Recette simple et efficace pour un bon résumé !

1) Lors d’une première lecture, repérer et séparer les exemples des idées principales.

(en général, tout ce qui se trouve entre parenthèses correspond à un exemple ; en général, tout nouveau paragraphe inaugure (=commence, entame) une nouvelle idée)

2) Lors d’une deuxième lecture, établir le plan détaillé (les grands axes – rarement plus de 6 – et les sous-parties) et identifier les mots clés ainsi que les liaisons logiques entre elles (opposition= MAIS, conséquence = DONC etc)

3) Reformuler chaque idée principale en intégrant les mots clés et en respectant la réduction attendue.

(Par exemple, si l’on vous demande 20% du texte original, prenez chaque paragraphe un à un pour le reformuler à 20%. 10 lignes deviennent 2 lignes, 100 mots en deviennent 20, etc.)

Attention lorsque vous rédigez : une phrase comporte au moins un verbe et son sujet. Soyez concis et précis, inutile de vous perdre en fioritures ou énumérations infinies.

4) Une fois terminées ces reformulations, ajouter (au début) une introduction courte qui précise la source du résumé (nom de l’auteur, date et titre).

Attention :

Un résumé ne comporte pas votre avis sur le sujet. Vous pouvez toutefois le mentionner si votre enseignant vous le demande, mais en guise de conclusion.

Un résumé reproduit l’ordre des idées telles qu’elles apparaissent dans le texte d’origine.

Avant de rendre votre travail, ne vous contentez pas d’une seule relecture. Relisez deux à trois fois votre travail, mais à des moments différents de la journée, voire de la semaine (d’où l’intérêt de ne pas attendre le dernier moment pour s’y mettre ^^) : selon votre état de fatigue, votre concentration et votre environnement, vous ne trouverez pas toujours les mêmes fautes ou maladresses à corriger. Vous pouvez également lire votre travail à voix haute pour en tester sa compréhensibilité. Je vous recommande enfin de jeter un œil à cet article, rédigé pour vous à partir de vos fautes les plus fréquentes.

Je vous souhaite bon courage !

L’invention de Dieu de Thomas Römer

C’est à la fin du livre que l’on trouve un superbe résumé de son contenu : « Notre enquête sur les origines de Yhwh, son adoption comme dieu d’Israël, son ascension comme dieu tutélaire des royaumes d’Israël et de Juda, sa transformation en un dieu un sous Josias, puis en un dieu unique après l’effondrement de la royauté davidique et l’éclatement géographique du « peuple de Yhwh » a couvert grosso modo un millénaire, depuis la fin du XIIIè siècle avant l’ère chrétienne jusqu’à l’époque hellénistique. » (p. 319)

Cet épilogue et conclusion, (pp. 319-332) retrace la suite de l’histoire de Yhwh jusqu’à son adoption par le christianisme. Mais qu’en est-il des origines de ce dieu ? Où et quand serait-il apparu ?

Le Neguev

À l’examen des sources bibliques, archéologiques, scriptuaires, iconographiques, on pourra « retracer le chemin d’un dieu, localisé à l’origine sans doute quelque part dans le « Sud » entre l’Égypte et le Néguev et qui est d’abord lié à la guerre et à l’orage, qui devient petit à petit le dieu d’Israël et de Jérusalem, pour demeurer, après une catastrophe majeure, la destruction de Jérusalem et de Juda, le seul dieu, créateur du ciel et de la terre, dieu invisible et transcendant, qui clame cependant qu’il entretient avec son peuple une relation particulière. » (p. 12) « C’est ainsi que l’on arrivera à retracer la carrière d’un dieu du désert vénéré par des groupes nomades qui est devenu le dieu au nom imprononçable dont nous parle la Bible hébraïque. » (p. 13)

Reprenons pas-à-pas cette histoire et tâchons de comprendre les tenants et les aboutissants de ce que Thomas Römer appelle l’invention de dieu. Il nous met toutefois en garde : « En parlant d’invention de dieu, nous n’imaginons pas que quelques Bédouins se sont un jour réunis autour d’une oasis pour créer leur dieu ou que, plus tard, des scribes ont forgé de toutes pièces Yahvé en tant que dieu tutélaire. Il faut plutôt comprendre cette « invention » comme une construction progressive issue de traditions sédimentées dont l’histoire a bouleversé les strates jusqu’à faire émerger une forme inédite. » (p. 14)

Avant toute chose, de qui parle-t-on ? Qu’est-ce que Yhwh ?

D’une part, Yhwh n’est pas le seul dieu mentionné dans la Bible. Non seulement on trouve Kemosh dans le livre des Juges, mais également d’autres dieux que les destinataires du Deutéronome sont exhortés à ne pas suivre. Mais cela est bien normal : le Moyen-orient était parsemé de nombreuses divinités et parfaitement polythéiste. D’ailleurs des toponymes judéens ou israëlites datant probablement du IIème millénaire témoignent de la présence d’autres dieux liés à la fertilité, aux moissons et aux récoltes (p. 115).

D’autre part, Yhwh est présenté comme un dieu inconnu qui se révèle à Moïse en Égypte. Il n’est donc pas présent depuis toujours !

Pour finir, le dieu de la Bible lui-même porte plusieurs noms : (p. 38-39)

  • Elohim, qui porte une terminaison plurielle et peut se traduire par « dieux »
  • Le « seigneur » ou « l’éternel »
  • Adonay, « mon seigneur », inventé par les massorètes pour éviter de prononcer YHWH
  • Has-sem, « le Nom », utilisé également par les Samaritains
  • YHWH, version consonantique / tétragramme : plus tard, entre le IIIè et le Xè ap JC, les savants juifs, appelés Massorètes, mot araméen qui signifie « gardiens », ont élaboré plusieurs systèmes de vocalisation dont l’un d’eux, celui de Ben Asher, s’est finalement imposé.

Mais justement, comment prononcer YHWH ? En effet, cela était devenu problématique puisque les juifs avaient cessé de prononcer son nom dès le IIIè avjc ; le tétragramme YHWH était alors remplacé par theos « dieu » ou kurios, « seigneur ». (p. 39)

Plus tard, plusieurs suppositions ont été faites, parfois induites en erreur, comme celle qui conduisit à Jéhovah : au XIIIè siècle apJC, le dominicain Raimundus Marti n’avait pas compris que les voyelles d’adonay, combinées par les massorètes avec le tétragramme, indiquaient qu’il fallait prononcer « adonay » plutôt que de chercher à prononcer le nom de dieu… c’est ainsi qu’il lut yêh(o)wâh, nom qui s’est largement répandu à travers les témoins de Jéhovah. (p. 40)

Stèle de Mesha

Comment faire pour reconstruire la prononciation de ce tétragramme que l’on trouve par ailleurs en dehors de la Bible : YHWH est présent sur la stèle de Mesha et dans les inscriptions à Kuntillet Ajrud (p. 46) Des noms propres théophores attestent quant à eux une forme brève de Yahvé : Yirmeyahu (Jérémie), Yesa’yahu (Esaïe) ou encore Yehonatan (Jonathan). La forme courte devait se prononcer Yahu ou Yahou. (p. 41) 

L’enquête que mène Th. Römer le conduit à la conclusion que la prononciation ancienne du nom de dieu d’Israël était « Yahô », autant dire que le tétragramme était à l’origine un trigramme, ce qui signifie que le W dans YHW n’avait pas valeur de consonne, mais était une mater lectionis indiquant le son « o ». La lettre h en finale du tétragramme YHWH serait alors à comprendre comme servant à l’allongement du o précédent. » (p. 46)

D’où vient alors cette prononciation Yahweh attestée surtout chez les pères de l’Église ? C’est en effet une prononciation que l’on trouve chez Clément d’Alexandrie (Iaoué) entre autres pères de l’Église. Mais il faut noter que « Presque toutes les attestations d’une prononciation du tétragramme viennent de l’époque chrétienne. » (p. 45) On peut supposer qu’« au moment de la traduction du Pentateuque en grec cette prononciation avait cours et était connue. » (p. 45) C’est peut-être à partir du jeu de mot en Exode chapitre 3, 11 que l’on suppose une prononciation Yahweh (Yahvé) car dieu dit à Moïse : « je suis qui je suis » ehyeh aser ehyeh. (p. 43) ? « Cette évolution peut s’expliquer par une hypothèse théologique qui sous-tend également le récit d’Exode 3, à savoir rendre compte de la signification du nom de Yhwh par la racine hébraïque h-y-w, « être ». La prononciation « Yahweh » correspond en effet à la vocalisation d’une forme causative de la troisième personne du masculin singulier de cette racine. Yahweh serait alors « celui qui fait être », « celui qui crée »… Cette spéculation a pu mener vers cette prononciation Yahvé, sans doute bien plus récente que Yahô ou Yahû. » (p. 47)

Quelle est véritablement l’étymologie ? La piste du verbe « être » est souvent explorée pour ces raisons. Cependant « la racine sud-sémitique qu’on pourrait mettre en rapport avec le tétragramme serait alors la racine sémitique h-w-y qui a trois significations : « désirer », « tomber », « souffler ». Les sens de « désirer » et de « tomber » sont également attestés en hébreu biblique, seul le sens de « souffler » ne l’est pas. Peut-être s’agit-il alors d’un évitement voulu à cause du nom divin. […] Yhwh serait donc celui qui souffle, qui amène le vent, un dieu de l’orage qui peut aussi inclure des aspects guerriers, et une telle caractérisation s’applique assez bien, comme on va le voir, aux fonctions primitives de Yhwh. » (p. 50)

De qui et de quoi Yhwh est-il le dieu ?

Sans conteste, il s’agit d’un dieu de la guerre et d’un dieu de l’orage. (p. 66-67) Mais il pourrait être également un dieu des steppes et des régions arides, comme en témoigneraient des sceaux en forme de scarabées, trouvés dans le Néguev et en Juda, représentant une variante du motif iconographique du « maître des animaux. » (p. 68)

Peut-on rapprocher ce dieu de Seth ? Des liens sont possibles, mais restent hypothétiques. Ils confirment néanmoins l’origine sudiste de Yhwh, son aspect guerrier et sa provenance des steppes. (p. 70)

D’où vient ce Yhwh ?

La relation entre Yhwh et Israël n’a pas tjrs existé. On trouve des traces d’un Yhwh bien ailleurs.

Ougarit

Ougarit, cité-état prospère des XIVè et XIIIè avjc livre de nombreux documents archéologiques dont un texte mythique où il est fait allusion à un banquet de El. On y lit : « le nom de mon fils, Yw – déesse/dieu(x ?) ». Ce passage pourrait être rapproché d’un passage biblique, dans sa version primitive, reconstituée sur la base de la version grecque et d’un fragment de Qumran : « Quand Elyon donna les nations en héritage, quand il répartit les hommes, il fixa les territoires des peuples suivant le nombre des fils de Dieu (El). Et la part de Yhwh est son peuple, Jacob est sa part attribuée. » […] « Cependant ce passage est peu clair et trop fragmentaire pour postuler une vénération du dieu Yhwh d’Ougarit. » (p. 52-53) On trouve aussi un Yam… une erreur de scribe ? ce qui arrivait bien souvent ! (p. 54)

Trouvé entre l’Égypte et Séïr, un papyrus égyptien de 1330-1230 présente la forme abrégée de Yhwh, à savoir Yah qui serait le nom d’un lieu.

Dans une liste d’Aménophis III de Soleb au Soudan (vers -1370), on trouve mentionné le « pays – des Shasou – Yhwh ou Yhw(h) dans le pays des Shasou. » Ainsi que dans un autre endroit à Soleb et une halle du temple de Ramsès II à Amarah Ouest. (p. 55)

Yhw3 pourrait être un terme géographique : une montagne ?

En tout cas, « les attestations archéologiques, épigraphiques et iconographiques font apparaître des Shasou dans le territoire d’Édom, de Séïr et dans l’Araba au moment de la transition entre le Bronze récent et l’âge de Fer. Et parmi ces Shasou se trouvait peut-être un groupe dont le dieu tutélaire s’appelait Yhw. Ces attestations peuvent se combiner avec une tradition biblique qui présente le dieu Yhwh comme un dieu venant du « Sud ». » (p. 57)

Mais quel Sud ? Plusieurs textes font venir Yhwh d’Edom, mis en parallèle avec Séïr. Le mot hébreu séïr, qui signifie « poilu », s’applique en tant que terme géographique à l’intérieur du territoire d’Edom à une région comportant des forêts. Séïr serait la montagne qui va du Wadi el-Hesa jusqu’au golfe d’Aqaba ; Edom l’englobe. Mais dans la bible, les deux sont souvent substituables. (p. 63)

Bref, la comparaison des quatre textes (Jg 5, 4-5 / Psaume 68, v 8-9 et 18 / Dt 33, 2 / Habaquq, chap 3) quant à la provenance de Yhwh peut être résumée ainsi : dans ces énoncés poétiques, Yhwh est « localisé » dans le sud, en territoire édomite ou, d’une manière plus générale, dans un territoire situé au sud-est de Juda. Il est fort possible que ces quatre passages poétiques reprennent une tradition ancienne selon laquelle Yhwh était une divinité liée à une montagne dans le désert, à l’est ou à l’ouest de l’Araba. » (p. 65)

Moïse et les madianites

Dans la bible, Exode, Chap 3, c’est à Moïse que Yhwh se révèle. Moïse a-t-il existé ? Force est de constater que nous n’en avons aucune trace historique. Cependant, il apparaît comme un Hébreu occupant un statut social très élevé à la cour ; ce qui le rapproche de Beya, ce Cananéen qui avait provoqué une révolte des Asiates dans la ville de Pi-Ramsès vers la fin de la XIXè dynastie. (pp. 72-73) Par ailleurs, Moïse rencontre les madianites et ils vont jouer un rôle important dans la découverte du dieu Yhwh.

Qui étaient les madianites ? « On peut dire que les madianites étaient organisés d’une manière tribale et peu hiérarchisée (bien que certains textes bibliques parlent, de façon anachronique, de rois madianites). Selon Exode 2, ils élevaient du bétail (voir aussi Jdt 2, 26) et certains clans étaient apparemment nomades ou semi-nomades (Ha, 3,7). D’autres étaient sédentaires et pratiquaient l’agriculture autour des oasis. Ils étaient également impliqués dans l’exploitation des mines d’or et de cuivre ainsi que dans des activités commerciales. » (p. 79)

Jacob et Esau : qui part à la chasse perd sa place !

Dans la bible, les Madiân sont présentés parfois négativement, souvent positivement. Le papyrus Anastasi VI mentionne les Shasou d’Édom : or dans la Genèse, on insiste sur la fratrie entre Jacob (Israël) et Ésaü (Édom). Ces textes donnent l’impression d’un lien privilégié entre Israël et Édom par rapport aux autres voisins. En Dt 2,5 il est dit que c’est Yhwh qui a donné Séïr aux fils d’Ésaü (pp. 91-92). Les madianites seraient-ils des Shasou d’Edom ?

« En résumé, le dossier sur Moïse et Madiân confirme les indications fournies par les textes évoquant une provenance sudiste de Yhwh et peut-être son lien avec les Shasou, des tribus semi-nomades parmi lesquelles on peut compter les Madianites et les Qénites. Nous avons déjà vu que Juges 5 fait venir Yhwh de Séïr. […] Il est plus difficile de savoir quelle vraisemblance historique on peut attribuer aux récits sur Moïse et Madiân. Moïse fut peut-être le chef d’un groupe de ‘apiru qui, sorti d’Égypte, a rencontré Yhwh à Madiân et l’a ensuite fait connaître à d’autres tribus dans le Sud. Cette question sera reprise dans la suite de l’enquête. » (p. 93)

Comment Yhwh devint-il le dieu d’Israël ?

En Exode 19-24, Yhwh devient le dieu d’Israël à la suite d’une révélation sur le mont Sinaï et à la conclusion d’une alliance ou d’un contrat : Moïse est le médiateur entre Yhwh et son peuple. (p. 95) Yhwh n’a donc pas toujours été le dieu d’Israël. De qui était-il le dieu et quel était le dieu d’Israël alors ?

Israël contient le nom de EL. Le sens premier de Israël serait « Que El combatte » (forme verbale de la racine s-r-h, « battre, combattre » à la troisième personne de la conjugaison à préformantes dans la forme du jussif (injonction). (pp. 96-97) D’autres suppositions : « El est juste », à partir de y-s-r « être juste ». Ou encore s-r-r « régner, gouverner » : « qu’El règne ». (p. 98)

« L’explication populaire à l’aide de la racine s-r-h « se battre » dans les textes de Genèse 32 et Osée 12 a pu supplanter l’étymologie originelle au moment où Yhwh, dieu guerrier, devint le dieu tutélaire du groupe Israël. La racine de « régner », « s’imposer comme maître » convient mieux pour El, le chef des panthéons et le roi des dieux. » (p. 98)

Stèle de Merneptah

La stèle de Merneptah (1210-1205) mentionne un Israël, qui a été détruit par les égyptiens – semence ou blé qui n’est plus – et la Syrie réduite à néant. Cet Israël est le nom d’un groupe qui se trouvait en Syrie, sans doute dans la région montagneuse d’Ephraïm : « apparemment, « Israël » est un groupe dont le nom est connu des Égyptiens et qui est considéré par eux comme un facteur potentiel de désordre, mais aussi comme un ennemi important contre lequel il faut s’assurer une victoire rapide. […] Une question demeure : ce groupe, dont le nom indique que ceux qui le portent rendaient d’abord un culte au dieu El, chef des panthéons cananéens, vénérait-il déjà le dieu Yhwh ? » (p. 103)

En tout cas, ce qu’on peut dire, c’est que la bible garde des traces indéniables d’un culte de El : « La vénération d’une divinité de type El, précédant celle de Yhwh, se reflète partiellement dans l’histoire patriarcale et, notamment, dans celle de Jacob qui, en luttant avec « dieu » et en changeant de nom, devient « Israël ». (p. 104) Et on trouve dans la Genèse toute une série d’épithètes pour El (cf pp. 105-109), dont le plus connu et répandu est El Shadday : soit de l’akkadien sadu « montagne » (« celui de la montagne ») soit l’étymologie rabbinique « celui qui se suffit à lui-même » mais il s’agit clairement d’une spéculation théologique. La version grecque propose pantokrator, le « tout-puissant ». (pp. 108-109)

Dans la bible, les relations entre Jacob (Israël) et son frère Esaü (Édom) sont très complexes : « Si l’on datait l’histoire de Jacob du temps de la royauté israëlite, on avait du mal à expliquer une relation étroite entre Jacob (Israël) et Esaü (Édom) à cette époque. Pour cette raison, on a récemment fait remarquer que les relations tendues et néanmoins proches entre les deux frères font sens à l’époque babylonienne ou perse, période où Jacob est devenu l’ancêtre de « tout Israël » (incluant donc Juda) dans un sens théologique. Faut-il alors situer les récits d’hostilité de cette époque ? Notre enquête pourrait pointer vers une tout autre solution : si Yhwh était localisé chez les Édomites, le lien entre Jacob et Ésaü pourrait refléter un savoir sur l’adoption par les « fils de Jacob » d’un Yhwh lié d’abord à Ésaü. Cette spéculation reçoit une certaine confirmation des inscriptions de Kuntillet Ajrud maintenant publiées dans le rapport complet des fouilles. On y rencontre à la fois un « Yhwh de Samarie », donc d’Israël, et un « Yhwh de Têman », du Sud. » (p. 110) Comment cette adoption se serait-elle produite ?

« Admettons qu’un dieu Yhwh ait été localisé sur une montagne dans le territoire d’Édom ou de Madiân et qu’il ait été adopté par un de ces groupes que les Égyptiens appellent Shasou ou Hapiru. » En Exode 5 et 3, il est fait mention d’un Yhwh auquel les Hébreux doivent désormais rendre un culte : « s’agit-il alors du souvenir selon lequel un groupe de Shasou/Hapiru aurait fait la connaissance de Yhwh lors d’un séjour dans le territoire de Madiân/Édom ? » (p. 111)

Cette rencontre est peut-être ce qui est relatée dans la révélation au Sinaï. « Ces textes de l’Exode pourraient alors conserver la trace d’un rituel où un groupe de Shasou/Hapiru se constitue, via un médiateur, comme ‘am Yhwh, peuple d’un dieu guerrier à qui il attribue la victoire contre l’Égypte. Ce groupe a ensuite introduit ce dieu Yhwh dans la région de Benjamin et Éphraïm où se trouve Israël. » (p. 113)

L’entrée de Yhwh à Jérusalem 

Silo

Avant Jérusalem, on trouve des traces de Yhwh à Silo : attesté par les textes tardifs dans ce site occupé au IIème millénaire, qui devient important au milieu du XIIè et du XIè (p. 116) : « Silo fut apparemment un sanctuaire yahwiste important, contenant peut-être même une statue de Yhwh, et il est possible que ce soit par le biais de ce lieu saint (ou par le prophète Samuel) que Yhwh devint ensuite le dieu de Saül. » (p. 117)

L’historicité des trois premiers rois d’Israël est largement contestée : sauf la fameuse stèle de Tel Dan du VIIIè dont un fragment rédigé en araméen précisant que le roi de Damas a vaincu une coalition israélito-judéenne : il vainc « la maison de David » (p. 118) et encore, l’hypothèse n’est pas totalement convaincante, il semble que Saül David et Salomon sont plutôt construits comme des figures types par les rédacteurs bibliques. (p. 118)

Avant d’arriver à Jérusalem, Yhwh est lié à l’arche (le mot hébreu ‘aron signifie « boite, coffre ») (p. 120), qui serait comme un sanctuaire de guerre transportable ; « on peut la rapprocher soit des coffres sacrés attestés dans l’iconographies égyptienne, soit des étendards de guerre assyriens ou d’autres représentant également la divinité. » (p. 122)

A l’analyse des textes Dt 10, 1-5 et 1 R 8,9, « on peut imaginer que l’arche transportait deux bétyles (pierres sacrées) ou deux statues symbolisant Yhwh et sa parèdre Ashéra, ou une statue représentant Yhwh tout seul. » (p. 123)

Jérusalem existe depuis le XVIIIè  et signifie probablement « fondation de Shalem » : Shalimu est attesté dans les textes d’Ougarit comme divinité du crépuscule. C’est une ville cananéenne qui décline dans la deuxième partie du deuxième millénaire. (p. 124) « lorsqu’il entre à Jérusalem et trouve sa place dans le temple, Yhwh n’y est pas immédiatement la divinité principale. Il le deviendra durant les siècles suivants, où deux royaumes se revendiquent de Yhwh. » (p. 137)

Le culte de Yhwh en Israël

L’idée d’un grand royaume uni sous David et Salomon relève de l’imagination, même s’il est possible qu’à un moment des parties de Juda, de Benjamin et d’Éphraïm se soient trouvés unies autour d’un roi et d’un dieu tutélaire. (p. 141) La Bible invoque ensuite un schisme entre le royaume du nord, Israël et celui du Sud, Juda. Ce qui est raconté au sujet des rois du Nord ne correspond sûrement pas à la réalité de leurs véritables réussites ou échecs politiques. (p. 140) mais sert d’explication à la chute d’Israël : 

« L’histoire des deux royaumes d’Israël et de Juda est relatée dans une perspective « sudiste », c’est-à-dire judéenne. […] La chute d’Israël en 722 avant notre ère est expliquée comme la sanction divine du « péché de Jéroboam », à savoir le culte de Yhwh sous forme de taureau. » (p. 139)

Or, sur le plan historique, Israël était sans doute celle des deux monarchies la plus florissante avant 722 « alors que Juda était une petite entité qui semble souvent avoir été en position de vassal du « grand frère » nordiste. » (p. 141) 

« Très souvent les spécialistes pensent que le culte de Yhwh en Juda était fortement distinct de celui d’Israël : le Yhwh d’Israël aurait plutôt été vénéré sur le modèle de Baal, c’est-à-dire comme une divinité de l’orage et de la fertilité, alors que, dans le Sud, il aurait intégré les traits solaires de l’ancienne divinité tutélaire de Jérusalem. Il faut préciser et relativiser tout cela. » (p. 142) « Il ne fait pas de doute que Yhwh a été vénéré en Israël, à Béthel et plus tard sans doute aussi à Dan, sous la forme d’un taureau à la manière de Baal à Ougarit. » (p. 146)

La stèle de Mesha, datée du IXè et qui relate la victoire de Mesha au cours de sa révolte contre le royaume d’Israël après la mort du roi Akhab, mentionne et donc atteste de l’existence d’un Yhwh dans le nord. (p. 152)

« Yhwh était donc vénéré dans le royaume du Nord sous les traits d’un taureau ou d’une manière anthropomorphe sous la forme d’un dieu de l’orage. Des sanctuaires yahwistes existaient à Samarie, Béthel, Dan, Sichem, ainsi qu’en Transjordanie […] il ne fait également aucun doute que Yhwh ne fut pas vénéré dans le royaume du Nord d’une manière exclusive. » (p. 153)

En résumé, « en Israël, Yhwh devient définitivement la divinité la plus importante avec le putch de Jéhu. Yhwh a d’abord été vénéré dans le Nord surtout comme un « baal », c’est-à-dire un dieu de l’orage ressemblant à certains égards au dieu Baal d’Ougarit. Il n’a pas été le seul dieu vénéré en Israël ; peut-être a-t-il d’abord été subordonné à El (notamment dans le cas du sanctuaire de Béthel). Sous les Omrides, deux Baalim se faisaient concurrence : le baal phénicien (peut-être Milqart) et le baal Yhwh. Par la suite, Yhwh intégra apparemment les traits d’El ainsi que les traits solaires : il devint un baal shamen, un « seigneur du ciel ». Jusqu’à la chute de Samarie en 722 avant notre ère, le culte de Yhwh n’était pas exclusif, comme le montre le prisme de Nimroud, dans lequel Sargon II relate la prise de la capitale du royaume du Nord : « je comptai pour prisonniers 27 280 personnes ainsi que leurs chars et les dieux en qui ils se confiaient. » (p. 163)

Le culte de Yhwh en Juda

« Contrairement au Nord (Israël), la vénération de Yhwh à Jérusalem sous un aspect bovin ne semble pas attestée. Dans la capitale du royaume de Juda, Yhwh apparaît surtout comme une figure royale, siégeant sur un trône, rappelant davantage le dieu El. » (p. 165)

On note une diversité de sanctuaires yahwistes en Juda : la Bible évoque des bâmôt, des « hauts lieux ». Dans le nord, mais encore plus fréquemment dans le sud, mais également des sanctuaires à ciel ouvert, dans lesquels se trouvaient une ou plusieurs stèles (massebôt) et une asherah (arbre ou poteau sacré), comme le montre ce passage du premier livre des Rois.

On trouve des représentations d’un Yhwh assis sur des chérubins, ou kerubin : leur fonction est de protéger mais ils peuvent également symboliser le mélange, le désordre, le chaos que la divinité ou roi doit dominer ou combattre (p. 174) On trouve également un Yhwh des armées (p. 178) ou Yhwh représenté comme roi.

Yhwh Melek et Molek : Molek se prononçait melek (« roi ») et constituait un titre pour Yhwh. Il est possible que les sacrifices d’enfants lui aient été offerts en tant que Yhwh-Melek. Melek est employé plus de 50 fois dans la bible pour caractériser Yhwh. (p. 182) Pour en savoir davantage sur cet aspect compliqué de la divinité :

L’ascension de Yhwh à Jérusalem : « Yhwh n’a pas été vénéré seul. Selon notre enquête, il a sans doute d’abord cohabité dans le temple avec une divinité solaire à laquelle il était peut-être subordonné ». (p. 167). « Lors de cette ascension, Yhwh a sans doute repris les traits et les fonctions du dieu solaire avec lequel il cohabitait jusque-là à Jérusalem. L’importance du culte solaire à Jérusalem peut, entre autres, s’expliquer par l’influence égyptienne. Le transfert des traits solaires sur Yhwh apparaît dans des noms propres théophores, dans l’iconographie et dans des descriptions des manifestations de Yhwh. » (p. 171) et par exemple sur des sceaux du VIIIè montrant un scarabée ailé qui porte le disque solaire avec inscrit « Yhwh est ma lumière ».

El et Yhwh à Jérusalem : Gen 14, Abraham rencontre le prêtre d’El Elyon à Salem (=Jérusalem) : « dans le texte massorétique, ce dieu est identique à Yhwh, ce qui ne semble pas encore être le cas dans le texte hébreu à partir duquel la version grecque a été élaborée. Il est donc possible que ce passage très récent garde encore le souvenir du fait d’une divinité du nom d’El Elyon » (p. 167) dont on dit plus loin (verset 6) que tous les dieux sont des fils d’El Elyon. (p. 169)

Yhwh et la mort : À Ougarit, la Mer et la Mort sont les grands ennemis de Baal. On trouve dans la bible des textes qui présupposent une situation similaire pour Yhwh. (p. 183)

En résumé, « On constate que, dans le royaume de Juda, durant les IXè et VIIIè, Yhwh devint le roi principal, dieu de la dynastie davidique et dieu national de Juda. Il absorba les fonctions du dieu solaire et combina les fonctions de deux types de dieux, El et Baal. Le temple de Jérusalem était le centre de la royauté de Yhwh, bien qu’il existât d’autres sanctuaires Yahwistes et, dans les campagnes surtout, les bâmot. Yhwh affirma aussi, vers la fin du VIIIè, sa supériorité sur le dieu des enfers. On lui offrait aussi, durant des crises militaires, des sacrifices humains. Était-il alors vénéré à Jérusalem d’une manière visible ou invisible ? Et était-il seul dans le temple ? » (p. 185)

La statue de Yhwh en Juda

« Évidemment, aucun texte biblique ne nous raconte l’existence d’une statue de Yhwh dans le temple de Jérusalem ou ailleurs dans le royaume de Juda, contrairement aux taureaux du royaume d’Israël fréquemment critiqués. Cela s’explique par la perspective judéenne et théologique des éditeurs et rédacteurs des livres bibliques qui voulaient suggérer que le culte judéen, « légitime », de Yhwh n’avait jamais comporté de représentations de ce dieu. Or, à y regarder de plus près, il existe cependant un bon nombre d’indices qui rendent plus plausible le fait que l’interdit des représentations de Yhwh ait constitué une innovation et qu’ait bien existé une statue de Yhwh dans le temple de Jérusalem ou ailleurs. » (p. 194)

Le premier indice de cela, c’est l’interdiction même de créer des idoles ou des images (cf Décalogue ou chap 4 du Deutéronome). Mais a posteriori, des passages de la bible expliquent que les malheurs qui surviennent sont les conséquences de la désobéissance à cette interdiction : l’exil et la déportation arriveront justement parce que le peuple a fabriqué une statue divine. (p. 198) « selon cette relecture de l’histoire d’Israël et de Juda dans le chapitre 4 du Deutéronome, la catastrophe de la destruction de Jérusalem et de l’exil par les Babyloniens en 587 est arrivée à cause d’une ou des statues de Yhwh. » (p. 198) et en effet, des textes suggèrent l’existence d’une statue ou de statues de Yhwh dans le royaume de Juda durant l’époque monarchique (p. 208) En outre, une pièce d’argent judéenne représente Yhwh de façon stéréotypée (p. 193) et date du IVè : elle « atteste qu’on pouvait encore au IVè avant notre ère concevoir la possibilité de le représenter. » (p. 210) L’interdit des images s’impose donc et on substitue à la statue de Yhwh sa « gloire » ou un chandelier. « mais la substitution la plus importante fut le rouleau de la Torah qui, par la mise par écrit de la relation entre Yhwh et Israël, rendait visible la parole du dieu désormais invisible. » (p. 211)

Yhwh et son Ashéra

« Il est très plausible que Yhwh ait eu, en Juda, et sans doute aussi en Israël, une déesse qui lui ait été associée. » (p. 213)

« Les origines de la déesse Ashérah sont probablement ouest-sémitiques, même si elle est attestée pour la première fois en Mésopotamie, à l’époque de Hammourabi (XVIIIè s av notre ère). En akkadien et en hittite, elle apparaît comme Asratum, Asiratu et Asirtu. » […] mais la source principale reste au deuxième millénaire les textes ougaritiques, notamment dans le cycle de Baal où elle est présentée comme la mère de tous les deux. (p. 214)

« le mot ashérah apparaît 40 fois dans les textes bibliques, le plus souvent avec l’article, dont 22 fois au pluriel, dont 19 fois au pluriel masculin ! Une invention artificielle des rédacteurs pour éviter toute allusion à la déesse ? (p. 215) Les textes bibliques ne font pas de lien direct entre Ashérah et Yhwh : au contraire, certains textes l’associent plutôt à Baal, alors que les textes ougaritiques en faisaient l’épouse de El. (p. 216)

Kuntillet Ajrud

« Contrairement aux textes bibliques, un lien étroit entre Yhwh et Ashérah est attestée par les inscriptions des sites de Kuntillet Ajrud et Khirbet el-Qom : deux personnages dessinés sous l’inscription Pithos pourraient bien représenter Yhwh (de Samarie) et son Ashérah. (p. 218) « Même si le dossier iconographique ne permet pas de trancher définitivement, les inscriptions ne laissent aucun doute quant à l’existence d’une Ashérah associée à Yhwh. » (p. 220) D’autres traces ont été découvertes (pp. 221-224). « Bien que les rédacteurs bibliques critiquent les rois qui auraient favorisé la vénération d’Ashérah, il fait peu de doute que, jusqu’à la fin du VIIè siècle avant notre ère, ce culte jouait un rôle important. Ashérah était associée à Yhwh, peut-être dans le temple de Jérusalem, via une statue placée à côté de la sienne. » (p. 225)

Il existait en Juda au VIIè un culte de la « Reine du Ciel », d’ailleurs sévèrement critiqué en Jérémie chap 44, v17-18. Il s’agissait peut-être d’une manifestation de la déesse Ashérah. « L’importance des femmes dans le culte d’Ashérah est attestée dans la notice de 2R 23, 6-7 selon laquelle les femmes tissaient dans le temple de Jérusalem des robes pour Ashérah. » (p. 226)

« En résumé, la déesse Ashérah a été associée à Yhwh comme parèdre mais elle était aussi vénérée indépendamment de lui, surtout par les femmes en tant que Reine du Ciel. C’est seulement sous le règne de Josias que Yhwh se retrouve seul, sans son Ashérah. » (p. 228)

De la chute de Samarie à l’ascension de Juda et à la réforme de Josias :

Pour bien comprendre ce qui se passe dans cette période, je vous recommande les deux épisodes de la boule athée, Israël et Juda, Partie 1 et Partie 2.

Qu’en est-il de cette fameuse réforme de Josias ? « Il est vrai que nous n’avons pas de preuves de première main d’une quelconque « réforme josianique », attestant l’existence d’une réorganisation politique ou cultuelle. Il existe cependant un nombre important d’indices qui rendent très plausible le fait que le règne de Josias corresponde à des changements majeurs quant à la vénération de Yhwh. » (p. 259)

La question de la prostitution cultuelle : « selon le verset 7 du chapitre 23, Josias démolit les maisons des « saints » (qedesim) qui se trouvaient dans la maison de Yhwh et où les femmes tissaient des toiles pour Ashérah. Il est assez clair que qades est une expression pour des prostitués masculins et qedesah pour des prostituées féminines. » (p. 263) L’interdiction de la prostitution, mais également du travestissement pour les deux sexes (p. 264) « l’existence de prostitués hommes et femmes dans le temple de Jérusalem est plausible et, s’ils avaient un lien avec Ashérah, il est également compréhensible que Josias ait tenté de les bannir du temple. » (p. 265) « Grande est aussi la vraisemblance historique, dans ce contexte, d’une tentative de centralisation du culte, du pouvoir et des taxes (les sanctuaires géraient aussi des levées d’impôts) à Jérusalem. » (p. 267)

Yhwh est un s’impose et pourrait bien avoir été inspiré des traités de vassalité assyriens. « On peut donc affirmer que la fin du VIIè siècle avant notre ère est le début d’une partie importante de la littérature biblique. Paradoxalement, ce sont les Assyriens, si détestés par les auteurs bibliques, qui ont fourni une grande part des matériaux nécessaires à la construction de cette littérature et qui ont ainsi contribué à forger la nouvelle image de Yhwh. » (p. 275)

Là encore, pour davantage de précision, je vous renvoie à cet épisode de la Boule athée, spécialement consacré aux Assyriens !

Du Dieu un au Dieu unique : les origines du monothéisme biblique au début de l’époque perse

« Après les événements de 597/587, les piliers traditionnels, supportant la cohérence idéologique et politique d’un État monarchique dans le Proche-Orient ancien, s’étaient écroulés. Le roi avait été déporté, le temple détruit et l’intégrité géographique de Juda pulvérisé du fait des déportations et émigrations volontaires. » (p. 282) C’est une véritable crise à laquelle il faut pourtant faire face. Le contexte perse offre une situation plus stable et favorable à la construction d’un nouveau discours. En 539, Cyrus II prend le pouvoir. Il est parfois vu comme un véritable sauveur puisque « permission est donnée aux exilés de retourner dans leur pays, de restaurer et de pratiquer des cultes locaux. » (p. 284) Cependant, tous les exilés ne sont pas pressés par le retour.

Pour analyser les différentes positions qui furent adoptées face à la crise, Th. Römer utilise le modèle développé par le sociologue Armin Steil. (p. 283) [J’en ai fait part sur les réseaux sociaux ici. Une explication dans cet article.

