3.2.) que le philosophe exprimait un ensemble de règles qu’il fallait suivre pour atteindre un objectif tandis que Ducrot propose un outil ou un modèle de description de la langue.

La notion de topos au fur et à mesure de son exploitation revêt un aspect plus formel pour devenir un véritable outil d’analyse sémantique et le principal modèle de la TAL.

« La TAL se caractérise par l’hypothèse suivante : lorsqu’un énoncé E se présente comme destiné à suggérer la conclusion C, il le fait en vertu d’une règle d’inférence graduelle , présentée comme partagée par l’ensemble des interlocuteurs, et présentée comme générale. Ces règles, qui sont de la forme

//plus (ou moins) X est P, plus (ou moins) Y est Q//

sont appelées topoi (au singulier : topos). »

Raccah (1992, 74-75)

C’est la SPV qui détache définitivement le topos aristotélicien du topos de la TAL, puis conserve au cœur de sa sémantique le modèle topique peu à peu abandonné par Ducrot.

« Les règles de ce type ont été appelées topoi (au singulier topos) en hommage à Aristote ; il s’agit cependant ici de concepts techniques ne renvoyant plus aux lieux d’Aristote (sauf pour leurs connotations). »

Raccah (1990 : 182)

Pour illustrer la notion de topos, nous reprendrons un exemple classique synthétisé par Chmelik (2007) :

« Pour illustrer la manière dont fonctionnent les topoi, nous reprenons un exemple classique. L’enchaînement argumentatif qui apparaît dans l’énoncé

Il fait beau, sortons donc !

est basé sur le principe, sur la règle selon laquelle le beau temps entraîne l’agrément, le bien être dehors et que l’on peut exprimer par le topos :

//+le temps est agréable, +on est heureux dehors//

Dans les formulations citées ci-dessus, ainsi que dans l’exemple choisi, il apparaît qu’un topos met en rapport deux propriétés, entre lesquelles il établit un lien : une propriété P attribuée à un objet O, qui est attachée à l’argument A, et une propriété P’ attribuée à un objet O’, qui est attachée à la conclusion C. Dans l’exemple, la propriété P, « agréable », est attribuée à l’objet O, « temps », et la propriété P’, « heureux dehors », est attribuée à l’objet O’, « des êtres humains ». »

Chmelik (2007 : 245)

b) Exemple de topos de « marbre »

Afin de mieux nous faire comprendre, nous allons exploiter cet exemple truculent extrait de Belle du Seigneur d’Albert Cohen :

« La locomotive lança follement son désespoir et il rentra, s’assit sur la banquette de velours rouge, soupira d’aise, sourit à sa femme. Quelle belle poitrine elle avait. Du marbre, mon vieux, si tu voyais ça, je te prie de croire que je vais me régaler ce soir. »

(Belle du Seigneur : 666)

Rappelons pour mémoire qu’Adrien Deume ne s’adresse véritablement à personne d’autre qu’à lui-même ; sa femme n’est pas là et il n’a aucun interlocuteur dans ce wagon auquel il pourrait déclarer : « je te prie de croire que je vais me régaler. »

C’est cette dernière précision qui nous permet d’envisager le « marbre » de la poitrine de sa femme comme un qualificatif positif. Dans ce contexte, le « marbre » est associé à l’idée de fermeté et à son aspect lisse, doux et régulier.

Nous pouvons donc formuler le topos suivant :

//+ la poitrine est de marbre, + on va se régaler.//

c) Caractéristiques d’un topos

Le concept de topos est actuellement défini par la Sémantique des Points de Vue non plus comme un simple garant mais comme une catégorie de garants (cf Raccah, 2002). La SPV qui le reprend à son compte le caractérise par les points suivants :

– Il est graduel

– Il est présenté comme général et partagé par tous.

* En effet, il est graduel puisque si + P, +Q, alors –P, -Q. Les propriétés P et Q sont elles-mêmes graduelles. Le lien établi entre les deux propriétés par le topos, clairement formalisé ici comme forme de garant, est également graduel.

Pour qu’un topos soit efficace dans son rôle descriptif, il ne faut pas oublier d’en préciser, bien entendu les conditions :

Le topos est graduel, mais néanmoins, il se cantonne dans un certain intervalle au-delà duquel il n’est plus valable. Il y a un seuil au-delà duquel la fermeté du marbre serait d’une dureté inappropriée à la métaphore du départ, qui cherche à qualifier positivement des seins.

Le topos est graduel, contenu dans un intervalle et doit être rattaché à un domaine. Il est ici rattaché au corps humain, au corps d’une femme en particulier et employé métaphoriquement de surcroît.

D’autres exemples de l’emploi de « marbre » donneraient lieu à une explication par un tout autre topos :

« Elle a un cœur de marbre, je n’ai aucune chance de l’infléchir ».

« Il est resté de marbre devant ses prières ».

Invoqueraient plutôt le topos suivant :

//+ le coeur est de marbre, + on est inflexible//

Remarquons incidemment que le cœur et la poitrine ne partagent pas les mêmes avantages à être et demeurer de marbre. Cela dit, ce ne sont justement pas les mêmes qualités que l’on attribue au marbre qui sont convoqués dans l’un et l’autre topos. En effet, pour ce qui regarde le premier topos,

//+ la poitrine est de marbre, + on va se régaler.//

Le marbre de la poitrine permet d’évoquer son aspect lisse, doux et régulier, ferme, comme nous l’avons précisé plus haut.

Dans le second topos,

//+ le coeur est de marbre, + on est inflexible//

Le marbre du cœur sert à rendre compte de la dureté et de la pérennité : ce qui est directement en rapport avec l’inflexibilité d’un cœur ou d’un caractère.

Nous avons dégagé deux topoi ; nous resterons néanmoins concentrés sur le premier, dans un premier temps, pour poursuivre plus efficacement notre présentation du concept de topos.

Le topos est graduel et met en relation deux propriétés que l’on peut considérer comme des échelles : le lien entre ces deux échelles est lui-même graduel, ce qui signifie que le degré attribué à X dans le champ topique P implique un degré attribué à Y dans le champ topique Q.

« L’énoncé E qui indique que l’entité X possède la propriété P1 place ainsi cette propriété P1 à un certain degré sur l’échelle orientée et graduelle du champ topique P. Par l’application du topos, le locuteur présente son énoncé comme destiné à viser une conclusion telle que l’entité Y qui correspond à X (le plus souvent, X lui-même) possède une propriété Q1, située sur l’échelle du champ topique Q, à un degré équivalent à celui auquel X est situé sur P. »

Bruxelles et Raccah (1992 : 64)

* Le deuxième point qui caractérise un topos est :

Il est présenté comme général et partagé par tous.

Il est très important de bien noter qu’il est présenté comme général et partagé par tous, c’est-à-dire qu’il est présenté comme valable pour tous les interlocuteurs.

« D’autre part, […] le topos est donné comme général, en ce sens qu’il vaut pour une multitude de situations différentes de la situation particulière dans laquelle le discours l’utilise. En disant « Il fait chaud. Allons à la plage ! », on suppose non seulement que le beau temps du jour dont on parle rendra ce jour-là la plage plus agréable, mais qu’en général la chaleur est, pour la plage, un facteur d’agrément. »

Ducrot (1995 : 86)

Il faut prendre garde à considérer que « général » ne signifie par « universel » et que « présenté comme » indique que le topos n’est justement pas une prémisse ou un axiome.

En revanche, il est généralement accepté par la majorité des interlocuteurs.

Que le topos soit présenté comme général et comme partagé par tous nous intéresse au plus haut point ; en effet, il peut alors fonctionner comme l’indicateur ou le témoin de croyances ou d’idéologies partagées par tous ou un grand nombre d’interlocuteurs.

« Ces topoi, qui font le lien entre les connaissances linguistiques et connaissances du monde, font partie du « bagage cognitif » des locuteurs ». »

Raccah (1990 : 182)

d) Discussions et applications du modèle topique

« Pour ce qui regarde la forme des topoi, exprimée // +P, +Q //, elle a donné lieu à de nombreuses discussions aboutissant à la nécessité de prendre en compte les différentes formes de topoi que l’on peut exprimer à partir d’un seul.

Ainsi un topos, dit concordant, fixant pour ses deux échelles P et Q le même sens de parcours, peut apparaître sous les formes, que j’appellerai converses, « +P, +Q » et « –P, –Q » […]. De même un topos discordant, attribuant à P et à Q des directions de parcours opposées, peut se présenter sous les deux formes converses : « +P, –Q » et « –P, +Q ». »

Ducrot (1995 : 87)

Cependant, là où Ducrot introduit deux formes distinctes du même topos, Raccah et Anscombre parlent eux de deux topoi distincts exprimant la même croyance.

« Voici pour ce qui regarde un désaccord en ce qui concerne la relation des formes topiques.

Une seconde remarque qui concerne la relation des formes des topoi touche à leur nécessaire réciprocité :

Je signale, en passant, que l’on peut, théoriquement, multiplier encore par deux le nombre des FT construites à partir de P et Q. Il suffit d’intervertir les échelles : à une FT « -P, -Q// » correspond par exemple une FT réciproque « -Q, -P ». »

Ducrot (1995 : 87)

Cette caractéristique est apparue essentielle dans une application des topoi à l’intelligence artificielle. Voici la synthèse qu’en propose Chmelik :

« Ainsi, Raccah (1990) explique que si l’on accepte la croyance formulée par un topos //+P, +Q//, on accepte aussi la réciproque du même topos, //+Q, +P//. L’interversion des champs topiques recouvre les remarques que nous avons évoquées concernant le rapport entre causalité de re et causalité de dicto. »

Nous citons ici les exemples de Raccah (1990) avec la numérotation de l’auteur pour illustrer l’importance des formes réciproques des topoi.

« Dans le contexte d’une discussion concernant un véhicule automobile, considérons les deux énoncés suivants (qui ne sont pas censés former ici un enchaînement) : (16) Si le circuit de refroidissement est bouché, le moteur a brûlé. Et (17) Si le moteur a brûlé, le circuit de refroidissement est bouché.