L’équivalent biblique à la position dite du « mandarin » face à la crise est l’École deutéronomiste. Il s’agit de descendants de scribes et haut-fonctionnaires, sans doute ayant œuvré à la réforme de Josias. Ce groupe est obsédé par la fin de la monarchie et tente de reconstruire une histoire en retravaillant les anciens rouleaux de l’époque assyrienne afin de bâtir une histoire cohérente, divisée en différentes périodes : Moïse, la conquête du pays sous Josué, l’époque des Juges, des chefs charismatiques précédant la royauté, l’avènement de la monarchie, l’époque des deux royaumes, l’histoire de Juda depuis la chute de Samarie jusqu’à celle de Jérusalem. (p. 285) Les événements négatifs : schisme du royaume uni (et fantasmé), invasions assyriennes et babyloniennes sont alors présentées comme des conséquences « logiques » de la désobéissance du peuple et de ses chefs à la volonté de Yhwh. (p. 285) C’est un bel exemple de réécriture de l’histoire où Babylone devient un instrument de la volonté divine, Yhwh : cette vision prépare le chemin du monothéisme. « Ainsi, pour les deutéronomistes, Yhwh est certes le dieu qui règne sur tous les peuples, néanmoins, il entretient une relation particulière avec Israël. C’est une manière remarquable de maintenir l’ancienne idée de Yhwh comme dieu national ou tutélaire, tout en affirmant qu’il est le seul vrai dieu. » (p. 288)

Dans la deuxième partie du livre d’Esaïe (cha 40-55), on trouve une attitude plutôt prophétique, à travers une réflexion plus poussée sur le monothéiste, avec une démonstration de l’unicité de Yhwh : « la manifestation de Yhwh en tant que seul Dieu de tous les peuples et de l’univers équivaut à une nouvelle révélation. (p. 289) Il essaie également de résoudre les deux pb du monothéisme : le féminin et le mal. Le féminin est plutôt intégré aux caractéristiques de Yhwh – mais pas toujours. (p. 291) Quant au mal, les textes bibliques donnent des réponses différentes, mais pour le deutéro-Esaïe, c’est Yhwh qui crée le mal. (p. 295)

La troisième attitude, celle du prêtre, serait en tout logique celle adoptée par les prêtres et leur rédaction de ce qu’on appelle, en toute logique, l’écrit sacerdotal : ensemble rédigé soit à Babylone, soit à Jérusalem, au début de l’époque perse. « L’Écrit sacerdotal peut être reconstruit assez facilement, il se compose de textes qui se trouvent aujourd’hui dans le Pentateuque à l’intérieur des livres de la Genèse, de l’Exode et dans la première partie du livre du Lévitique. Pour le milieu sacerdotal, seul compte le temps des origines. » (p. 296) Aux origines du monde et de l’humanité, Yhwh se révèle aux hommes comme elohim. « cela signifie que tous les peuples rendant un culte à un dieu créateur vénèrent, sans le savoir, le dieu qui se manifestera plus tard à Israël sous le nom de Yhwh. » (p. 297) La révélation du nom qui est faite à Moïse est alors un privilège dont Israël ne doit pas « profiter ». Cette représentation suppose également que les voisins immédiats d’Israël sont proches et en relation de parenté : les tribus arabes via Ismaël, les Moabites, Ammonites via Loth, et Édomites via Ésaü. 

Les institutions cultuelles sont données aux Patriarche et à l’Israël avant toute organisation politique : « Ce découplage du culte de Yhwh des institutions politiques et du lien avec le pays prépare en quelque sorte l’idée d’une séparation entre le domaine du religieux et le domaine du politique. » (p. 298)

Les influences perses (pp. 299-303) : « la figure de Satan en tant que membre d’une cour céleste n’est attestée, dans les textes bibliques, qu’à partir de l’époque perse. » (Job par exemple) (p. 301) « Il est fort probable qu’il y a eu des influences perses sur l’élaboration du monothéisme yahwiste dans le contexte du judaïsme naissant, bien que celles-ci ne soient pas toujours si facilement démontrables que ce que d’aucuns prétendent. » (p. 303)

La résistance au monothéisme : la communauté judéenne d’Éléphantine, où l’on trouve mentionnés d’autres dieux. Elle n’est détruite qu’à la fin du Vè et l’on constate qu’un certain polythéisme est accepté jusque-là. (p. 305) [pour en savoir plus, ici] Mais en réalité, le polythéisme ne disparaît pas facilement et n’est même pas compris comme un concept ; le mot est attesté pour la première fois chez Philon d’Alexandrie, au premier siècle de notre ère.

Un monothéisme avant la bible : le terme « monothéisme » « semble être un néologisme du XVIIè pour désigner la religion universelle de l’humanité. Thomas More et d’autres appliquèrent cette notion au christianisme pour le distinguer des autres croyances de l’antiquité et le défendre face à la critique juive selon laquelle le christianisme ne respecterait pas le commandement de l’exclusivité de Dieu. » (p. 305) Parler le monothéisme pour le proto-judaïsme semble être un véritable anachronisme. « On a souvent voulu faire de la révolution d’Akhenaton, bien vite effacée par ses successeurs, l’origine du monothéisme biblique en faisant de Moïse le disciple du pharaon iconoclaste ou en identifiant les deux personnages. Or le monothéisme biblique se manifeste de manière très différente. D’une part, il naît quelque huit siècles plus tard sans qu’aucun fil chronologique ne le relie au précédent. D’autre part, le monothéisme yahwiste ne s’enracine plus dans l’idéologie royale, mais est une réaction à la disparition de la royauté et à l’écroulement de la religion nationale traditionnelle. Il n’existe donc aucune relation de parenté entre les deux monothéismes. Selon l’égyptologue Jan Assmann, il n’y a aucun lien de causalité entre la révolution monothéiste d’Akhenaton et le monothéisme Yahwiste. » (p. 308) En outre, le monothéisme biblique n’est pas une doctrine : « il est pluriel et invite à une réflexion sur la relation difficile entre l’unicité et la diversité. » (p. 309)

L’avènement de la Torah et l’établissement du judaïsme en tant que « religion du livre » : C’est probablement entre 400 et 350 avant notre ère que les écrits sacerdotaux, le livre du deutéronome ainsi que d’autres traditions comme l’histoire de Joseph (Gen 37-50) furent réunis pour former le Pentateuque. » (p. 313) Mais à cette époque, les rouleaux prophétiques et l’histoire de la conquête jusqu’à l’exil babylonien (Josué, Juges, Samuel et Rois) sont exclus : d’une part parce qu’on se méfie des prophètes dont certains appellent la restauration davidique et d’autre part parce que les Samaritains y ont une place trop importante (Samuel et Rois notamment). 

Yhwh, dieu unique, invisible, transcendant et universel : La reconstruction du temple a lieu au début de l’époque perse : l’édification d’une nouvelle statue de Yhwh a sans doute été débattue. (p. 315) En 63 avant notre ère, dans le temple de Jérusalem, Pompée découvre avec stupéfaction qu’il est vide, ce qui paraît une chose inconcevable. » (p. 316)

C’est la traduction du Pentateuque en grec qui a définitivement fait de Yhwh un dieu universel. […] Avec cette traduction, Yhwh plutôt kurios ou theos devient connu par le monde grec et devient définitivement le dieu universel : son culte se répand dans tout le bassin méditerranéen avec l’installation des juifs et des synagogues : il intrigue et attire de nombreux non-juifs. Ainsi Yhwh devient-il un dieu qui dépasse le cadre sémitique, alors que le judaïsme affirme jusqu’à aujourd’hui son lien particulier avec ce dieu. » (p. 317)

Apocalypse cognitive de Gérald BRONNER

[Persée et la Gorgone, par Camille CLAUDEL]

Publié en janvier 2021, un livre passionnant, comme tous les livres de GB, mais un peu plus à mon goût, et je vais tâcher d’expliquer pourquoi ! 

De prime abord, je pourrais me réjouir, victime d’un biais cognitif bien identifié : le biais de confirmation, de n’y lire que des choses qui confortent mes opinions ou intuitions. Cependant, parfois, ça grince !

Oui, le livre commence par un constat que je partage et que je me répète à l’envi tous les jours que… je fais : nous vivons, ici en occident, chauffés, dorlotés, nourris, blanchis et informés, une époque formidable. Peut-être même n’y en aura t-il pas de meilleure ?

Nous avons tout à disposition, et en particulier des moyens extraordinaires pour apprendre. Face à tout ce savoir à notre portée, les croyances devraient reculer, voire disparaître. (p. 15-16) Or qu’en est-il ? Et bien GB m’assène une fois de plus ce coup dur : ce n’est pas le cas. Oui, m’assène car à chaque fois, je prends un coup sur la tête tellement j’ai de mal à y… croire. (p. 17)

Mais je ne suis pas la seule ! D’autres se sont trompés avant moi. Raymond Boudon, par exemple : « Il reconnaissait évidemment que les opinions collectives pouvaient s’égarer (il en fit l’un des sujets principaux de son œuvre) tout en affirmant, dans la lignée de Tocqueville, que, sur le temps long de l’histoire, ce sont les idées favorables au bien commun qui finissent par s’imposer. » (p. 18)

À l’évidence, pour le moment, nous ne pourrions pas lui donner raison. (Dans quelques siècles peut-être ?) Or ce fait est rendu d’autant plus incroyable que nous bénéficions comme jamais auparavant d’une extraordinaire et inattendue libération de temps de cerveau disponible ! Ce qui nous place dans une situation jusqu’alors inconnue.

« La situation inédite dont nous sommes les témoins est donc celle de la rencontre de notre cerveau ancestral avec la concurrence généralisée des objets de contemplation mentale, associée à une libération inconnue jusqu’alors du temps de cerveau disponible. » (p. 21)

Alors, ce temps de cerveau libéré, qu’en faisons-nous ? 

Le livre de Bronner commence, comme de juste, par s’assurer de l’existence de la dent d’or – le temps de cerveau disponible aujourd’hui plus vaste – avant de se poser des questions. Constatons avec lui :

L’espérance de vie est en hausse, le travail des enfants en baisse. Si Keynes imaginait un monde à 3H de travail quotidien (p. 30) – c’est pas pour tout de suite, Jancovici nous a bien calculé tout de même le temps faramineux que nous gagnons grâce aux machines qui se nourrissent d’énergie fossile. (p. 32) 

« Chaque français bénéficierait de l’équivalent de près de quatre cents esclaves énergétiques tandis qu’en moyenne, chaque humain aurait l’équivalent deux cents de ces esclaves à son service ! » (p. 32)

Quelques statistiques : « Aujourd’hui, en France, le temps de travail représente 11% du temps éveillé sur tout une vie alors qu’il représentait 48% de ce temps en 1800 ! » (p. 31 )

Un peu d’histoire : Homo sapiens se développe il y a 300 000 ans. (p. 34) Sa population commence à croître sérieusement il y a 40 000 ans. (p. 35) La révolution néolithique il y a 10 000 ans, se solde par la sédentarisation et les débuts de l’agriculture. (p. 35) La conception animiste du monde laisse peu à peu la place à autre chose, au monothéisme, puis à la science.

L’un des premiers à désenchanter le monde, c’est Thalès (p. 38) : le comment l’emporte sur le pourquoi ! Et c’est le début de l’évidemment ontologique du monde, d’après l’expression de GB.

« L’évidemment ontologique du monde – c’est-à-dire le fait de substituer de simples mécanismes à des entités pensantes dans l’explication des phénomènes – a été un processus lent mais assez traumatisant pour l’humanité. » (p. 43)

[tout le monde n’a pas l’air bien bien traumatisé cela dit]

Les machines et la technique nous accompagnent de tout temps. Au Ier siècle de notre ère, Héron d’Alexandrie usait de ruses pour bluffer son public… et la suite, nous la connaissons, jusqu’à ce jour mémorable, le 11 mai 97, où la machine Deep Blue bat le champion d’échec Kasparov (p. 49). Et aujourd’hui, nous possédons presque tous ce minuscule ordinateur surpuissant dans nos mains, nos poches, sans cesse avec nous.

Ces capacités de calculs et d’anticipation mais également le stockage et l’archivage des informations, tout cela constitue ce qu’on peut considérer comme une externalisation de nos activités cognitives (p. 55), même si les machines ont elles aussi des limites (p. 61)

Donc : « Sur le long cours de l’histoire humaine, toutes les données convergent donc vers ce fait : il y a de plus en plus de temps de cerveau disponible. » (p. 62)

Quelques chiffres encore : 

Nous passons en moyenne 11h45 par jour au sommeil, à la toilette et aux repas !

Nous bénéficions de 5h de liberté mentale par jour, soit une augmentation de 35 mn entre 86 et 2010, 5 fois plus qu’en 1900 et huit fois plus qu’en 1800. Aujourd’hui, il représente 17 ans, soit près d’un tiers de notre temps éveillé. (p. 64)

Une évolution lente :

Alcuin et Charlemagne

Figurez-vous que sous Charlemagne, Alcuin (p.68) a tâché de simplifier notre écriture. Peu à peu l’éducation est devenue une façon primordiale d’occuper le temps de cerveau disponible (p. 69) La scolarisation a effectivement augmenté (p. 71-72)

Le temps de sommeil a diminué… Entre 86 et 2010, les Français ont passé en moyenne 23 mn de moins par jour dans leur lit, soit 8h30 alors qu’ils y passaient 9 heures au début du XXè. (p. 72)

Pire, l’insomnie touche de plus en plus de monde, enfants compris. (p. 73) or un enfant de 5 ans a besoin de dormir 11h, un ado a besoin de dormir 9h… alors que 48% d’entre eux ne dorment moins de 7h. (p. 74) : les écrans tiennent éveillés. 

Mais le lien social, la nécessité d’être populaire, tout cela est facilité et objectivé par les réseaux sociaux le numériques : il est très difficile d’y résister pour nos jeunes (p. 75) sous peine d’être exclu du groupe. Même la nuit…

Les ado passent 6h30 en moyenne sur leurs écrans, temps divisé ainsi : 43% en télévision, 22% jeux vidéos, 24% médias sociaux, 11% pour parcourir internet. (p. 81)

Les smombies (smartphone et zombies) se mettent en danger tout autant qu’ils mettent en danger leur entourage en ne faisant pas attention à l’entourage.

Et oui, tout ce temps disponible semble happé par les écrans… au point de mettre en échec les stratégies commerciales qui tentent d’attirer notre attention : nous sommes rivés sur nos écrans. (p. 78)

En 2010 déjà l’INSEE soulignait qu’en France, la moitié du temps mental disponible (c’est-à-dire, rappelons-le : le temps qui n’est consacré ni aux besoins physiologiques, ni au travail, ni aux tâches domestiques, ni au transport) était capté par les écrans. Le terme « écran » désigne indifféremment la télévision, les ordinateurs ou les téléphones. » (p. 79)

Cependant, « Mettre en accusation les écrans, c’est en définitive lâcher la proie pour l’ombre car ils ne sont que les médiateurs de la rencontre entre l’hypermodernité du marché cognitif et le très ancestral fonctionnement de notre cerveau. Il s’agit d’une fenêtre ouverte sur ce qui ressemble à un champ de bataille où se joue une partie de notre destin collectif, mais selon quelle logique ? » (p. 86)

Un « effet cocktail » mondial

On peut le définir comme la focalisation subite de notre attention sur un phénomène malgré un brouhaha, une confusion globale environnante, comme lors d’un cocktail. Du fait de l’augmentation vertigineuse des informations, c’est un effet très recherché.

Tandis qu’« au XVIIIè, les gens parlaient très peu, avaient très peu de sollicitations de l’extérieur : entendre de la musique ou voir de la peinture leur arrivait dans des conditions relativement exceptionnelles. » (Bernard Stiegler) « Par contraste, que l’on songe un instant : nous avons produit plus d’informations sur la Terre entière au début des années 2000, c’est-à-dire au début de la dérégulation massive du marché de l’information, que depuis l’invention de l’imprimerie par Gutemberg. Et en ce début de XXIè siècle, le phénomène s’est encore vertigineusement accéléré. Depuis 2013, la masse d’informations disponibles double tous les deux ans. » (p. 96)

Cacher ce sein… la parenthèse sexy de Bronner !

Chaque article de ce livre passionnant et agréable commence par une véritable accroche. C’est ainsi que je découvre qui est Beate Uhse-Köstlin : La première femme pilote et cascadeuse à la fin des années 30 ; qui invente et ouvre des sex shop ! Son entreprise fut très florissante. La demande sexuelle est très importante. Et bien, Beate Uhse a déposé le bilan en 2017. « Ce n’est pas que la demande d’images de sexualité a baissé ; au contraire, elle a trouvé un nouvel outil de fluidification entre la demande et l’offre, l’arme parfaite : internet. » (p. 103)

La peur au ventre

Mais il n’y a pas que le sexe dans la vie… il y a aussi le danger !

La peur du danger semblerait faire réagir et retenir notre attention. « Pourquoi l’esprit humain est-il ainsi conformé ? c’est une question complexe, qui autorise plusieurs hypothèses. Les défenseurs de la psychologie évolutionniste défendent à ce sujet une forme d’innéisme décomplexé, considérant que la façon dont notre esprit fonctionne est la conséquence de la sélection naturelle. Ce qui nous apparaît aujourd’hui comme de fâcheuses erreurs de raisonnement a eu, selon eux, une fonctionnalité pour nos ancêtres préhistoriques. » (p. 108) Mais aujourd’hui ? Il n’y a plus de lion à chaque coin de forêt ? Et bien : « Aussi longtemps que ces séquelles du passé ne constituent pas des obstacles à la reproduction et à la sauvegarde de l’espèce, il n’y a pas de raisons qu’elles disparaissent. Les mécanismes de la nature conservent en nous bien des choses qui n’ont pas toujours leur utilité. C’est le cas si connu de notre appendice. » (p. 109)

L’espèce humaine est sensible aux alarmes. L’histoire d’homo sapiens a commencé il y a 2,7 millions d’années ; cela nous a sans doute modelés, malgré les quelques millénaires de relative sécurité que nous connaissons. (p. 111) « La peur s’est donc emparée d’une partie de ce précieux trésor qu’est notre disponibilité mentale. Elle nous tient au ventre et plonge notre esprit dans des ensembles de données partielles et trompeuses qui font de nous des hypocondriaques permanents et nous font regarder vers l’avenir avec, comme seul horizon parfois, la terreur et la crainte d’une fin du monde prochaine. » […] « attirer l’attention des individus sur la question des risques ou sur le simple fait qu’ils sont mortels a tendance à accroître leur intérêt pour des idées autoritaires. » (p. 123) Mais nous y reviendrons !

La peur nous attire comme un aimant ? Connaissez-vous les selficides ?

« Ces dix dernières années, près de 300 personnes sont mortes par « selficides ». C’est le terme désignant les individus qui ont payé de leur vie le fait d’avoir voulu prendre une photo d’eux-mêmes trop près » d’un danger… […] « Le développement de la photographie nous a permis de démultiplier notre image. Qu’on y songe : il se prenait moins d’un milliard de photographies par an en 1930 alors qu’on en compte aujourd’hui, chaque année près de 1000 milliards ! » (p. 166) Ce phénomène « dévoile le difficile chemin entre la volonté d’être différents de nos congénères mais pas au point de ne pas être intégrés parmi eux, comme le montrent tous les phénomènes de mode. Nous voulons sans cesse nous distinguer des autres mais nous cherchons pour cela leur approbation. » (p. 170)

Approbation d’autrui mais goût de la polémique, et nous ne saurions le nier encore moins aujourd’hui qu’hier. (p. 127) « [la conflictualité] nous intéresse au sens anthropologique, c’est-à-dire qu’elle révèle un trait constant de la nature humaine. » (p. 128) « Que les réseaux sociaux facilitent ce climat agonistique n’est pas surprenant. Dans la vie ordinaire, la proximité spatiale entre les individus les enjoint souvent à éviter d’utiliser l’insulte ou l’invective. » (p. 133)

un clash inintéressant autour d’un sujet creux monté en épingle, par exemple

En outre, les réseaux sociaux rendent malheureux. « Une recherche portant sur 1500 jeunes de quatorze à vingt-quatre ans, au Royaume-Uni, a montré que la plateforme de partage photographique générait plus de malaise et de sentiment négatif que tous les autres réseaux sociaux. Pire, elle accroît les symptômes d’orthorexie névrotique – la tendance pathologique à vouloir ne consommer que des aliments sains. » (p. 172)

(private joke 😉 )

C’est un peu horrible, mais notre bonheur croît dans le malheur d’autrui, par comparaison. « Cette comparaison s’insinue même jusque dans la vie conjugale puisque plus une femme gagne bien sa vie, moins son conjoint est satisfait de son propre travail. » (p. 174)

(cette simple information, relayée sur mon mur facebook, a généré un torrent de commentaires polémiques… à ma grande surprise)

« Lorsque, d’une façon ou d’une autre, la métrique des réseaux sociaux indique l’intérêt positif que vous prêtent les autres, vous bénéficiez d’une décharge dopaminergique qui ressemble à une forme de bonheur. À l’inverse, si vous subissez une forme de misère attentionnelle, votre système de récompense psychique est en berne, surtout si vous vous comparez aux autres. » (p. 189)

Un peu de chimie… on peut distinguer la recherche du plaisir de la recherche du bonheur. « Si le premier dépend directement de la production de dopamine, le second dépend, lui, de la sérotonine, qui crée une sensation plus durable. Or, la recherche du plaisir s’oppose bien souvent à celle du bonheur, y compris en termes chimiques. En effet, explique [Robert] Lustig [neuroendocrinologue, auteur de The Hacking of the American Mind], la dopamine est un neurotransmetteur qui excite le neurone. Il se trouve que les neurones voient leur niveau d’excitabilité s’élever à mesure qu’ils sont excités. Pour obtenir le même effet, il en faudra toujours plus ; cela décrit exactement ce qui se produit dans les phénomènes d’addiction. Le professeur de l’université de Californie souligne que ce processus décrit le rapport que nous pouvons avoir à l’alcool, aussi bien qu’au sexe ou aux réseaux sociaux. » (p. 198)

« nos circuits de récompense à court terme peuvent rapidement prendre possession de notre esprit. Le terme est un peu fort mais il a une traduction physiologique très concrète : la production de dopamine accompagnant la jouissance à court terme a tendance à donner un avantage décisif aux régions postérieures du cerveau (comme l’amygdale ou l’hippocampe) plutôt qu’au cortex préfrontal qui régit les préférences de long terme et lutte contre certaines de nos intempérances. » (p. 197)

Une petite pause presque à mi-chemin du livre nous propose de réfléchir au titre : APOCALYPSE !

Le titre du livre de Bronner, quel petit coquin !!! il se gausse des incultes et prend au piège les superficiels si toutefois vous aviez cru que « Apocalypse » est pris ici au sens (très récent) de catastrophe… car en réalité, Jean de Patmos écrit son « apocalyspe », c’est-à-dire sa « révélation ». Fin du monde ? Destruction cognitive ? Non… « le monde contemporain, tel qu’il se dévoile par la dérégulation du marché cognitif, offre une révélation fondamentale – c’est-à-dire une apocalypsis – pour comprendre notre situation et ce qu’il risque de nous arriver. » (p. 191)

Ainsi donc, il vous fallait lire près de 200 pages pour ne pas commettre de bévue. Au passage, le saviez-vous ? 59% des personnes qui partagent des articles sur les réseaux sociaux n’ont lu que les titres et rien de leurs contenus (p. 191) !

Et pourquoi donc ? À cause des fameux titres plus alléchants que leur contenu ! C’est par ce phénomène que nous pouvons éditorialiser le monde, selon l’expression de GB. 

Attirer le monde sur certains phénomènes, les mettre en lumière plutôt que d’autres ! Nous savions que les mauvaises nouvelles semblent retenir davantage l’attention des gens, et bien les énoncés faux également. Jefferson disait « Seule l’erreur a besoin du soutien du gouvernement. La vérité peut se débrouiller toute seule. » (p. 216) eh bien, Jefferson se trompait. Après un test comparatif avec des robots, il semblerait même que les humains diffusent plus largement le faux que les robots. « C’est par l’entremise des humains que le faux contamine notre monde. Les fausses informations vont six fois plus vite et sont plus partagées et repartagées que les vraies informations. »

[Ce qui me semble fort curieux : ont-elles le pouvoir de plaire davantage du fait de leur fausseté ? ou serait-ce leur emballage ? Ou justement le côté déballage ? Quelle différence entre une vraie et une fausse information, dans son apparence, qui pourrait expliquer cette différence de traitement ? J’aimerais davantage d’explication à ce sujet.]

Pour finir, dans l’étude de Solomon Ash, deux groupes d’individus reçoivent la description d’une même personnalité :

1) Steve est intelligent, travailleur, sanguin, critique, têtu et envieux.

2) Steve est envieux, têtu, critique, sanguin, travailleur et intelligent.

Les sujets de l’expérience dans le premier cas ont une meilleure opinion de Steve que dans le second cas. « L’ordre dans lequel étaient placés les adjectifs avait donc une influence sur la représentation que les sujets de l’expérience se faisaient de Steve. » (p. 227)

Et enfin des questions politiques que je trouve absolument passionnantes ! 

A propos de Méduse, horrifié, que faire de ses résultats ? … 3 axes :

La misanthropie, on peut l’analyser comme le résultat d’une déception : « c’est pour avoir initialement trop espéré des hommes que l’on peut être conduit à les détester inconditionnellement. C’est donc une anthropologie naïvement optimiste qui conduit à une autre, exagérément pessimiste. » (p. 234)

[et je souscris complètement à cette définition de la misanthropie ; il en va de même pour les gens qui ont toujours peur de dire des bêtises ou d’être ridicule. Un trop grand amour de soi ?]

Ou bien l’on considère que c’est bien fait pour eux ! « Pour établir cette interprétation, ceux que nous nommerons les néo-populistes, qu’ils se trouvent à la gauche ou à la droite de l’échiquier politique, usent de l’argumentum ad populum, c’est-à-dire du sophisme du peuple. » (p. 235)

Certains pensent aussi que si l’homme en est là, c’est à cause de la culture : « il s’agirait donc d’agir sur le contexte social, éventuellement d’abolir ce qu’ils nomment le néolibéralisme, pour qu’enfin naisse l’homme nouveau ou véritable, selon les versions. » (p. 235)

« Comme le précise Wiktor Stoczkowski, ces théories « s’interrogent sur les imperfections de la chose humaine et essaient de déterminer si ces imperfections sont ontologiques, inévitables, inscrites dans la nature des choses, ou si elles ne sont que des accidents de l’histoire. » (2011, p. 149) » (p. 236)

Les trois axes s’appuient sur une anthropologie implicite. La première conduit à l’isolement. Les deux suivantes sont intéressantes sur le plan politique. Si l’on considère que l’homme est dénaturé par le social, on conserve alors l’espoir que l’on peut tout changer. « La radicalisation de cet espoir se trouve ordinairement dans les théories qui font de toute chose l’effet d’une construction sociale. Ces modèles intellectuels impriment au monde toute la malléabilité politique désirée. Cependant le prix à payer est une certaine cécité à l’existence des invariants de notre espèce et en particulier de ceux qui ressortent de notre cognition. » (p. 237)

Or que sommes-nous ? C’est confirmé… nous regardons principalement des trucs nuls à la télé par exemple… Quelle déception de l’apprendre ! Nous pourrions croire que la nature était bien faite et que nous avons été pervertis, et d’ailleurs, certains le croient, mais « cette impression résulte précisément de ce que les êtres vivants paraissent si bien adaptés à leur environnement. Le problème est que nous ne voyons que les succès de la nature sans voir la masse de ses insuccès. L’échelle de temps qui constitue notre expérience directe n’est pas en mesure de nous faire prendre conscience que 99% des espèces qui ont existé un jour ont disparu aujourd’hui. » (p. 249)

C’est la faute de la société…? Qui dit ça ?

Max Horkheimer et Theodor Adorno, in « la production industrielle des biens culturels » (1974) : les individus seraient des êtres hétéronomes, modelés par l’environnement informatif que la société industrielle et capitaliste leur fait subir. » (p. 264) Si, dans un premier temps, la logique marchande a émancipé les individus des tutelles religieuses et des rangs sociaux illégitimes, elle a ensuite servi de moyen d’oppression masquant la nature réelle des rapports sociaux. C’est du moins la thèse défendue par Karl Marx et Friedrich Engels dans l’Idéologie allemande : « les croyances auxquelles nous adhérons sont déterminées par un mécanisme d’assimilation de l’idéologie dominante, elle-même issue des rapports de classe. Ces croyances ont donc pour conséquence directe de servir l’intérêt de la classe dominante. » (p. 265) … et donc selon des mécanismes obscurs, les foules seraient trahies et dépossédées d’elles-mêmes. Noam Chomsky et Edward Herman dans La fabrique du consentement. De la propagande médiatique en démocratie (1988-2009) semblent avoir défendu la même hypothèse. Paradoxe amusant : ils dénoncent la censure des voix dissidentes en démocratie et anticipe l’objection qu’on pourrait leur faire, à savoir qu’ils ont bien réussi à publier ce livre tout de même, en notant que « le système s’accommode parfaitement d’un certain degré de dissidence ». (p. 269)

GB analyse ensuite les arguments du livre en les battant en brèche. Il chagrine ensuite les adorateurs d’un Rousseau pris au pied de la lettre qui penseraient que l’homme est perverti par la civilisation en avançant des preuves anthropologiques et archéologiques que nos ancêtres étaient probablement fort violents. Il n’y a pas de bon sauvage ou de paradis perdu. Des expériences communautaires, comme la Colonia Cécilia, furent tentées mais n’aboutirent qu’à un échec patenté. (p. 284)

« Les anarchistes ont conçu toutes sortes de pédagogies alternatives censées préserver les capacités libertaires des enfants face aux assauts du contexte social dénaturant. Il fallait faire l’homme nouveau avant de faire la société nouvelle, et ce furent La Ruche de Sébastien Faure, l’orphelinat de Cempius de Paul Robin, ou encore l’école moderne fondée en Espagne par Francisco Ferrer, qui explorèrent, parallèlement à ces tentatives d’utopie, la possibilité d’éduquer autrement. On trouve dans ces expérimentations des principes remarquables comme l’égalité dans l’éducation quel que soit le sexe ou l’origine sociale, et d’autres sans doute plus discutables, mais on peut s’accorder sur le fait qu’aucune femme ou homme nouveau n’est né de ces belles tentatives. » (p. 285)

[Là, je reste sur ma faim car comment a-t-on pu prouver la non-existence d’homme nouveau ? Et qu’est-ce qu’un homme nouveau ? Qui sont les gens sortis de ces écoles ? Qu’ont-ils fait ? J’aimerais beaucoup avoir cette info… !]

« Il ne peut y avoir de projet d’éducation libertaire qui ne tienne compte de l’existence des grands invariants qui nous caractérisent. Ne pas le faire, c’est conduire les entreprises collectives vers des formes de tyrannie, même lorsqu’on est animé des meilleures intentions. Ce n’est pas tant que ces traits invariants soient des fatalités mais ils ne peuvent tout simplement pas disparaître parce que nous les trouvons indésirables. » (p. 285)

Quel ironique GB qui nomme sa conclusion « La lutte finale » !

Que faire ? « Une stupéfiante étude, publiée dans la revue Science en 2014, a montré que les individus préféraient s’administrer des chocs électriques plutôt que d’être contraints de supporter un moment de silence (de 6 à 15 minutes) qu’ils auraient pu consacrer simplement à réfléchir. Dans ces conditions, on comprend mieux l’attraction qu’exercent ces outils que sont nos téléphones, tablettes et ordinateurs, qui offrent à tout moment le sentiment artificieux d’un événement possible. » (p. 339)

Des pistes de solution ?

« face à la mondialisation et à la célérité des problèmes que nous rencontrons, la coordination internationale est plus que jamais nécessaire. Je ne sais si cette coordination pourra prendre la forme d’une institution ayant plus de pouvoir ou relever d’une autre forme d’ingénierie de la décision collective qui n’a pas encore été pensée, mais nul doute que, s’il existe une solution possible, elle se trouve lovée dans notre capital attentionnel. » (p. 357) Car la menace civilisationnelle existe bel et bien et se profile sans aucun doute à l’horizon de notre espèce !

Dieu de la Bible, Dieu du Coran

Thomas Römer & Jacqueline Chabbi

Ce livre ne propose pas un dialogue entre les deux chercheurs, encore moins entre les deux dieux, mais plutôt un bref état des lieux de la recherche, d’abord pour ce qui concerne le dieu de la Bible (partie I – Thomas Römer, TR), ensuite pour ce qui regarde le dieu du Coran (partie II – Jacqueline Chabbi, JC) ; il aboutit à un dialogue entre Thomas Römer et Jacqueline Chabbi en guise d’épilogue (Partie III)

Ce livre fournit des éléments de profondeur nécessaires à la compréhension des origines des religions juive, chrétienne et musulmane ; il met en garde contre les anachronismes : « quand nous parlons aujourd’hui, par commodité, de « monothéisme » pour désigner le judaïsme et l’islam, nous « écrasons » en effet des différences considérables quant à la fabrication ou à l’invention de Yahvé ou d’Allah -, quant à leur « apparition » dans des environnements politiques, sociaux, culturels… extraordinairement différents. » (p. 8) Alors, parle-t-on du même dieu ?

Partie I. Dieu de la Bible

1. Nom de dieu 

Stèle de Mesha, commémorant la victoire du roi de Moab sur Israël (IXè s avJC)

L’unité ou l’unicité divine est une notion assez récente : le texte de la bible garde des traces nombreuses de changements de la compréhension de ce dieu. Yahvé est le nom propre du dieu d’Israël, dont la forme brève est Yahou. Yahvé est attestée pour la première fois sur la stèle de Mesha, vers la fin du IXè ; mais on trouve aussi Élohim, Eloa, El Shaddaï, ou encore tout simplement El. (p. 14) Comme on le verra plus loin, Yahvé est parfois considéré comme le fils de El. Par la suite, les rédacteurs bibliques l’associent et l’assimilent à Yahvé : « Dans la Genèse, Abraham et Jacob invoquent à plusieurs endroits le dieu El sous différents noms (El Roï, El Olam, El le dieu d’Israël). Pour les rédacteurs de ces textes, il était évident que ce El était identique à Yahvé. » (p. 27) « Quand il est question des origines de l’humanité, le code sacerdotal utilise toujours le mot Elohim. Quand il s’agit d’Abraham et de sa descendance, il emploie El Shaddaï (le « dieu des champs ») et c’est seulement à partir de Moïse, en Exode, 6 ; que Yahvé se présente comme tel : « Ani Yhwh », « c’est moi Yahvé ». Il ne s’était pas fait connaître auparavant sous ce nom. » (p. 28)

Yahvé, un dieu unique ? « L’idée d’un seul Yahvé, à savoir celui de Jérusalem, se met en place vers la fin du VIème siècle (vers 622 av JC), sous le roi Josias, qui régnait alors à Jérusalem. C’est dans ce contexte qu’on va décréter Yahwe ehad, « Yahvé est Un », ce qui n’est pourtant pas encore le « Dieu unique ». Il est « un », cela veut dire que le « Yahvé de Jérusalem » sera dorénavant le seul dieu acceptable, et accepté. » (p. 15) Les sciences des religions parleraient plus volontiers de monolâtrie ou d’hénothéisme que de monothéisme. (p. 15)

Après la destruction du temple et certainement, l’enlèvement ou la destruction des statues de Yahvé, les prêtres ont développé le discours selon lequel une statue ne peut pas représenter le vrai dieu. (p. 18)

« la destruction de Samarie, et du royaume du Nord, « Israël », en 722, a entraîné une série de déplacements de ses habitants vers Jérusalem. La ville est alors devenue une « vraie » capitale, toutes proportions gardées, la comparaison avec les autres capitales de la région étant exclue. » (p. 19) La ville de Jérusalem devient légitime.

Jérusalem s’agrandit entre VIIIème et le VIIème et compte alors 5 à 10 mille habitants. C’est à ce moment que Josias consulte la prophétesse Houlda qui habite les « nouveaux quartiers », nous précise la Bible. On peut donc supposer que la ville s’est en effet agrandit. Josias entame alors des réformes : Dieu est un ! Mais sans doute est-ce faire de nécessité vertu. Jérusalem devient importante et il n’y a plus d’autre ville pour « porter » Yahvé.

C’est alors que les traditions du nord sont intégrées au corpus, celle d’Israël, comme la légende Jacob : « Abraham, Isaac et Jacob ne se sont pas trouvés depuis toujours dans une même généalogie. Celle-ci a été fabriquée au VIème quand on a voulu rassembler les différents récits d’origine. Il y a un certain consensus dans la recherche pour dire que l’histoire de Jacob est la plus ancienne et qu’elle a d’abord été transmise dans les sanctuaires du Nord, comme le montre notamment son lien très fort avec celui de Béthel. » (p. 23)

Israël vient du nord ; cependant, au moment de sa destruction, son nom devient le plus idéologique, le plus théologique, celui qui désigne le « vrai peuple » de Yahvé.

Le rôle des Assyriens ? Non seulement ils ont détruit Israël – ce qui a eu pour conséquence le renforcement de Juda et Jérusalem et sa croissance démographique – mais ils ont participé indirectement à l’écriture de la bible, notamment avec les traités de vassalité. Ajoutons à cela qu’une rivalité avec le dieu babylonien Marduk, comme il y en aura plus tard entre Ahura Mazda et Yahvé, a fortement influencé les rédacteurs de la bible. (p. 32)

Une différence notable néanmoins avec le reste du Proche-Orient : c’est le dieu Soleil qui transmet la loi au roi Hammourabi pour qu’il la fasse respecter ; dans le texte biblique, cela se passe autrement : aucun roi ne reçoit la moindre loi, mais tous les rois sont jugés par rapport à leur fidélité ou leur infidélité à la Torah. (p. 41) C’est ainsi que le politique est séparé du religieux dans le judaïsme. 

2. Bible et histoire

Moïse ne connaissait pas le nom de Yahvé. « L’histoire des Patriarches conserve des souvenirs de tribus dont certaines ne vénéraient peut-être pas Yahvé mais El Shaddai ou El. Dans la grande narration du Pentateuque, l’histoire des Patriarches est en effet présentée comme une étape avant la révélation yahviste. » (p. 66)

Moïse, est-il le fondateur du Judaïsme ? Dans la Bible, l’alliance est conçue dans une mise en scène extraordinaire. Cependant, ce personnage a t-il existé ? De même pour Abraham et Isaac, ont-ils existé ? D’après TR, il n’est pas impossible que leur légende ait été inspirée par un ou plusieurs personnages réels. Mais nous savons que l’histoire de Moïse, par exemple, telle qu’elle est racontée dans la Bible, s’inspire de plusieurs récits. Nous avons également des indices qu’il s’agit bien d’histoires inventées. On nous raconte par exemple qu’Abraham quitte Ur avec ses chameaux, autour de 2000 ou 1750. Or à cette époque, il n’y avait pas chameau (p. 53) ou du moins, ils n’étaient pas domestiqués. De même, la légende veut qu’Abraham quitte Ur pour la terre promise dans le but de montrer aux lecteurs croyants qu’ils peuvent et doivent quitter Babylone pour rejoindre Jérusalem. « C’est une invention du milieu sacerdotal qui se trouvait aussi parmi les déportés et qui, au début de l’époque perse, voulait encourager les exilés à retourner à Jérusalem et en Judée : si Abraham a fait un si long chemin, nous pouvons nous aussi le faire, semble être leur message. » (p. 72)

Il en va de même pour les premiers rois – Saul, David, Salomon : aucune trace. « Nous avons des traces archéologiques de la période qui précède Saul et David. À Meggido, à Hazor, on peut admirer de magnifiques constructions qui précèdent l’époque de la monarchie israélienne. Elles prouvent qu’il y avait dans cette région des cités-États d’une certaine importance, plus ou moins contrôlées par les Égyptiens. Il s’agissait d’entités politiques, mais faut-il aller jusqu’à parler de « royaumes » ? C’est très difficile à déterminer. (p. 61) En fait « toute la chronologie de la narration biblique, depuis les Patriarches (Abraham et ses successeurs) jusqu’aux premiers rois d’Israël, est fictive. En réalité, il n’y a pas eu d’époque de la conquête : on sait par l’archéologie qu’elle n’a pas existé. » (p. 70) « La naissance d’Israël en Canaan est à comprendre comme un regroupement autochtone, et non comme issus d’apports de populations extérieures. » (p. 73)

L’installation du peuple Hébreu en Canaan telle qu’elle est racontée dans le livre de Josué est tout simplement invraisemblable. « Contrairement aux tribus réelles (même partiellement connues) les douze tribus d’Israël, descendantes des douze fils de Jacob représentent une construction littéraire. » (p. 63) Certains textes mentionnent un ‘am Yahvé : un « peuple de Yahvé » ; am désigne à l’origine un clan, une relation de parenté, et non un peuple ou une nation. » Le « Israël » mentionné sur la stèle du pharaon Merneptah est une sorte de confédération de tels clans ou tribus qui, à un moment donné, a adopté ce dieu Yahvé. D’ailleurs, le nom « Israël » est plus ancien que celui de Yahvé. On peut le déduire d’une simple réflexion étymologique : dans Israël, on retrouve le nom divin El et non pas le nom de Yahvé. Israël signifie donc « que El gouverne ». Un texte archaïque intégré dans le Deutéronome (chapitre 33) parle d’une réunion du « clan » de Yahvé » avec les chefs d’Israël. On a l’impression que ce texte garde un souvenir d’une fédération entre les clans d’Israël et un clan appelé ‘am Yahvé, et que cette nouvelle fédération a adopté le dieu Yahvé tout en gardant le nom d’Israël. » (p. 63) Il y avait plusieurs clans (p. 67)

Comment présenter cette histoire d’élection du peuple juif ? Au départ, on parle du peuple de Yahvé. « Mais cela n’a rien d’étonnant : chaque dieu tutélaire a « son » peuple, sur lequel il est censé veiller. Le concept de l’élection ou d’un choix divin surgit seulement au moment où on affirme que Yahvé est le seul dieu qui gouverne les destins de tous les peuples. Comment alors expliquer que le dieu unique ait une relation spéciale avec un seul peuple, Israël ? C’est là qu’intervient l’idée de l’élection. » (p. 68)

À l’origine de Yahvé, il y a un dieu désertique. Il serait lié à la montagne, plutôt au territoire Edomite, à trois jours à l’est du delta égyptien. « Il reste donc des réminiscences selon lesquelles Yahvé vient du Sud et qu’il était sans doute vénéré par plusieurs tribus qui se sont regroupées en tant que ‘am Yahvé. Elles l’ont amené ensuite vers la confédération d’Israël, qui l’a adopté comme dieu tutélaire. Au départ, il n’est donc pas du tout un dieu national, mais il le deviendra par la suite. » (p. 64)

3. L’écriture de la Bible

Dès la seconde partie du IXème (850-800), il existe une certaine capacité d’écrire dans l’Israël ancien : 5 à 10% de la population était concernée, pas plus. (p. 79) C’était une écriture consonantique ; les biblistes parlent de « paléohébraïques » ou d’ « écriture phénicienne ». « L’attestation la plus ancienne d’un alphabet consonantique vient d’Ougarit (vers 1400 avant notre ère). » (p. 80) « Les écrits qui deviennent des écrits bibliques sont d’abord le travail, au moins pour la plupart d’entre eux, d’un petit groupe de scribes ou de prêtres (qui savaient aussi lire et écrire). » (p. 83) Il n’y a jamais d’auteur et de JE, sauf peut-être dans le livre du Qohélet (l’Ecclésiaste), texte de l’époque hellénistique, du IIIème ou du IIème s av jc. (p. 83)

Jusque-là, les histoires se construisaient et se transmettaient oralement. Or les traditions orales se transforment constamment. « Transmettre, c’était aussi transformer, actualiser, supprimer, parfois tout simplement parce que le contenu ne plaisait pas ou ne convenait plus. Dans la Bible, le processus de réécriture a pu durer très longtemps, et il a concerné tous les écrits. L’histoire de la réforme du roi Josias par exemple a été écrite pour la première fois au VIIèmesiècle mais a été transformée à plusieurs reprises après la destruction du Temple. » [en 586 avJC par Nabuchodonosor) (p. 85)

La mise par écrit s’explique par la diaspora. « Il est probable qu’elle serve aussi à légitimer la récupération « yahviste » de sanctuaires qui étaient dédiés au dieu El, comme ceux de Béthel et de Penouel (dont les noms signifient « Maison de El » et « Face de El »). (p. 91) Elle va également fixer une certaine transformation ou réécriture de l’histoire : « On explique une défaite avec les actes condamnables commis par tel ou tel roi « mauvais » aux yeux de Yahvé. » (p. 93) Ainsi, Manassé est peint comme un mauvais roi alors que son règne de plus de 40 ans fut pacifique et profitable à la population ; à l’inverse, Ézéchias dont l’histoire nous dit que les actions politiques ont été catastrophiques, est magnifiquement célébré dans la Bible (p. 93) « Au point qu’il faut renverser le classement de la Bible : les rois présentés comme mauvais sont en règle générale ceux qui s’étaient politiquement bien débrouillés ! » (p. 93)

Mise en garde : la Bible hébraïque est différente de la Bible grecque (qui contient les livres écrits en grec au IIè et au Ier s avjc. Chez elle, l’historiographie s’arrête avec des récits ou des textes prophétiques mentionnant des rois perses, bien que l’on trouve des textes révisés ou rédigés à l’époque hellénistique, plus tardive. Dans la bible grecque, on peut lire l’histoire des Maccabées, la révolte des Juifs contre les Grecs puis les Romains qui se situe au IIè s avjc. Or cette histoire n’apparaît pas dans la Bible juive. » (p. 89) Il y a donc des choix. L’histoire d’Ahiqar n’a pas été intégrée à la Bible bien qu’il soit mentionné dans le livre biblique de Tobit et dans les textes hellénistiques et grecs. De même pour les nombreuses versions censurées de la vie de Moïse ou encore Hénoch (p. 94-95). « Plus tard, au IIème s de notre ère, ce qu’on appelle le « canon », le regroupement de tous ces textes, ne s’est pas fait dans le souci de tout ramasser. On a sélectionné des choses contradictoires, mais on n’a pas tout gardé. » (p. 95)

4. L’influence des empires

Oui, indéniablement, les Assyriens, les Babyloniens et les Égyptiens ont largement et indirectement contribué au texte biblique tel qu’il nous est parvenu. Beaucoup d’éléments sont copiés, détournés, inspirés. Néanmoins le rapport entre le politique et le religieux semble différer : « Le judaïsme ancien n’a jamais été porté par un pouvoir étatique, ce qui fait la différence avec les autres religions. En Égypte, il deviendra important à l’époque hellénistique et romaine, en particulier à cause de la filière d’Alexandrie, où s’établit le centre intellectuel le plus important du judaïsme. (Selon la tradition, la lettre d’Aristée, le Pentateuque a été traduit en grec à Alexandrie). Très vite, dans les siècles qui précèdent et qui suivent l’entrée dans notre ère, les juifs se répandent aussi dans le bassin méditerranéen. Ils s’installent au Maroc, en Italie, vont en Espagne… Cette dispersion se fait grâce aux Romains, car ils profitent des voies romaines et de la facilité de circulation à l’intérieur de l’empire. Mais le Judaïsme jusqu’en 1948, si on laisse de côté les quelques décennies de l’épisode maccabéen, n’a jamais été une « religion majoritaire » d’un empire ou d’un État, contrairement au christianisme et à l’islam. » (p. 109)

II. Dieu du Coran

1. Naissance d’Allah

« Le nom d’Allah n’est pas présent au départ dans le Coran. […] Pour l’historien, ce n’est pas le nom d’Allah, mais le mot Rabb qui est là en premier. En arabe, ce mot désigne aussi bien un humain qu’un être surnaturel représenté comme le « maître », le protecteur du lieu où il réside. » => Il est le seigneur maître du point d’eau mecquois situé à proximité de l’édifice. (p 113)

La Mecque n’étant pas une oasis, elle n’a aucune ressource vivrière ; elle abrite une tribu de faible importance ; ce n’était pas du tout une cité caravanière, contrairement à ce qui jusqu’à présent été répété et enseigné ! (p. 115) ainsi Mohammed caravanier de l’Arabie, c’est une légende sans aucun fondement ! (p. 116)

Le Coran « s’inscrit dans un environnement naturel particulièrement hostile, qui façonne les conduites sociales et les représentations collectives. Entre cette partie de l’Arabie aride, où est établie la bourgade de La Mecque, et des terres limitrophes plus faciles à vivre, on ne se représente pas le monde de la même façon. » (p. 124) « La portion particulière de territoire où La Mecque est située, éloignée de tout, à plus de 1000 kilomètres du nord comme du sud de la péninsule. La mer Rouge proche ne constitue en aucune façon un axe de liaison. On est continuellement dans une situation de survie, avec des aléas majeurs et la crainte permanente que le groupe auquel on appartient n’ait pas d’avenir et soit condamné à disparaître à brève échéance. » (p. 125)

La Mecque est un endroit sacré parce que s’y trouve un point d’eau, le « puits mecquois » et le maître du puits garantit que l’eau ne tarira pas. C’est même un endroit inondable et c’est plutôt une bonne nouvelle ! La Ka’ba sert à repérer le puits ; chaque angle porte des pierres sacrées, c’est un bétyle. Le bâti permet de protéger les pierres sacrées des inondations. C’était sans doute un culte saisonnier ; les Mecquois étaient obligés de se déplacer pour chercher à se nourrir et leurs déplacements requéraient une protection surnaturelle. (p. 117)

A la Mecque, se trouve une société tribale, clanique : « Une société tribale repose avant tout sur les rapports de parenté, comme cela a été démontré depuis longtemps. En dehors de la famille de filiation directe, la famille collatérale du lignage est particulièrement importante. C’est à ce niveau que les liens de solidarité entre parents sont les plus forts. En tant qu’acteurs sociaux actifs, les « parents » sont avant tout les mâles, autrement dit les chefs de famille et leurs fils adultes. Le reste de la famille est pris en charge. La famille de filiation directe a une mission sociale impérative : se reproduire pour construire l’avenir du groupe. » (p. 132) Les citadins mecquois sont des sédentaires et non des nomades. (p. 133) Pour aller chercher des ressources, ils se déplaçaient en chameau (p. 133) Le désert leur fait peur, contrairement aux nomades : les alliances sont donc prépondérantes. 

La figure divine appelée le Rahman, « le bienfaisant » apparaît dans le Coran dans le thème de la Création ; il est importé manifestement du Yémen. « On n’a aucun doute sur le fait que cette dénomination divine arrive du Yémen, où elle est largement présente dans les inscriptions sur pierre, et où le judaïsme et le christianisme sont bien attestés du IVème au Vème siècle. » (p. 123) Ce nom divin el-rahman, « le Bienfaisant », est constamment utilisé en Islam mais très peu (4 fois) dans le Coran lui-même. (p. 122) 

L’innovation coranique va impulser le culte d’un seul dieu, le « seigneur de la Ka’ba » parce qu’il est le maître de l’abreuvement de la cité (p. 114)

Allah apparaît enfin : Qui est Allah ? C’est un dieu utile, il porte les noms les plus efficients (p. 135) Il n’est pas un dieu vengeur ou un dieu rancunier (p. 136) Contrairement à Yahvé, il n’a pas des « sentiments » ; parce que masculin, il est responsable, chargé de fournir une réponse efficace et adaptée aux besoins vitaux des familles et d’assurer leur protection et leur défense. (p. 137) De même, on ne lui connaît pas d’Ashéra (p. 142) 

« Grâce au rôle de créateur de toutes choses qui lui est attribué, il a éliminé trois anciennes déesses locales dont le Coran nous dit qu’elles ne peuvent rien pour leurs alliés humains car elles n’ont aucun pouvoir de création. » (p. 114)

Des déesses féminines qui n’ont aucun pouvoir de création ?

Oui. Existaient alors des déesses des pistes, divinités protectrices sur les chemins empruntés par les Mecquois. Elles avaient un lieu, appelé haram, sorte de demeure de la déesse (p. 118) mais furent supprimées par l’inspiré du Coran. « En Arabie, l’eau c’est la vie. Dans une société d’aridité extrême, cela veut tout simplement dire que la vie constamment menacée est perçue comme une survie. En outre, dans le milieu naturel et humain de l’Arabie aride, le principe de vie est lié au genre masculin ; on associe dans un même terme l’eau qui vivifie la terre et le sperme qui procrée des humains. Au contraire, le sec et le chaud sont liés au féminin, qui doit être fécondé par le principe vital masculin. Le Seigneur du point d’eau mecquois est donc un dieu masculin, alors que les divinités des pistes, comme appartenant à un espace de chaleur, sont du genre féminin. » (p. 119)

Donc les trois déesses sont-elles attestées ? C’est possible, mais le Coran recommande assez rapidement de ne rendre de culte qu’au dieu efficient, celui qui protège de la peur des attaques et protège des famines. Cela n’est pas influencé par le monothéisme des religions chrétiennes ou judaïques à ce moment : « Dans le monde des humains, toute protection doit venir exclusivement de l’élément mâle de la société, seul détenteur des moyens de la défense collective des tribus. Cet argument est premier. Les éléments d’origine biblique qui vont intervenir peu à peu ne feront que renforcer cette conviction première. En particulier, la thématique importée de la Création divine va apporter un renfort majeur, à l’exclusivité dévolue au Seigneur de la demeure mecquoise, autrement dit au dieu masculin du point d’eau. » (p. 122)

Le Rahman ne va pas non plus intégrer les divinités féminines. Au contraire, elles sont considérées comme inutiles et inefficaces parce que féminines. « En tant que filles et, de surcroît, non créatrices de quoi que ce soit, elles ne servent plus à rien (25, 2-3). Il s’agit donc moins d’une mise à mort que d’un constat d’inefficacité et d’incompétence. Les divinités féminines sont déclarées incapables de remplir la part du contrat de protection que la tribu croyait avoir conclu avec elles. » (p. 127) Allah en tant que Créateur dénonce les déesses (103, 23) comme inutiles : « elles ne sont que des noms dont vous et vos pères les avez nommées ! »

C’est ensuite qu’Allah ‘al-(i)lâh) peu à peu supplante Rabb et accepte El Rahmân comme qualificatif. 

Attention, parler de monothéisme serait toutefois anachronique. Les mecquois n’ont pas le luxe de faire de la théologie ; nous sommes plutôt en face d’un pragmatisme radical. Ce n’est qu’après 750, à la chute de l’Empire omeyyade, que tout va progressivement évoluer. (p. 139)

« Il faut voir cependant que cela se passe sur la scène du discours, pas sur celle du réel. Les Mecquois préfèrent s’en tenir à la tradition, des « pères (de la tribu) ». L’inspiré du Coran va donc payer au prix fort cette victoire dans les mots par un bannissement de son propre clan. Ce sera l’hégire, autrement dit l’exil, avant qu’il ne puisse revenir dans sa ville en toute fin de période. » (p. 129) Mohammed est d’ailleurs accusé de possession par un djinn malfaisant ; on dit aussi qu’il est poète « mal inspiré » ou un devin, un sorcier.

Djinn, désert et enfer ! Parenthèse => qui sont les djinns ? alors que le divin contrôle l’espace de l’eau et celui des humains, les djinns ont été créés du feu, chaleur ardente et vent de sable. (p. 140) Ils sont cités avant les humains dans l’ordre des êtres créés. Dans la Bible, le désert reste lointain. En Arabie au contraire, il est proche, il faut le traverser ; parfois les hommes tentent d’entrer en contact avec les djinns pour obtenir d’eux des secrets. Le Coran met en garde contre ces pratiques : il ne faut pas se tromper d’alliance. (p. 141)

L’enfer coranique : « le discours joue largement sur les phobies de l’imaginaire local, et tout particulièrement sur celles, terrifiantes pour un homme de cité comme les Mecquois d’être perdu et soumis à la torture de la soif dans un désert brûlant. C’est la représentation de l’enfer coranique à son premier stade. Elle évoluera ensuite allant jusqu’à représenter un chaudron rempli de flammes comme on le voit dans des miniatures d’Asie centrale du XVème, à propos du Voyage céleste de Mohammed. » (p. 139)

2. Un dieu de l’alliance dans le Coran

Les alliances en question : « contrairement à ce que pensent souvent les croyants, tout cela relève d’une histoire et d’une anthropologie particulières, et doit être soumis aux enjeux du lieu et du temps qui sont spécifiques à une religion et même à un moment d’une religion donnée. » (p. 146) Regardons par exemple les langues : dans l’Arabie aride, l’écrit est fruste et gravé sur pierre, très limité, contrairement à la Mésopotamie ou l’Egypte où l’on trouve les papyri. (p. 146)

« Dans une société qui est sans livres et donc quasiment sans écriture, le sens du mot qur’ân prend son ampleur : « transmission orale exacte d’un message d’importance et qui ne doit pas être modifié. » (p. 146)

L’alliance, dans ce cadre, relève de la logique contractuelle : le premier devoir consiste à être solidaire et protéger les siens. Dans ce contexte, l’héroïsme individuel n’est pas du tout valorisé ! (p. 148) On est donc loin d’une alliance désincarnée face à une souveraineté divine puissante et lointaine. (p. 149)

Dans la bible, la relation entre Yahvé et Israël reproduit d’abord celle des rois assyriens avec les hommes vassalisés de leur empire. (p. 150) L’alliance, dans le Coran, est bien différente, l’allié divin n’est pas un souverain : la notion coranique de mulk renvoie à la possession, en l’occurrence de la Création. « Le malik divin du Coran ne désigne pas un roi, à la différence du melek biblique. » (p. 150)

L’alliance, au départ, était dépendante de l’appartenance clanique : l’inscription du religieux dans le cadre d’une alliance restreinte n’autorisait pratiquement pas de ralliement exogène. Il fallait en rester à l’échelle du modèle démographique tribal, pas de conversion – ou plus exactement de ralliement – sans intégration tribale préalable […] cela a perduré pendant un bon siècle, jusqu’à la fin de la période omeyyade, au milieu du VIIIème siècle. » (p. 152) « De surcroît, l’alliance avec le divin ne peut que reproduire une alliance entre humains ou plutôt entre groupes humains. Il n’y a pas d’échappatoire : c’est la structure sociale qui commande dans les représentations de la croyance et les rapports qu’on imagine avec le surnaturel. » (p. 154) D’ailleurs, il n’y a pas de mythe primordial dans le Coran, ni de mythe du premier homme ou du premier couple, « mais toujours la représentation d’une société terrestre en action et disposant de ce qui est nécessaire à sa survie. » (p. 156)

La figure de Moïse est très présente dans le Coran, plus que celle d’Abraham. Cela pourrait s’expliquer par le fait que Mohammed pouvait s’identifier à son itinéraire face au Pharaon : ils sont d’ailleurs mis en parallèle dans leurs destins de « porteurs de messages » incompris. » (p. 158)

3. Milieu du Coran et influences bibliques

J. Chabbi propose une thèse qui s’inscrit en faux contre l’approche qui domine aujourd’hui la recherche coranologique et les milieux académiques internationaux, à savoir qu’il existe un « biblisme coranique » et que le Coran serait fortement marqué par la tradition biblique, les mots bibliques et les histoires bibliques. (p. 171) Pour J. Chabbi, il faut « prendre en considération l’existence d’un terrain historique renvoyant à un milieu humain précis, dans un espace géographique circonscrit, dont il faut interroger le mode de vie, au sens le plus concret du terme, pour comprendre ensuite seulement comment le religieux, c’est-à-dire d’abord un mode de croyance, s’y est acclimaté. Or, les contextes mecquois et médinois constituent sur ce point un véritable cas d’école. » (p. 172)

Quelles sont les croyances dans cet endroit du monde ? Plutôt des zones monothéistes. Notamment au Yemen où à la fin du IVème, le souverain himyarite abandonne ses croyances pour se tourner vers le judaïsme. Sur la rive opposée, les rois éthiopiens d’Axoun adoptent le christianisme dans sa version monophysite à partir du IVè siècle. (p. 169)

A La Mecque, la greffe biblique ne prend pas (p. 173) ; les éléments bibliques importés sont rejetés par la tribu mecquoise. À La Mecque ne se trouvent ni chrétiens ni juifs

 « La première confrontation réelle avec les hommes de la Bible se fait à Médine, face aux juifs locaux » (p. 173). À cette période, « la célèbre formule « les gens du Livre », tellement utilisée aujourd’hui pour les religions que l’on dit « abrahamiques », n’apparaît pas avant la période dite médinoise. Et contrairement à aujourd’hui, elle n’est pas du tout positive […] et désigne les juifs médinois. (p. 165) « Le Coran polémique violemment contre un adversaire qui lui est contemporain : le judaïsme médinois de son temps. » (p. 164) Il n’y a pas de chrétien à Médine.

La dynastie omeyyade (661-750) d’origine mecquoise est restée proche de son milieu d’origine. Ils n’avaient pas de chroniqueurs. Ils ont plutôt maintenu une forte tradition orale. Le Coran s’est alors stabilisé entre le milieu et la fin du VIIème (650-700). (p. 163)

Les Abbassides, à partir de 750, fondent la capitale Bagdad. « La situation est évidemment très différente dans la première production historiographique de la fin du VIIIème siècle. On lit de grandes affabulations qui mettent en scène une présence du christianisme nestorien dans le proche entourage de Mohammed, et cela dès le début, à la Mecque. » (p. 166) C’est en réalité une opération idéologique qui va faire de Mohammed le Serviteur et Messager d’Allah, successeur de Jésus (p. 167) et descendant de Noé, Abraham, Moïse (p. 171).

JC y ne mâche pas ses mots : « Nous sommes face à une appropriation. On pourrait aller jusqu’à dire que ce type d’emprunt est celui d’un prédateur. Les figures utilisées sont mobilisées pour être mises au service de l’argumentation coranique et de ses enjeux propres, et cela de façon exclusive. Je l’ai dit : il ne s’agit en aucun cas de reproduire un passage biblique pour ce qu’il est dans son corpus d’origine. » (p. 175) Par exemple, la reprise du récit de la création ignore Adam et le septième jour du repos divin. (p. 178) En effet, dans le Coran, « le labeur ne s’arrête jamais. Qu’il s’agisse du Créateur divin ou des humains, ce serait trop risqué devant les aléas qui peuvent à tout moment perturber le cours des choses. » (p. 179) De même, Adam est présent, mais seulement impliqué dans le combat contre Iblis (p. 180) La création = elle commence par les hommes, et en particulier l’homme pastoral. L’homme est créé parfaitement conforme à l’emploi attendu dans une réalité terrestre ordinaire, d’une aridité dangereuse, mortelle (p. 126) « Contrairement à la Bible, la création coranique doit d’emblée être « prête à l’emploi » et rester sous le contrôle permanent du divin ». (p. 125)

D’où viennent les figures bibliques importées dans le Coran ? Pour le comprendre, distinguons deux périodes, la mecquoise et la médinoise.

Période mecquoise : les figures bibliques viennent probablement du Yémen, monothéiste depuis plus de deux siècles, où les juifs sont appelés « fils d’Israël ». Plutôt du Yémen que du Levant car ce dernier est trop loin et trop différent. Le Yémen offre un contexte tribalisé similaire au contexte de l’Arabie. En outre, les Mecquois n’étaient pas les grands caravaniers du nord au sud qu’on imagine parfois ; ils ne possédaient pas non plus des terres dans la région de Jérusalem. (p. 176) « Pour des raisons sociologiques et géographiques que j’ai déjà indiquées, la période mecquoise semble exposée de façon quasi exclusive aux influences du sud de la péninsule, celles du Yemen, où judaïsme et christianisme étaient tous deux présents et en conflit. » (p. 187) Ajoutons à cela ce qui peut venir des Éthiopiens d’Axoum. Les éléments des deux religions monothéistes arrivent imprécis et fragmentaires ; « l’avidité coranique à s’informer sur le passé conduit plutôt à puiser dans l’anecdotique de récits fondateurs, autour de grandes figures auxquelles il est possible de s’identifier. » Ce dans le but notoire de tirer des leçons du passé pour le présent. (p. 188) 

Le corpus Mecquois cite deux fois Jésus (Isa) mais seulement pour insister sur « la naissance miraculeuse » : Dieu peut donner un fils à une vierge en lui envoyant « son esprit » qui prend l’apparence d’un « humain ». (p. 190) « Marie et son fils servent l’argumentaire élaboré face à l’hostilité de la tribu mecquoise, arcboutée sur la tradition de ses pères. » (p. 191)

Période médinoise : À Médine, la situation est fort différente. Se trouvent sur place des juifs médinois, rabbins qui s’appuient sur une tradition écrite et qui osent « écrire de leur main » comme s’en étonne le Coran (2, 79) (p. 177). On ne trouve pas de chrétiens. C’est dans le contexte de confrontation avec les juifs médinois que se construit la généalogie de Mohammed « qui succède dès lors à Abraham et à Moïse, auxquels va s’ajouter Jésus. Le nouvel objectif semble être de s’emparer de la référence abrahamique, vue comme fondatrice, en la soustrayant aux « gens de l’Écrit », censée, tout autant judéens que nazaréens, avoir reçu certes une révélation authentique de leurs prophètes, mais l’avoir ensuite dénaturée et trahie. » (p. 189) « C’est en période omeyyade que s’affiche aux yeux du monde sur les inscriptions de la Coupole du Rocher à Jérusalem, la proclamation qui fait de Mohammed le successeur de Jésus. » (p. 192)

« De la Mecque à Médine, face à des adversaires nouveaux, le discours coranique a simplement changé de référent, de Moïse à Abraham. » (p. 190)

Il existe un courant d’historiens que JC appelle « externalistes », « qui cherchent à toute force à christianiser les origines de l’Islam. (p. 184) Cet axe de recherche qui recherchent les origines de l’Islam dans les courants judéo-chrétiens du Proche-Orient est qualifié de révisionniste et « a été largement contesté pendant une trentaine d’années par les spécialistes de l’étude critique des textes de la tradition musulmane classique. » (p. 185)

« Toute lecture est contextualisable : celle d’un musulman d’aujourd’hui qui affiche haut et fort sa conviction que le Coran est une Bible rectifiée de ses erreurs comme celle du non-musulman qui dénonce une falsification de la Bible. Il faut simplement préciser dans chaque cas à quel niveau de lecture on se situe pour avoir un terrain qui donne prise à l’analyse historique. […] le point de départ doit être l’analyse des motivations de l’emprunteur car celui à qui on emprunte n’est en rien impliqué – au moins dans un premier temps – dans l’emprunt qui lui est fait. » (p. 194

4. Qui était Mohammed ?

JC ne veut pas parler de « prophète » mais plutôt d’inspiré ; elle précise : « dans la partie mecquoise du Coran, Mohammed est désigné comme un « avertisseur » ou un « annonciateur ». (p. 198)

Que signifie Muhammad ? « celui auquel ont été décernées des louanges » – mais il n’est pas fait mention de ce nom glorieux avant la fin du VIIème siècle. (p. 198) 

Dans le Coran, nous n’avons pas beaucoup d’éléments biographiques ; Mohammed était orphelin, « sans fils ». Ce n’est qu’à partir des Abassides (750) qu’une généalogie complète sera dévoilée. (p. 199)

Pendant des siècles, « les descendants présumés du clan tribal de Mohammed se sont affrontés dans une lutte sans merci pour le contrôle du pouvoir. De cette rivalité initiale naissent d’ailleurs entre la fin du IXème et le Xème siècle les mouvements idéologiques rivaux que sont le sunnisme et le chiisme. Ce dernier mouvement prétend être fidèle à l’ascendance directe de Fatima et de Ali, respectivement fille et cousin/gendre de celui que nous appelons Mohammed. » (p. 200) Or, fait important, les généalogies claniques sont plutôt fiables car tout le monde aurait pu les contester.

À La Mecque, Mohammed était fort handicapé par son statut social d’orphelin. Son mariage avec une femme plus âgée est évoqué indirectement dans le Coran. C’est un homme de tribu qui parle aux siens et qui se trouve ostracisé. (p. 203) La révélation qu’il aurait reçue dans la grotte du mont Hira est bien entendu une mise en scène hagiographique postérieur. Le message eschatologique qu’il aurait essayé de transmettre aux Mecquois n’aurait pas pris : « la tradition patriarcale se moquait bien de savoir s’il n’y avait pas un lieu de châtiment ou un lieu de délices après la mort. […] Un discours hors sol n’intéressait personne. » (p. 207) Chassé, Mohammed arrive à Médine comme un réfugié et y retrouve des attaches familiales. (p. 206) C’est alors la politique qui lui permet de prendre du pouvoir : « au terme de quasiment dix années de coups de force et de négociations, il aurait réussi à rallier à l’alliance de son Dieu les Mecquois qui l’avaient banni, et à se faire reconnaître comme un interlocuteur fiable par son ancienne tribu. » (p. 207) Les Médinois ont trouvé un avantage dans cette politique. « En 630 (date présumée), prise de contrôle négociée de La Mecque. Contre toute attente, cette alliance des deux cités perdure après la mort de Mohammed (632, date présumée), non sur la base religieuse que l’on imagine a posteriori, mais sur celle d’intérêts communs bien compris. » (p. 207)

Pour s’implanter à Médine, Mohammed a eu besoin de délégitimer les « fils d’Israël » puisque ces derniers ne voulaient pas reconnaître en lui un descendant de Moïse. Pour cela, il rappelle à travers l’épisode de Moïse comment les juifs ont déjà trahi leur prophète avec le veau d’or. La destruction du Temple de Jérusalem est alors une preuve que Dieu les a abandonnés. De là, La Mecque devient l’orientation préférable, la nouvelle élue.

Vintage engraving of Arrival of Mohammed at Medina

« On ne peut compter sur personne en dehors de son groupe de parenté pour se sortir d’une situation difficile. Alors c’est vrai : l’extraordinaire dans le cas de Mohammed, c’est qu’il a réussi tout en étant lâché par les siens. C’est la force du faible ou du déshérité, qui sait inventer un avenir qui ne lui était pas promis en se servant de toutes les ressources qu’il trouve à sa portée. De ce point de vue, on peut dire que « prophète » ou pas, on est en présence d’un homme d’une force de caractère et d’une intelligence exceptionnelles. » (p. 213)

Par la suite, La Mecque et Médine restent unies. La politique d’expansion s’appuie sur l’assurance d’avoir un protecteur divin qui donne la victoire, mais pas vraiment sur l’islam comme religion. « Pendant plus d’un siècle, donc jusqu’à l’arrivée des Abbassides vers 750, devenir musulman passe par l’entrée dans une tribu, et non par le fait de rejoindre l’islam comme religion. » (p. 215) Le nouvel allié est un minimum contrôlé, mais non converti. La conquête vers le nord est victorieuse puisque les deux empires, byzantin et sassanide, ne s’y attendaient pas du tout. (p. 216) « En réalité, ce qui a fait perdurer ces conquêtes, c’est qu’elles furent peu destructrices et ne firent peser aucune pression idéologique sur les populations extérieures. » (p. 217)

5. Du Coran des tribus au Hadith des convertis

Il n’y a pas d’écriture au départ, ni à La Mecque ni à Médine, tout sera écrit et réécrit plus tard. Que trouve-t-on avant les inscriptions coraniques sur la Coupole du Rocher achevée en 692 sous les Omeyyades ? (p. 219) En Arabie, on écrit généralement sur les pierres. La légende voudrait que les compagnons de Mohammed aient tout écrit sur tout support à disposition (omoplate de chameau, spathe de palmier) et que Uthman (644-656) aurait tout rassemblé pour produire un Coran complet moins de vingt ans après la mort de Mohammed. (p. 220)

En réalité, il y aurait une période où « seule la parole se fit entendre : celle de l’inspiré qui dit transmettre un message divin salutaire pour les siens. C’est ce qu’on appelle la période mecquoise. La période coranique suivante, c’est celle de l’action que l’historiographie comme le Coran disent médinoise. C’est le moment politique. » (p. 224) La « mise au point » se passe en gros sur trois quarts de siècle, de la mort de Mohammed à la fin du même siècle. Le Coran est à peu près stabilisé vers 700. Il doit répondre aux écrits sacrés dont se prévaut le christianisme. Les répétitions y sont la règle, répondant à une logique accumulative. (p. 221) À l’époque abbasside, donc après 750, le texte est devenu une sorte de pure référence dénuée d’histoire (p. 223) Le système mental du tribalisme s’efface pour être remplacé par différents modèles hybrides. C’est alors que « se fabrique pour ainsi dure un produit de substitution : le corpus du Hadith de la tradition dite prophétique. » (p. 226)

Hadith est d’abord un terme qui renvoie à l’idée de fait « réellement advenu ». (p. 227) « Les premiers corpus du Hadith datent du milieu du IXème. C’est certainement en rapport avec les conversions massives des populations urbaines qui se produisent alors, tant en Iraq qu’en Iran et en Asie centrale. » La figure du prophète est censée montrer la voie à suivre à travers le sunnisme. (p. 227) « Au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la période tribale, Mohammed devient donc de moins en moins un homme de son temps et de plus en plus un prophète, jusqu’à se muer au fil des siècles en une figure de plus en plus sacralisée et intouchable. C’est bien entendu encore le cas aujourd’hui, avec les conséquences terribles qu’on connaît. » (p. 229)

Contrairement à la Bible, le Coran s’établit dans un espace et une temporalité très restreinte. « Néanmoins, en dépit de cette faible ampleur temporelle et spatiale, tous les repères sont brouillés du fait de la structure narrative continuellement fragmentée du Coran. » (p. 233) « Si l’Islam était resté en Arabie, il n’existerait plus. Il a été fécondé par sa rencontre avec les cultures du proche et du Moyen-Orient et de bien au-delà. […] L’interaction des cultures et des savoirs commence à se mettre en place à l’échelle de tout l’Empire abbasside au début du IXème siècle. » (p. 235) Le IXème siècle est le moment fondateur de cette rencontre exceptionnelle des cultures et des savoirs. On ne demandait d’ailleurs pas aux savants concernés quelle était leur religion. Il ne s’agit pas bien entendu de « science musulmane » mais de science tout court. Les savants médiévaux étaient loin du postulat que toute la science se trouve déjà dans le Coran parce que le Créateur a tout prévu (comme c’est le cas aujourd’hui chez ceux qui se réfèrent aux « miracles du Coran » ou la science coranique). » (p. 237)

Selon JC, sur la nostalgie d’un passé glorieux ressentie par certains musulmans : « le manque ressenti ne renvoie pas, à mon avis, à la science mais à la représentation complètement fantasmée d’un passé glorieux que l’on aurait perdu parce qu’on aurait failli dans le domaine religieux. C’est le credo des salafistes, toutes tendances confondues. Depuis maintenant plus d’un demi-siècle, il tend à submerger la pensée musulmane. Mais on peut dire en raisonnant de façon globale (et sans tenir compte des exceptions, qui existent bien sûr), que collectivement, les musulmans d’aujourd’hui ne comprennent pas ce qui leur arrive. Faute d’avoir développé une vision historique, ils sont comme orphelins de leur passé, ne comprennent pas leur présent et peinent à construire leur avenir. » (p. 237) Quant à la umma… « proclamer comme certains islamistes d’aujourd’hui : « le Coran est notre constitution » ou « nous devons restaurer la umma du Prophète », cela relève d’une idéologie délirante et destructrice, et parle de quelque chose qui est totalement absent du Coran. » (p. 238)

III. Épilogue : le royaume et la tribu

Si nous souhaitons comparer les deux textes, nous pouvons souligner que la mise au point des textes bibliques s’étend sur plusieurs siècles tandis que la composition du Coran a eu lieu sur une période très resserrée. Néanmoins, dans les deux cas, la constitution de ces textes semble très liée au contexte anthropologique et politique. Une question émerge cependant : est-ce qu’on parle encore du même dieu ? (p. 243)

Le Coran est censé répondre aux urgences de vie d’une société tribale. « Le surnaturel est en contrat avec l’humain. Et le modèle est en effet celui de la pluie : rien ne remonte, tout descend, parce que le dieu contractant doit répondre aux besoins humains. » (JC, p. 244) Chaque tribu reçoit du créateur son kitab, sorte de « dossier de vie ». (JC, p. 250) « L’islam tribal reste en vigueur jusqu’à la fin des Omeyyades, soit environ un siècle et quart durent lequel les conversions sont interdites. » (JC, p. 346) La transcendance et la théologie, c’est pour plus tard, à l’époque impériale.