Raccah (1990, p. 189)

Ces deux énoncés peuvent, en termes de topoi, se décrire de la manière suivante : T16 //+le circuit de refroidissement fonctionne mal, +le moteur chauffe// T17 //+le moteur chauffe, +le circuit de refroidissement fonctionne mal// L’auteur définit la différence entre les deux cas en opposant la source de leur validité : Le premier topos est dérivé de lois physiques ; sa « validité » est, en quelque sorte, garantie par la validité des connaissances scientifiques et techniques concernant le domaine. J’appellerai les topos de ce type des topoi descriptif. En revanche, la validité du deuxième topos (T17) n’est pas garantie par les connaissances du domaine : il s’agit d’une hypothèse, présentée comme probable par le locuteur, d’une heuristique reposant sur un savoir faire : T17 indique où rechercher une cause possible au fait que le moteur chauffe. J’appellerai les topoi de ce type des topoi heuristiques. On aura sans doute remarqué que T17 est la réciproque de T16. D’une façon générale, la réciproque d’un topos descriptif est un topos heuristique et vice-versa. »

(Raccah, 1990 : 189)

Ce phénomène, comme l’explique Raccah (1990), trouve son importance, entre autres, en intelligence artificielle, dans « la génération d’explications des raisonnements d’un système expert » (Raccah, 1990 : 193)

e) Le modèle topique et la description de la signification

Si nous avons mentionné les questions relatives aux relations des champs topiques ainsi que la distinction entre topoi descriptifs et heuristiques, c’est pour les laisser désormais comme répondant à des préoccupations qui ne sont pas les nôtres.

Les préoccupations qui sont les nôtres concernent plus directement la sémantique et la description de la signification. Nous allons montrer à présent ce que l’on peut attendre du modèle topique pour aboutir à la description de la signification.

L’hypothèse première (H1) de la TAL prétend que l’enchaînement d’énoncés argumentatifs est le résultat de la volonté d’un locuteur de faire admettre à son interlocuteur un certain nombre de points de vue

« Dans la mesure où, d’après H1, les enchaînements argumentatifs sont vus comme des manifestations d’argumentations, il est alors tentant d’admettre que ces enchaînements convoquent des topoi, qui deviennent ainsi, c’est ce que dit H2, une partie constitutive de leur sens, et doivent donc être mentionnés dans leur description sémantique.

Ducrot (1993 : 238-239)

[…] décrire la phrase par les topoi convoqués lorsque ses énoncés servent d’arguments dans le discours. C’est ce que propose H3. Une phrase serait décrite comme un paquet de topoi, censés représenter son potentiel argumentatif. »

Ducrot (1993 : 239)

Poussant plus avant l’élaboration du modèle topique appliqué à la sémantique, la SPV propose deux nouvelles pistes de réflexion concernant d’une part l’origine elle-même des topoi et d’autre part, l’interdépendance des propriétés d’un topos.

En effet,

« En disant, à propos de quelqu’un,

Il est intelligent, il comprendra ce problème

on attribue à cette personne, non pas n’importe quelle forme d’intelligence, mais précisément celle qui peut entraîner la compréhension du genre de problème dont on parle. »

Raccah (1990 : 92)

Il apparaît essentiel de prendre en compte dans la description topique la nécessaire interdépendance des deux propriétés.

C’est pour répondre à ce besoin que la SPV introduit la notion de champ topique qui a pour but d’apporter de nouveaux éclairages aux deux pistes de réflexion concernant l’émergence des topoi dans les enchaînements argumentatifs et l’interdépendance des propriétés d’un topos.

f) Le topos lexical ou intrinsèque

Pour répondre aux deux questions concernant le rôle des topoi dans les enchaînements argumentatifs ainsi que la dépendance apparente des deux propriétés d’un topos, les sémanticiens travaillant sur les topoi, et notamment Bruxelles et Raccah, font l’hypothèse de l’existence de topoi attachés aux mots du lexique.

« Il s’agit ainsi de voir comment les topoi évoqués sont reliés aux significations des mots utilisés. Nous cherchons donc, dans l’état actuel de nos travaux, à trouver des descriptions lexicales qui puissent être à l’origine des topoi évoqués par les phrases, topoi dont l’existence était seulement postulée par nos descriptions des connecteurs et opérateurs. »

Bruxelles et al. (1993 : 90))

Certains topoi seraient associés aux mots de façon intrinsèque et se trouveraient convoqués à chaque emploi de ces mots dans des énoncés. En revanche, d’autres topoi, que l’on appelle extrinsèques, surgiraient eux, des constructions linguistiques, des croyances individuelles ou collectives.

Reprenant ces hypothèses, Raccah (1990) poursuit et développe le modèle topique et le concept de topos, en apportant des distinctions plus fines concernant les champs topiques.