Kuntillet Ajrud

De son côté, Yahvé pourrait trouver ses origines sur une montagne, dans une région désertique, entre le Neguev et l’Égypte ; les textes égyptiens du XIIIème évoquent les Shasous, des nomades dont un groupe s’appellent les Shasous de Yahwa : ce dieu, Yahwa ou Yhavé, exerce sans doute des fonctions du dieu de l’orage ou de la pluie. Il aurait été importé dans la confédération d’Israël pour devenir un dieu royal bien plus tard. (TR, p. 245) « Yahvé est un dieu de type Baal, mais il n’est pas depuis l’origine le dieu créateur. En effet, on voit très bien dans la Bible des résidus de traditions anciennes. Selon l’une d’elles, Yahvé est un fils d’El, qui est le dieu suprême cananéen et qu’on connaît par des textes d’Ougarit notamment. Même si les termes sont un peu piégés, disons qu’à l’origine, nous sommes plutôt dans un concept polythéiste. Yahvé devient certes le dieu tutélaire des deux royaumes d’Israël et de Juda, donc un dieu très important, mais cela n’empêche pas qu’on maintienne d’autres divinités à côté de lui. » (TR, p. 248) « Dans les inscriptions de Kuntilet Ajrud notamment, le couple de Yahvé et Ashéra est invoqué lors de demandes de bénédictions. » (TR, p. 248) En deutéronome 32, 8, version partiellement conservée par la traduction grecque et un fragment de Qûmran : le dieu créateur EL organise le monde et donne à chacun de ses fils un peuple dont il devient le dieu tutélaire, et ce alors qu’on est déjà à l’époque royale. Yahvé est le dieu d’Israël ; Kemosh celui des Moabites, Milkom delui des Ammonites etc. (TR, p. 251)

Le ciel demeure le domaine de la divinité. La tour de Babel punit les hommes qui chercheraient à passer outre cette frontière entre eux et le divin. De même, l’histoire de l’ascension de Mohammed est très récemment inventée ; absente du Coran, elle n’est possible que plus tardivement, dans la tradition musulmane. (JC, p. 253)

Le dieu du Coran n’est pas un sentimental ; il est actif et se montre surtout implacable face à la trahison, à l’instar de ce qui se passe dans les sociétés tribales. De nombreux textes parlent de la colère de Yahvé ; il sanctionne les écarts mais il veut le bien de son peuple, il en attend une contrepartie. (JC, p. 259)

Après la mort ? l’idée du jugement et du paradis ou de l’enfer sont des importations ; pour la Bible, peut-être de la tradition égyptienne, pour la tradition musulmane, peut-être du judaïsme ou du christianisme, probablement remontant du Yemen : ce type de récit eschatologique devait circuler à l’oral. (JC, p. 262) Si, de son côté, le dieu Baal doit descendre aux enfers au moment de la sécheresse, c’est Sirius, un astre féminin, qui représente la canicule, qui doit descendre : « la grande crainte des hommes d’Arabie était que Sirius reste dans le ciel alors que son cycle était passé. » (JC, p. 264)

Le christianisme : c’est une sorte de prolongation du judaïsme, mais avec une activité missionnaire. « À ses débuts, le christianisme est la religion des personnes aisées de l’Empire romain. Pourquoi ? Il faudrait l’expliquer, car cela conduira à la formation de sa spécificité. En effet, avec Constantin, le christianisme va devenir la religion de l’empire, ce que le judaïsme n’avait jamais été. […] Les grandes transformations du christianisme (Trinité, « Christ Roi », etc.) reflètent aussi le statut du christianisme comme religion officielle des empires. » (TR, p. 266) Intéressant : pour l’islam, Jésus ne peut pas avoir été crucifié car cela voudrait dire qu’Allah a trahi son contrat de protection vis-à-vis de lui. (JC, p. 268)

Entre ces 3 religions, les querelles n’étaient pas théologiques. Elles concernaient plutôt, par exemple pour les chrétiens, l’abandon de la circoncision, des règles alimentaires, de la loi, de choses pratiques de ce genre et l’admission des Grecs dans le giron chrétien. (p. 269) les rabbins de Médine se moquent de Mohammed à son arrivée : « alors la polémique commence, et les interdits alimentaires sont considérés comme une punition des juifs pour avoir trahi leur prophète Moïse. » (p. 271) Les chrétiens, appelés Nazaréens, sont absents des débuts de l’islam.

J. Wellhausen

D’une manière générale, les origines des religions qu’on appelle aujourd’hui judaïsme, christianisme et islam n’ont quasiment aucun rapport avec ce qu’elles sont devenues, à tel point que l’un des grands représentants allemands de l’approche historico-critique, Julius Wellhausen, parle de « paganisme israélite »pour dire que la Bible n’est pas à l’origine un « texte juif », qu’elle contient des textes qui reflètent une religion royale, judéenne et israélite, qui est tout autre chose que ce qu’elle va devenir, le judaïsme. (TR, p. 273) « Pour le Coran et la tradition musulmane, dont le corpus s’étend sur plusieurs siècles, l’absence d’une lecture historique est patente. […] d’un côté, une lecture à la fois savante et vulgarisante qui « biblise » à outrance le Coran, lui déniant toute spécificité, et de l’autre une lecture sacralisante qui règne de manière quasi exclusive dans le monde musulman. Cette absence d’approche historique du passé, et notamment des corpus religieux est pour les musulmans d’aujourd’hui une véritable catastrophe. » (JC, p. 275) « La difficulté est de « désenchanter » le passé et de l’humaniser sans donner à penser que la foi est attaquée. » (JC, p. 280)

C’est l’une des entreprises qu’ont poursuivi Thomas Römer, notamment avec la série des mots de la bible, et Jacqueline Chabbi, avec sa chaine Youtube les mots du Coran.

Et maintenant, un peu de conseils méthodologiques :

La religion romaine

Par Jacqueline Champeaux, en Livre de poche / références, inédit.Histoire, 1998

La religion romaine, du VIIIè avjc à l’Empire chrétien, évolue et change, mais se caractérise par l’ajout de nouvelles croyances plutôt que par sa suppression, du moins jusqu’à l’installation du christianisme. 

Les origines : « D’abord religion d’une bourgade, de ces villages de pasteurs-agriculteurs installés sur les collines qui deviendront le territoire de l’URBS, puis religion de la Ville, d’une ville latine parmi d’autres. En ces temps reculés, la religion « romaine », celle de Rome au sens étroit, n’est qu’une variante de la religion latine, au sein de la communauté religieuse du Latium : religion semblable, pour l’essentiel, si ce n’est dans tous ses détails, à celle des villes voisines, Lavinium, Lanuvium, Tibur, Préneste, etc. Religion italique, si on la replace dans un ensemble plus vaste, apparentée à celle des peuples voisins, des Ombriens, par exemple dont la hiérarchie divine, les rites sacrificiels, la divination offrent tant de points communs avec ceux de leurs « cousins » de Rome et du Latium. » (p. 9)

La conquête romaine apporte néanmoins une certaine uniformisation. 

Chapitre I : Permanences du sacré

L’esprit de la religion romaine. Quelques notions fondamentales.

« Le Romain est un homme pieux » (p. 11) et la pietas est une notion très importante. « Respect des devoirs à l’égard d’autrui, reconnaissance des justes hiérarchies qui structurent le monde, elle dicte à l’homme son comportement à l’égard de ses parents, de sa patrie, de ses dieux : bref, des valeurs les plus sacrées. » (p. 11)

La piété se nourrit de religio, mais que faut-il entendre par là ?

« D’un point de vue sémantique, c’est, fondamentalement, le « scrupule » en matière de religion, la « crainte » des puissances surnaturelles, coloration négative, qui révèle, plus que toute autre, les dominantes d’une mentalité religieuse. » (p. 13) Cicéron rattache religio à relegere, qui signifie « passer et repasser », en un perpétuel recommencement qui n’est autre que la « maladie du scrupule ». (p. 14)

Le sacrum, fort difficile à définir, mais qui contient le sacré, « le mystère qui fait frissonner », « ce qui est « à part » du profane, l’ »intouchable », le tabou, ce qui exclut tout contact, car il frappe d’impureté, ce qu’on ne peut ni toucher, ni regarder en face. » (p. 14) C’est à la fois l’auguste et le maudit. (p. 14) et sa rencontre provoque l’horror, c’est-à-dire le frisson sacré.

La conscience romaine est hantée de tabous et d’interdits, de ce qui est nefas, par opposition à ce qui est fas. Est nefas tout ce qui enfreint la loi divine (p. 15). Il est très facile et rapide de provoquer la colère des dieux, pensent les Romains. « Plus qu’une religion de la peur, la religion romaine est une religion de la crainte : l’anxiété dont tremble le fidèle en présence du sacré, la révérence que lui inspire la toute-puissance des dieux n’excluent pas qu’il espère leur bienveillance et attende leurs faveurs. » (p. 17)

Les sources

Nous possédons des sources littéraires, poétiques, historiques, mais également archéologiques. Mais pas plus que la religion grecque, la religion romaine n’est une religion révélée. Il n’y a donc pas de texte sacré. Varron, Ovide, Cicéron sont néanmoins des auteurs qui nous aident à la comprendre.

II. La Rome archaïque, ses dieux, ses prêtres, ses rites

Comme la langue, la religion témoigne sans doute de l’héritage indo-européen, tel que défini par G. Dumézil. Les indo-européens qui se seraient installés dans la péninsule au cours du IIème millénaire se sont certainement mêlés aux peuples autochtones. (p. 21)

« G. Dumézil a montré que l’idéologie des peuples d’origines indo-européenne, leur conception de la société des hommes et du monde des dieux, étaient fondées sur une tripartition fonctionnelle : fonction de souveraineté (sacerdotale), elle-même bipartie, magique et juridique ; de force guerrière ; de fécondité ou, pour préciser cette expression si générale, de production-reproduction. Les dieux majeurs de la plus ancienne Rome Jupiter, Mars, Quirinus, […] relèvent de cette structure trifonctionnelle. » (p. 22)

On retrouve cette structure dans la succession des rois légendaires, Romulus (le guerrier), Numa (le pieux), Ancus Marcius (promotteur de la vie économique). Quirinus, cependant, ne colle pas parfaitement à cette tripartition dumézilienne. (p. 25)

Quelques déesses… Junon, « la grande déesse des femmes, protectrice de la vie féminine sous tous ses aspects, physiologique et social, conjugal et maternel. » (p. 29) Cérès, dont le nom dérive de la même racine que crearecrescere, « faire naître, faire croître ». Vesta, la gardienne du feu, et ses vestales, est honorée dans un édifice rond, qui n’est pas un temple, mais plutôt une maison (p. 41) Enfin, Janus, qui serait peut-être l’un des dieux premiers de Rome, en tout cas le premier dans l’histoire (p. 42). 

Ces dieux ne sont pas, à l’origine, reliés par une mythologie, contrairement à ce que l’on trouve chez les Grecs.

La hiérarchie sacerdotale : prêtres et rituels

Au premier rang, on trouve le REX (roi) et la REGINA (reine) ; viennent ensuite les 15 flamines : chacun est attaché au culte d’un seul dieu ou déesse et tous sont d’origine patricienne. Le seul que nous connaissons bien, c’est le flamine dialis, le premier en dignité, le flamine de Jupiter. (p. 47-48)

Sous la République à son apogée, les flamines ne sont plus qu’un souvenir. On compte désormais sur les grands collèges sacerdotaux, pontifes, augures (p. 49).

Une exception notable, dans ces prêtrises de la vieille Rome, est représentée par les Vestales, seules prêtresses de plein droit, à la différence de la regina et des flamincae, qui n’exercent leur sacerdoce que dans la dépendance de leur mari. » (p. 50) Elles sont strictement vouées à la virginité et à leur rôle de maîtresse du foyer durant 30 ans, mais la fonction était tellement estimée que certaines Vestales le restaient toute leur vie.

Des fêtes sont dirigées par les prêtres ; les Lupercales, fête au cours de laquelle les prêtres nus couraient en fouettant tout et tous sur leur passage, en particulier les femmes infertiles. Purification ou fécondité ? On ne le sait pas. (p. 52) Les saliens, prêtres-guerriers, qui dansaient ; les Arvales, qui dansaient pour stimuler les forces telluriques et la fertilité agraire. (p. 55)

De la nature des dieux

« Liturgie de la guerre, liturgies de fécondité : telles sont, hormis le culte des dieux souverains, les dominantes de la religion romaine archaïque, à l’image de la société qui les met en œuvre et dont ce sont les deux activités essentielles. Comment faut-il se représenter la religion de ces proto-romains et quelle image eux-mêmes se faisaient-ils de leurs dieux ? Ce sont, d’abord, des dieux authentiques, masculins ou féminins, dei ou deae, et non de vagues forces surnaturelles, informes ou nébuleuses. » (p. 55) Un dieu a du numen, c’est-à-dire de la volonté, la puissance agissante de la divinité (p. 56). Mais « le Romain a peu d’imagination plastique. Il révère des dieux qu’il ne voit pas, mais dont il sent la puissance mystérieuse en des lieux « habités » de la nature. » (p. 58)

III. Premières novations : l’apport étrusque ; l’hellénisation

L’Étrurie est aux portes de Rome, plutôt dans l’actuelle Toscane ; les Grecs, par leurs anciennes colonies dans le sud de la Péninsule, installées avant même la fondation de Rome. Les apports et influences datent du VIè avjc. (p. 61-62)

L’influence étrusque

Elle a d’abord transformé l’apparence même de la ville, faisant passer le village d’origine en URBS, vrai centre urbain, où les constructions en matériaux périssables laissent la place à la pierre. « Rome commence, au VIè s avjc, à se couvrir de temples à l’étrusque. » Ceux du Forum Boarium, dédiés à Mater Matuta et à Fortuna ; le plus imposant de tous, le Capitole, en 509, puis ceux de Saturne (497), Mercure (495), Cérès (493), Castor (484). (p. 63)

Le Capitole : La construction du temple pour la triade capitoline, Jupiter-Junon-Minerve, fut l’œuvre continue de la dynastie étrusque, celle des Tarquins selon la légende. (p. 64) « C’est donc à la monarchie étrusque que Rome est redevable de ce qui sera l’expression la plus haute de sa religion d’État. » (p. 67) « L’ancienne religion romaine ne connaissait, nous l’avons vu, que des couples fonctionnels, associant le principe masculin et le principe féminin d’une même notion : ainsi Liber et Libera, sa parèdre. » (p. 65) Or, à l’extrême fin du VIè, Jupiter et Junon sont mari et femme, et on peut voir à travers eux Tin et Uni (panthéon étrusque) ou Zeus et Héra (panthéon grec).

Minerve, est-elle la fille du couple divin ? Non. Son nom est rattaché à la racine *men– (cf mens, « l’intelligence » ; le verbe memini, « j’ai dans l’esprit, je me souviens ») Elle est plutôt italique qu’étrusque. Elle est la déesse des métiers, de l’artisanat, « des activités intelligentes qui requièrent non seulement le travail de la main, mais celui de l’esprit, réflexion, savoir-faire, habileté et jugement, tout ce qui relève de ce que nous appelons aujourd’hui « technologie ». (p. 67) Elle correspond à Athéna Erganè, « l’ouvrière ».

Vertumne, Arcimboldo

On retrouvera Vertumne, le grand dieu fédéral de l’Étrurie, dieu du changement et de cycle saisonnier, devenu divinité mineure à Rome. Saturne, peut-être le Satres étrusque, identifié au Cronos grec.

Le rite de fondation d’une ville est d’origine étrusque, on dit même Etrusco ritu, « selon le rite étrusque » (qui peut toutefois, aux données proprement étrusques, avoir intégré des traditions italiques préexistantes) (p. 69) Il s’agit principalement de creuser une fosse tout autour du futur emplacement de la ville.

Mais « l’apport le plus sûr, le plus continûment vivant, d’une actualité permanente dans sa vie politique et religieuse, que Rome doit à l’Étrurie concerne une autre partie du sacré : la divination, l’observation des signes que les dieux envoient aux hommes pour leur faire connaître leur volonté. C’est là que triomphe le savoir religieux de l’Étrurie, ce qu’on nommait à Rome l’Etrusca disciplina, experte dans l’examen des entrailles sacrificielles, l’expiation des foudres, la conjuration des prodiges. » (p. 69)

L’hellénisation

L’hellénisation est plus complexe et plus longue. Les Tarquins auraient été expulsés en 509 ; le IIIè voit la fin de l’Étrurie indépendante, progressivement absorbée par Rome (p. 70) Dès la fin de l’époque royale, la religion romaine commence à s’helléniser.

L’hellénisation s’accomplit selon l’assimilation (dit interpretatio) et l’emprunt. (p. 70) La première fonctionne selon un système d’équivalence : les dieux latins conservent leur nom mais acquièrent la personnalité, l’iconographie, la mythologie grecque, notamment à travers leur fonction (Zeus-Jupiter / Arès-Mars / Héra-Junon). Cette tendance à l’assimilation est répandue dans le monde antique. 

C’est au contact des marchands et des marins grecs, débarquant au port de Rome que les Latins et Romains furent séduits par les dieux des Hellènes, plus beaux, plus pittoresques, plus attirants, plus héroïques, mais également plus anthropomorphiques. (p. 72)

Liber et Libéra

De nombreux changements surviennent au Vè. Cérès est associée à Liber-Libera. Puis à Liber, formant avec lui le couple qui gouverne l’ensemble de la fertilité végétale, elle les céréales et lui, la vigne. (p. 74) Cérès est assimilée à Déméter. « Elle est la déesse des mystères d’Éleusis, la mère douloureuse de Perséphone-Coré qui lui a été ravie […] Proserpine est la transposition latine de la Perséphone grecque. (p.74)

Mercure est également un dieu assimilé à Hermès. On le rapproche de merx, merces, dieu de l’échange commercial, de l’activité mercantile. C’est avec le temps qu’il se chargera d’autres valeurs plutôt grecques : dieu des voleurs, des voyageurs et psychopompe (qui « conduit les âmes ») (p. 76)

L’emprunt a permis d’élargir le panthéon romain : Castor, Apollon, Hercule, Esculape ; ils ont même conservé leur nom (p. 75) et ont été intégré de façon fort différente. « autant de divinités, autant de cas spécifiques. On reconnaît bien là le pragmatisme romain. Si ce n’est que, à la différence de l’interpretatio Graeca, phénomène insensible et diffus, l’intervention de l’État est évidemment requise pour l’adoption de ces cultes étrangers qui, désormais, vont être intégrés à la religion publique. […] Quatre divinités seulement : le bilan, quantitativement, n’est pas considérable. » (p. 81) et surtout aucune femme. Pourquoi ?

« La raison en est sans doute que la religion nationale était déjà abondamment pourvue, à Rome même et dans les villes voisines, de ces déesses, toutes plus ou moins accoucheuses, fécondantes, fertilisantes, mères secourables de leurs fidèles, et qu’elle n’avait nul besoin d’aller chercher si loin ce qu’elle trouvait sur place. » (p. 82)

Vénus est à mettre en relation avec le « charme » magico-religieux qui porte aux dieux la prière des hommes. Elle est « une déesse de propitiation, médiatrice entre les hommes et le plus grand des dieux. » (p. 87) La légende troyenne, du fondateur Énée, fils de Vénus-Aphrodite, en fera une déesse nationale : « Vénus, mère d’Énée, Mars, père de Romulus, s’unissent pour protéger la Ville dont ils sont les divinités tutélaires, et le père et la mère surnaturels. » (p. 88) Que Vénus ait commencé par être une notion, un simple nom commun, avant d’être divinisée, ne doit pas surprendre. Quantité d’autres divinités ont connu le même destin : ce sont les abstractions divinisées. La seule différence est que leur promotion fut loin d’être aussi éclatante et que, faute d’une homologue grecque aussi intensément vivante qu’Aphrodite, faute de légende troyenne, elles ne dépassèrent jamais le statut de notion abstraite, objet d’un culte, dotées d’un temple, mais sans substance personnelle. » (p. 88)

En 217, le lectisterne, les six lits de parade rassemblent : Jupiter & Junon, Neptune & Minerve Mars & Vénus, Apollon & Diane, Vulcain & Vesta, Mercure & Cérès. On peut noter quelques différences ou glissements d’avec la parade grecque. (p. 86)

IV – L’organisation de la vie religieuse

« La religion romaine est une religion d’État. La distinction fondamentale se fait, à Rome, entre sacra publica, « cultes publics », reconnus par le peuple romain, célébrés conjointement par ses magistrats et par ses prêtres, à ses frais et à ses intentions, et sacra privata, « cultes privés », laissés à la diligence des particuliers, mais contrôlés par l’appareil d’État. » (p. 91)

Les quatre grands collèges

Ils sont les pontifes, les augures, les décemvirs et les épulons.

Les pontifes et les augures sont les plus anciens. Les premiers font le lien entre les dieux et les hommes (p. 94) et les augures ont la charge des auspices. « Leur nom, augur, renvoie à tout un ensemble de notions dérivées de la racine *aug– : le verbe augere, « augmenter », le substantif auctoritas, l’adjectif augustus, qui deviendra le surnom du prince, le nom même de l’empereur. Toutes expriment une « majoration » de force sacrée, celle que donne l’observation des signes, par où se révèle la volonté favorable des dieux. » (p. 96)

Le calendrier

Il est sous l’autorité des pontifes et rythme la vie quotidienne des romains, de jours fastes (ceux où les activités publiques sont permises) et néfastes (ceux où elles ne le sont pas) (p. 99) ; notons que les jours dits nefas ne sont pas de mauvaise augure… mais simplement des jours que l’on doit chômer.

Plusieurs formes de calendrier se sont succédé ; le système, à la fois solaire et lunaire, est fort complexe. Revoyons d’où provient le nom de nos mois.

Mars, avril, mai, juin : « Les premiers mois de l’année portent des noms dérivés de ceux de divinités : Martius (de Mars), Aprilis, Maius (la déesse Maia ? divinité de la croissance, cf. le comparatif major, « plus grand »), Iunius (qui renvoie à Junon, Iuno). Aprilis, avril, faisait problème pour les anciens. Dérive-t-il du verbe aperire, « ouvrir » ? Tout s’ouvre avec le printemps… Les modernes penchent plutôt pour l’autre hypothèse : Aprilis est formé sur *Apru, nom étrusque de l’Aphrodite grecque. » (p. 101)

Juillet, avant de devenir le Iulius que l’on connaît, pour commémorer la naissance de César, était Quintilis, le cinquième.

Août, contraction de Auguste, en l’honneur de l’empereur, était avant cela Sextilis, le sixième.

De même, et tels que nous les connaissons, septembre, octobre, novembre, décembre, sont les septième, huitième, neuvième et dixième mois. (p. 101)

Janvier, c’est le mois de Janus, cet ancien dieu romain qui préside au commencement. Quant à février, il est à rapprocher de februa, ingrédients et instruments de purification : « il faut en février, éliminer les souillures de la vieille année, pour recommencer, purifié, un nouveau cycle annuel le 1er mars. » (p. 102)

En instaurant des fêtes liées à des cultes, le calendrier inaugure des cycles : « On reconnaît dans le plus ancien calendrier des cycles fériaux nettement structurés, qui définissent avec clarté les finalités majeures de la religion archaïque. Ce sont ses préoccupations permanentes : la guerre, les champs, les morts ; ses ennemis et ses alliés, visibles ou invisibles, les forces qui travaillent pour ou contre elle, à la surface de la terre ou dans ses profondeurs secrètes. » (p. 102)

Dans la Rome antique : on ne se marie pas en mai ! Avec février, il est un mois des morts. (p. 105) Voilà qui diffère considérablement de notre calendrier chrétien, où les morts sont en octobre et les mariages en mai, mois de Marie désormais.

Les actes du culte : prière, sacrifice, vœu

Le Temple, de même, n’a pas le même usage qu’une église. Il faut des autorisations spécifiques pour y pénétrer et il est considéré comme la demeure du dieu. En fait, « emplacement consacré, autel ou arbre saint, statue à peine dégrossie d’une divinité à l’image des petits paysans sacro-idylliques de la peinture romaine, suffisent à l’homme pieux pour exprimer sa religiosité. » (p. 108) Le temple est surélevé sur un podium, héritage étrusque, et comme les dieux protègent ce qu’ils voient, il est nécessaire qu’il soit le plus haut possible. (p. 109)

L’acte essentiel du culte reste le sacrifice, qui obéit à des règles très strictes. « Offrande des prémices, celles de la moisson, de la vendange ; de gâteaux ; libation de lait ou de vin » (p. 112) mais également, sacrifice d’animaux. Tout est codifié, on n’offre pas n’importe quelle offrande à n’importe quel dieu.

« De la bête sacrifiée, dépecée, on fait deux parts. Les entrailles (exta) sont examinées par l’haruspice qui y lit les signes de la volonté divine et, spécialement, que le sacrifice est accepté par la divinité. S’il est refusé, il faut le recommencer jusqu’à ce qu’on obtienne son agrément (litatio). » (p. 113)

« Pourquoi offrir des sacrifices ? Les dieux n’en ont nul besoin, diront les apologistes chrétiens ; et, avant eux, les pythagoriciens (végétariens) avaient stigmatisé l’horreur des sacrifices sanglants, de la souffrance infligée à des bêtes innocentes (Ovide, Métamorphoses, 15). Cette prise de conscience révèle une pensée évoluée. Dans une religion archaïque, qui ne conçoit pas ses divinités comme de purs esprits, il faut nourrir les dieux, ranimer périodiquement leur force vitale. » (p. 116) Y eut-il des sacrifices humains ? Probablement. Mais les témoignages écrits nous donnent plutôt l’impression qu’ils étaient jugés comme archaïques et barbares. (p. 116) L’un des sacrifices, le vœu, est une offrande différée : « énoncée par anticipation, elle est conditionnelle et fait l’objet d’un contrat, passé entre l’homme et la divinité. » (p. 117) : do ut des, je donne pour que tu donnes. (p. 118)

La divination

C’est l’interprétation des signes, qui permet de connaître les volontés divines. La grammaire des signes est fort complexe et nous peinons déjà à distinguer les présages et les prodiges : signes naturels, signes qui font violence au cours normal de la nature. (p. 119) Existe aussi l’omen, de l’ordre du fortuit et du verbal : paroles lancées au hasard, lapsus. (p. 119)

Les auspices sont procurés par les oiseaux dont ils tirent leur nom (avis, et specio, « observer »). Considérés comme des intermédiaires entre les dieux et les hommes, leurs vols, leurs chants ou cris peuvent être interprétés, en dehors de toute consultation spécifique comme par un augure qui, alors, délimite un champ visuel dans lequel les oiseaux passeront ; leur trajectoire sera interprétée. (p. 12à)

Si les Livres Sibyllins sont empruntés aux Grecs, les haruspices sont étrusques : « issus de l’aristocratie, ils sont les dépositaires de l’Etrusca disciplina, contenue dans les livres révélés de la nation. Ils sont des maîtres inégalés en trois domaines : la divination par les entrailles des victimes, les foudres, les prodiges. » (p. 123)

Les jeux

« Les jeux envahiront le férial officiel et l’emploi du temps du Romain, qui n’aspire plus qu’à deux biens, « du pain et des jeux au Cirque », panem et circensis, dit Juvénal (10, 81). Faut-il le croire ? Les calendriers sont un document plus sûr que les poètes satiriques : celui de 354 ne dénombre pas moins de 176 jours de jeux. D’autant qu’il faut compter avec le scrupule religieux du Romain : la moindre faute rituelle dans le déroulement des jeux, un insignifiant vice de forme, et toute la cérémonie est à recommencer. » (p. 130)

V. La maison et les morts, la religion de la famille

Il existe une zone médiane de cultes entre ceux privés et ceux publics et officiels. 

Les gentes, avant de presque disparaître à l’époque classique, avaient leur culte : le culte gentilice, rendu aux ancêtres des familles patriciennes de l’époque.

Mais bien sûr, les familles romaines, même non patriciennes, rencontraient plusieurs événements religieux durant leur vie : mariage, naissance ponctuaient de cérémonies la vie des gens. (p. 134) 

Les dieux de la maison

De trois sortes : Les Pénates, les Lares et les Genius.

Les Pénates : ils sont les protecteurs de la maison. A l’origine, comme l’indique l’étymologie, pce sont « les dieux du penus, de la réserve aux provisions, qui est la partie la plus reculée de la maison » (p. 138) C’est « une collectivité indistincte de dieux à la personnalité peu saisissable » (p. 138) Ils n’existent que dans la maison.

Les Lares

Les Lares sont plutôt « les protecteurs d’un espace, d’un terroir : leur regard est ouvert sur le monde extérieur : la maison au sens large, y compris les esclaves, le domaine rural, les quartiers et les carrefours, à la ville et aux champs. » (p. 139)

Les Genius : « tout homme a son genius », sorte d’ange-gardien du paganisme. Parfois serpent, parfois anthropomorphe.

Les morts

Les morts sont redoutables et ils sont craints. Les Larves sont les revenants malfaisants. (p. 141-142) Les mânesmanes signifie « bons » : « Mais ce nom est donné aux morts par antiphrase et par euphémisme, dans la crainte et pour tenter, par les vertus de la parole et du rite, de rendre « bons » ceux qui, par nature, ne peuvent être que mauvais. » (p. 143)

VI. L’âge des Lumières

Nous avons certains indices d’une perte de vitesse et de panache de la religion dans le 1er siècle av JC, avant qu’Auguste ne la restaure.

Quelques scandales, comme l’affaire des Bacchanales, en 186, où les pratiquants, accusés de toutes les ignominies, furent arrêtés, emprisonnés et parfois exécutés. Le culte demeura, bien sûr, puisqu’il était impensable d’interdire le culte d’un dieu, a fortiori celui de Dionysos, mai sous contrôle. Il est possible que derrière cette affaire se soit cachée une manœuvre plus politique qu’une réelle préoccupation religieuse. En effet, ce culte attirait les minorités opprimées, qui trouvaient là une occasion de se réunir. Par ailleurs, la répression de ce culte sous l’autorité d’une prêtresse campanienne pouvait être un règlement de compte envers les Campaniens, naguère traitres à Rome et alliés d’Hannibal. (p. 146)

Le premier des Flamines, celui de Jupiter, resta non remplacé pendant près de 70 ans ; Auguste décida de restaurer 82 temples ! Le désordre s’installe dans le calendrier. Bref, la religion n’était pas au mieux de sa forme. (p. 148-149)

Il faut ajouter à cela la critique acerbe des philosophes. Dans les milieux cultivés, on ne croit pas aux fables de la mythologie ; Cicéron en tête, la Nouvelle Académie incline au scepticisme. L’anthropomorphisme des dieux est particulièrement ridiculisé. 

« La négation que l’épicurisme oppose à la religion traditionnelle porte essentiellement sur deux points : l’au-delà ; l’intervention des dieux dans les affaires humaines. Il n’y a ni survie de l’âme, ni châtiments éternels : notre être meurt tout entier, corps et âme ; et nous n’avons à redouter aucun châtiment posthume, infligé par des dieux vengeurs. Les dieux existent, mais ils sont inactifs (thèse dangereuse : ne serait-ce pas un athéisme déguisé ?). Ils ne régissent ni la marche du monde, ni les affaires des hommes, mais vivent dans une absence de trouble (ataraxie), qui est la condition même de leur béatitude. » (p. 152)

Cicéron croit tout cela invraisemblable et se tourne plutôt vers les Stoïciens, leur croyance en la providence, qui fonde la divination. Les dieux sont pour eux des composants du monde, éléments primordiaux (terre, eau, air, éther) ou parties de l’univers. (p. 152)

Malgré tout, la religion d’État va perdurer et être rénovée sous Auguste. « Quelles que soient les spéculations des intellectuels, dont aucun ne nie l’existence des dieux – le débat ne porte que sur leur nature – les pratiques du culte, élaborées par les ancêtres dans leur sagesse, s’imposent à tous les citoyens. » (p. 153) Les propos du De natura deorum de Cicéron témoigne de cette tolérance. Une certitude cependant, c’est l’immortalité de l’âme, qui devient le sort possible de tout homme pieux. (p. 153)

En quête de renouveau

On note que Marius, par exemple, s’attachait les conseils d’une prophétesse syrienne, Martha. Sulla croyait aux songes et recevait les conseils de déesses d’Asie. Isis et Sérapis reçoivent aussi des cultes, à Pouzzoles et à Pompéï, dès la fin du IIème s avjc. « C’est une religion populaire au sens propre, de petites gens. Les autorités la pourchassent. Le Sénat fait raser ses sanctuaires : elle en avait jusque sur le Capitole, détruits en 58, 53, 50, 48. Rien n’y fit : la foi isiaque, qui les reconstruisait inlassablement, était plus forte que les interdits officiels. (p. 155)

Un essai de reconstruction : Varron

Varron

« Varron est né avant les guerres civiles. Il a vu les commencements du règne d’Auguste. Sa longue vie de presque nonagénaire lui a permis de traverser toutes les crises de la fin de la République et d’en souffrir. Il a tenté, avec les armes de la théologie, une reconstruction de la religion romaine, trop élitiste pour se diffuser au-delà d’un cercle étroit d’intellectuels et d’hommes de pouvoir, aristocrates ou chevaliers éclairés. » (p. 158) Mais grâce à lui, nous avons connaissance de pans entiers de la religion romaine. On y perçoit advenir la restauration augustéenne et l’apparition d’un syncrétisme, plus mystique et moins spéculatif qu’il le dépeint.

VII. La renaissance augustéenne

« Le fondateur de l’Empire, né en 63 avjc, mort en 14 apjc, a inscrit sa carrière sous le signe du sacré. Chaque étape de son ascension politique a reçu une sanction religieuse. Adopté par César, il est, dès l’époque triumvirale, Diui filius, « fils du Divinisé ». Seul maître du monde romain depuis la défaite d’Antoine et Cléopâtre à Actium, en 31, il reçoit, en 27, le surnom plus qu’humain d’Augustus. En 12, après avoir attendu patiemment la mort du grand pontife Lépide (l’ancien triumvir), il revêt enfin le grand pontificat. À sa mort, en 14 apjc, il est lui-même divinisé et devient le Divus Augustus. » (p. 159)

Octave Auguste

Auguste, pour Octave, appartient à la sphère religieuse, comme le nom de l’augure. « Il confère à la personne du prince consécration religieuse et valorisation spirituelle, il l’élève au-dessus des hommes et le rapproche des dieux, sans toutefois en faire l’un d’eux dès son vivant. Il exprime la sacralité du pouvoir impérial et le fonde en droit divin : à celui qui le porte, il confère, dit Auguste lui-même, une auctoritas sans égale en ce monde. Après lui, tous les empereurs le porteront, comme essentiel à leur majesté et à leur être, qui échappe à la condition mortelle. » (p. 159-160)

Octave-Auguste entama une grande campagne de restauration des temples et des sacerdoces (pp. 160 et alii). Il faisait l’objet d’un culte impérial, mais il ne faut pas oublier que dans toutes les civilisations antiques, le souverain avait une dimension sacrée. (p. 167) « La mort d’Auguste en août 14, ses funérailles solennelles, son apothéose inaugurent le cérémonial des divinisations impériales. » (p. 171)

VIII. L’appel de l’Orient

Les religions orientales ont exercé un grand attrait sur le monde grec, puis le monde romain, et ce dès le IIIè siècle avjc, pour ne prendre fin qu’avec le christianisme. (p. 175) Il en existait de nombreux, mais les principaux sont :

Cybèle et Attis

– le culte de Cybèle, la « Magna Mater », accueillie pour chasser Hannibal d’Italie, selon les préconisations des Livres Sibyllins. La déesse arriva donc de Phrygie, sous la forme d’une pierre noire, avec son amant infidèle Attis et « son cortège de prêtres eunuques, envoutés par la danse, le son des flûtes, des cymbales et des tambourins, s’automutilant à l’exemple mythique d’Attis. » (p. 177) bien sûr, un tel culte, si étrange, fut rapidement réglementé et codifé.

– le culte des dieux égyptiens : Isis, Sérapis ; plutôt suivi par les femmes.

– le culte de dieux syriens, amenés par les Syriens, marchands ; « les cultes sémitiques sont multiples et bariolés ». (p. 190)

Culte de Mithra

– le culte de Mithra, « Sol Invictus » ; ce Mithra iranien est sûrement un lointain descendant du Mitra indo-européen de la littérature védique. C’est un dieu des armées, proche du soleil, introduit en Asie mineure par les Perses. (p. 195) Plutôt suivi par les hommes. C’est Mithra qui, le 25 décembre, naît de la pierre, dans une grotte, comme la lumière jaillit du ciel. La liturgie mithriaque réactualise le mythe de la création. (p. 196) Bien plus tard, au IIIè s apjc, le 25 décembre devient le jour de la naissance de Sol Invictus. « Le nouveau culte, qui avait sa fête le 25 décembre, jour du Natalis Invicti, fut assuré par des pontifes du Soleil, calqués sur les Pontifes ancestraux de Rome, désormais appelés Pontifes de Vesta ». (p. 206)

Aurélien et le syncrétisme : au IIè et IIIè s apjc, Rome n’a pas abandonné sa religion officielle ; elle s’est simplement enrichie ou colorée d’autres cultes, côtoyés par l’astrologie et la magie. Cependant, le règne d’Aurélien unifie et hiérarchise ces croyances dans un hénothéisme nouveau : « Pour la pensée syncrétiste, les dieux se rejoignent tous. Dieux de peuples différents, de Rome, de la Grèce, des Égyptiens, ou, à l’intérieur d’une même religion nationale, dieux ou déesses particuliers : ce ne sont tous que des expressions différentes, formulées ou figurées, d’une même divinité, qui les comprend et les dépasse tous. » (p. 204)

Ainsi, Isis devient la mère de tous ; Aurélien s’associe, voire s’identifie à Sol Invictus et va faire du Soleil le dieu suprême de l’empire ; il voulut même substituer Sol à Jupiter. À travers cela, « il officialisait les principes de l’hénothéisme. Il faisait passer dans les réalités du néo-paganisme romain les spéculations mystico-philosophiques de la théologie solaire. » (p. 207)

IX. Épilogue – Dieu de Platon ? Dieu des chrétiens ?

La théologie solaire

Elle est née chez les philosophes néo-platoniciens, eux-mêmes venant de l’Orient, sur des antécédents occidentaux, pythagorico-stoïciens. Julien, au IVè, en 362, compose encore un discours Sur le Soleil Roi, pour la fête du 25 décembre. (p. 209)

L’histoire a retenu de cette période quelques noms, œuvres et personnages marquants.

Les Saturnales de Macrobe, néoplatonicien, représentant de l’aristocratie païenne.

Notons également Pretextat, l’une des hautes figures de l’aristocratie sénatoriale à la fin du IVè, avec un gros cumul des mandats ! Proconsul d’Achaïe, initié aux mystères de Dionysos et d’Éleusis, pontife de Vesta à Rome, augure, quindécemvir, pontife du Soleil, « taurobolié » de Cybèle, « nécore » de Sérapis, « père » dans la religion de Mithra… bref, il préside à tous les cultes, encore à plus de 70 ans, parfois accompagné de sa femme Pauline, isiaque également, qui s’imprègne de tous les mystères. (p. 211)

Symmaque est plus politique et moins mystique, pontife majeur. Ou encore Maxime de Madaure, qui écrit en 390 à Augustin : « Il n’existe qu’un dieu suprême et un, sans commencement. » (p. 212)

Bref, « le bouillonnement mystique et cultuel des religions orientales et de l’hénothéisme n’avait donc pas suffi à perpétuer une religion de moins en moins romaine, de plus en plus ouverte sur l’universel. » (p. 212)

La fin du paganisme

Avec quelques dates importantes…

313 : l’édit de Milan établit la paix de l’Église et accorde la liberté de culte aux chrétiens et à toutes les religions, à égalité.

Constantin Ier

331 : inventaire et confiscation des biens des temples, ce qui amoindrit le paganisme.

337 : Constantin, même converti au christianisme, ne refuse pas d’être pontifex maximus.

Mais c’est à partir de Gratien (367-383) que datent les mesures symboliques et décisives. Il refuse le pontificat. Il ôte aux sacerdoces les privilèges financiers (p. 214).

Gratien

On note cependant qu’en 354, les fêtes romaines traditionnelles ont lieu, comme d’habitude.

391-392 : Théodose interdit les sacrifices sanglants. Il interdit également le culte des Lares, des Pénates et Genius, pour protéger les enfants, selon le danger évoqué par Prudence dans son Contre Symmaque, d’être conditionnés au culte païen. (p. 215)

N’oublions pas non plus que l’appellation païen est donnée par le christianisme, pour désigner le monde des campagnes, où les pagani, les gens du village, pagus, deviendront les « païens » attardés. Les ploucs quoi ! (p. 214)

494 : les fêtes romaines sont supprimées. Les Lupercales remplacées par la Purification de la Vierge et le Natalis Invictis du 25 décembre par la commémoration de la naissance du Christ. On abat les temples, ou bien ils sont transformés en église.

« Telles sont les ultimes métamorphoses du paganisme, d’un paganisme non seulement romain, mais préromain, venu du fond des temps néolithiques. Les religions sont aussi mortelles. » (p. 216)

La religions des Grecs, de Roland Crahay

« La religion des Grecs est l’une des plus déconcertantes qui soient et, en même temps, l’une des plus instructives. Elle ne s’appuie pas sur une révélation ; elle n’a jamais défini de doctrine théologique ou morale ; elle n’a pas à sa tête un sacerdoce. La langue grecque n’a pas de nom pour la désigner dans son ensemble. Nous nous trouvons devant un corps d’opinions peu cohérentes ; devant des dieux à tel point humanisés que leur substance primitive nous échappe souvent ; devant des rites qui ne se rattachent qu’exceptionnellement à des attitudes mentales conscientes. Bref, abstraction faite de certaines manifestations propres à une époque ou à un milieu, nous trouvons en Grèce une multitude de faits que nous devons bien qualifier de religieux, mais qui ne constituent pas, au sens où nous la prenons aujourd’hui, une religion. » (extrait du 4ème de couverture)

Introduction

Il y a pourtant indéniablement des faits religieux (p. 7). Pour aborder le fait religieux grec, nous prendrons le biais du sacré, par opposition au profane, tel que défini par Rudolf Otto en 1917 – cf Le sacré et le profane, de Mircea Eliade. Le sacré est à mettre en relation avec l’énergie et la puissance, ce qui s’impose à l’homme comme d’un autre monde. (p. 10) Du moins le croit-il…

1. Manifestations immédiates du sacré

Le sacré est interprété comme provenant d’une volonté divine. Ce que les Grecs appellent les terata (monstres = ce que l’on montre) sont appelés des prodiges chez les Romains « des ruptures supposées de l’ordre du monde, toujours funestes en tant qu’invasions du sacré maléfique. » (p. 14)

2. Sources de la connaissance religieuse

Pas de révélation : « les faits acceptés comme signes sont innombrables, mais l’acceptation n’est pas rigoureuse, l’interprétation encore moins et, surtout, ces rudiments de croyance restent isolés, sans autre portée que celle qu’ils doivent aux circonstances. Ils ne constituent pas les éléments d’une doctrine. » (p. 17)

3. La littérature religieuse

S’il n’y a pas de révélation, il n’y a pas de dogme. En Grèce, on note une « symbiose étroite entre religion, poésie et philosophie. » (p. 29) Le fait religieux s’exprime à travers le mythe, repris et transformé au fil des siècles par les poètes et les philosophes. (p. 29) La pensée mythique est anthropomorphique et traduit le sacré en événements : « chaque élément trouve sa place avant ou après un autre. » (p. 30)

4. La pensée religieuse

L’homme

« Les deux expériences sont corrélatives : la présence du sacré et l’insuffisance de l’homme. Sans le sentiment vécu d’un manque, celui-ci n’éprouvera pas la puissance irrationnelle qui est à la fois une frontière et un achèvement. » (p. 35) Bref, les individus ne durent pas longtemps et souffrent beaucoup pour les Grecs. 

Antigone donnant la sépulture à Polynice (1825), Sébastien Norblin

L’origine de l’homme ne se trouve pas chez Hésiode mais plutôt chez Platon (Protagoras, 320 etc) sous la forme de mythes ou paraboles (p. 38). On y raconte l’apparition maudite des hommes et leur destinée assez cruelle. Mais le Grec n’est pas totalement pessimiste : « ce qu’il traduit dans ses actes, c’est surtout la fierté devant tout ce que l’homme parvient à réaliser dans les limites étroites et dans les conditions pénibles de sa vie » (p. 40) (Sophocle, Antigone, 322-64)

La mythologie de l’au-delà est flottante. Les fantômes viennent parler aux vivants, ils sont des ombres ; dans l’Odyssée, le séjour des morts est même décrit (Odyssée, XI, 23-50 ou IV, 561-9) Mais cette idée de l’au-delà n’apporte aucune compensation à sa conception pessimiste de la vie terrestre. (p. 44)

On trouve cependant chez Pindare (2è Olympique, 63-83) une perspective de salut, l’idée d’une rétribution posthume, ainsi que chez Hérodote (II, 123) évoquant les croyances égyptiennes ou encore Empédocle (fr.115) mais « c’est surtout Platon qui développe ces thèmes : immortalité personnelle, rétribution dans l’au-delà fondée sur la morale et sur la purification des âmes. Souvent, il se réfère aux mystères et aux « doctrines secrètes ». (p. 47) (Phèdre, 245 c et suiv ; Cratyle, 400 b-c ; Phédon, 64 a et suiv. ; Phédon, 117 c) Socrate prie pour bénéficier d’une bonne mort… mais cela ne correspond pas à « la religion officielle, fort proche en revanche des croyances chrétiennes. L’au-delà chrétien ne doit rien à la « Chéôl » des Juifs, séjour posthume aussi inconsistant que l’Hadès des Grecs. Il est un séjour éternel que l’homme conquiert – bon ou mauvais – par sa conduite terrestre. » (p. 50)

Cependant les voix de Démocrite (fr. 297) ou Épicharme (fr. 64) témoignent d’une vision plus désabusée et signalent ces projections comme autant d’illusions (p. 50)

Le monde

« Le terme grec cosmos, qui, à partir de certains présocratiques, désigne le monde, avait signifié d’abord « ordre », « arrangement harmonieux ». Au départ, les Grecs ne disposent pas d’un concept global, comme celui que nous exprimons dans « univers ». Ils disent simplement « toutes choses » et valorisent certaines parties de l’ensemble : la Terre, le Ciel, l’Océan, les hommes. La notion de cosmos apparaît comme le résultat d’une réflexion qui, de ces éléments, a fait une synthèse. » (p. 52)

Hésiode, dans sa Théogonie, prend les dieux pour origine du monde. Il commence par Chaos et ses descendants. Mais pour Héraclite (fr. 30), l’univers a toujours été et sera toujours, indépendamment de nous. Pour Anaxagore (fr. 12), c’est le NOUS, une force spirituelle, qui permet la dissociation et le regroupement des éléments, à partir d’un mélange originel et confus de particules. (p. 55) Chez Platon (Timée), le créateur du monde semble distinct des dieux de la mythologie tandis que pour Aristote, le « moteur premier » est un pur concept intellectuel (Métaphysqiue, XII, 7, 1072) Mais les Grecs n’ont pas intégré à leurs croyances ce qui a trait à la fin du monde ou à son renouvellement : « Ils ne possèdent pas, à notre connaissance, une eschatologie cosmique comparable à celles de l’Inde ou au « Crépuscule des dieux » des Germains ou encore au mythe romain de la Grande année. » (p. 58)

Quel est le facteur, le moteur, des actions humaines ? Périclès, d’après Thucydide, aurait parlé des « démons ». Ailleurs, on trouve toutefois invoquée la Nécessité : Prométhée explique son impuissance face au Destin ou à la Nécessité (Eschyle, Prométhée, 506-525).

Les dieux

Nous connaissons particulièrement les dieux olympiens qui ont remplacé, en quelque sorte, les divinités plus anciennes, comme d’ailleurs en témoignent de nombreuses légendes : le dieu vient de l’étranger : Crète, Thrace, Asie Mineure. D’ailleurs, seuls Zeus, et peut-être Dionysos, ont des noms proprement grecs. (p. 63)

Mais plusieurs catégories d’êtres surnaturels coexistent et le sacré prend diverses figures : les éléments de la nature, les esprits ou démons, les dieux. (p. 64) Les animaux, sacrés eux-mêmes, deviennent les compagnons attributs des dieux et les dieux prennent souvent forme animale (p. 65). Platon a essayé de mettre de l’ordre dans ces catégories en assignant notamment une essence d’intermédiaire aux esprits ou démons. (p. 67) Quant aux âmes des morts « Hésiode distingue trois catégories correspondant à des races du passé : les hommes de l’âge d’or sont devenus les « Démons terrestres » ; ceux de l’âge d’argent les « Bienheureux souterrains » ; les héros, après la disparition de leur race : des « Demi-dieux ». (p. 68) Ces derniers reçoivent un culte : « c’est le caractère sacré inhérent à toute personnalité exceptionnelle qui explique les honneurs rendus à certains grands hommes : fondateurs de villes, souverains, législateurs, personnages célèbres par leur piété, poètes, philosophes. » (p. 69)

Théâtre de Delphes

Si les dieux olympiens nous donnent l’impression de dominer le religieux antique grec – cela est dû à l’épopée homérique, cette impression ne correspond pas vraiment à la réalité : la Terre reste l’objet d’un véritable culte, à travers notamment la figure de Déméter (p. 71) Dionysos jouit également d’un culte répandu, alors qu’il est étranger des épopées homériques et qu’on lui attribue même une origine étrangère, thrace ou phrygienne. (p. 73) : « Dans une réinterprétation religieuse, venue peut-être de l’étranger, il préside à l’ivresse sacrée qui soustrait l’homme au monde profane. Il représente en Grèce une forme d’expérience religieuse, le chamanisme, où l’homme se met en état de transe pour communier avec le numineux. » (p. 73)

Zeus est le seul dieu qui porte un nom véritablement grec, et indo-européen, qui signifie « le Ciel lumineux » et que l’on retrouve dans Ju-piter.

La racine i.e. serait *de-us, que l’on retrouve dans dieu, diurne, ou dyauh (sanskrit), et donc ZEUS ou JU (de Jupiter, littéralement « dieu le père »)

Associé à la justice et l’ordre social, il bénéficie d’une place primordiale : « Zeus garde au sein d’un système polythéiste une densité religieuse qui lui permet d’être à la fois une multitude de dieux et le dieu en soi. […] Zeus-Baal, Zeus-Ammon, Ahoura-Mazda, même, devient Zeus pour Hérodote. » (p. 78) La couche la plus primitive des représentations de Zeus nous montre même un Zeus-ogre, un Zeus-loup. (p. 79) « Pratiquement, Zeus présente tous les aspects du divin, non seulement par rapport au contexte grec, mais à l’échelle des religions du monde. » (p. 79)

5. L’acte religieux : le rite et le culte

Difficile de reconstituer l’acte religieux de l’antiquité grecque, mais à l’aide des textes et de l’archéologie, on peut dégager quelques faits d’ordre général. (p. 87)

On trouve bcp de recommandations de type superstitieuse, mais qui peuvent s’apparenter à des rituels à suivre, chez Hésiode (Travaux, 724-56) ou chez Homère (Iliade, I, 37-42 ; 94-100 ; 313-317 ; 446-74) Il faut prendre garde à ne pas s’attirer la colère des dieux. Peut naître également le besoin de se purifier après une souillure ; cela passe par les ablutions, les sacrifices. La souillure n’est pas morale ; on peut être souillé d’avoir versé le sang, d’avoir eu affaire avec la mort. (p. 92)

Les sacrifices donnés en exemple dans l’Iliade sont par exemple les hécatombes – sacrifice de cent bœufs – ainsi que des sacrifices humains : Iphigénie ou les douze prisonniers troyens immolés sur le bûcher de Patrocle. (p. 93)

Hécatombe

Le temple grec n’est pas un lieu où l’on se réunit ; il est plutôt considéré comme la maison du dieu. On peut prier n’importe où, paumes ouvertes vers le ciel, ou allongé, prosterné au sol si l’on cherche les faveurs de dieux souterrains. (p. 96) Que demande-t-on ? Généralement la santé, une bonne récolte, la fécondité ou une protection contre le malheur. Il arrive aussi qu’on s’adresse aux démons pour vouer quelqu’un au mal – la littérature offre des témoignages de malédictions (Iliade, IX, 565-72) (p. 99) On invoque encore les puissances divines pour asseoir un serment : « une affirmation ou une promesse accompagnée d’une prière négative. On demande à un dieu de garantir la vérité et de punir le parjure. » (p. 100)

Thesmophories

Enfin, la vie athénienne était ponctuée de fêtes, comme les Thesmophories (p. 103) ou d’autres fêtes autour de la fécondité. Peu à peu, les fêtes religieuses sont débordées par leur aspect communautaire : « la célébration rituelle prend facilement la portée d’une manifestation civique qui resserre par des actions et des divertissements communs l’union des citoyens. » (p. 104)

Les jeux, les oracles ou les sanctuaires de guérison font également partie de la vie religieuse des Grecs (p. 105)

6. La communauté religieuse

Même lorsqu’une religion a pour but le salut personnel, elle s’inscrit dans une communauté religieuse. La vie de la cité, la religion, les hommes sont fortement liés (cf Hésiode, Travaux, 240-47) (p. 110) 

« Dans la Grèce classique, les groupes constitués sur une base purement religieuse, comme les confréries et les thiases, ne jouent qu’un rôle limité. En général, le lien sacré se superpose à un autre. Dans une communauté naturelle, famille, clan, tribu, il s’exprime sous la forme de divinités et de cultes propres à celle-ci. Dès Homère, ces collectivités sont recouvertes par une organisation politique, dont nous pouvons, dans des grandes lignes, suivre l’évolution. » (p. 110)

« Ainsi se dessinent, d’abord comme une aspiration révolutionnaire, les grandes lignes d’une religion civique qui sera celle de la Grèce classique. Elle groupe indissolublement trois termes : les hommes, les dieux, l’État. Pour désigner celui-ci, Hésiode emploie déjà le terme polis, la cité. Mais c’est seulement à l’époque suivante que la polis incarnera dans la réalité politique le programme social et religieux d’Hésiode. » (p. 112)

« Rappelons quelques faits bien connus qui montrent à quel point la sphère du religieux se confond avec celle du politique : les prêtres, sauf quelques exceptions, sont des fonctionnaires publics désignés par l’État pour un terme légal ; les temples et leurs avoirs sont propriété publique ; les fêtes religieuses sont aussi des fêtes nationales, souvent mises à la charge de contribuables fortunés ; le calendrier est fixé par les autorités civiles. Réciproquement, chaque État a ses dieux et son culte ; une action politique a toujours des aspects religieux : prières, sacrifices, offrandes, processions, consultation des oracles ou des devins. » (p. 112)

Socrate et son « démon »

Les deux domaines sont inséparables et la revendication de Socrate d’avoir son « démon intérieur » peut être prise pour une revendication athée, bien que ce ne fût pas le cas. La croyance de Socrate le rendait tout le moins impie aux yeux de ses accusateurs puisque ce démon semblait le détourner de la politique active. (p. 115) 

La religion officielle pouvait laisser des insatisfaits, et à l’âge classique, se développent les cultes privés, les confréries, les mystères et l’orphisme. (p. 116)

7. Les mystères et l’orphisme

« Un myste est un initié ; le mystère, la cérémonie d’initiation ; l’adjectif mystique désigne, étymologiquement, ce qui est en rapport avec cette forme religieuse. Les mystères étaient protégés par un secret qui, dans l’ensemble, a été respecté. Aussi les connaissons-nous de manière très fragmentaire. » (p. 117)

Les mystères d’Eleusis

Les mystères d’Euleusis, qui inspirent l’Hymne à Déméter et racontent le cycle de la végétation, mort apparente, suivie de la renaissance, sert de support symbolique à une croyance en la survie posthume de l’homme. (p. 118)

Il existait bien d’autres mystères, autour de Zeus ou Dionysos ou encore l’Orphisme. Cependant, le grec moyen semble déconcerté devant l’Orphisme qui, non seulement est perçu comme venant de Thrace, mais en outre s’appuie sur un texte sacré : « mais ce qui déconcerte et indispose surtout le Grec moyen, c’est la prétention de s’appuyer sur des livres, non pas comme on cite du bout des lèvres Homère et Hésiode, mais pour y chercher une autorité ferme en matière de croyance et de morale. Là est l’originalité choquante de l’orphisme : c’est une doctrine du livre. » (p. 122)

Mais « les vraies communautés religieuses, celles qui proliférèrent plus tard et s’adjoignirent celles de Mithra, de Sérapis ou du dieu des Juifs, ce sont ces conventicules qui réunissaient dans leurs chapelles les fidèles de quelque Dionysos, de Cybèle, de Sabazios et qui, parfois, nous le savons par des inscriptions, rassemblaient leurs morts dans des cimetières séparés. » (p. 126)

8. Attitudes

Comment comprendre la foi ? Le terme et le concept ne semble pas exister pour les anciens. Il sera défini plus tard, chez les chrétiens, comme Clément d’Alexandrie (Stromates, II, 8, 4 ; 30, 1-2) pour lequel la foi est d’essence divine mais aussi une forme d’espérance.

« Les Grecs n’ont jamais défini un ordre de choses transcendant qui réclamerait leur foi. Tout ce qu’ils sont censés admettre, c’est que « les dieux » existent, mais sans que ceux-ci soient expressément nommés. » (p. 128) Rien ne définit ce qu’il faudrait croire au sujet de ces dieux, la mythologie se charge de faire et défaire ; règne tout de même un certain agnosticisme, parfois exprimé chez Protagoras (fr. 4) ou Xénophane (fr. 34). Donc « pour d’autres grandes notions, comme la structure religieuse de l’homme et du cosmos, l’immortalité de l’âme, la rétribution posthume, le champ reste ouvert à la spéculation mythique et intellectuelle. » (p. 129)

Sanctuaire d’Asclépios, Épidaure

« Nul doute que beaucoup se soient contentés d’une confiance aveugle dans la vertu de l’acte sacré. Cela est vrai surtout de pratiques populaires comme les rites agraires ou le culte d’Asclépios ou encore dans le serment. » La magie et la superstition font également partie du paysage religieux (Théophraste, Caractères, 16)

Il existe cependant un caractère mystique du culte ou des croyances, en définissant le mysticisme comme « la croyance en la possibilité d’un contact immédiat entre l’homme et l’essence du sacré. Cette croyance peut s’accomplir de deux manières ; par un mode particulier de connaissance, généralement décrit comme une vision ; ou bien par l’expérience vécue d’une union. » (p. 136) Ainsi, « une des formes les plus répandues de la connaissance mystique est l’inspiration prophétique.  En Grèce, elle n’a joué un rôle véritable qu’antérieurement à la religion classique ou en marge de celle-ci. Le sibyllisme ne nous est connu historiquement que par des manifestations dégradées. » (p. 137)

Finalement, dans cette quête d’union, « c’est à la fin de l’Antiquité que les néo-platoniciens élaborent une synthèse de la religion et de la philosophie qui trouve son couronnement dans l’union mystique. Le dieu de Plotin, libéré de toute imagerie anthropomorphique, comporte trois degrés : l’Un, l’Esprit et l’Âme. Celle-ci est à la fois l’âme universelle et la multitude des âmes particulières. » (p. 140)

9. Tensions

Dans le système grec, contrairement au système chrétien que nous connaissons mieux, on ne peut pas vraiment entrer ou sortir des croyances, en devenant un apostat par exemple, puisque les croyances revêtent différentes formes et touchent tous les aspects de la vie, sans requérir une véritable profession de foi.

« Foncièrement pessimistes, les Grecs sont obsédés par le problème du mal. Non moins foncièrement moralistes, ils posent ce problème en termes de responsabilités. » (p. 145)

Les dieux, fortement anthropomorphiques, ne sont ni entièrement bons, ni entièrement mauvais. Dans Odyssée I, 32-43, dieux et hommes se renvoient même la responsabilité du malheur des hommes. (p. 146)

Chez Eschyle, le débat met en cause les dieux comme les hommes. Tandis que Sophocle dépeint les dieux, inconsistants et parfois sinistres : « psychologiquement, nous sommes à un stade antérieur à celui que traduit Eschyle » (p. 147) « Chez Sophocle, l’homme malheureux endure et se plaint ; il ne discute pas. […] Pour ses contemporains, il fut « le pieux Sophocle », ce qui montre combien nos concepts diffèrent de ceux des Grecs. En revanche, Euripide passa, de son vivant, pour un impie et beaucoup de modernes le tiennent pour tel. » (p. 149) « Sophocle représente le stade de la contradiction acceptée : Eschyle révèle l’opposition dialectique et tente de la résoudre ; Euripide sépare brutalement la thèse et l’antithèse. Cette fois, contre des dieux malveillants et irresponsables, l’homme proteste et argumente. » (p. 149)

Chez Hérodote, c’est la volonté de raconter les faits réels, et une certaine distance avec les explications divines, du merveilleux, fait jour : les événements qui se produisent sont liés aux lois du monde sensible et de la raison. (p. 152) Comme il connaît les religions et coutumes d’autres pays, il en retire un certain recul : « partageant le relativisme des sophistes, il pense que les idées et les actes religieux sont des usages propres à chaque peuple et que ce sont les préjugés de ceux-ci qui leur confèrent une valeur en soi. » (cf Hérodote, III, 38) (p. 153)

Mais on ne peut pas percevoir une évolution dans le temps de la pensée grecque qui irait vers moins de religieux : « Xénophon, tout pénétré de croyance, est le continuateur de Thucydide, qui traite le surnaturel avec un mépris glacial. Le théoricien du rationalisme historique, celui qui en formule les problèmes, est Polybe

« Pour les faits dont il est impossible ou difficile à l’homme de saisir les causes, on pourrait peut-être, à défaut d’autre issue, faire intervenir la divinité ou le hasard… Mais là où il est possible de découvrir la cause qui est à l’origine de l’événement ou qui l’a influencé, je pense qu’il ne faut pas recourir aux dieux. » (Polybe, XXXVII, 4, 2)

La médecine grecque, même si elle reste longtemps embarrassée de croyances et superstitions, commence à s’attacher au principe de la causalité expérimentale. Confer le Traité hippocratique, De la maladie sacrée, où l’auteur ne croit pas desservir la religion en lui retirant un domaine, mais au contraire lui rendre un service en lui ôtant une responsabilité. (p. 155)

Aristophane

Jusqu’où peut-on aller en restant dans le cadre de la religion et quand en sort-on ? Chez Aristophane, on trouve de francs exemples d’irrévérences : il parodie les cultes, ridiculise les dieux : « Constamment, les dieux apparaissent comme des intrigants, des goinfres, des débauchés. Surtout, ils sont d’une cupidité sans limite. » (p. 156) Et pourtant, Aristophane est attaché à une forme très traditionnelle de religion, et « fait le procès des novateurs comme Socrate et Euripide. Il parle des mystères avec une poésie manifestement sincère. On a pu dire, avec Hegel, qu’il s’attache à ruiner, en le poussant à l’absurde, un anthropomorphisme vidé de toute substance religieuse et devenu un obstacle à la piété authentique. On se demande seulement si les Athéniens parvenaient mieux que nous à distinguer toujours les deux domaines. » (p. 157)

Il est difficile de déterminer l’impiété chez les Grecs. Souvent les attaques contre les dieux sont perçues comme des attaques contre la communauté. Cependant, « comment trouver dans les conceptions mouvantes des Grecs la base doctrinale permettant de définir une impiété de pensée ? Le mobile déterminant, nous l’avons vu, est de maintenir le culte de la cité : l’accusation d’irréligion est surtout une accusation d’incivisme. » (p. 159)

10. Théories

« Il n’est guère possible, on le conçoit, de formuler en termes simples et quelque peu précis une vue d’ensemble sur la religion des Grecs. Il faudrait soupeser, argumenter et l’on risquerait encore, malgré tout, d’introduire dans les faits une rigueur qu’ils n’ont pas. » (p. 161)

Empédocle, par exemple, « considérait que les dieux personnalisés constituaient, historiquement, un stade tardif, avec une exception qui est Aphrodite. » (p. 161)

Platon, lui, « se place sur un plan psychologique : la croyance aux dieux résulte d’une double prise de conscience, celle de l’âme et celle de l’univers. […] C’est du fait de leur origine divine que, seuls de tous les êtres vivants, les hommes croient aux dieux et les honorent. » (Lois, XII, 968 d-e) (p. 162)

Pour Aristote, les dieux se confondent avec les substances premières (Métaphysique, VII, 8, 1074, b, 1-10) puis la nécessité sociale ajoute des couches de croyances : » quant au reste des croyances, il a été ajouté plus tard sous forme mythique en vue de persuader la foule et de soutenir les lois et l’intérêt général. » 

Le cousin de Platon, Critias, va même plus loin (fr. 25) en expliquant que les dieux ont été inventés par certains hommes pour que leurs congénères se sentent sans cesse épiés, pour que jamais ils ne se croient autorisés à faire le mal, même en cachette.

Voici un livre qui donne un aperçu très vaste des faits religieux en Grèce, à travers les philosophes, les poètes, les tragiques, les comiques et l’archéologie, et qui part d’Hésiode, poète du VIIIè av JC pour aller jusqu’à Aristote, philosophe du IVè av JC. Il contribue à montrer comment « le religieux » est bigarré et jamais monolithique ; que si certains penseurs ou politiques resserrent parfois la croyance en un dogme, elle finit par s’en échapper pour s’épandre et se disperser en de multiples versions d’elle-même.

Cosmogonies, La préhistoire des mythes, de Julien d’Huy

La découverte, Sciences sociales du vivant, 2020

Polyphème

Polyphème, le monstre géant, cyclope – qui n’avait qu’un œil – ça vous dit quelque chose ? Vous souvenez-vous de l’histoire que nous rapporte Homère dans l’Odyssée ? Ulysse et ses compagnons trouvent de quoi festoyer dans une grotte et décident de se rassasier sans s’interroger davantage. Or, malheur, ils étaient tombés dans l’antre même de Polyphème qui, de retour de la chasse, les enferme dans cette espèce de garde-manger… et commence à dévorer deux compagnons par jour… Mais Ulysse le rusé va lui faire perdre la tête en lui proposant de l’alcool… A cette occasion, Polyphème demande son nom à ce petit humain qui prétend s’appeler « Personne ». Puis, le cyclope une fois endormi, Ulysse et ses compagnons lui crèvent son seul œil. Cependant, réveillé et hurlant de douleur, il ne peut accuser personne. Plus tard, Ulysse et ses compagnons réussissent à s’échapper de la grotte de l’ogre en s’accrochant à la laine du ventre des moutons lorsque le bétail sort.

Homère

Ça vous revient ? Eh bien cette histoire est si ancienne qu’elle pourrait même dater de plusieurs milliers d’années ; Homère reprend là un motif bien connu de la préhistoire, adopté et intégré à la légende d’Ulysse ! En effet, à de nombreux endroits de la planète on retrouve cette même histoire, à quelques détails près. Comment l’expliquer ?

Si l’on constate que des mythes sont les mêmes ou se ressemblent beaucoup en des contrées bien éloignées de la planète, on pourrait l’expliquer, soit par le hasard – mais cela semble peu probable, soit par la résurgence universelle d’un archétype, sorte de modèle mental qui se reproduit – mais c’est une hypothèse un peu forte, soit par le fait d’une révélation primitive – mais il faut être croyant, soit par le fait d’influences très récentes ou d’un ancien phénomène de diffusion. Cette dernière hypothèse rencontra l’adhésion de chercheurs bien connus comme Marcel Grenet, sinisant, ou encore Georges Dumézil, ou encore Claude Lévi-Strauss, que tout le monde connaît. Dans ce contexte, Julien d’Huy propose, lui, une nouvelle approche méthodologique, fondée sur les études statistiques et leur usage en phylogénétique : pourquoi ne pas proposer un arbre généalogique des mythes ?

La préface de Jean-Loïc Le Quellec vient d’expliquer quelques points méthodologiques préalables et nécessaires à la compréhension de l’ouvrage. A sa suite, dans son Prélude, Julien d’Huys formule son hypothèse forte « Il semble […] exister une corrélation mondiale, mais aussi locale, entre la diffusion des mythes et celle des gènes. […] La phylogénétique des mythes pourrait donc permettre de reconstruire les migrations et les contacts entre populations depuis le Paléolithique. » (p. 24)

Qu’allons-nous découvrir dans ce livre passionnant ? « On passera des différentes versions d’un mythe (Polyphème) à l’étude comparée de différentes traditions (autour de la création du monde et des mythes de catastrophes) en finissant par l’étude comparée d’aires culturelles (autour des mythes de découverte du feu et de matriarchie primitive), la dernière partie récapitulant, à partir de l’étude de la Femme-Oiseau et de la Ménagère mystérieuse, les différents niveaux d’analyse. » (p. 25)

Premier mouvement / Le cycle de la terre

Polyphème

Cinq versions du même mythe ?

« Un homme se rend dans la demeure d’un maître des animaux ou d’un berger monstrueux et, menacé de mort, ne peut s’enfuir qu’en se couvrant d’une peau ou en se cachant sous un animal qui se dirige vers l’extérieur. » (p. 49)

Entre temps, dans certaines versions, il a percé l’œil du monstre à l’aide d’un pieu durci par le feu ou le lui a brûlé. Parfois, il donne son nom : Personne ! afin de ridiculiser le monstre lorsque ce dernier tente de dénoncer son agresseur. Où trouve-t-on cette histoire ?

  • Chant X de l’Odyssée
  • Mythe gascon
  • Mythe Niitsitapi / Pieds-Noirs, groupe amérindien de la famille algonquine, version 1
  • Mythe Niitsitapi / Pieds-Noirs, groupe amérindien de la famille algonquine, version 2
  • Mythe selon les gros-ventres / Atsina.

Comment procède-t-on ? Quelle est la méthode ? – on décompte le nombre de points communs entre les mythes. On peut alors en déduire le tableau (p. 47) d’une généalogie du mythe.

Décompter les points communs des mythes nécessite de considérer qu’on accède au sens sans se soucier de la langue et de ce qu’elle implique. Ce n’est pas l’objet d’étude de JdH et il se débarrasse – un peu vite, à mes yeux – des considérations linguistiques et des hypothèses de Sapir-Whorf, certes… toujours à l’état d’hypothèses. (p. 39)

Se trouve néanmoins rappelée une règle des métaphores scientifiques « la caractéristique d’un système de métaphores véritablement scientifiques est que chaque terme dans son usage métaphorique conserve toutes les relations formelles avec les autres termes du système qu’il pouvait avoir dans son usage original. » (Maxwell [1870], in Niven, 1965) (p. 56)

« Cependant, tous les auteurs étudiés admettent qu’un récit oral peut se décomposer en unités discrètes héritables et que celles-ci peuvent être modifiées lors de leur transmission, conduisant à l’apparition de nouvelles versions du même récit, sans que cette modification soit complète, car un tel bouleversement conduirait à la disparition de la notion de « groupe ». 

La biologie évolutive et la mythologie comparée se rejoignent donc avant tout sur des questions de taxonomie et la manière dont elles codent des unités discrètes héritables pour établir des liens entre les entités, espèces vivantes ou récits mythologiques, qu’elles étudient. Par conséquent, rien n’empêche que des méthodes conçues pour étudier l’évolution des espèces puissent être intégrées et adaptées à celles en pratique pour l’étude des mythes, à condition que l’utilisation des arbres phylogénétiques porte sur un matériau compatible avec leurs conditions d’utilisation. » (p. 57)

De l’approche phylogénétique en mythologie comparée

Des mythes et des arbres – Edward A. Armstrong (1959) semble avoir été le premier à proposer d’étudier le folklore en utilisant la méthode phylogénétique (p. 58) mais le premier à l’avoir testée véritablement serait Thomas Aber, dans les années 80, à partir de 41 versions différentes d’un mythe iroquois de création du monde. (p. 59)

A partir des travaux qui se sont développés, JdH a pu montrer « que les versions d’un même récit-type se groupaient à la fois par aires géographiques et par aires linguistiques, qu’elles étaient souvent liées à une migration de population et que le changement géographique d’un récit conduisait à une accélération des changements dans son contenu. » (p. 62)

L’arborescence des mythes – « Dit simplement, un arbre phylogénétique est une représentation des relations hypothétiques existant dans le passé entre un ensemble d’espèces. Ses différents sommets représentent autant d’espèces étudiées. » (p. 63) Attention, cet arbre est la modélisation d’une hypothèse (p. 64) et l’on peut en élaborer plusieurs en variant les caractéristiques et les critères de choix. « Il est ordinairement construit en regroupant des taxa présentant des modifications de traits par rapport à l’ancêtre présumé et partageant ensemble ces modifications. » (p. 64) Plusieurs méthodes et algorithmes concourent à l’élaboration d’arbres complexes, dans lesquels on trouve parfois des cycles (ou boucles) – une histoire qui s’alimente elle-même et auto-engendre des modifications. Il reste difficile de savoir comment se transmettent les récits, sur quelle durée, et s’il s’agit de transmission de type mère-fille ou de type horizontal, transversal. Dans un même arbre, on peut faire l’hypothèse de la coexistence des deux. Pour finir, même lorsqu’on parvient à montrer que l’arbre hypothétique est « solide », il faut encore se méfier : « un biais important pourrait par exemple résulter de la sélection et de l’interprétation des données. » (p. 72)

Sur le plan géographique – la structure des arbres peut permettre de retracer les déplacements humains. « La première route inclurait des versions du Caucase, du Pays Basque et de l’Europe du Nord-Ouest (Royaume-Uni, Samis) et correspondrait à l’expansion des premiers éleveurs. La seconde vague se serait diffusée sur le pourtour méditerranéen, dans le sud (Gascogne) et le centre de l’Europe. » (p. 74)

Pour lire l’article de Julien D’Huy, cliquez ici.