Voici comment il définit le rapport entre un topos et des champs topiques :

« Un topos peut être conçu comme un couple de champs topiques, couple dont le premier terme est l’antécédent du topos et le deuxième terme, le conséquent. Un champ topique est, en gros, une « façon de voir » une entité, une propriété ou une relation. Cette façon de voir est, elle-même, déterminée par la façon dont on voit une autre entité, une autre propriété ou une autre relation : c’est-à-dire par un autre champ topique. On peut ainsi représenter un champ topique par une chaîne de champs topiques emboîtés les uns dans les autres, de telle sorte que chaque champ topique est caractérisé d’une part, par un champ conceptuel (l’entité, la propriété ou la relation), et d’autre part, par le champ topique qu’il contient, lequel est lui-même caractérisé par un champ conceptuel et par le champ topique qu’il contient, et ainsi de suite jusqu’à un champ topique élémentaire. Ce dernier étant un principe de valuation, introduit une gradation dans le champ topique qui le contient. »

Raccah (1990 : 195)

Ce qui conduit Raccah à déterminer les conditions qui constituent la définition d’un champ topique :

« Le couple (X, Y) est un champ topique si et seulement si l’une des deux conditions suivantes est respectée :

  1. X est un champ conceptuel et Y est une valeur (bien ou mal)

ou

  1. X est un champ conceptuel et Y est un champ topique.

Raccah (1990 : 195)

À chaque champ topique CT correspond un topos, qui lui est canoniquement associé : il s’agit du couple (CT, CT’), où CT’ est le premier champ topique enchâssé dans CT.

Raccah (1990 : 196)

À chaque mot (pour le moment, je n’ai envisagé que les adjectifs qualificatifs et les verbes intransitifs), est associé un ou plusieurs champs topiques (s’il y en a plusieurs, le mot est argumentativement ambigu, phénomène qui se produit assez souvent, même dans le cas des mots informativement non-ambigus ; cf. Raccah 1987). Un champ topique associé à un mot est dit intrinsèque à ce mot. Un topos intrinsèque à un mot est le topos canoniquement associé à un champ topique intrinsèque à ce mot. »

Raccah (1990 : 196)

Si nous reprenons pour illustration notre exemple extrait de Belle du Seigneur, voici ce à quoi nous pouvons aboutir :

« La locomotive lança follement son désespoir et il rentra, s’assit sur la banquette de velours rouge, soupira d’aise, sourit à sa femme. Quelle belle poitrine elle avait. Du marbre, mon vieux, si tu voyais ça, je te prie de croire que je vais me régaler ce soir. »

(Belle du Seigneur : 666)

Extrait à partir duquel nous avons formulé le topos suivant :

//+ la poitrine est de marbre, + on va se régaler.//

Si nous voulons à présent décrire « marbre » sous la forme des topoi qu’il évoque, nous formulons le champ topique suivant où X est un champ conceptuel et Y un champ topique :

(CC1) X est « marbre », (CT1) Y est « fermeté / douceur »

Voici le champ topique CT, dont la structure est champ conceptuel CC1 et champ topique CT1. Nous obtenons :

CT : <CC1, CT1>

Ce champ topique CT1 peut-être décomposé à son tour en :

X est « fermeté / douceur », Y est « bon, agréable. »

Où Y représente une valeur.

On peut alors obtenir un topos dont l’antécédent est CT lui-même et le conséquent CT1 :

De CT  : <CC1, CT1>, on peut construire le T : // + CT, + CT1//

Soit topos : // + marbre, + fermeté / douceur //

Topos dont la structure serait d’après ce qui précède :

T : //<CC1,CT1>, CT1//

Soit // <« marbre », « fermeté / douceur »>, « bon, agréable »//

Ce topos est canoniquement associé au champ topique CT.

L’hypothèse du modèle topique consiste à défendre l’idée que ce topos est intrinsèquement lié au mot « marbre », qu’il lui est canoniquement associé. C’est ce qui nous permet de le désigner sous le nom de topos intrinsèque ou topos lexical.

TM : //<CC1,CT1>, CT1//

TM : //+CT, +CT1//

Soit topos de « marbre » : // <« marbre », « fermeté / douceur »>, « bon, agréable »//

Topos de « marbre » : // + fermeté / douceur, + bon, agréable //

Le topos canoniquement associé à « marbre » dans les énoncés du type :

« Elle a un cœur de marbre, je n’ai aucune chance de l’infléchir ».

« Il est resté de marbre devant ses prières ».

Serait bien évidemment bien différent, voire opposé. Cela nous permet de dire que « marbre » fait partie des mots argumentativement ambigus, comme la possibilité en a été évoquée plus haut.

La SPV présentée précédemment adopte le modèle topique en réponse aux questions précédentes : le topos et la façon dont les champs topiques sont encastrables les uns dans les autres sont une façon de rendre compte de l’enchaînement argumentatifs des énoncés. En effet, pour passer d’une propriété à une autre, il est nécessaire d’adopter les points de vue dont le topos cherche à rendre compte. Les champs topiques et les champs conceptuels correspondent aux points de vue qu’il est nécessaire d’adopter pour comprendre un énoncé.