« Si les mythes se sont diffusés en même temps que les populations, peut-être serait-il possible de trouver une trace des déplacements humains dans la structure des arbres phylogénétiques obtenus à partir de différentes versions des mythes ? Répondre à cette interrogation nous conduira à proposer un modèle d’évolution général d’un mythe à travers le temps. » (p. 81)

Par exemple, la structure causale d’un récit influe sur sa mémorisation. « Toute action appartenant à la chaîne qui relie le début à la fin d’une histoire – autrement dit, toute action importante, achevée et faisant avancer le récit – sera mieux retenue que d’autres actions, secondaires, inachevées, sans effet sur le déroulement de l’intrigue ou inutiles à sa bonne marche. Plus un événement est important dans l’enchaînement causal, plus il sera jugé important dans l’absolu et mieux il sera retenu. » (p. 84) Vient alors une période dite de stase, ou stabilisation, pendant laquelle « la permanence du mythe s’appuierait sur un double mouvement, sans cesse répété, de simplification puis de développement » (p. 86) mais « entre pression sociale et structure logique, toute énonciation d’un mythe est solidaire d’une énonciation passée, prise comme modèle et à laquelle celui qui parle doit bien consentir. […] Comment est alors rompu l’équilibre de la stase ? » (p. 86)

Quatre causes principales : 

– la diffusion par bonds ; un petit groupe se sépare du groupe principal (p. 87)

– l’affirmation d’une variante au nom d’une recherche identitaire « La version d’un mythe adoptée par un groupe, en contestant la vision du monde des autres, lui permet alors de se singulariser en se démarquant. » (p. 88)

– « la modification de l’infrastructure sociale, économique ou technique, qui est susceptible de déterminer un changement dans la structure du mythe (alors que l’inverse n’est pas vrai) » (p. 89)

– le changement du moyen de transmission (oral, écrit, influence de l’écrit sur l’oral)

Reconstitution du mythe d’origine – le mythe de Polyphème pourrait bien être un mythe d’origine du gibier. (p. 93) A été montrée « la très grande ancienneté du motif de l’émergence de l’humanité et de la faune sauvage du sous-sol de notre planète, motif qui daterait de la première sortie d’Afrique de l’humanité. » (p. 93) Cela pourrait corroborer l’hypothèse de la croyance en un maître des animaux sauvages, détenteur du gibier. Voici quelle pourrait être la reconstruction de ce proto-récit néolithique européen :

« L’ennemi est une figure complètement solitaire, un géant qui n’a qu’un œil sur le front et que le héros affronte seul. Un être humain [perçoit une lumière au loin sans savoir qui il rencontrera.] Il entre dans la maison du monstre. Le monstre possède un troupeau d’animaux domestiques, des moutons. [Il piège l’homme et ses animaux à l’aide d’une large porte inamovible.] Puis il tombe endormi et une vengeance se produit, liée au feu. Le monstre attend l’homme près de l’entrée pour le tuer. Pour s’enfuir, le héros s’accroche à un animal vivant.] (p. 95)

Cette version du mythe ne peut être antérieure à la domestication du mouton, qui a eu lieu il y a entre 9000 et 10000 ans, en Mésopotamie. Ce fait permet de corroborer l’origine méditerranéenne des versions récentes de Polyphème en Europe. » (p. 95)

Interlude : le gardien des eaux

Que nous disent les mythes en rapport avec les cours d’eau ? Tout comme il existerait « une créature surnaturelle maîtresse du gibier », il existerait aussi « un serpent gardien et donateur de l’eau ». On trouve cette figure en Eurasie et en Amérique du Nord. Cf le serpent Vrta dans l’Inde ancienne, qui contient toutes les eaux du monde et que tue Indra pour les libérer. Cf le dieu mésopotamien Ninurta qui affronte « le serpent des eaux primitives Kur ». Chez les Sioux, on trouve des histoires similaires. On trouve également des récits de décapitation des serpents, y compris de couleuvres pourtant certainement connues comme inoffensives (p. 106). « Cette proximité des croyances eurasiatiques et amérindiennes interroge : pourraient-elles remonter au Paléolithique ? » (p. 99)

Rappel des périodes

Pour y répondre, on peut utiliser la méthode aréale, soit « l’étude exhaustive de la diffusion d’un ou de plusieurs types de mythes afin d’en inférer l’âge et d’en reconstituer hypothétiquement l’histoire. » (p. 100) Cet interlude permet à l’auteur de conclure : « Une solution élégante serait d’y voir un rituel visant à maîtriser le débit de l’eau en éliminant symboliquement son rétenteur. L’analyse statistique des mythes offre ainsi une interprétation possible de ces vestiges archéologiques, pour lesquels il n’existait jusqu’à présent, du moins à ma connaissance, aucune explication dépassant le simple constat. » (p. 100)

Deuxième Mouvement : Le cycle de l’eau

JdH rapporte le mythe maidu, expliquant l’apparition de la terre comme surgissant de l’eau grâce à l’action d’une tortue, en Californie centrale (Dixon, 1902 : 39-40)

Le plongeon cosmogonique

Dumézil, l’un des grands mythologues du XXè, dans sa préface au Traité d’histoire des religions de Mircea Eliade, « énumère trois approches possibles de l’histoire des religions : l’histoire d’une religion spécifique, la typologie généralisée et la généalogie de religions génétiquement apparentées ». (p. 111) Dumézil suppose donc « l’existence d’une tradition « intellectuelle » commune à toutes les cultures liées aux langues indo-européennes, ces dernières ayant évolué, par scission successives, d’une origine commune hypothétique aux écotypifications sociolinguistiques plus récents. » (p. 111)

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On peut par exemple comparer l’Indien Sisupala, le scandinave Starkadr et le grec Héraclès : tous trois héros monstrueux, subissant la rivalité entre deux divinités antagonistes, avec une vie d’exploits et une mort violente, accompagné d’un retournement final face au dieu antagoniste. (p. 112)

Selon Dumézil, l’univers indo-européen était marqué par une tripartition du corps professionnel : les prêtres, les guerriers et les producteurs. Or, les corps sacerdotaux faisaient des études de mémoire et étaient les garants de la tradition. (p. 112) Mais « ce processus, fondé sur la transmission d’une mémoire orale codifiée et dogmatisée, ne saurait avoir eu lieu partout. Dans ces conditions, comment démontrer la permanence, non d’un seul mythe, mais d’un ensemble de mythes ? […] Un corpus de mythes peut-il constituer une entité suffisamment stable dans le temps pour permettre d’y inclure des récits ou des motifs mythologiques recueillir parfois à plus d’un siècle de distance ? » (p. 113)

L’interprétation géologique

« Traiter la mythologie comme s’il s’agissait du souvenir d’un fait historique réel est une approche très ancienne. En Grèce, du Vè ou 1er s avjc, des auteurs comme Prodicos, Évhémère, Diodore de Sicile ou Strabon considéraient que les dieux étaient originellement des hommes si importants qu’ils avaient été divinisés par leurs contemporains. » (p. 116) Cela reste difficile à démontrer, néanmoins, l’interprétation géologique propose en effet d’expliquer certains mythes par des faits géologiques, des catastrophes naturelles, face auxquelles un humain a su réagir : « pour le chercheur et vulgarisateur scientifique britannique Stephen Oppenheimer (1998 : 238-239), le Plongeon cosmogonique aurait été de la même façon, inspiré par un phénomène géologique. Cet auteur rappelle qu’à la fin de l’ère glaciaire et au fur et à mesure que la glace fondait, les terres des régions subarctiques se sont élevées plus rapidement que le niveau de la mer. » (p. 117) La terre s’était affaissée et de vastes territoires se retrouvaient sous le niveau de la mer. « La remontée des terres hors de la mer aurait alors été interprétée comme le produit de l’action d’un être surnaturel, à l’origine du mythe du Plongeon cosmogonique. » (p. 117) Cependant, cette explication ne peut pas à elle seule rendre compte du nombre considérable de versions différentes ni de la diffusion de ce mythe.

L’interprétation psychanalytique

Pour cela, contentons-nous de la conclusion. « L’analyse psychanalytique des récits mythologiques court donc le risque de se réduire à une logorrhée sauvage se déroulant sans aucune possibilité de contrôle extérieur, à un soliloque verbeux dont le lecteur deviendrait prisonnier. Lévi-Strauss remarquait avec justesse que, avec ce type de théorie, on se trouvait face à une « dialectique qui gagne à tous les coups » et qui, quelle que soit la situation réelle trouvera le moyen d’atteindre à la signification. » (p. 119)

L’auteur continue de passer en revue diverses interprétations : l’interprétations aréale et l’interprétation structurale. Il s’arrête finalement sur une version sibérienne du Plongeon cosmogonique. JdH utilise alors l’approche structurale. Les mythes de Sibérie et nord-est de la Chine « racontent que la Terre était autrefois presque entièrement couverte d’eau. Ce fut le mammouth qui retourna les sols sous-marins avec ses défenses, permettant à la terre ferme, à l’origine très petite, de s’agrandir, en faisant surgir montagnes et falaises. Un compagnon serpent rampa à sa suite, se tortilla entre les reliefs, et fit apparaître l’eau terrestre derrière lui. Ces mythes relèvent d’une mythologie du paysage, très répandue à travers la planète, attribuant l’aspect actuel d’un site à l’action de personnages mythologiques ou à des événements mythiques. (Le Quellec et Sergent, 2017 : 1013) » (p. 125) L’approche structurale permet au chercher de supposer avec une assez grande certitude que le mythe du Plongeon cosmique se serait diffusé d’Asie en Amérique au Paléolithique supérieur. (p. 132) 

Des mythes en rapport de transformation (conclusions partielles)

Il est remarquable que les récits d’émergence et les récits de Plongeon cosmogonique, dont Yuri Berezkin et Jean-Loïc Le Quellec ont mis en évidence la répartition contrastive, soient également en rapport de transformation :

« Les récits d’émergence sont ainsi structurés par un mouvement ascensionnel permettant l’apparition d’êtres vivants dans un monde désert en attente de peuplement, tandis que les récits de Plongeon cosmogonique sont structurés par un mouvement de balancier (descente-ascension) permettant l’émergence d’un élément dans un monde désert en attente de viabilisation. Dans un cas, la terre doit céder pour permettre l’émergence et la multiplication des êtres vivants, tandis que dans l’autre cas, et pour une conséquence similaire, la terre doit tenir. Dans les deux cas, seule la rupture d’une occlusion due à une membrane (terre/eau) rend possible l’apparition de la vie. Le mythe du Plongeon cosmogonique semble ainsi être une transformation du mythe d’Émergence, ce qui rendrait compte de leur distribution complémentaire. Parallèlement, le mythe d’Émergence pourrait s’être affaibli sous la forme des mythes de Polyphème, ce qui expliquerait que leur diffusion, limitée à l’hémisphère nord, coïncide avec celle du Plongeon cosmogonique. » (p. 133-134)

Comment se transmettent les traditions mythologiques

Les méthodes aréologique et structurale permettent de situer les mythes dans le temps – par exemple le mythe du Plongeon cosmogonique remonterait au Paléolithique – mais ne permettent pas de déterminer les lieux d’émergence de mythes, de création de groupes. (p. 135)

Pour y répondre, de très importantes données peuvent être analysées. C’est ce que propose de faire JdH en utilisant la tradition culturelle comme unité d’analyse pour organiser les données. (p. 136)

Yuri Berezkin a mis en ligne en 2017 et 2018 une très importante base de données. (p. 136)

Yuri Berezkin

Comment ça se passe ? « La conquête du monde s’est faite par de petits groupes humains emportant avec eux une partie de la mythologie de la population plus large dont ils venaient. Imaginons que, dans une population mère, la majeure partie de ses membres connaisse les motifs A, B, C et D. Des populations-filles, de plus petite taille et donc possédant une mémoire sociale moins importante, ne retiendront, pour l’une que les motifs A, C, D et pour l’autre, les motifs A, B, C, tout en inventant d’autres motifs qui leur seront propres, et qui seront à leur tour partiellement transmis aux futurs groupes issus de ces populations. Au cours de ce processus, certains motifs peu significatifs dans la population d’origine pourront voir leur importance s’accroître, alors que d’anciens motifs tomberont en désuétude ou seront remplacés par d’autres. » (p. 141)

Extrait vidéo Dynamythe 20 : Le plongeon Cosmogonique

Peut-on trouver le point d’origine du Plongeon cosmogonique ? – À l’aide de statistiques et de données géographiques, de calculs des distances séparant les différentes traditions mythologiques et de leur corrélation avec les variations des récits, les chercheurs supposeraient « l’existence d’une diffusion plus spécifiquement nordique de certains motifs, en lien avec la création du monde et les catastrophes cosmogoniques, depuis l’Asie du Sud-Ouest. Ceux-ci auraient ensuite été emportés via le nord de l’Asie jusqu’en Amérique du Nord. (p. 145) Une telle route de diffusion permettrait de rendre compte avec élégance de la distribution centrée sur l’hémisphère nord de certains mythes, comme le Plongeon cosmogonique ou le mythe de Polyphème, qui auraient pu être apportés en Amérique du Nord par une migration humaine ultérieure au premier peuplement du Nouveau Monde, et dont les traces génétiques demeurent parmi les populations actuelles. » (p. 146) Mais l’origine se situe-t-elle bien en Afrique ? ou, plus largement : « Comment tester l’hypothèse selon laquelle les traditions mythologiques peuvent présenter une forme arborescente ? » (p. 146)

Superposer les arbres linguistiques aux arbres de récits n’a pas fonctionné. (p. 146-147) La méthode statistique permet en revanche la reconstruction de proto-motifs et d’arbres relativement « solides ». (p. 151) Il reste cependant difficile de déterminer avec certitude quelle la variante serait ou non à l’origine du récit ou une simple mutation, corrélée avec une migration ! Par exemple, dans certains mythes, c’est un oiseau qui plonge, suivant l’ordre d’un dieu ou d’un diable, ou un dieu plonge lui-même, ou parfois un diable. (p. 154) mais dans d’autres récits, ce sont des objets qui sont jetés à l’eau. Comment comprendre cela ?

« Il est possible que, lors de la sortie d’Afrique, les mythes d’Émergence aient inspiré un nouveau récit, qui aurait existé en Asie du Sud-Ouest avant de disparaître. Celui-ci aurait donné naissance à deux types de mythes : le Plongeon cosmogonique et les Objets jetés, qui se seraient diffusés pour l’un par le nord, pour l’autre par le sud du continent. Si tel est bien le cas, ce groupe de transformation corroborerait une origine du Plongeon cosmogonique en Asie du Sud-Ouest et confirmerait une diffusion de ce dernier en même temps que les premiers peuplements du nord de l’Eurasie. » (p. 157)

La Terre mère Gaïa

Le Terre-mère ? – L’auteur ouvre une parenthèse pour aborder les problèmes méthodologiques et les difficultés inhérentes à ces reconstructions. Si l’on trouve bien souvent une représentation féminine de la Terre, y compris très ancienne – « en accord avec notre reconstruction statistique, c’est dès l’Aurignacien, soit à l’arrivée des « Indo-européens », que les vulves dominent dans l’art des parois et des blocs, les phallus dans l’art mobilier (Delluc, 2006 : 300) » – on ne doit pas y voir cependant la « manifestation d’un archétype au sens jungien » : en effet, le motif de la Terre mère n’est pas universel (p. 159). « Or le moins qu’on puisse attendre d’une manifestation directe de la psyché humaine est qu’elle se retrouve partout et à toute époque, sans jamais s’inverser en Terre masculine. L’existence du motif d’une Terre féminine au Paléolithique supérieur ne peut donc être qu’historique, non psychologique. » (p. 159)

« Une autre question se pose : la Terre femelle possédait-elle au Paléolithique un pendant masculin dans le ciel ? La répartition différenciée des phallus et des vulves pourrait notamment illustrer une opposition entre le mobile, le léger – l’art mobilier, le ciel – et le lourd, le difficile, voire l’impossible à porter – l’art pariétal, la Terre. » (p. 160)

Conclusion provisoire – « En nous appuyant à la fois sur une approche aréologique, structurale et statistique, nous avons confirmé l’origine paléolithique du Plongeon cosmogonique, qui serait apparu en Asie du Sud-Ouest avant de se diffuser, sans doute en même temps que les premiers peuplements, dans le nord de l’Eurasie jusqu’en Amérique du Nord. Cette route de diffusion est en accord avec les acquis de chacune des méthodes utilisées pour analyser le mythe. » (p. 162)

Interlude : le serpent a t-il volé le soleil ?

Plusieurs mythes font du serpent un dévorateur ou un dissimulateur du soleil. (p. 165) Si d’autres mythes parlent plutôt d’un tigre ou d’un jaguar, on trouve partout la coutume de faire du vacarme pour éloigner un animal ou un monstre prêt à dévorer le soleil ou la lune : peut-être un héritage d’un vieux fonds paléolithique, d’après Lévi-Strauss (1964 : 296).

Dragon dévorant le soleil

Quid du serpent ? il faut d’abord reconstruire la proto-mythologie de l’animal à laquelle les hommes modernes semblaient adhérer avant même leur sortie d’Afrique. (p. 166)

Après étude, il s’avère que le motif de « l’animal qui change de peau est immortel » serait un des premiers à être sortis d’Afrique. D’autres motifs sont également répandus, notamment une relation entre le serpent et l’élément igné. (p. 168)

« L’ancienneté du combat entre un dieu de l’Orage et un serpent a été mise en évidence par l’universitaire américain Joseph Fontenrose (1980) qui a remarqué sa diffusion sur l’ensemble de l’hémisphère nord, tandis que le philologue et indianiste germano-américain Michael Witzel (2008, 2012) faisaient une constatation similaire s’agissant du motif plus général du combat entre le héros et un serpent mythologique. Il y a donc tout lieu de croire que si le serpent était en lien avec l’orage dans l’Eurasie paléolithique, il affrontait alors le tonnerre, qui adoptait la forme d’un oiseau géant. » (p. 170)

Parfois, c’est le serpent qui est géant et porte même des cornes (Amérique du Nord notamment). On trouve bien sûr le dragon à tête de mammifère, parfois un cochon, en Chine. Il est aussi l’arc-en-ciel, celui qui va faire pleuvoir. (p. 172-173)

« Ici, les images rupestres accompagnées de leur commentaire contemporain permettent d’attester la présence d’une même mythologie du serpent en Afrique, en Eurasie, en Océanie et en Amérique à l’époque pré-colombienne, et laisse donc supposer une diffusion du motif du serpent cornu et associé à l’eau en même temps que les premières vagues de peuplement de la planète. Mais est-il réellement possible de reconstruire une mythologie si lointaine ? C’est ce que nous allons vérifier, maintenant que le serpent a été innocenté du vol du soleil. » (p. 174)

Troisième mouvement : le cycle du feu

Un mythe koryak, à travers l’histoire d’une jeune femme, Yini’a-nawgut, qui doit se marier, raconte celle d’un de ses prétendants qui aurait mangé le soleil. Elle le tue pour récupérer la lumière, entre autres curieuses aventures.

Amaterasu

Le vol du feu

Récit du mythe de la déesse Amaterasu (Japon) « En Eurasie et en Amérique, un grand nombre de sociétés racontent encore aujourd’hui que l’astre fut un jour dérobé ou se cacha lui-même, ce qui conduisit à l’obscurité et au chaos. Un héros vint le reprendre ou le sortir de sa cache. […] tentons de vérifier, en examinant la question sous des angles nouveaux, que les similitudes entre les récits de Soleil volé s’expliquent davantage par les liens généalogiques qu’ils entretiennent les uns avec les autres que par une série d’émergences spontanées. » (p. 181) l’étude qui va suivre devrait permettre de « corroborer ou réfuter l’existence du motif du Soleil volé ou caché au moment où l’homme est parti à la conquête du nord de l’Eurasie. » (p. 182)

Soleil caché, soleil volé

« la vaste diffusion de récits où un dieu du soleil part se cacher, mourant aux yeux de tous, puis ressuscite grâce à un rire et/ou une danse, semble indiquer une origine paléolithique » (p. 183) mais qu’en est-il de l’aire de répartition ? Plusieurs hypothèses sont à l’étude.

Une lignée nord eurasienne ? – à l’aide de calculs statistiques et de la méthode phylogénétique, JdH peut supposer que le mythe a été connu lors du peuplement du nord de l’Eurasie, « hypothèse qui rejoint les résultats obtenus dans le chapitre précédent et qui suggère un lien possible entre la diffusion de ce type de récit et celles du Plongeon cosmogonique et de Polyphème. » (p. 187)

Bouche d’ombre – voici quelle pourrait être la reconstruction du récit au paléolithique supérieur :

« un individu cache le soleil dans sa bouche. Le monde est plongé dans l’obscurité et le chaos. Un ou plusieurs individus rejoignent le lieu où vit le voleur et use du rite pour récupérer l’astre du jour. Le soleil est libéré et revient définitivement. » (p. 187)

« Après l’émergence et la diffusion du mythe du Soleil volé en Eurasie, les deux arbres phylogénétiques montrent un premier passage en Amérique via le détroit de Béring, lorsque cela était encore possible, au Paléolithique supérieur. » (p. 189) « le mythe du Soleil volé serait donc paléolithique et se serait diffusé dans le nord de l’Eurasie avant d’atteindre le nord du Nouveau Monde. Le mythe d’Amaterasu utilisé par certains chercheurs pour prouver l’origine paléolithique du type constituerait une élaboration secondaire d’un substrat plus primitif. » (p. 191)

Le feu à la source du soleil

Le rire et la danse – cette reconstruction nous rappelle un autre grand récit, celui où le feu est dérobé grâce à un rire et/ou à une danse. Sa présence en Afrique australe, en Australie et en Amérique du Sud suggère qu’il était connu avant la sortie de l’homme moderne d’Afrique. A contrario, l’aire de distribution des mythes où le soleil est obtenu par le rire et/ou la danse est plus limitée. Ces mythes seraient donc plus récents que les précédents et en découleraient. » (p. 192)

Quand les femmes détenaient le feu – il existe plusieurs mythes où les femmes détiennent le feu, voire le secret du feu, et dans certains récits, elles le cachent dans leur vulve. « Comme l’enseignent les exemples ci-dessus, la création ou l’obtention du feu ont souvent une connotation sexuelle. Le feu est dissimulé dans le vagin ou est associé à l’accès au vagin. Or une équivalence symbolique peut être établie entre bouche du haut et bouche du bas. Pensons au motif du vagin denté, faisant la synthèse des deux orifices et dont la vaste diffusion laisse suggérer une origine paléolithique au symbolisme du repas, qui renvoie à la consommation sexuelle » (p. 194) « il est alors possible de reconstruire l’enchaînement des mythes ayant conduit aux récits où le soleil se cache ou est volé. Ces mythes trouveraient leur origine dans les récits racontant comment le feu fut volé en provoquant le rire de leur propriétaire. Ces récits découleraient à leur tour de l’idée que la femme possédait primitivement l’élément. » (p. 195)

Analyse statistique – cette étude nécessite un découpage en mythèmes (éléments du mythe) que l’on va rechercher à travers de très vastes bases de données. « Tout mythe, même s’il évolue lentement, finit par disparaître, et la perte d’information est irréversible. Ce phénomène est d’autant plus sensible dans l’hémisphère sud où la mythologie conservée serait plus ancienne que celle de l’hémisphère nord. Cette inéluctable déperdition expliquerait la difficulté à reconstruire une mythologie australe cohérente. Les mythes ayant été diffusés plus tôt, ils auraient eu plus de temps pour diverger, brouillant leur apparentement, parfois s’effaçant sans laisser de trace ou survivant dans une aire de diffusion clairsemée. » (p. 196) Certains oiseaux sont associés à cette histoire, comme le corbeau. « Comme le note Frazer (1930 :215-216), les mythes d’origine du feu permettent d’expliquer certaines caractéristiques des animaux, dont la couleur » (p. 200) « Alimentant le fil du corbeau, que nous avons commencé à dérouler dès le premier chapitre, l’analyse phylogénétique corrobore de surcroît notre hypothèse de départ. Dans l’imaginaire des premiers Hommes anatomiquement modernes, le feu était déjà lié à la femme, qui en était le premier propriétaire, voire l’inventrice. Ce n’est que plus tard que l’autre sexe put en profiter. Cette croyance s’est diffusée en même temps que l’humanité. Mais comment la femme put-elle si longtemps dissimuler cet élément essentiel aux yeux des hommes ? En le cachant dans sa vulve. Cette réponse logique permet d’expliquer, par glissement de la bouche du bas à la bouche du haut, l’apparition du motif faisant de l’orifice buccal d’un individu le réceptacle de l’élément. Le feu serait ainsi passé de la vulve à la bouche. » (p. 201)

Conclusion partielle

Dans ces mythes, « la femme sert de système d’échanges et d’alliances matrimoniaux, il lui revient aussi selon le mythe, d’assumer cette fonction entre la terre et le feu, donc de s’occuper du foyer. » (p. 202) et Lévi-Strauss (1971 : 558)

Les mythes de matriarchie primitive

D’après les mythes de l’humanité, la femme possède le feu à l’origine. Et quoi d’autre ?

Le matriarcat originel : un récit patriarcal

« Comme le montrent différents récits, l’inimitié entre les sexes se radicalisent souvent dans les mythes, et la croyance en un peuple de femmes, se tenant volontairement isolées des hommes et souvent l’arme au poing, se trouve largement diffusée à travers le monde. » (p. 204)

En 1861, Johann Jakob Bachofen écrit Le Droit maternel, livre dans lequel il défend l’idée d’une matriarchie primitive, autour des valeurs de douceur, paix et entente, érigée malgré les hommes et pour se défendre de leurs abus. Dans cette histoire, malheureusement, la violence des hommes aurait fini par avoir le dessus. (p. 205)

A sa suite, cette idée est devenue une hypothèse de recherche féconde. À l’étude, il semblerait alors que les mythes racontent plutôt l’échec de la matriarchie, un peu comme un avertissement qui proviendrait au contraire justement de l’idéologie patriarcale. Mais cette analyse ne tiendrait pas compte de la très large répartition des mythes impliquant un matriarcat primitif. En effet, d’après Yuri Berezkin, il existe des mythes relatant cette supposée ancienne domination des femmes en Afrique, Australie, Mélanésie et Amérique du Sud. (pp. 206-207)

Une symbolisation fondatrice

La genèse de ces mythes serait-elle africaine ? 

Il se trouve que l’arbre obtenu par la méthode phylogénétique dont nous avons déjà parlé est similaire à celui construit à partir du corpus lié aux serpents ou encore à l’acquisition du feu. Il montre également une diffusion hors d’Afrique le long du littoral sud de l’Asie puis en Australie avec une diffusion en Amérique en trois vagues. (p. 209) Une partie des mythes matriarcaux possèdent une origine commune et suivent un même chemin de diffusion (p. 211). 

« Comme nous le verrons un peu plus loin, la structure des arbres s’accorde aussi très bien avec ce que l’on sait des premières migrations humaines. » (p. 211)

« Soulignons au passage la cohérence des motifs retrouvés à la racine de l’arbre avec une hypothèse proposée par Françoise Héritier (1996-2002). Selon l’anthropologue, la hiérarchisation symbolique que l’on observe à travers toutes les sociétés serait fondée sur le refoulement par les hommes d’une crainte fondamentale : que les femmes, capables de produire des enfants des deux sexes, se passent d’eux pour se reproduire. Cette crainte aurait conduit les hommes à exercer sur le sexe opposé un contre-pouvoir symbolique plus violent encore, faisant de la femme un être faible et inférieur, et ce, « dès les temps originels de l’espèce humaine » (Héritier, 2002 : 14) » (p. 212)

Françoise Héritier

« La phylogénétique des mythes confirme que cette crainte aurait pu exister avant même la sortie d’Afrique, puisqu’elle établit la présence dans la mythologie d’alors du motif des […] femmes se passant avantageusement des hommes-, et de l’homme réduit à l’état d’objet par le sexe opposé et de la matriarchie primitive conduisant les hommes à abandonner les femmes. » (p. 213)

Faire du mythe à partir du mythe

« La matriarchie primitive n’a sans doute jamais eu d’autre existence qu’imaginaire » (p. 213) Les « restes » d’une matriarchie primitive supposée dans notre monde actuel invoquées par la recherche, comme celle de Heide Göttner-Abendroth (2017), ne constituent pas des preuves. On peut se demander à quoi tient « la permanence et le succès de l’hypothèse matriarcale dans l’imaginaire occidental ? » (p. 214) Sans doute fait-elle écho aux combats actuels. Pourtant, le message premier de ces mythes « était de justifier la domination des hommes sur les femmes par les abus et les mésusages du pouvoir commis par ces dernières quand elles en disposaient. » (p. 214)

Se libérer des mythes ?

Cela semble impossible. Mais « révéler les forces évolutives structurant les mythes est alors un moyen de modifier le rapport que nous entretenons avec eux […] La reprise des mythes de matriarchie primitive par certaines féministes ne constitue donc un obstacle à la libération de leur emprise que s’ils sont interprétés à la lettre, et non s’ils sont réfléchis comme inversion volontaire de valeurs passées. » (p. 218)

La maîtresse des animaux

Il demeure très difficile de reconstruire le passé ; il faudrait concevoir puis examiner une infinité d’hypothèses. « La préhistoire est immense, et les systèmes de pensée des populations humaines, foisonnants et complexes, n’ont pas été conçus pour satisfaire la logique classificatoire d’un lointain descendant. » (p. 219) Malgré tout, continuons !

Princesse Mononoké

Retour à Polyphème

Génial, un résumé !

« Dans la première partie, nous avons montré la probable existence, lors du peuplement du nord de l’Eurasie, de la croyance en un maître des animaux, détenteur du gibier sauvage. L’interlude a permis de corroborer, sur de nouvelles bases, le caractère plus général d’un imaginaire mettant en scène de tels « maîtres » au Paléolithique supérieur, gardiens des ressources naturelles nécessaires à l’espèce humaine.

« Dans la deuxième partie, nous avons vu que ce motif était sans doute une évolution d’un récit bien plus ancien, sorti d’Afrique en même temps que l’humanité moderne, selon lequel les hommes et les animaux auraient émergé du sol. Nous avons aussi découvert que, sur la même période et sur la même aire de distribution que les mythes de type Polyphème, la terre était féminine ou associée à une femme et que, par ailleurs, le mammouth pouvait être une maîtresse des animaux, dont la forme du crâne aurait inspiré les versions cyclopéennes de Polyphème.

« Dans cette troisième partie, nous avons mis en évidence que, lors de la sortie d’Afrique, l’humanité transportait dans ses bagages symboliques un mythe selon lequel les femmes étaient les premières détentrices d’accessoires cultuels, mais aussi de biens essentiels, comme le feu, que les hommes s’approprièrent.

« En synthétisant ces trois acquis, nous pouvons nous demander si le premier maître des animaux, lié à la terre (féminine) et possesseur et donateur des animaux, a minima du gibier, n’était pas une femme. » (p. 220) Telle est donc la nouvelle hypothèse pour la suite de notre ouvrage !

Cette hypothèse a déjà été défendue dans les années 80. Cependant, on peut se poser la question : y avait-il une croyance dans une maîtresse des animaux ? Ce que nous pouvons dire, c’est que « le thème est universellement lié au monde de la chasse (Le Quellec et Sergent 2017 : 749-751), l’économie cynégétique étant le mode de subsistance de l’ensemble des sociétés paléolithiques européennes. » (p. 221) Par ailleurs, la croyance en un maître ou une maîtresse des animaux est largement répandue en Eurasie, Afrique et en Amérique. « Il reste alors à vérifier l’ajustement formel entre les vestiges archéologiques et l’hypothèse d’une maîtresse des animaux. » (p. 222)

Dans la caverne obscure

Examinons la grotte de Chauvet, découverte en 1994 et qui a connu deux phases d’occupation, à l’Aurignacien (il y a 37 000 et 33 500 ans) et l’autre au Gravettien (Il y a 31 000 et 28 000 ans) : « dans quelle mesure les données archéologiques permettent-elles de corroborer les reconstructions mythologiques précédentes ? » (p. 223)

Vulves et principe vital

Cinq triangles pubiens, dont un qui semble sortir de terre pour faire face à un impressionnant bestiaire (lion, bison) (p. 223) Les animaux sont perçus comme sortant des parois, c’est pourquoi ils sont parfois, pour s’en prémunir par avance, acéphales ou percés de flèches.

Cycle de vie

Un grand soin semble avoir été apporté au cycle : « Ce lien très fort entre préservation des ossements, conservation de la vie et mode de vie cynégétique, dont on retrouve des traces jusqu’en Grèce antique, est aussi très ancien en Amérique du Nord. » (p. 225)

Comment tester l’hypothèse ? – On peut examiner les rituels paléolithiques entourant la chasse à l’ours (décrits pp. 226-228) : « La coïncidence entre la reconstruction statistique de pratiques cynégétiques entourant l’ours au Paléolithique, qui rétro-prédit l’existence de certains comportements à partir de données actuelles, et les vestiges archéologiques pouvant en témoigner permet donc de mettre cette reconstruction à l’épreuve. Les faits rendent la théorie testable, et réfutable. » (p. 229)

Chasse au gibier et bestiaire rupestre

« La principale objection à l’hypothèse de la maîtresse des animaux réside dans l’absence de connexion entre le gibier chassé et les représentations d’animaux dans les grottes. » (p. 229) Mais peut-être que le peu d’animaux représentés en symbolisent davantage en réalité.

En résumé

« Pas à pas, les liens se resserrent, et les pistes se rejoignent, reconstituant peu à peu l’image d’une maîtresse des animaux qui aurait existé dès l’Aurignacien en Asie du Sud-Ouest et se serait diffusée dans le nord de l’Eurasie en même temps que les premiers peuplements.

Fidèle au principe de prudence, il faut nous demander comment corroborer à nouveau ces résultats. Cette démarche peut être engagée en tentant de répondre à la question suivante : serait-il possible de montrer l’existence d’un mythe paléolithique dans lequel le commerce d’une créature surnaturelle avec les humains formerait le pendant de la relation d’un chamane avec une maîtresse des animaux ? » (p. 230)

Interlude : Du mythe au conte

Dans la mythologie basque, une divinité féminine, Mari demeure dans le monde souterrain et communique avec l’extérieur par des grottes et gouffres. Son époux, Sugaar, « serpent mâle », vit sous la terre. Beaucoup d’autres mythes mettent en scène une divinité féminine et souterraine, mariée ou associée à un ou des serpents. (pp. 231-232)

Le conte d’Églè est particulièrement proche du récit du peuple Isanzu (Tanzanie) : « une femme rencontre dans la nature un serpent qui la séduit puis adopte une forme humaine. Des opposants à cette union, parents ou mari, réussissent à tuer l’ophidien. La femme découvre le lieu du meurtre rougi par le sang. » (p. 234) Rappelons-nous aussi les mythes qui mettent en relation un être dangereux, généralement un serpent, qui empêche quiconque d’accéder à l’eau. (p. 235) « De nombreux récits font le lien entre la victoire contre le serpent et l’obtention de l’eau. Tout aussi nombreux sont ceux qui, dans une même narration, unissent le motif de la victoire contre le serpent et celui d’un lien contraint entre un serpent et une femme. » (p. 235) « Nous saurions autrement dit face à un ancien complexe mythologique joignant l’union contrainte entre une femme et un serpent à une victoire contre ce dernier et à l’obtention de l’eau. Ce récit aurait dérivé en contes, dont certains auraient conservé la forme originelle. » (p. 236) Comment, d’ailleurs, différencie-t-on un mythe d’un conte ? Plusieurs éléments ont été argués pour les distinguer, mais le principal semble être l’importance accordée au récit : le conte est perçu comme une fiction alors que les mythes « sont considérés comme des récits véridiques racontant ce qui s’est passé dans un passé lointain. » (p. 237) « En résumé, le conte est un mythe qui n’est plus pris au sérieux. » (p. 237) Il est possible néanmoins d’utiliser les contes pour reconstituer l’histoire des origines et de la diffusion des mythes, notamment par l’approche de la théorie des graphes : « il est possible de considérer les contes comme autant de sommets ou de nœuds pouvant être reliés par des lignes lorsqu’ils sont en relation. » (p. 238) Nous allons voir ce que cela donne pour le conte de l’homme à la recherche de sa femme perdue.

Quatrième mouvement : Le cycle de l’air

Le récit de la Femme-Oiseau

« Nous avons vu qu’une maîtresse des animaux, détentrice et dispensatrice des bêtes sauvages, a de fortes chances d’avoir hanté l’imaginaire des Eurasiens de l’Ouest, durant le Paléolithique supérieur. À la manière de Polyphème, cette figure aurait été perçue comme dangereuse, tout don consenti par elle réclament un contre-don vital de la part de l’être humain ayant bénéficié de ses mannes. » (p. 243)

L’intermédiaire entre les humains et la créature surnaturelle serait le chamane ? Comment étayer cette hypothèse ? (p. 243)

Une alliance avec la surnature

Le chamane s’unit à une épouse spirituelle, c’est une hypergamie : en échange de gibier, elle attend de lui « les plaisirs humains : ceux de l’amour, ceux des contes et des chants. » (p. 244)

Dans plusieurs contes, la femme est un être surnaturel qui consent à épouser un homme ou s’y trouve forcée par lui, qui lui confisque ses vêtements originaux ou son accoutrement. Lorsqu’il le lui rend, elle s’enfuit. (p. 246)

« Le mythe de la Femme-Oiseau apparaît propice à la démonstration de l’existence d’une croyance paléolithique en une hypogamie et une hypergamie croisée, entre une femme surnaturelle et un homme « ordinaire ». Encore faut-il dater, et localiser l’origine du récit. » (p. 247)

Un peu de structuralisme pour rejoindre la phylogénétique

Dans un certain type d’évolution du mythe, on assiste à une inversion : « Le récit de la Femme-Oiseau semble en rapport de transformation avec le motif [d’un autre récit :] Un homme se rend dans un village de femmes ; il doit satisfaire chaque femme contre sa volonté ou une femme le revendique pour elle seule. […] Dans le cas de la Femme-Oiseau, un homme épie une femme, puis se saisit de sa peau animale pour la contraindre au mariage. L’épouse demandeuse forçant un homme à l’épouser devient donc l’épouse, demandée, forcée d’épouser un homme. » (p. 247)

Ce renversement peut mettre en évidence une continuité entre le mythe de la séparation primitive entre la femme et l’homme, qu’on retrouve dans le récit de la Femme-Oiseau ou l’histoire de la Fée Mélusine « dont le mari découvre la (sur)nature ophidienne transgressant l’interdiction de l’observer pendant son bain : « le mythe mélusinisien [dont la structure est similaire à celle de la Femme-Oiseau] raconte presque toujours le passage d’un type de société dominé par les femmes (tant que l’interdit est respecté) à un type de société gouverné par les hommes. » (p. 251)

Il est donc possible que le récit de la Femme-Oiseau soit une réélaboration d’un ensemble de mythes plus anciens – en particulier ceux présentant les femmes comme possédant un savoir sacré, étant reliées à la nature et maîtresses de la culture, toute prérogative dérobée par les hommes – « Le mythe de la Femme-Oiseau inverserait alors le schéma d’origine, en mettant en scène la reconquête par les femmes du pouvoir spirituel qui leur avait été confisqué par les hommes et la déconnexion de ces derniers et du sacré. Il reste encore à expliquer le lien unissant la Femme-Oiseau à l’eau. » (p. 252)

Une femme-oiseau aquatique

« Le motif « l’homme prend ou tente de prendre pour femme un être lié au monde sous-marin (poisson, crabe, serpent, animal aquaique, etc.) inverse au moins partiellement le mythe de l’époux aquatique […] il explique bien le lien entretenu entre l’eau et la femme-oiseau, la future épouse se baignant dans un lac au moment où ses habits sont volés. Ce lien puiserait son origine dans la reprise d’un motif archaïque, venu d’Afrique. » (p. 254)

Le contact sexuel avec une femme est mortel : on parle de vagin qui contient des dents ou des pierres pointues, ou encore un animal dangereux ou un brasier. « Le fait que, lors de la sortie d’Afrique, un contact sexuel avec une femme ait été pensé comme dangereux pourrait être mis en relation avec la croyance en un vagin-brasier, dont la profondeur historique pourrait remonter tout aussi loin. » (p. 256)

Le motif du vagin denté pourrait être le parallèle d’un mythe répandu dans l’Ancien Monde faisant de la femme dangereuse celle qui cause la mort de ses partenaires à cause d’une créature maléfique – généralement un serpent – dissimulé en elle. Ces motifs remonteraient au Paléolithique supérieur. (p. 256) Les mythes de la Femme-Oiseau ont donc de profondes racines : « est-il possible de retrouver le lieu et l’époque à partir desquels il commença à s’épanouir ? » (p. 257)

L’approche aréologique

Pour ce qui est de l’aire d’origine du récit, trois hypothèses s’affrontent : Inde, Eurasie du Nord et Asie de l’Est ou du Sud-Est. Par le sanskrit et jusque dans les Mille et une nuits ? Ou une femme-Oie comme ces grands oiseaux migrateurs qui nichent dans le nord ? Ou la Femme-Cygne de l’Eurasie du Nord ? (pp. 258-259)

Approche statistique des mythes de la Femme-Oiseau

Les mythes semblent évoluer par ponctuations, alternant de courtes périodes de changement et de longues périodes de stabilité. (p. 260) On a remarqué à quel point les mythologies du Japon, d’Indonésie et des Amériques étaient proches. Lévi-Strauss « faisait remonter l’explication de cette diffusion aux temps paléolithiques où « une sorte de boulevard terrestre permettait aux hommes, aux objets, aux idées de circuler librement depuis l’Indonésie jusqu’à l’Alaska ». (Lévi-Strauss, 1990 :2011) » (p. 261)

En décomposant les mythes en mythèmes et à l’aide d’arbres bayésien, JdH montre que « le récit semble avoir émergé avant le dernier maximum glaciaire, puis s’être diffusé par le détroit de Béring lorsque celui-ci pouvait être encore franchi à pied. Il se serait simultanément diffusé ou peu après, en Eurasie, avant de franchir de nouveau le détroit de Béring, accompagnant peut-être l’arrivée tardive des Esquimaux. » (p. 262)

Différentes interprétations du récit

« Se pose maintenant la question de ce que peut nous apprendre la reconstruction du protorécit, que l’on sait désormais eurasiatique et paléolithique. Or ce mythe – c’est le moins que l’on puisse dire – a suscité de nombreuses interprétations de la part des commentateurs. » (p. 267)

Pour certains, comme Jung, le mythe est un morceau intime de nous-mêmes et un morceau de l’humanité. Mais les interprétations psychanalytiques de ce type présupposent l’existence d’archétype universels : or il n’existe aucun mythe universel pouvant le rendre manifeste. L’approche structurale explique que « le mythe serait une façon de résoudre ou de réduire des contradictions en proposant une situation idéelle permettant de les dépasser. » (p. 268). Pour d’autres chercheurs, le rite précède le mythe, qui n’en serait que le commentaire plus ou moins élaboré (p. 269) Peu convaincant également. D’autres encore interprètent le mythe de la Femme-Oiseau comme une possible illustration du chamanisme : « ce lien permet de contextualiser la probable croyance dans l’Asie paléolithique d’une union provisoire entre une femme surnaturelle et un homme ordinaire, l’une s’abaissant, l’autre s’élevant pour se rejoindre temporairement. » (p. 272)

La ménagère mystérieuse

Voici un autre mythe : « Celui-ci raconte comment un homme, généralement un chasseur solitaire, rentre chez lui, où il découvre que tout a été rangé et que le repas a été fait. Le phénomène se reproduit à plusieurs reprises, avant que le héros ne se cache, pour surprendre la ménagère modèle. Un animal entre alors, ôte sa peau et se transforme en une femme magnifique. Aussitôt, l’homme dérobe la peau, qu’il cache ou détruit, et la femme se retrouve prisonnière du monde des mortels, contrainte d’épouser l’homme qui l’a piégée. Un jour, elle parvient cependant à s’enfuir, soit qu’elle retrouve sa peau, soit que quelqu’un lui rappelle son origine animale ou l’offense. » (p. 273)

Ce mythe est largement répandu dans le monde, avec ses variantes. 

La ménagère mystérieuse et la Femme-Oiseau : un groupe de transformation ?

Des récits de la femme-renard rappellent celui de la femme-oiseau. Pour aboutir à des conclusions probantes, on peut adopter et compléter mutuellement les démarches structurales et les démarches phylogénétiques.

L’approche structuraliste permet d’analyser les mythes qui s’inversent tandis que « l’approche phylogénétique ne s’appuie que sur ce qui est empiriquement mesurable, soit la présence ou l’absence de tel ou tel mythème dans un corpus de récits, pour calculer l’écart différentiel entre différentes versions d’un mythe ou différentes traditions. » (p. 277) Mais ‘il n’existe pour le moment aucun langage dans lequel ces deux théories (structuraliste et phylogénétique) pourraient être traduites l’une dans l’autre sans résidus et sans pertes. » (Kuhn, 1982) (p. 278)

Analyse statistique de la Ménagère mystérieuse

Une apparition de ce groupe de transformation serait à situer en Asie de l’Est, avant le dernier maximum glaciaire ; les deux récits se diffusent ensuite « une première fois jusqu’en Amérique du Sud en même temps que les premières vagues de migration. Une seconde expansion aurait eu lieu plus tard, recouvrant le reste de l’Eurasie puis atteignant une dernière fois l’Amérique arctique, probablement en même temps que le peuplement esquimau. » (p. 279) « la reconstruction contribue cependant à étayer une coémergence des motifs de la Femme-oiseau et de la Mégère mystérieuse, l’une et l’autre histoires s’étant probablement construites par transformations réciproques. » (p. 281) 

« Notons que la reconstruction du récit faisant de la Mégère mystérieuse une chienne permet de supposer une très grande ancienneté de l’animal en Chine, et en Corée, antérieure au dernier maximum glaciaire. Cela concorde avec certains travaux de génétique des populations, faisant de cette région le berceau du plus vieil ami de l’homme. » (p. 281)

Exogamie et patrilocalité

« Remarquons que les motifs des Amazones, de l’Épouse aquatique ou de la Femme-Oiseau et de la Ménagère mystérieuse soulignent tous l’idée de prendre femme dans une communauté lointaine. Il est tentant, face à cette reconstruction, de l’utiliser pour proposer un éclairage sur la vie de nos ancêtres, en avançant qu’ils auraient connu un système exogamique. » (p. 282) C’est souvent l’homme qui est statique : on parle alors de patrilocalité, de virilocalité à l’origine de l’humanité. Mais le débat n’est pas encore tranché.

La femme donatrice

« Les groupes de transformation unissant d’une part la Femme-Oiseau et la Ménagère mystérieuse, d’autre part la Ménagère mystérieuse et Polyphème, suggèrent l’existence d’un prototype plus ancien […] Ce récit aurait concerné une femme surnaturelle, soit souterraine, soit céleste, dont il aurait été possible d’obtenir des biens grâce à une union limitée dans le temps et l’espace. Un tel mythe aurait existé dès le début du peuplement de l’Eurasie, adoptant une forme différente au nord (Polyphème) et au sud (Ménagère mystérieuse, puis Femme-Oiseau) du continent, selon une bipartition largement illustrée dans le livre. » (p. 286)

Final en mythe majeur

Finalement, que peut-on retirer de tout cela ? Impossible de dater précisément les mythes, mais ils sont probablement d’une très grande ancienneté, comme le suggère leur répartition aréale. La conjonction de leur stabilité et de leur variabilité autorise l’application de la méthode phylogénétique. Une fois les arbres établis, il faut tester leur solidité ; on utilise pour cela notamment les statistiques ainsi que d’autres méthodes. (p. 288)

À partir de ces résultats, il est tentant de relier la diffusion des mythes et des grandes migrations humaines : des grands ensembles mythologiques à la diffusion de certains haplogroupes. 

La sortie d’Afrique et le peuplement de l’Eurasie

« Les données génétiques et paléontologiques tendent à montrer une origine commune à Homo sapiens et situent le berceau de notre espèce en Afrique il y a entre 350 000 ans et 100 000 ans […] La façon dont, à partir de ce continent, Homo sapiens s’est dispersé sur la planète reste à l’inverse sujet à discussion. Deux hypothèses. » (p. 291)

Soit l’humanité moderne serait sortie d’Afrique en une seule vague (entre 50 000/75000 ans) (p. 291), soit il y aurait eu une double sortie d’Afrique, d’abord entre 100 000 et 50 000 ans, ensuite entre 25 000 et 38 000 ans (p. 292) On ne tranchera pas ici ; on ne cherchera pas à savoir pourquoi non plus.

« Ce que nous apprend l’étude de la mythologie à cet égard, c’est qu’Homo sapiens est une espèce affabulatrice qui croit dans ses mensonges. Cette confiance de l’Homme en ses récits fondamentaux, sa capacité à se fier à eux et à s’abandonner à la parole de ceux qui les lui ont transmis pourraient avoir permis à nos ancêtres d’aller toujours plus loin, d’explorer de nouveaux milieux, d’expérimenter des matières premières et des sources d’alimentation inusitées. […] Les mythes peuvent ainsi escorter les hommes, comme autant de compagnons rassurants. Ils sont capables d’expliquer le monde et de réduire le chaos et les contradictions à l’unité […] Les premiers Hommes ayant quitté l’Afrique devaient avoir suffisamment foi dans la puissance explicative de leurs mythes pour braver les dangers et s’aventurer au-delà des sentiers battus. La peur de l’inconnu était pour eux moins forte que le pouvoir, dont ils investissaient les mythes, de l’expliquer. » (p. 294) 

Le peuplement des Amériques

Comme l’Amérique est le dernier continent à avoir été peuplé, « il est en cela intéressant de voir ce que l’étude comparée des mythes peut nous apprendre sur le processus de ce peuplement. » (p. 295) L’étude des arbres phylogénétiques des mythes matriarcaux semble montrer deux vagues migratoires : l’une provenant du nord, et l’autre provenant d’Océanie et couvrant les deux Amériques. Mais les autres arbres montrent des diffusions un peu différentes ; au moins deux hypothèses sont encore en concurrence pour décrire le peuplement de l’Amérique.

Un lien entre les peuples

Deux versions d’un même mythe forment un tout, me poussant à inclure l’autre dans mon humanité. (p. 299) « Cette vision contrastive permet de faire passer les croyances personnelles et collectives de chacun de l’état de donnée intérieure à celui d’une réalité extérieure, susceptible d’être objectivement comparée. […] L’approche phylogénétique permet alors d’incorporer cette pluralité de perceptions, avec leurs ressemblances et leurs différences sous forme d’une construction généalogique, et de retracer l’évolution de chaque récit et de chaque mythologie à travers le temps, en les liant à notre histoire. Situant sur un seul et même continuum l’ensemble de ces croyances, passées et présentes, le mythe partagé devient ce par quoi la possibilité de l’universel surgit. » (p. 299)

Pour finir, je vous signale cette chaine qui parle de mythologies comparées et de mythologies !

La chaîne Dynamythes !!!

https://www.youtube.com/channel/UCgKkAPf_NTJc7NGgx4NW9_A

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Interprétations de Moïse

Jerusalem Studies in Religion and Culture / Vol. 10

Égypte, Judée, Grèce et Rome, édité par Philippe Borgeaud, Thomas Römer et Youri Volokhine, avec la collaboration de Daniel Barbu.

Xénophobie, rupophobie (peur des roux), antisémitisme, zoophobie… nous touchons ici du doigt l’origine de tous les maux ! Oui, à travers les méandres difficilement reconstruits (ou pas) des filiations intellectuelles sur plusieurs siècles, on voit se dessiner, se détruire, se reconstruire l’image de l’autre, en l’occurrence, celle de Moïse, tour à tour lépreux, roux, séthien (et donc un peu diabolique), hébreu ou… égyptien ?

Un peu original, ce que je propose ici est le résumé de plusieurs articles composant un recueil autour des récits, nombreux et de provenances diverses, qui ont raconté l’histoire de Moïse. Ce recueil d’articles expose et analyse en effet le témoignage foisonnant de la vitalité des traditions qui circulaient à propos de Moïse parmi les Juifs d’époque hellénistique, en parallèle aux traditions appelées à devenir bibliques.

L’un des intérêts ? Toucher du doigt la complexité de la transmission des sources et de l’authentification des textes. Et que plus on croit savoir de « source sûre », plus on risque de faire fausse route…

Les documents

Artapan : Introduction historique et historiographique / Daniel BARBU

« Abraham, chez Artapan, est un astrologue réputé, Joseph un homme d’état exemplaire et MOÏSE, avant de devenir porte-parole du « dieu des Juifs » et libérateur de son peuple, a d’abord été un chef de guerre redoutable. »

Daniel BARBU, dans cet avant-propos, nous rapporte l’histoire des manuscrits et des éditions. 

Artapan se trouve cité chez Eusèbe de Césarée, auteur de la Préparation évangélique dont la première édition imprimée date de 1544, édition due à Robert Estienne. Les fragments d’Artapan chez Eusèbe ont cependant été acquis de façon indirecte, par l’entremise d’Alexandre de Milet, surnommé Polyhistor pour sa grande curiosité, historien érudit du Ier s avJC.

Avec l’évêque Eusèbe de Césarée, IIIè-IVè s apJC, commence une grande apologie chrétienne. C’est dans ce cadre que l’histoire de Moïse selon Artapan, rapportée par Alexandre Polyhistor se trouve intégrée à son Apodeixis (composée de la Préparation + Démonstration évangélique).

La question : Artapan était-il juif ?

On peut se poser la question parce qu’Artapan porte un nom à consonance perse, qui agit comme un « masque païen ». Sous sa forme grécisée, ἀρταβ/πανος dérive du vieux perse *Rta-bânus (élamite Irdabanus), il est largement attesté dans le monde iranien, composé sur la racine indo-iranienne rta « vérité ».

Certains juifs ont pu porter des noms perses à l’époque ptolémaïque. Dans le cas d’Artapan, cela lui aurait permis de répondre aux coups portés par Manéthon, un prêtre égyptien antisémite, contre la communauté juive, mais aussi de présenter les rapports entre Juifs et Égyptiens sous un jour plus harmonieux et plus bénéfique.

Conclusions : Le récit d’Artapan comporte des aspects comiques et ne rapporte pas vraiment la réalité religieuse d’une branche populaire voire métissée du judaïsme égyptien. Les inspirations d’Artapan sont diverses, grecques, gréco-égyptiennes, dont Hécatée d’Abdère. Son ouvrage constitue peut-être une réponse aux critiques haineuses du prêtre égyptien Manéthon. Serait-ce une historiographie nationale en compétition avec d’autres ? À qui s’adressait-il ? On ne sait pas.

Nous possédons les fragments d’Artapan cités par Alexandre Polyhistor dans la Préparation Évangélique d’Eusèbe. À la suite de cet avant-propos, on trouve la traduction des récits d’Artapan.

Autour d’Artapan

L’historien Artapan et le passé multiethnique / Caterina Moro

À l’époque de la première rédaction de l’Exode, ont dû coexister plusieurs modèles de Moïse et plusieurs versions de son histoire. Certains éléments restent néanmoins communs : Moïse est une figure royale et il a été un intermédiaire entre les hommes et dieu => il incarne la loi.

Thot

C’est chez Artapan qu’il est adoré par les égyptiens en tant qu’Hermès, c’est-à-dire Thot. Il aurait également inventé des machines pour la guerre et l’irrigation, divisé l’Égypte en trente-six nomes, vaincu les Éthiopiens et causé la première crue du Nil. Pour Artapan, Moïse est un égyptien surdoué.

L’objectif d’Artapan pourrait bien être de s’opposer à l’accusation de Manéthon selon laquelle les Hébreux de l’Exode étaient en fait rien de moins que les Hyksos envahisseurs. Chez Artapan au contraire, Moïse n’est pas le chef d’une bande d’envahisseurs mais un bienfaiteur de l’Égypte.

Notons cependant que le Moïse d’Artapan n’est pas celui qu’on trouve dans la Bible, en Actes 7,22 qui fut instruit dans toute la sagesse des Égyptiens ; non, chez Artapan, c’est lui qui instruisit les Égyptiens en créant les éléments de cette culture que l’on tenait pour la maîtresse de la culture grecque !

Alexandre Polyhistoir et Artapan : une mise en perspective à partir des extraits d’Eusèbe de Césarée / Claudio Zamagni

Parmi les nombreux récits extra-bibliques exaltant la figure de Moïse, celui de l’historien judéo-hellénistique Artapan est considéré comme le plus étrange. 

Artapan a probablement écrit son œuvre entre le moment où a été établie la traduction grecque de la Torah (LXX au IIIè avjc) et la rédaction du Péri Ioudaïon de Polyhistor (Ier s avjc). Mais nous n’avons aucune preuve qu’il ait connu la Septante ou qu’elle fût sa source d’inspiration. 

Non seulement le récit d’Artapan vise à faire les louanges de Moïse, mais il poursuit également le but de démontrer la supériorité et la priorité chronologique de la pensée hébraïque sur celle des Grecs, en la faisant passer avant la culture égyptienne, reconnue à l’époque comme supérieure à la culture grecque.

Artapan est une étape importante dans la construction de cette figure de Moïse l’égyptien, tel que le nomme Assmann

Chez Eusèbe, notamment dans le livre IX de la Préparation évangélique, on trouve Théophraste, Porphyre, Hécatée d’Abdère, Cléarque, Aristobule, Numénius, Choerilos de Samos, Bérose, Nicolas de Damas et Abydène et Alexandre Polyhistor. Eusèbe semble un lecteur intelligent et fiable. Il ne modifie que très rarement les sources qu’il nous transmet. 

L’auteur le plus souvent cité est Alexandre Polyhistor, né et formé en Asie mineure, autour de la 1ère moitié du Ier s avjc. Il écrivit à Rome un ouvrage historique Sur les Juifs à partir des sources judéo-hellénistiques en particulier.

A son tour, Alexandre Polyhistor s’appuie sur des historiens comme Démétrios (chroniqueur juif du IIIè avjc), Eupolème, Artapan, Aristée l’historien, Cléodème-Malchâs, Théophile et un historien anonyme) et des poètes (Philon l’ancien, Théodote et Ézékiel le tragique). Une seule fois Eusèbe cite Flavius Josèphe citant Polyhistor ; mais le reste du temps, on peut penser qu’Eusèbe avait à sa disposition le livre d’Alexandre Polyhistor. Eusèbe a choisi les passages d’Alexandre Polyhistor qui arrangeaient ses objectifs. Par conséquent, il est impossible de reconstituer la visée globale du travail d’Alexandre.

Le livre de Polyhistor, Sur les Juifs, s’apparentent plutôt à une compilation. Ces autres ouvrages (25 peut-être) seraient également des compilations. Alexandre ayant écrit à Rome, il pouvait avoir d’autres sources que les juives pour ses ouvrages. Peut-être était-ce aussi dans son ouvrage « Sur les juifs », nous ne pourrons pas le savoir.

Amusant : Moïse, qui vous dit que c’était un homme ?

Chez Etienne de Byzance, dans son lexique géographique, Alexandre Polyhistor est souvent mentionné. Dans l’un de ses fragments, il écrit (70 : Alexandre de Milet a composé aussi 5 livres Sur Rome, dans lesquels il dit qu’il y avait une femme juive, Moso, à qui on doit l’écriture qui est loi chez les Juifs.

Littérature hellénistique sur Moïse

Moïse chez Flavius Josèphe : un exemple juif de littérature héroïque (Bloch)

Flavius Josèphe

Comme cela a déjà été dit, plusieurs biographies de Moïse ont coexisté ; on en trouve chez Artapan, Philon d’Alexandrie ou Flavius Josèphe. (p.99). La version de Flavius Josèphe comporte « des traits caractéristiques analogues à ceux des héros issus de la mythologie gréco-romaine, tels que Romulus, Œdipe ou Persée : ainsi l’annonce de la naissance de Moïse, son abandon, ses exploits militaires et, enfin, sa disparition. » C’est un exemple typique d’un ancien mythe héroïque. La naissance, l’abandon sont des motifs récurrents. Josèphe raconte cependant la jeunesse de Moïse, contrairement à la Torah : il y est dépeint comme « un jeune héros qui démontre d’emblée ses qualités, ressemblant ainsi sur plusieurs points à des héros païens. » On ne peut pas vraiment parler d’influences, mais plutôt « d’un amalgame de motifs bibliques, aggadiques et gréco-romains qui ne peut pas vraiment être démêlé. » Ainsi donc, « c’est moins la question de savoir par quelles traditions Josèphe a été « influencé » qui importe que le fait qu’il faille envisager l’espace méditerranéen comme un ensemble, incluant la Palestine. » (p. 115)

Le Moïse des auteurs juifs hellénistiques et sa réappropriation dans la littérature apologétique chrétienne : le cas de Clément d’Alexandrie / Inowlocki-Meister

« Philippe Borgeaud a bien montré dans son ouvrage sur la naissance de l’histoire des religions comment la figure de Moïse se situe, à l’époque hellénistique, au cœur d’un « triangle théologique » formé par la Grèce, l’Égypte et la Judée, autrement dit, au carrefour formé par Athènes, Alexandrie et Jérusalem, les traditions grecques, égyptiennes, et juives. » (p. 117)

Clément d’Alexandrie

Le christianisme apporte une modification dans cette géographie, notamment avec Clément d’Alexandrie et Eusèbe de Césarée. Quelle est l’image de Moïse chez Clément d’Alexandrie ?

D’une part, nous n’avons que des fragments ; d’autre part, ils sont de troisième main.

1. Les auteurs juifs hellénistiques – Philon d’Alexandrie, Flavius Josèphe, Artapan, Pseudo-Eupolème, Ézéchiel dit « le tragique » et Démétrius, dit le « chronographe ». Tous situés entre le IIIè av jc et le Ier s apjc. Il n’est pas certain que cette littérature ait été destinée à un public non-juif ; le commerce des livres n’est d’ailleurs pas suffisamment attesté à cette époque pour permettre de le penser. En revanche, l’hellénisme qui y est représenté pouvait laisser penser aux lecteurs juifs que l’histoire était lue par des non-juifs, « afin de renforcer aux yeux de la communauté juive l’image du législateur et celle de la communauté en question. » (p. 122)

Autrement dit, la communauté pouvait se rasséréner dans ses croyances à la lecture des histoires d’un Moïse hellénisé.

Un peu comme si on racontait l’histoire de France avec un côté american… pour les fans de cocacola bien sûr ^^

Cependant, Alexandre Polyhistor est une preuve que des non-juifs avaient accès à cette littérature juive. Quant à Artapan, était-il juif ? Il présente Moïse comme l’inventeur de la zoolâtrie égyptienne… et certains chercheurs s’appuieraient là-dessus pour expliquer qu’Artapan n’était certainement pas juif ! « Cette argumentation est profondément erronée parce qu’elle ne tient absolument pas compte de la nature perméable et multiforme du phénomène religieux antique en général, et du judaïsme en particulier, à l’époque gréco-romaine. » (p. 123) Au contraire, son souci de glorifier les héros de la tradition juive, Abraham, Joseph ou Moïse, laisse penser qu’il se percevait sans doute comme appartenant à la tradition juive. » (p. 124)

2. Alexandre Polyhistor (80-40 ?/105-35) – comme il écrivait de nombreux ouvrages sur de nombreux sujets, d’où son surnom, plusieurs savant estiment que son Sur les Juifs visait à renseigner les Romains sur les peuples nouvellement conquis. (p. 124) Nous sommes dépendants d’Eusèbe qui le cite explicitement. « En ce qui concerne Moïse, il semble difficile de déterminer si la somme des extraits présentés par Eusèbe est quantitativement plus importante par rapport aux autres thèmes abordés parce que Polyhistor s’est davantage intéressé au législateur, ou si c’est Eusèbe qui cite davantage de textes en raison de l’importance de la figure mosaïque dans le christianisme. » (p. 125)

3. Clément – Qui vécut dans l’éminente cité d’Alexandrie, où l’avait précédé le grand Philon (p. 126). Au livre I des Stromates, chapitre 23, Clément nous offre une vie de Moïse miniature, sur fond de citations d’auteurs juifs. La totalité du chapitre est construite autour du De vita Mosis de Philon auquel s’ajoutent d’autres auteurs juifs hellénistiques. Le récit est clairement apologétique et Clément aurait retenu certains passages des auteurs juifs plutôt que d’autres. Pourquoi ? Par exemple, par rapport à la version de Philon, Clément ne se contente pas de mentionner l’étymologie du nom Moïse (l’eau Moy – eau), mais ajoute d’autres traditions, comme la tradition égyptienne qui rapproche Moïse et l’eau de la mort, faisant référence à Osiris mort, dérivant sur l’eau. Il insiste en outre sur l’origine non-égyptienne de Moïse, « or on possède différentes narrations égyptiennes alternatives à l’Exode qui faisaient de Moïse un égyptien fugitif. […] Il faut garder en mémoire que ces arguments qui faisaient de Moïse un égyptien et qui apparaissent dans des textes d’origine égyptienne cités par Flavius Josèphe, avaient été récupérés dans les récits polémiques anti-chrétiens de certains païens, tel Celse. Or, ne l’oublions pas, Celse est un contemporain de Clément, même si leur relation ne peut être définie avec précision. En établissant le pedigree hébraïque de Moïse, Clément établit ainsi le pedigree même du christianisme. » (p. 134)

Pourquoi Clément se fonde-t-il sur le témoignage d’auteurs juifs de langue grecque pour rédiger sa brève vie de Moïse ? Sans doute par goût de l’érudition et dans une volonté apologétique indéniable.

Quelle image de Moïse fait apparaître l’utilisation des témoignages juifs dans la biographie de Moïse par Clément ? Il n’a pas conservé les mentions de Moïse comme inventeur que l’on trouve chez Artapan ou comme législateur chez Eupolème – normal puisque le nouveau législateur est désormais Jésus (p. 144). « Seul Ézéchiel jouit dans les Stromates d’une certaine intégrité textuelle, qui est due, sans doute, à sa fidélité au texte biblique, et au fait qu’il est plus difficile de modifier des textes poétiques que des textes en prose. » (p. 143) C’est toutefois un Moïse qui préfigure Jésus ; il reste « l’arme apologétique par excellence, car c’est sur lui que repose tout l’arsenal argumentatif chrétien permettant d’établir « objectivement » l’antiquité de la tradition chrétienne et sa continuité avec les écritures hébraïques. » (p. 143)

Clément affirme que Platon s’est inspiré de Moïse ! Que Miltiade aurait imité Moïse en matière de stratégie ! (p. 143)

Plus tard, notamment chez Eusèbe de Césarée, les auteurs juifs jouent un rôle de moindre importance que chez Clément d’Alexandrie. Sans doute ce dernier se sentait encore une certaine proximité géographique et temporelle avec eux ; en outre, comme le dit A. Le Boulluec, « un Clément d’Alexandrie, de culture grecque, accueille volontiers les traditions non canoniques, en un temps où le désastre subi par le judaïsme hellénisé en Égypte dans les années 115-118 a des conséquences irrémédiables, ce judaïsme dont il a précisément accaparé la production littéraire. » (p. 145)

La tradition sur Moïse d’« Hécatée d’Abdère » d’après Diodore et Photius, Claudio ZAMAGNI

1. Quelques remarques sur Diodore de Sicile comme utilisateur d’Hécatée d’Abdère

Photius, au IXè apJC, dans sa Bibliothèque, rédige une longue notice qui comprend plusieurs textes tirés de Diodore de Sicile, Ier siècle avjc – « l’un d’eux concerne le peuple juif et atteste d’une tradition extra-biblique sur Moïse et la sortie du peuple juif hors d’Égypte » (p. 147) : Hécatée d’Abdère en serait la source ; Diodore le citerait même mot à mot.

Photius !

Hécatée d’Abdère, philosophe et érudit grec de la fin du IVè, ayant voyagé en Égypte notamment à l’époque de Ptolémée I Söter. Si toutes ses œuvres sont perdues, Diodore l’a heureusement largement utilisé dans la composition de la quarantaine de livres de sa Bibliothèque historique, une histoire des origines de l’humanité jusqu’à son époque. Seuls 21 nous sont parvenus, avec d’importantes lacunes. (p. 148)

Hécatée d’Abdère est la source principale de son premier livre. Diodore utilisait néanmoins de nombreuses sources et ne les cite pas toujours explicitement. Il est donc impossible de déterminer exactement l’apport d’Hécatée d’Abdère. Par ailleurs, Diodore ne propose pas de rapporter les propos d’autrui mais plutôt de les discuter de manière critique. En outre, il était déjà allé lui-même en Égypte et possédait ses propres sources.  (p. 152)

Diodore cite Hécatée une deuxième fois, au livre II, à propos des Hyperboréens et une troisième fois, au livre XL, référence à sa description des origines du peuple juif. (p. 153)

2. Photius en tant que témoin de Diodore de Sicile.

2.1. L’œuvre de Photius et l’ensemble des fragments de Diodore qu’il rapporte dans Bibliothèque

Le codex 244 de Photius sur Diodore est une simple suite d’une dizaine d’extraits tirés de Diodore. (p. 153)

Le premier, tiré du Livre XXXII (377a-379a) est une notice curieuse concernant des cas d’individus androgynes (p. 156). Le deuxième, tiré du Livre XXXIV traite de la victoire d’Antiochus Épiphane sur les Juifs et mentionne la tradition ayant trait à Moïse sur un âne. (p. 156) L’extrait suivant explique les détails de cette tradition : « il s’agit d’un extrait du livre XL attribué à Hécatée, sur lequel on reviendra par la suite. » (p. 157) Les sept autres extraits sont tous dédiés à l’histoire romaine.

Remarquons que les extraits en question sont plutôt bien souvent réduits et condensés, voire recomposés pour le dernier texte. Il est impossible de distinguer les composantes du texte de Photius dont il commente les 4 premiers livres, mais plus du tout les six suivants. (p. 161)

Le livre XI de la Bibliothèque historique de Diodore est entièrement perdu, hormis quelques huit fragments, dont celui de Photius représente de loin le plus étendu (p. 162)

2.2. La tradition manuscrite de Photius et l’extrait attribué à Hécatée d’Abdère : Hécatée de Milet ? Théophane de Mytilène ?…

Ici, nous abordons la complexité de l’histoire même des manuscrits, comment ils se transmettent et se déforment. Savoir quel manuscrit dérive de quel autre, et quand, fait l’objet de véritables recherches. Néanmoins, les chercheurs semblent s’accorder pour reconnaître que la tradition manuscrite de Photius est exceptionnellement sûre. Cependant, demeure un doute quant à l’attribution de certains extraits à Hécatée d’Abdère ou Hécatée de Milet ! (p. 163) Un autre chercheur attribuerait l’un des extraits à un troisième auteur, Théophane de Mytilène. D’après l’auteur en tout cas, les passages que l’on hésite à attribuer à Hécatée de Milet sont, pour des raisons historiques, tout aussi difficilement attribuables à Hécatée d’Abdère. La prudence reste donc de mise. (p. 169)

N’oublions pas non plus qu’il en va de l’intérêt de Photius de citer Hécatée d’Abdère comme source non fiable pour ce qui regarde ce qu’il y trouve de négatif concernant les Juifs. Lorsque le témoignage n’est pas à son goût, Photius accuse Hécatée d’Abdère de se tromper, ou l’accuse d’être la source erronée de Diodore. (p. 170)

2.3. Hécatée d’Abdère sur les Juifs ?

Même si dans l’Antiquité, l’ouvrage Sur les Juifs était attribué à Hécatée d’Abdère, la question reste ouverte ; en tout cas, « il est cependant clair que l’œuvre sur les Juifs qui lui est attribuée n’est rien d’autre que le résultat d’une démarche apologétique d’origine juive alexandrine. » (p. 174)

2.4 Diodore et Manéthon

L’extrait de Diodore (XL, 3) pourrait présenter un parallèle avec un passage d’Hécatée de Milet, mais également avec le récit de Manéthon, dans lequel les Juifs sont chassés d’Égypte parce qu’ils étaient atteints de lèpre, signe de colère divine (p. 174) : cette tradition d’origine égyptienne aurait été lu par Diodore dans le récit d’Hécatée d’Abdère, lui-même l’ayant peut-être glané directement en Égypte. Mais peut-être Diodore connaissait cette tradition de lui-même : on retrouve en effet cette histoire de lèpre en I, 28. 

En tout cas, ces parallèles peuvent nous conduire à penser « XL, 3 comme un texte propre à Diodore et fondé sur des sources différentes ». (p. 176)

3. Les traditions mosaïques selon Diodore, dans la citation de Photius codex 244 

Examinons ce texte de Diodore à propos de Moïse comme ayant été rédigé par Diodore lui-même s’appuyant sur plusieurs sources. Dans cette version, l’Egypte ayant accueilli trop d’étrangers sur ses terres, avec des religions et rites trop divergents, les dieux les punissent. « Pour rétablir le culte du pays, deux groupes d’étrangers sont alors expulsés d’Égypte : un groupe plus noble, qui se rend en Grèce avec à sa tête Danaos et Cadmos, et un autre groupe, formé de la masse nombreuse qui, sous les ordres de Moïse, gagne le territoire de la Judée. Dans cette version, Moïse est présenté comme un chef militaire qui occupe le territoire de Canaan alors totalement inhabité pour y fonder ensuite plusieurs villes et notamment Jérusalem, où il établit le Temple. » (p. 179)

« Dans son texte, Diodore a donc mêlé des notices d’origine sans nul doute juive avec d’autres, d’origine égyptienne (et non juive), comme on l’a déjà remarqué, (et même sans faire référence à la tradition rapportée par Manéthon). Il est très simple d’identifier les informations d’origine égyptienne : ce sont notamment le détail de l’expulsion du peuple juif par les égyptiens ; le ton évidemment anti-juif (leur vie insociable et contraire à l’hospitalité) ; et le fait que l’histoire du peuple juif commence d’après le texte de Diodore, seulement avec Moïse et non avec Abraham, ce qui colle parfaitement avec la tradition manéthonienne de Moïse, plutôt qu’avec une source juive quelconque. […] Moïse est présenté sous les traits d’un chef de guerre […] une tradition vraisemblablement apparentée avec celle que rapportent notamment Artapan et Flavius Josèphe, et qui est d’origine égyptienne […] C’est là déjà une preuve du fait qu’il véhicule d’autres traditions, dont il reste peu de traces, ou parfois aucune, dans le récit biblique. » (p. 182)

Cette tradition fait de Moïse le fondateur du judaïsme et l’homme militaire à l’origine de ce peuple.

Moïse et l’Égypte

Quelques remarques sur Typhon, Seth, Moïse et son âne dans la perspective d’un dialogue réactif transculturel – Philippe Borgeaud

Comment et pourquoi l’interprétation de Seth en Typhon a contribué à accorder une importance démesurée à l’image biblique qui représente Moïse sur un âne, tel un adversaire « typhonien » ? Et qui est Typhon ou Seth ?

Bien que vaincu par Osiris puis libéré par Isis, Typhon/Seth conserve de sa puissance. D’après Plutarque, il est donc tantôt vénéré (Seth plus traditionnel) tantôt humilié ou violenté (sa forme historique plus récente).

Typhon était l’adversaire de Zeus. Dans la Théogonie d’Hésiode, il est le dernier fils de la Terre, unie à Tartare. Monstrueux, il est terrassé par Zeus et écrasé sous une montagne en un lieu où la terre brûle : il reste actif, comme agent de tremblements de terre. (p. 188) 

Zeus contre Typhon

Dès le Vè pour les Grecs d’Égypte, Typhon est assimilé à Seth, un dieu lié aux tremblements de terre et aux orages.

Seth est le dieu roux ou rouge ; dieu bruyant, associé à une bête élégante et bizarre, identifié finalement à un âne.