Dans l’étude qui nous intéresse, à savoir décrire en termes de topoi « grave » et « aigu » dans un certain nombre de textes grecs, nous chercherons à savoir si ces mots précisément sont argumentativement ambigus, s’ils convoquent toujours le même ou les mêmes topoi ; et si cela n’est pas le cas, nous émettrons des hypothèses sur les raisons qui pourraient expliquer l’existence d’une telle ambiguïté.

Nous verrons en les étudiant si les topoi mis au jour sont intrinsèques / lexicaux ou s’ils sont extrinsèques.

Un topos extrinsèque, par définition serait celui qui ne serait pas inscrit au départ dans la signification du mot. Un exemple fréquemment fourni nous suffira pour en comprendre la différence essentielle avec le topos intrinsèque :

« Pierre est riche : il a bcp d’amis. » ou « Pierre est riche : il est donc avare. »

La forme topique : de riche < + posséder, + être sollicité, entouré > et <+ posséder, – donner> n’est pas dans la signification de « riche ». Il s’agit donc là de topoi ajoutés qui viennent du réservoir idéologique que toute langue possède à une époque donnée. Il peut s’agir de proverbes, de slogans, d’idées reçues. (Anscombre, 1995 : 57). La SPV appelle le topos extrinsèque topos dynamique.

Conclusion

Nous avons choisi le cadre épistémologique de la SPV parce qu’il apportait des réponses à nos exigences et interrogations exposées précédemment ; nous voyons là que les outils d’analyse, en l’occurrence ceux fournis par le modèle topique, peuvent nous permettre de décrire une partie de l’idéologie cristallisée dans la langue.

« Cette conception de la langue et des moyens de décrire ses aspects sémantiques, qui prend racine dans l’œuvre et la pensée d’Oswald Ducrot, tout en proposant une délimitation entre sémantique, pragmatique et cognition, situe aussi la sémantique clairement dans le domaine des sciences de la société, puisqu’elle permet de formuler des hypothèses sur la transmission sociale des croyances partagées au moyen de la langue, qui peut être vue comme une sorte de volant d’inertie des croyances socialisées. Ainsi, s’il est vrai que toute interprétation d’énoncé suppose la construction d’un point de vue et que cette construction est contrainte par la langue, qui transmet ainsi les points de vue qu’elle a, en quelque sorte, ratifiés, même (et surtout…) les énoncés qui se présentent comme neutres et objectifs, en supposant des points de vue qui ne s’affichent pas explicitement et qui sont pourtant indispensables à leur compréhension, constituent des instruments idéologiques. »

Raccah (2002 : p. 68)

Nous avons ciblé les différences essentielles entre les topoi linguistiques et littéraires, entre le topos aristotélicien et le topos aristoxénien. Nous espérons que ces précisions vous aideront à mieux connaître le topos en linguistique et à le distinguer des topoi aristotélicien et aristoxénien, tout en percevant malgré tout la lointaine relation idéologique entre tous ces topoi.

[i] En réalité, nous trouvons des occurrences de le Traité Rythmique d’Aristoxène de Tarente, mais il ne renvoie pas aux mêmes objets.

Diderot sur les femmes

Voici condensé un aperçu de l’aperçu des hommes pourtant éclairés d’une époque, les Lumières, sur… les femmes ! Cette catégorie qui leur semble apparemment si mystérieuse, insondable, parfois ridicule, souvent lascive et oisive – pourtant à cette époque, 98% des français étaient paysans, donc je crois bien que 98% des femmes au moins avaient une activité… et quelle activité !!!college_francais_maupassant_peinture_08

Après quelques saynètes rocambolesques, Diderot s’adresse directement à son lecteur pour critiquer La Dissertation sur les femmes de Thomas, qui n’a pas laissé de grandes traces par chez nous…

Comme toujours et par son ironie mordante, Diderot nous invite à suivre ce que lui, Diderot, aurait écrit au sujet des femmes… et il commence fort car lui prétend qu’il se serait

« occupé avec plus d’intérêt et de chaleur du seul être de la nature qui nous rende sentiment pour sentiment, et qui soit heureux du bonheur qu’il nous fait. »

La femme serait-elle le meilleur ami de l’homme ?images

Puis on (re)découvre avec agacement les éternels poncifs féminins:

« J’ai vu l’amour, la jalousie, la superstition, la colère, portés dans les femmes à un point que l’homme n’éprouva jamais. »

Et comment se fait-ce ?

« Les distractions d’une vie occupée et contentieuse rompent nos passions [nous les hommes]. La femme couve les siennes : c’est un point fixe, sur lequel son oisiveté ou la frivolité de ses fonctions tient son regard sans cesse attaché. »

Et oui, les femmes ne font rien, ou rien de très intéressant.

Au lit, les pauvres, elles n’ont guère de plaisir. « Notre organe est plus indulgent » dit Diderot. Comprenez que les hommes peuvent jouir de n’importe quelle femme… tandis que les femmes peuvent avoir du dégoût pour un homme qu’on leur impose. Non mais sans blague ! Quelle sensiblerie !

Reprenons sur l’hystérie féminine, générée par son oisiveté grande, mère de tous les vices. D’ailleurs, a-t-on jamais vu pythonisse homme ? Jamais. Ainsi voit-on souvent les femmes se parer de l’orgueil le plus théâtral et des troubles de l’émotivité les plus exacerbés.

Mais au final, malgré sa verve ironique et ses tours de passe-passe, Diderot se montre touché. D’abord par une fragilité supposée du corps féminin, qui, contre toute logique selon lui, est pourtant vouée à porter la vie…

« Il n’y a peut-être pas de joie comparable à celle de la mère qui voit son premier-né : mais ce moment sera payé bien cher. »

Voici alors dépeint par Diderot le cruel destin de toutes les femmes :

« la beauté passe ; arrivent les années de l’abandon, de l’humeur et de l’ennui. C’est par le malaise que Nature les a disposées à devenir mères ; c’est par une maladie longue et dangereuse qu’on leur ôte le pouvoir de l’être. Qu’est-ce qu’alors qu’une femme ? Négligée de son époux, délaissée de ses enfants, nulle dans la société, la dévotion est son unique et dernière ressources. Dans presque toutes les contrées, la cruauté des lois civiles s’est réunie contre les femmes à la cruauté de la nature. Elles ont été traitées comme des enfants imbéciles. »

UnknownTenons-le pour dit par Diderot : si les femmes ont contribué à rendre pérenne la religion, c’est contraintes par un despotisme masculin tyrannique. Pour parfaire le tableau, il rapporte le récit d’une femme indienne d’Amazonie, réduite en esclavage auprès de son époux et qui conclut :

« Mais notre plus grand malheur, tu ne saurais le connaître. Il est triste pour la pauvre indienne de servir son mari comme une esclave, aux champs accablée de sueurs, et au logis privée de repos ; mais il est affreux de le voir, au bout de vingt ans, prendre une autre femme plus jeune, qui n’a point de jugement. Il s’attache à elle. Elle nous frappe, elle frappe nos enfants, elle nous commande, elle nous traite comme ses servantes… »

Sur ce témoignage et bien d’autres observations, Diderot tire une mise en garde terrible contre l’amour et conjure les femmes d’être prudente. Quand elles entendent « Je t’aime », elle devrait entendre :

« Si vous vouliez me sacrifier votre innocence et vos mœurs ; perdre le respect que vous vous portez à vous-même, et que vous obtenez des autres ; marcher les yeux baissés dans la société, […] ; renoncer à tout état honnête ; faire mourir vos parents de douleur et m’accorder un moment de plaisir, je vous en serai vraiment obligé. »

Diderot s’insurge contre l’injustice faite aux femmes :

« Femmes, que je vous plains ! Il n’y avait qu’un dédommagement, à vos maux ; et si j’avais été législateur, peut-être l’eussiez-vous obtenu. Affranchies de toute servitude, vous auriez été sacrées en quelque endroit que vous eussiez paru. »

A la toute fin, Diderot reproche à Thomas son ingratitude pour n’avoir soufflé mot des avantages du commerce (=de la fréquentation) des femmes pour un homme de lettres car, dit-il :

« Quand elles ont du génie, je leur en crois l’empreinte plus originale qu’en nous. »

Denis Diderot

Sur les femmes et autres textes

Folio-Gallimard 2013

Et merci à mon amie Marie-Noëlle pour m’avoir permis cette lecture…!

Pour la blague cachée, imaginons un monde  tellement matriarcal que les hommes en seraient réduits à être tour à tour les objets du désir ou  les sujets repoussoirs des femmes… cliquez ici.

Et si Hermès Trismégiste avait gagné ?

Avez-vous remarqué comment, pour peu que l’on s’y intéresse un minimum, pour peu que l’on y plonge des yeux attentifs, vous saute à la gorge l’ignominie du monde qui nous entoure, cet innommable ? Comment ce monde, à peine vous êtes-vous penché sur son sort avec sincérité, vous happe littéralement et vous entraîne dans ses horreurs… trahisons, méchancetés, jalousies, cruautés, guerres, tortures, crimes… !! Le monde est mauvais ! Le monde est très mauvais !paysage apaisant

C’est un constat que vous faites souvent, debout dans le métro, dégoulinant le monde silencieux et méfiant autour de vous ; assis en voiture, vociférant la conduite de ces irresponsables alentours ; accablé en caleçon sur votre canapé, devant cette télé ou cet ordinateur qui vous envoie ses feux et ses incendies en pleine face éberluée.

Fier et plein de ce constat, vous vous croyez même un peu plus lucide, un peu moins sujet à la tromperie, un peu plus averti qu’un autre homme qui n’en vaudrait que la moitié, un peu moins naïf et un peu moins tombé de la dernière pluie.

Vous vous dites souvent : il n’y a pas de dieu, c’est pas dieu possible… ou bien, s’il y en a un, vous n’aimeriez pas le connaître. Peut-être postez-vous votre billet d’humeur sur les réseaux sociaux. Peut-être pestez-vous en silence. Peut-être maugréez-vous sans faire de bruit. Peut-être espérez-vous encore… non ?

Hermès antiquePourtant, il y a moins de deux mille ans, l’imagination humaine s’était expliqué la chose. Si aujourd’hui nous étions tous des adeptes d’Hermès Trismégiste, nous ne verrions rien d’inextricable là-dedans. Comment ? C’est ce que nous allons tâcher de comprendre.

Grâce à quelques siècles d’imprégnation philosophique plutôt platonicienne pour ne concevoir qu’un dieu, et par la même occasion, un dieu plutôt bon, le ciel est devenu bleu au-dessus de quelques têtes sous les feux du succès il y a plus de 2000 ans.

Le Concile des Dieux (ou Assemblee des Dieux) : Zeus sur l'Olympe entoure des divinites. Sont representes de haut en bas et sur la gauche : Ganymede, Athena, Poseidon, Hermes, Hephaistos, Aphrodite, Eros, les 3 Charites, Dionysos et Ares. Au centre : les Moires (Parques), Demeter et Pan. Sur la droite : Nike, Hera, Hades, Asclepios, Apollon, Artemis, Heracles, Hebe (Juventas). Fresque de la voute de la salle de l'Iliade de Luigi Sabatelli (1772-1850) 1819-1825 Florence, palazzo Pitti ©Luisa Ricciarini/Leemage

Avant cette invention, les dieux étaient pluriels, vengeurs, capricieux, jaloux et vraiment pas bons. Le monde était rempli des horreurs dues aux combats des dieux pour le pouvoir suprême… les dieux étaient à l’image des hommes.

Et voici que certains hommes extraient de leur pensée une intelligence (noûs), quelque chose de purement céleste, éternel et infini, un dieu bon… la bonne nouvelle ! auroreLe voici dès lors, nageant dans un bonheur immatériel, surplombant la création matérielle ou évoluant peut-être dans un univers intellectuel parallèle – ça fait rêver – regardez-le : un dieu plutôt bon vit en parfaite harmonie en compagnie d’âmes parfaites et complètes, flottant comme lui par-delà les mondes et les sphères.

Mais cette projection aux cieux de ce que l’on voudrait voir de meilleur en nous ne fait que nous humilier davantage. Avons-nous été punis ? Sommes-nous maudits ? Ah la culpabilisation… cause qui n’explique rien, mais dévie les questions gênantes et fournit un sens tout trouvé. C’est pour te punir.

Sun-R-xJVt3SnEwSIIl y eut chute, donc. Comme toujours ou souvent on le racontait dans cette période trouble où les récits eschatologiques et les conseils sotériologiques étaient en vogue. Selon les adeptes d’Hermès Trismégiste, les âmes, tellement à notre image, à croire que tout cela est vrai, à croire que nous n’avons pas changé, se mirent en quête de leur reflet, de leur image. Quand elles l’eurent trouvée, elles se mirent à contempler cette beauté avec une telle avidité qu’avec excès elles se penchèrent dans le miroir de leurs formes. C’est alors qu’entraînant avec elles toutes les âmes, elles furent précipitées, happées, mangées, avalées, contaminées par la matière.

Dans cet enlisement funeste, certaines prirent forme humaine, d’autres formes animales… le péché, c’est Narcisse. narcisseLe péché, c’est un péché d’amour pour soi qui nous engluerait pour toujours dans la matière. Nous le savons d’ailleurs instinctivement, tellement cette idée est répandue dans de nombreuses religions, tellement une haine de soi et une blessure narcissique, partition artificielle de notre être en deux – corps et esprit – nous l’ont dictée : c’est la matière qui nous emprisonne et nous empêche d’accéder à l’immortalité !

Heureusement, sur les bords de ce chemin, Platon s’est tenu un temps suffisant pour nous indiquer la voie de l’intellect, la recherche et l’amour de l’idée, projet retenu comme salvateur de notre âme en danger de mort définitive, engluée qu’elle est dans la matière. Pauvres de nous, plongés dans l’avarice, dans la bouffe, dans le sexe ! Pauvres de l’abondance de biens matériels qui nous étouffent effectivement aujourd’hui et asphyxient notre planète !

Bon, comme c’était déjà le discours du Christianisme vainqueur, on peut dire que de ce point de vue là, rien de neuf sous le soleil… remarquons d’ailleurs que les ambitions anciennes et l’orgueil, les appétits matériels de nos aïeux l’ont bien emporté sur notre prétendu goût pour la spiritualité et le retour à l’âme divine.

cellulesCependant, je tiens à souligner un détail qui ne concerne que la moitié de l’humanité : chez Hermès Trismégiste, point de côte à partager, point de femme en guise de compagne… malgré le patriarcat notoire des grecs, les créations divines sont, quelles que soient les versions cosmogoniques, des ensembles complets et bisexués. Le dieu créateur ne les sépare que pour provoquer le désir intense des retrouvailles de ces moitiés qui se chérissent et se reproduisent. Si nous étions des adeptes d’Hermès Trismégiste, nos salaires et nos droits auraient peut-être été partagés à équité depuis le départ…

Mais qui est cet Hermès Trismégiste, le ô trois fois grand… ? On connaît bien le dieu Hermès, appelé Mercure chez les Latins, le dieu des voleurs et des messagers, mais également de la médecine, du voyage, le messager des dieux, leur ange en quelque sorte. Par un syncrétisme que nourrit un jeu de mot de Socrate dans le Cratyle, Hermès est également celui qui inventa la parole. Le jeu de mot fut pris au sérieux et devait bénéficier d’un réseau d’associations fécond puisque la Grèce hellénistique assimila volontiers son Hermès au grand Thot. THotCe dernier, dieu local adoré à Khemenou en moyenne-Egypte, à tête d’ibis, assimilé à Ioh, le dieu lune adoré en haute et basse Egypte, fut fondu avec Hermès. A tel point que Khemenou devint Hermopolis. A tel point que Thot devint le dieu messager et arbitre de Seth et Horus ; à tel point que, devenant le dieu lunaire, Hermès devint le dieu du temps (sur les rapports lune / temps, voir Eliade ibidem La Lune et la mystique lunaire), le maître du destin des hommes, celui qui écrit la trame de l’histoire, celui qui invente l’écriture pour fixer la science astronomique, la science médicinale, mais également l’astrologie, l’alchimie, la magie.

imagesHermès-Thot prit alors une importance plus grande au sein des spéculations du clergé égyptien : il est l’inventeur de la parole et par son verbe naît toute chose. Il est le créateur du monde. La voix divine est créatrice de toute chose. Du verbe ou du logos créateur, rien ne nous est inconnu ici.

Le Trismégiste, qui signifie « trois fois grand », était attribué à un grand nombre de dieux chez les Égyptiens ; il finit par ne désigner qu’Hermès-Thot.

Alors pour les sources, c’est à peu près aussi simple que pour toute autre religion, si ce n’est que, comme celle-ci n’a pas rencontré le succès escompté, personne – ou si peu – ne s’est amusé à rassembler les petits textes qui fourmillaient au IIIè siècle pour en concocter un ensemble artificiellement cohérent. Par conséquent, le dogme, difficile à saisir, comporte quelques points obscurs ou contradictoires. Néanmoins, quelle religion pourrait se prévaloir de n’en point compter ?

Mais regardons les points qui les réunissent : ces textes sont tous les témoins d’une révélation d’Hermès Trismégiste à ses disciples scribes (dont un certain Poimandrès) révélation où ils apprendront, sous le sceau du mystère – c’est la grande erreur de stratégie de ces religions à mystère, une des raisons pour lesquelles elles ont perdu la guerre du marketing racoleur face au christianisme – d’où vient la terre, d’où viennent les âmes. Cela dit, en ces temps sombres que connaissaient les Méditerranéens du IIIème siècle, à l’instar de nos européens assoiffés de recettes et méthodes, de livres de bien être et santé, de coaching mental ou de réalisation et épanouissement de soi, se seraient multipliés les doctrines et conseils pour sauver son âme après la mort : Comment rejoindre le paradis ? ça nous rappelle quelque chose ? Comme si la vie, en soi, n’était acceptable que perçue comme un combat éphémère, un passage vers un ailleurs…

Alors si nous étions tous devenus des adeptes d’Hermès Trismégiste, certes, ce ne serait pas « aimons-nous les uns les autres… » Ce serait plutôt sauve-qui-peut. Compte-tenu de la pluralité des textes et des interprétations qui auraient foisonné, nous pouvons supposer que nous serions divisés pour le moins en deux grands courants. Dans les deux, le monde est une création divine indirecte. caducéeMais chez les asclépiens, on nous recommanderait de prendre soin de la terre, de la faune et de la flore car telle est notre mission sur terre en attendant de rejoindre le divin et l’intellect pur. Nous serions de fiers écologistes et bergers. En revanche, si nous étions herméticiens, nous saurions que la chute de l’homme est due au péché narcissique et nous nous efforcerions de ne vivre que selon l’intellect, peu importe la conduite morale. En d’autres termes, tu peux être un voleur, du moment que tu ne voles que des livres pour élever ton âme.

Enfin, dernière fantaisie, les liens qui nous relieraient au cosmos seraient si crédibles que nous regarderions sans cesse nos prévisions astrologiques et l’horoscope serait notre nouvelle médecine.

Heureusement, comme cette croyance fantasque a été balayée par des choses beaucoup plus sérieuses, nous n’avons pas vu proliférer une horde de sauveteurs de la planète, aucun de nous ne se démène pour vivre selon l’intellect au lieu de se vautrer dans la fange matérielle, personne ne se bat pour gagner le paradis, quitte à être un véritable meurtrier et bien sûr, jamais personne ne lit son horoscope. 😉

Bientôt : Et si Mithra avait gagné ? Et si Zarathoustra avait gagné ? Et si Ashera avait gagné (oui, la femme mise au placard de Yahvé) ? Et si Platon et sa République avaient gagné ?

Voir aussi : Et si Pythagore avait gagné .

Pour plus de détails, une étude sur Hermès Trismégiste dans le cadre de ma maîtrise de Lettres Classiques. Vous y trouverez si besoin les références bibliographiques de cet article !