Seth

L’âne grec est l’animal de Priape, dieu rouge également et bruyant. Le motif sexuel est présent dans sa mythologie, comme dans celle de Seth. L’âne fait partie du cercle de Dionysos, dont il devient la monture occasionnelle. La comparaison cependant comporte des limites : l’âne, chez les Grecs, n’est pas un ennemi des dieux et ne peut y être associé. (p. 189) 

La vie pourrie de Priape

Mais Typhon, une fois identifié comme Seth, est parfois assimilé à un âne. D’après Plutarque, il est considéré comme impur par les égyptiens qui en font alors une victime sacrificielle. « D’après Plutarque, c’est son incapacité à apprendre (amathia) et sa violence (hybris) qui font de l’âne un animal semblable à Typhon. (p. 191) 

Les Typhoniens

Dans la tradition hermétique, les Typhoniens sont ceux qui comprennent tout de travers ou dont capables d’affirmer n’importe quoi. Les animaux que l’on sacrifie, par exemple en cas de sécheresse persistante, sont appelés les Typhoniens. Chez Manéthon, les Typhoniens sont les lépreux ou étrangers dont l’expulsion constitue un rituel de purification. Ils peuvent aussi être assimilés aux étrangers envahisseurs : « il convient ici de rappeler que le dieu Seth a été adopté par les rois pasteurs Hyksos quand ils s’emparent de l’Égypte et règnent depuis Avaris. » (p. 193)

L’âne des Judéens

Toujours d’après Plutarque, Typhon vaincu par Horus s’enfuit sur un âne. Plus tard, il engendre deux fils : Hiersolymos et Ioudaios. Ces deux noms prouvent selon Plutarque que cette version introduit dans le mythe des traditions rapportées par les ouvrages consacrés à la Judée. En effet, ici, Jérusalem est fondée par Typhon – cette version assimile donc Moïse à Typhon : cette version relève évidemment d’une propagande anti-judaïque et fait écho à des rumeurs connues par ailleurs, prétendant que Moïse l’Égyptien avait fondé Jérusalem et qu’une statue représentant un âne se trouvait d’ailleurs déposée dans le Temple de Jérusalem.

Chez Tacite, une surpopulation aurait entraîné l’exil forcé d’une partie des égyptiens sous le règne d’Isis : cette foule aurait été conduite sur des terres voisines par deux personnages nommés Hiérosolymos et Judas. Dans une version plus développée, Moïse est à la tête de l’équipée qui, assoiffée, aurait été guidée par un troupeau d’ânes sauvages, eux aussi en quête d’eau. 

Moïse et l’âne

On rencontre cependant Moïse sur son âne dans la bible, sans que cela soit négatif. Avant Moïse, Abraham est aussi juché sur un âne. Mais si l’image de Moïse juché sur son âne est banale, elle a fait pourtant l’objet d’une relecture hostile. En outre, dans la bible, Moïse à dos d’âne arrive en Égypte ; il ne s’enfuit pas. « Cette image du nomade syro-palestinien hostile associé à l’animal séthien peut être réinterprété au gré de l’histoire. » (p. 196) 

D’après Hérodote, les Perses auraient obligé les égyptiens à remplacer Atis le bœuf par Seth l’âne, comme objet de culte. Notons que « Du point de vue de l’idéologie gréco-égyptienne alexandrine, cela n’est guère étonnant, puisque les Judéens et, avec eux, Moïse, sont considérés comme des Égyptiens paradoxaux qui ont décidé de tout faire au rebours de la coutume égyptienne. » (p. 196) D’autres histoires mettant en scène un âne coexistent. En fait, ces mythes-répliques entretiennent des débats à l’infini. L’un des prétextes à ce débat a pu être la découverte effective dans le Temple de Jérusalem d’une statue en pierre représentant Moïse sur son âne, à l’époque d’Antiochus IV, d’après le témoignage de Diodore-Posidonius. (p. 198) La statue découverte par Antiochus ne doit pas être considérée comme une image de culte. Il s’agit simplement d’une sculpture exposée dans le sanctuaire. On est encore loin de l’assimilation de l’âne à Iahvé. Cette assimilation viendra chez Damocrite et Apion, dans une visée très méprisante. (p. 198) « Associé à l’âne de Seth, Moïse était devenu en quelque sorte avant Iahvé ce que les Grecs inspirés en partie par l’Égypte ont appelé un être « typhonien », une figure à la fois de l’adversaire et de la souillure, dont on doit se débarrasser à tout prix. » (p. 199) Moïse et son âne seront oubliés. Le Christ entre à Jérusalem sur un âne, une ânesse ou un ânon, selon la tradition.

Moïse : un héros royal entre échec et divinisation – Thomas Römer

Introduction : Moïse et le Pentateuque

Moïse est, avec Yhwh, une figure centrale de la Torah, où il est plus présent que dans le reste de la Bible hébraïque. La Torah (ou Pentateuque) contient une biographie de Moïse, qui commence avec l’Exode et se termine avec le Deutéronome, la Genèse étant une sorte de prologue.

Moïse est placé entre les hommes et leur dieu, un médiateur qui n’entre pas au pays, solidaire qu’il demeure des fautes de ses compatriotes, maudits après l’épisode du veau d’or. « L’échec de la quête du pays est compensé par l’avènement du livre dont Moïse devient le scribe. » (p. 202) Moïse est un héros, un chef et dans le Pentateuque, il est construit comme une figure royale. (p. 203)

1. Une naissance royale : Moïse, le héros exposé, sauvé et adopté

Les parallèles entre la naissance de Moïse et celle de Sargon ont déjà été mis au jour. Notons que si une première version de la vie de Moïse a été rédigée « sous le règne du roi Josias, comme le pensent aujourd’hui un certain nombre d’exégètes, on peut remarquer que Josias arrive au trône – à l’âge de huit ans – suite à un soulèvement contre son père Amon […] il est possible que l’auteur d’Ex.2 voulût faire de Moïse un précurseur de Josias. » (p. 203)

La Bible hébraïque ne contient pas d’autre récit de naissance que celui de Moïse et celui de Salomon. 

2. Le héros en exil

Parmi les figures royales en exil, nous avons Idrimi et Assarhaddon, mais dans la Bible, nous avons Jéroboam, opposant de Salomon et qui deviendra le premier roi d’Israël à son retour. Tous deux s’opposent au pouvoir royal en tuant un fonctionnaire du roi – ils doivent alors se réfugier à l’étranger. 

3. Moïse et les ‘Ibrîm

« Notons que Moïse est qualifié de « ‘ibri » par la fille du Pharaon et qu’il présente Yhwh au pharaon comme étant le dieu des ‘ibrim. » (p. 205) S’agit-il d’un souvenir de l’importance des ‘apiru dans des documents égyptiens ? Ou une transposition de l’histoire des origines de la royauté israélite sur celle de Moïse ?

4. Moïse, médiateur et réformateur

Moïse est le berger qui fait paître le peuple. A ce titre, « il peut être comparé à Hammourabi, le favori des dieux, chargé d’enseigner la loi au peuple. » (p. 206) Mais dans la Bible, la loi est révélée bien avant l’installation de la royauté et les rois qui suivent seront jugés selon leur fidélité ou leur manquement à la loi de Moïse.

Josias, il est vrai, « entreprend une réforme au cours de laquelle il détruit toutes sortes de statues dans le temple de Jérusalem dans le but d’imposer la vénération exclusive du dieu Yhwh » (p. 207) et ce, dans le contexte de redécouverte de la loi mosaïque par Josias justement.

« Josias est-il donc un nouveau Moïse ? Ou Moïse est-il un précurseur de Josias ? Le récit du veau d’or peut confirmer cette interprétation. La destruction du veau d’or est décrite d’une manière qui évoque la destruction des objets cultuels du temps de Jérusalem par Josias. » (p. 207)

6. Moïse, un conquérant qui échoue

On trouve quelques textes où Moïse est un guerrier : dans les Nombres, par exemple. « Derrière ces récits se trouve apparemment une collection de légendes de conquête d’une partie de la Transjordanie sous la direction de Moïse. » (p. 209)

7. Moïse, un héros (presque) divinisé

« Le statut exceptionnel de Moïse est souligné par le privilège d’accéder à la présence divine « face à face », et par l’accomplissement des signes et prodiges dont l’auteur est, dans le Pentateuque, Yhwh lui-même. » (p. 210) Moïse est enterré par Yhwh : personne ne connaît l’emplacement du tombeau, ceci pour contrer peut-être un éventuelle vénération de tombeau, mais également pour conserver l’extraordinaire d’une ascension divine. « La mort de Moïse en dehors du pays donne naissance au nouveau médiateur : le rouleau de la Torah ». (p. 212)

Brève conclusion

« Le parcours de Moïse s’inspire largement de certaines conventions de l’idéologie royale, et le rapproche ainsi des gestes héroïques de la cour. Certains de ces thèmes sont repris pour faire de Moïse le médiateur par excellence, préfigurant et détrônant les rois à venir ; d’autres de ces thèmes sont subvertis par rapport au discours royal : ainsi Moïse ne conquiert pas de pays mais construit un temple. Le fait que Moïse dans la Bible se substitue au roi va de pair avec une tendance à la divinisation qui cependant n’aboutit pas entièrement en ce qui concerne la Torah. D’une manière mystérieuse, Moïse doit mourir pour laisser la place à la médiation du livre. » (p. 212)

Des Séthiens aux Impurs : un parcours dans l’idéologie égyptienne de l’exclusion / Youri Volokhine

Le récit de Manéthon, rapporté par Flavius Josèphe et présenté comme le travail d’un calomniateur des Judéens, est « l’une des premières manifestations littéraires d’hostilité contre les Juifs : une tentative de « contre-histoire » (p. 213)

1. Un débat historiographique

Manéthon, prêtre égyptien, originaire de Sebennytos dans le Delta, écrit vraisemblablement les huit ouvrages qui lui sont attribués au début du IIIè avjc, époque lors de laquelle se met en place en Égypte la politique culturelle hellénistique (bibliothèque d’Alexandrie, fabrication du dieu Sarapis). (p. 214)

Comment comprendre son récit « Histoire de l’Égypte » ? Un processus d’acculturation : Manéthon écrit en grec pour informer les élites helléniques au pouvoir sur l’histoire ancienne de son peuple ? Ou bien une colonisation grecque de l’imaginaire égyptien : Manéthon utilise les méthodes historiographiques grecques, forgeant à partir de la matière égyptienne un type de récit que les annales égyptiennes ignoraient ? Ou une tentative nationaliste pour enseigner aux Grecs la conscience historique égyptienne ? (p. 214)

En tout cas, c’est un premier récit que l’on peut qualifier d’antisémite. Flavius Josèphe en cite des passages (Hyksos, Impurs) « pour illustrer à la fois l’origine Hyksos des Judéens et pour attaquer les calomnies de Manéthon contre son peuple. » (p. 215)

« Pour des raisons toutes différentes, les chronographes chrétiens utilisèrent à leur tour l’œuvre de Manéthon. En effet, soucieux de faire coïncider la chronologie biblique avec une histoire du monde remontant aux périodes les plus anciennes, ils virent chez l’auteur égyptien une source idéale. On le sait depuis longtemps dans l’antiquité, la mémoire égyptienne remonte bien au-delà de celle des Grecs. » (p. 215)

De son propre aveu, d’après ce que nous rapporte Flavius Josèphe, Manéthon s’appuie sur des tablettes sacrées, notamment pour l’histoire des Pasteurs (Hyksos) mais aussi sur des récits fabuleux, par exemple pour l’histoire des Impurs. (p. 216)

2. Le thème de l’expulsion hors d’Égypte

Le récit de Manéthon concernant les Hyksos est utilisé par Flavius Josèphe pour « prouver l’ancienneté du peuple juif. Pour lui, cette version relate le récit véridique de la création de Jérusalem. Il voit dans le souvenir de l’invasion hyksos l’un des motifs de la haine des Égyptiens contre les Judéens. » (p. 217)

Un autre récit de Manéthon relate une malédiction et un grand malheur qui s’abattit sur l’Égypte, une fois encore à cause des Hyksos, les Pasteurs, alors installés à Jérusalem, mais qui furent appelés à combattre l’Égypte par Osarseph. Heureusement, « revenant d’Éthiopie, Aménophis et son fils Rampsès attaquèrent les Pasteurs et les impurs, les vainquirent. Ils les chassèrent jusqu’aux frontières de la Syrie. » (p. 219)

3. Une logique de déshumanisation ?

A-t-on là la pensée malveillante de l’un des premiers judéophobes historiques ? On trouve ces propos chez d’autres, comme Lysimaque, « qui réaffirme que les Juifs sont un ramassis de lépreux chassés d’Égypte. » (p. 220) Idem chez Tacite, ou Élien. Les Juifs sont mêmes accusés de frères de lait de porc (= de boire du lait de porc !) alors même que le porc était un strict interdit alimentaire, qu’il n’était pas non plus très apprécié des égyptiens et n’a de toute façon jamais été domestiqué pour son lait. C’est donc une calomnie qui rapproche porc et homme sur le plan cutané, en passant par la lèpre.

« On pourrait admette qu’il s’agit là d’un trait transculturel consistant à rejeter toute chose honteuse ou malsaine sur les étrangers ; cependant, quelque groupe de population ancêtre des Judéens se serait-il tout de même effectivement trouvé dans cette configuration ? […] Cette ancienne idée de « maladie des Asiatiques » nous assure aussi de l’existence dans le cadre conceptuel égyptien d’un tel discours bien avant Manéthon. L’ancienne association entre les Juifs et les lépreux influença la culture savante du Moyen Âge… » (p. 222)

En outre, pour Manéthon, les Juifs sont impies et « leur impiété se caractérise notamment par le meurtre et la consommation des animaux sacrés, une transgression révoltante. » (p. 222) 

Qui a commencé ? Sont-ce des récits en réaction à un sentiment anti-égyptien chez les Judéens ? « les rapports entre l’Égypte et le monde voisin ouest-sémitique ancien, passent par un ensemble de configurations très différentes, allant du commerce et de l’accueil des communautés étrangères en Égypte, aux guerres égyptiennes en Palestine, ou au mercenariat judéen en Égypte, au service de la machine de guerre perse, et à l’établissement en Égypte de communautés juives dans un contexte politique hellénistique. » (p. 223)

En fait, c’est un épiphénomène… au sens où plusieurs éléments misanthropes nourrissent le récit de Manéthon, également tourné contre Akhénaton ou les Perses.

4. Seth : dieu « dieu des autres » au dieu du mal, ou la mise en place de la rhétorique de l’étranger criminel

Seth, nous en avons déjà parlé, à l’instar de tous les dieux, n’est pas foncièrement mauvais ou néfaste. Il est ambigu. Cependant, à partir de la fin du Nouvel Empire, et notamment dès la XXVè dynastie, c’est le culte osirien qui est en vogue. Seth incarne alors l’ennemi par excellence. (p. 225) Seth, chassé d’Égypte après une première victoire d’Horus, devient même le dieu des voisins pressentis comme étant potentiellement ou réellement hostiles. 

5. Osarseph et Moïse : une interprétation héliopolitaine

Manéthon était sans doute un membre élevé du clergé d’Héliopolis, pour lequel Osarseph et les siens s’étaient rendus coupables de nombreux forfaits.

Qui est Osarseph ? La forme hellénisée du théonyme égyptien Osiris-Sépa. Sépa était un dieu qui se manifestait sous la forme d’un mille-pattes et était lié à des espaces plutôt sombres et souterrains. Manéthon fait d’Osarseph le nom égyptien de Moïse. Sur quels éléments tient une telle assimilation ? Son rapport avec l’eau : sauvé des eaux et la caverne de Kher-âha qui abrite la sépulture d’Osiris-Sépa ?

C’est alors que voilà le retour de l’âne : selon le papyrus du Delta, Seth sous forme d’âne est condamné à porter la momie d’Osiris, c’est-à-dire, à Héliopolis Osiris-Sépa. Mais l’âne peine et pour lui redonner de la vigueur, les déesses Isis et Nephthys lui font renifler une divine semence (ou leur semence), et dévoilent même leur sexe. L’âne, excité, se relève. Ici il joue le rôle positif du porteur de corps osirien, garant de sa renaissance (p. 230) « Cet âne héliopolitain serait donc bien séthien, mais pas forcément néfaste. » 

Cette assimilation de Seth à un âne est un processus de démonisation assez récent. Le rapprochement entre l’âne, monture de Moïse et Osiris-Sépa porté par un âne séthien revêt un dangereux raccourci, toutefois intéressant et peut-être fécond.

Mais pourquoi le chef des Impurs aurait-il un nom osirien ? Et bien le site de Keh-aha, fief d’Osiris-Sépa, accueille sans doute dès l’époque perse une colonie judéenne, en cette place qui désormais sera la Babylone d’Égypte. (p. 232)

6. Sur les traces de Moïse, au bord du Nil, dans la Babylone d’Égypte.

Chez Diodore, on trouve cette Babylone d’Égypte présentée comme le fief de personnes brimées, puis révoltées, coupables en conséquence de ravager le pays d’Égypte qui les entoure avant de fonder là une sorte de colonie étrangère, peut-être analogue à celle d’Éléphantine. Plus tard, s’élèvera ici une forteresse romaine, puis six églises coptes dont l’une d’elle devient une synagogue en 882. « Il n’existe cependant aucune trace d’une quelconque continuité historique entre la communauté juive médiévale du Caire et ses lointains prédécesseurs supposés, les garnisaires asiatiques de l’époque perse. » (p. 235)

« Soulignons que le lieu de la trouvaille de l’enfant Moïse dans les légendes cairotes est situé à l’endroit même où la théologie héliopolitaine localisait le lieu mystérieux de la naissance de la crue, lieu auquel préside l’Osiris-Sépa héliopolitain. Le thème de l’eau du Nil joue ici, on s’en doute, un rôle central. » (p. 237) Tandis qu’Osiris dérive sur les flots dans une corbeille ou un coffre : « Tout se passe donc comme si, au moins dans deux passages (où l’on mentionne l’eau salvatrice et ce coffre), les rédacteur de la Septante avaient en tête le mythe osirien. (p. 238)

7. Le sacrifice : de l’animal à l’homme, et la question des groupes minoritaires

D’après Manéthon, des hommes étaient autrefois sacrifiés à Héra d’Héliopolis. Les animaux consacrés et brûlés aux divinités sur l’autel sont considérés comme des ennemis anéantis. (p. 240) Le texte sacrificiel évoque une relation entre la victime et le dieu Seth.

8. Groupes discriminés

Même si l’Égypte se présente comme une civilisation sage dirigée par la déesse Maat, « aucun égyptologue n’ignore [que] le pouvoir pharaonique, et la machine d’État qui en découle, était un pouvoir absolu et implacable, à l’instar des autres systèmes politiques du Proche-Orient ancien. » (p. 241-242) « Le pouvoir pharaonique s’est bâti sur les champs de bataille. » (p. 242)

Après une discussion philologique sur les termes qui désignent les groupes humains (p. 243), il semble à l’auteur « que l’on peut admettre que, dans la conscience égyptienne, il existe, au sein de la population, des groupes discriminés (comme partout ailleurs). En l’occurrence, il s’établit manifestement une corrélation entre ceux-ci et le sort du dieu Seth, condamné à être proscrit de la communauté divine en raison de son crime perpétré à l’encontre d’Osiris. » (p. 244)

Notons que les groupes sont souvent « marqués » et que ce n’est pas forcément négatif. Le pharaon lui-même est marqué. Ramsès II, lui, était roux, d’après les analyses des cheveux de sa momie : peut-être cette marque physique a-t-elle été ressentie comme une preuve de la filiation des Ramessides avec Seth ?

9. Les « hommes-rouges »

Une source du Nouvel Empire, le manuel d’onirocritique, présente une population dite séthienne, des suivants de Seth, roux, célibataires – ce qui n’est pas bien perçu. L’homme-rouge, comme Seth en rapport à des animaux aux pelages roux (hippopotames, ânes, taureaux), mais rouge : arrogant, aviné, libidineux. Un tel homme est habité par Seth.

« la pensée égyptienne associe une connotation séthienne aux rouquins. […] Mais bon, notons que la rousseur a été connotée péjorativement dans différentes cultures. (p. 248) Juda devient un rouquin, comme Mordret, le traître de la geste arthurienne, et de proche en proche, les femmes adultères, les comploteurs, les bourreaux, les prostituées, les bouffons et les lépreux. C’est là un triple héritage antique : biblique, gréco-romain et germanique.

Chez les Grecs, la rousseur est typhonienne. 

10. Les Typhonia

Des villes (liste pp. 250-252) sont pourtant vouées au culte de Seth. Elles ont été exécrées par la théologie tardive mais ce n’était pas le cas avant que le dieu ne soit banni de la communauté divine. Des récits témoignent d’une certaine intolérance en matière religieuse.

11. Éliminer les perturbateurs : remarques conclusives

« L’idéologie égyptienne repose certes sur la norme-équilibre-Maât, mais cette norme régulatrice passe par la victoire sur le mal, et les éléments perturbateurs. » (p. 254) Cette idéologie affiche et véhicule le thème du massacre collectif des ennemis étrangers (p. 255) : « cette victoire terrestre du roi correspond à la victoire cosmique du dieu sur les dieux ennemis. Apophis ennemi de Rê, Seth ennemi d’Osiris). » (p. 255)

« Le profil-type de l’étranger qui se forme dans l’Égypte du Ier millénaire avjc, tend donc à le présenter comme un ennemi perturbateur […] et pathogène » (les maladies : peste ou lèpre en particulier). (p. 255)

« Tous les éléments que nous venons d’examiner rapidement se retrouvent transposés dans le discours prototype de l’ « antisémitisme » antique, dans la version manéthonienne de l’Exode, ainsi que chez Hécatée, Lysimaque ou Tacite. » (p. 255) Et parfois, ces historiens en rajoutent…

« En examinant le fonctionnement de l’idéologie égyptienne ancienne, nous avons vu que celle-ci mettait en place un système d’expulsion et de destruction des ennemis, empruntant au rite sacrificiel sa base théorique. Cette idéologie de la destruction de l’ennemi s’est façonnée au gré des relations conflictuelles entre l’Égypte et ses voisins, essentiellement proche-orientaux. Elle a conduit à produire non seulement l’image de l’ennemi extérieur et pernicieux, impie et brutal, « tueur de dieu », mais propose aussi un cadre rituel pour son élimination, en convoquant alternativement un modèle de déshumanisation (la réduction de l’ennemi à un animal de sacrifice) et le thème de l’éradication d’une maladie. » (p. 256)

Le discours anti-judéen de Manéthon puise ses sources dans une appréciation négative de l’Asiate, jugé potentiellement dangereux par l’Égypte. Quant à l’histoire d’Osarseph, on dirait bien une interprétation égyptienne du récit fondateur des Judéens, faisant tantôt de Seth le fondateur de la communauté judéenne, tantôt d’Osiris une figure fondatrice, à travers Osiris-Sépa héliopolitain. Dans ce cas-là, d’ailleurs, l’histoire n’est plus négative à l’égard des judéens – Artapan à son tour pourra interpréter ce récit mais dans une optique largement favorable aux Judéens en faisant de Moïse un égyptien.

Le Moïse cornu de Michel-Ange… mais c’est une autre histoire !

Les erreurs de la liberté, de Pierre GRIMAL

« Nous ne sommes pas libres, ni de vivre, en venant au monde, ni de mourir ou de ne pas mourir. Mais nous sommes libres d’accepter la mort. Une fois de plus, c’est dans et par celle-ci que se réalise notre liberté. » Ainsi parlait et écrivait l’empereur Marc-Aurèle au livre I de ses Pensées. » (p. 13)

Marc-Aurèle, IIème ap JC

Grimal nous annonce sa thèse dès l’introduction : À l’étude, la liberté se révèle inséparable de la mort. La liberté s’exerce en effet à travers des choix, parfois des choix tragiques. La liberté pour les Grecs n’était pas la même que pour les Romains, et c’est ce que nous allons voir.

François Guizot

François Guizot (XIXè), dans Histoire de la civilisation en Europe, pensait que le monde antique ignorait le sentiment de liberté pure. Il croyait que la liberté n’existait que chez les sauvages ou les barbares… depuis, nous avons compris qu’il se trompait. En effet, dans ces peuples que, d’ailleurs, l’on n’appelle plus « barbares » ou « sauvages » ou même « primitifs » aujourd’hui, on trouve aussi une soumission aux « croyances, étouffantes, rites, coutumes strictes, tyrannie d’un chef ou d’un groupe. » (p. 8)

Dans ce livre de 1989, on a va trouver pas mal de formulations ou de points de vue tout à fait has been ^^

Chapitre I : la libertas républicaine

César et Octave-Auguste, son fils adoptif, qui lui succède, se battent tous les deux pour la liberté, mais s’opposent l’un à l’autre. De quelle liberté parle-t-on ? – Voici quelques mots du paradoxe de César : « Ainsi, le même homme, pour une même action – qui était la prise du pouvoir par la force – pouvait se prévaloir de la liberté et allait être abattu par un groupe d’hommes qui l’accusaient de l’avoir enlevée aux citoyens ! (p. 16) […] Il était donc vrai que César avait à la fois lutté pour la liberté (c’est-à-dire le fonctionnement traditionnel des institutions de la cité) et, en fait, l’avait supprimée. Mais s’agissait-il vraiment de la même liberté ? » (p. 17)

Ruines du Temple d’Auguste et de Rome à Ankara

Octave-Auguste résume sa carrière dans la célèbre inscription d’Ancyre : « À l’âge de vingt ans, j’ai rassemblé une armée, de ma propre initiative et à mes propres frais, et grâce à elle, j’ai rendu la liberté à l’État opprimé par la tyrannie d’une faction. » (p. 19)

Petite parenthèse : César s’est marié vers 16 ans avec Cornelia qui, elle, n’en avait que 10.

En réalité, il n’est de liberté que par rapport au statut d’esclave. « être libre, dans ces conditions, c’est, négativement, ne pas être esclave. L’esclave, en effet, est la chose de son maître ; il ne possède ni bien ni famille, il ne dispose pas de son corps. » (p. 20) Et dans ces conditions, en réalité, seul le pater familias est réellement libre. La famille n’est libre qu’à travers lui. Les enfants sont des liberi, ils jouissent d’une liberté analogue à celle de leurs parents. Il devient donc primordial de ne pas attenter à l’intégrité de la famille.

Les histoires des Tarquins chassés de Rome en raison du viol de Lucrèce, au VIème s av JC, l’enlèvement et le viol de la jeune Virginie, ensuite tuée par son propre père, sont, aux yeux de Grimal, des témoignages de ce choix impérieux : la liberté ou la mort (p. 23) Il cite encore l’épisode des Horaces et Curiaces.

Ici, j’émets quelques doutes… que des jeunes filles eussent été obligées de se donner la mort pour laver l’honneur de la famille ne ressemble pas à une preuve de leur liberté, mais au contraire à l’esclavage de leur corps, perçu comme appartenant à la famille et garant de son honneur. Enfin je dis ça, je dis rien ^^

La société semble avoir été organisée en noyaux autour du pater familias. (p. 32) En fait, les données archéologiques semblent confirmer la préexistence de villages.

« Les villages préexistent à la Ville. On peut penser que, dans ces villages, vivaient, comme des abeilles autour de leur reine, les descendants et les parents par alliance d’un Père. Chaque village avait autour de lui une zone « neutre » en partie cultivée, et l’on imaginera volontiers que là vinrent s’établir des isolés semblables à ces « hors-la-loi » dont parle la légende à propos de Romulus, qui demandèrent asile et s’installèrent au voisinage du temps de Jupiter Capitolin. » (p. 32)

Ces isolés s’allient à un pater, qui devient en quelque sorte leur patron, une sorte de père-protecteur à qui ils se doivent. Ainsi devait être organisée la société au VIIIè s av JC.

Une hiérarchie stricte (et patriarcale) – Lors de la réunion des villages en une ville, de la fondation de Rome, c’est l’imperium qui confère un pouvoir absolu au roi suivant une stricte hiérarchie : « Garant du corps urbain, véritable hypostase de Jupiter, au sommet se trouvait le roi. Puis venaient les chefs de clans – les chefs des familles – dans leur double rôle de pères et de patrons. Et, autour d’eux, les clients. C’est cette population hétérogène, membre de gentes et clients, qui était groupée dans les curies, dont l’assemblée jouait [un certain rôle]. (p. 33)

Pour info du qui fait quoi – un sénateur devait avoir plus de 50 ans et devait être propriétaire foncier en Italie. Un equites devait entretenir un cheval. Cohabitaient des fortunes très diverses et de grands écarts entre elles. Vers la fin du VIè s avJC existaient peut-être carrément deux communautés bien distinctes, organisées autour d’institutions et assemblées qui leur étaient propres : les plébéiens et les patriciens.

Au final, la libertas fut garantie pour tous par le droit romain (p. 47) et ce fut une façon de retrouver l’unité de Rome, qui avait été « un moment remise en question par l’inégalité des fortunes, la différence des traditions religieuses, et celle des structures familiales. » (p. 47)

Chapitre II : Les combats de la liberté

Tite-Live, au début du Livre II de son Histoire de Rome, présente « l’histoire d’un peuple désormais libre. » après la chute des rois. S’ensuit une méditation sur la nature de la liberté (p. 50) qui, selon lui, dépend, d’une part de l’existence à la tête de l’État de deux magistrats annuels, d’autre part, du fait que le pouvoir suprême (imperium) relève des lois et non des hommes.

C’est beau en théorie… mais comme Grimal le note, Tite-Live nous rapporte lui-même une histoire assez surprenante : le drame de Tarquin… lequel ? Dans la même famille (gens) des Tarquins on trouve plusieurs Tarquins… les ancêtres légendaires à la très mauvaise réputation et les contemporains, qui payent pour leurs ancêtres. Il se trouve que « l’un des hommes qui avaient le plus contribué à chasser Tarquin le Superbe portait, lui aussi, le nom de Tarquinius, ce qui était naturel, puisqu’il appartenait à la même gens que le roi. Le surnom seul différait. Lucius Tarquin Collatin, donc, était devenu consul, en récompense de son rôle dans la révolution. Mais le peuple ne put supporter qu’un consul s’appelât Tarquin – cela sembla d’un mauvais présage. » (p. 52) Orchestré savamment par Brutus, le drame a lieu : Tarquin est exilé ! « Ainsi, le premier acte de la cité « libre » fut d’enlever son droit de citoyen à un homme, pour la seule raison qu’il portait un nom haï. » 

Marcus Junius Brutus, Ier s av JC

Brutus (le vilain) voulait surtout l’écarter… et le prétexte était tout trouvé ! et à cette époque, on ne changeait pas de nom ! (p. 52)

Mais Brutus ne s’arrête pas là… figurez-vous que les membres de la gens Tarquinius complotent. On appelle cela une conjuration. Or, à leurs côtés, on trouve mêmes les enfants de Brutus !! Ils seront tous condamnés. Et Brutus assiste à l’exécution de ses propres enfants pour… sauver la patrie. « Brutus n’en fut pas moins admiré à l’égal d’un héros, pour sa fermeté et son dévouement à l’État. » (p. 53)

Il peut donc y avoir conflit entre liberté de conscience et raison d’État : Brutus passe outre la loi morale qui demande au père de protéger ses enfants, passe outre le droit d’appel des accusés… pour affermir les droits de la cité. (p. 55)

La liberté des individus se heurte donc aux intérêts du groupe : « les libres citoyens d’une cité libre deviennent esclaves de fait, à partir du moment où, comme nous l’avons rappelé, ils ont prêté au magistrat qui les conduira à la guerre le sacramentum. » (p. 57)

Le sacrementum : un acte à caractère religieux bien sûr !

La question de la liberté soulève donc celle de l’empilement des droits : lequel prévaut ? Cicéron propose une réponse dans son Traité des Lois : il convient « pour établir le droit, de prendre pour point de départ la loi suprême qui, commune à tous les temps, est née avant qu’aucune loi ait été écrite ou qu’ait été formée absolument aucune cité ». (p. 62)

« La liberté relève de cet ordre, à la fois naturel et divin. Elle est antérieure aux lois. Elle résulte de l’existence même, en nous, d’une raison, qui nous permet de discerner le vrai du faux. » (p. 62)

Dans le contexte de cet empire qui s’étend et de ces terres toujours plus vastes qu’il faut gérer et exploiter, de nouvelles questions se posent : Comment s’attacher les paysans lointains ? La loi frumentaire de Gaius Gracchus propose de ne faire payer le blé que très peu cher. C’est le début des subventions aux agriculteurs ! Il s’attache ainsi des gens qui acceptent par conséquent de réduire leur liberté en entrant dans le clan des assistés. (p. 66) Pour défendre ces « assistés », Cicéron explique : « Nos humbles amis, inoccupés tout le jour, peuvent se permettre d’être assidus pour accompagner les hommes de bien, qui leur rendront des services. Comme ils attendent tout de nous, permets-leur d’avoir quelque chose qu’ils puissent eux aussi nous donner. » On trouve cela dans le plaidoyer pour Murena. Ce présent qu’ils donnent, c’est justement leur présence. Pour Cicéron, la liberté, ce n’est pas l’égalité des privilèges, mais la cohésion de la société, autour d’une amitié qui respecte les puissants et protège les faibles. (p. 68) Alors, certes, c’est un peu paternaliste ! Mais là, Grimal commente :

(p.69) « On peut, certes, juger (en employant un mot d’aujourd’hui) qu’il se rend coupable de « paternalisme », un terme que notre temps n’aime guère. Mais ce « paternalisme » n’était-il pas fidèle à la droite ligne d’une société que les Pères et les « patrons » avaient, dès l’origine, façonnée ? Au nom de quel triste réalisme ce qu’une telle structure sociale conservait, un peu de l’antique idéal, fait de générosité, d’affection et de respect mutuels, devrait-il être condamné ? En ce temps-là, la « fraternité » ne sera pas ajoutée, tardivement, à la « liberté » et à l’égalité, comme ce sera le cas dans la France du XIXè siècle. Elle était inhérente à la société elle-même. » 

Oui, bon, Grimal écrit en 89. D’ailleurs, quid de Grimal ? Mort en 96, à 84 ans, qu’aurait-il dit des débats qui agitent nos jours… et les femmes ? les esclaves ?

Bref, reprenons, si l’on comprend bien, c’est le respect de la hiérarchie et de l’ordre établi qui est le garant de la liberté (p. 69). Si tout est distribué selon la justice, cette justice entraîne la liberté.

Mais il arrive parfois que la liberté individuelle contrarie la liberté collective, et inversement. Socrate accepte sa condamnation à mort et refuse de s’évader, pour ne pas contrevenir à aux lois et à la justice. A l’inverse, le collectif peut donc devenir tyrannique. (p. 70)

Cependant, dans l’exercice politique de cette hiérarchie, les citoyens n’ont pas les mêmes droits, le peuple choisit des représentants ; les nobles peuvent être candidats. Durant la dictature de Cinna, c’est le bazar : les meurtres et suicides se multiplient. Cicéron spectateur pense le droit et la liberté dans ce contexte agité. Certes, il ne peut y avoir d’égalité complète entre tous les membres de la cité, mais au moins, une aequitas, qui est le fait de posséder le droit de cité romaine, permet de participer à la libertas.

Chapitre III : La liberté sacralisée

Harmodios et Aristogiton

Les Grecs avaient fait de la liberté une déesse puissante, qui échappait d’ailleurs au contrôle des hommes, selon Cicéron dans le dialogue Sur la nature des dieux. Pour les Grecs, la déesse les avait protégés contre la tyrannie des Pisistratides puis contre les Perses. Selon la légende, Harmodios et Aristogiton, tyrannoctones (meurtriers de tyrans), érigés en statues à Athènes dans le quartier des Céramiques, avaient libéré la ville des tyrans ! (p. 81)

D’après Hérodote, Thucydide et Aristote, la réalité était tout autre. L’un des tyran, Hipparque, tomba amoureux d’Harmodios, déjà en couple installé avec Aristogiton. Et oui. Cela déplut fort à Aristogiton et ils décidèrent de se venger et de tuer les tyrans. C’est donc une sorte de vendetta amoureuse qui fonda la légende de la victoire de la liberté sur la tyrannie : Hipparque tué, son frère Hippias continua en effet de régner en tyran pendant 3 ans, et ne partit que sous la pression des Lacédémoniens, alliés à de grandes familles athéniennes en exil. (p. 83) Pour en savoir plus, cliquez ici par exemple. Quant à la lutte et la victoire contre les Perses, Darius puis Xerxès, elles valurent à Athènes une renommée mondiale (dans le petit monde méditerranéen ^^) et une gloire qui perdura jusque chez les Romains. Cependant, est-ce qu’une victoire des Perses aurait véritablement nui à la liberté de penser des Grecs ? Les peuples sous la domination perse avaient pu conserver leur culte, par exemple (p. 91) tandis que les Athéniens, après leur victoire sur les Perses, imposèrent de fortes amendes sur les peuples qui avaient accepté des exigences de l’ennemi, prétextant par là les « protéger »… (p. 92)

La Grèce qui a réussi à vaincre les Perses est en réalité une coalition de plusieurs cités dont l’indépendance est en fait le seul garant d’une certaine liberté. Dans la Grèce achéenne, celle des royaumes de Sparte ou de Mycènes, au temps d’Agamemnon ou de Ménélas, il n’y a pas vraiment de liberté de parole, et certainement pas qui contrarierait la parole du chef, du roi. (p. 94) Mais le roi, tout roi qu’il fût, n’était pas non plus libre ; prenons pour exemple le sacrifice d’Iphigénie pour obtenir des vents favorables… son père, Agamemnon, ne fut pas libre d’épargner sa fille. (p. 94). La royauté revêtait en ces temps un caractère sacré. Pour désigner le roi, nous avons d’ailleurs koiranos (indo-européen, qui le relie à la fonction guerrière), (wanax) anax, trouvé sur les tablettes mycéniennes et qui signifie « protecteur », et enfin basileus, qui n’est pas i.e mais peut-être égéen ? et que l’on rencontre partout (Athènes, Chypre, Sparte). Le pouvoir appartient à des turannoi à Athènes et en Ionie. À partir de ces éléments de lexique, on peut supposer que « c’est seulement lorsque les groupes humains parvenus dans la région de l’Égée rencontrèrent d’autres hommes, installés là depuis plus ou moins longtemps que naquirent les cités. » (p. 95) Cette différence devint même un critère de citoyenneté : « Périclès obtint en 451 que ne fût pas considéré comme citoyen quiconque ne serait pas né d’un père et d’une mère ayant le droit de cité. » (p. 96) C’est donc une certaine fermeture qui caractérise la  citoyenneté grecque… à l’intérieur de laquelle, certes, les citoyens étaient « libres ». A ce titre, la civitas romaine était bien différente, sans doute parce que considérée dès le départ comme une patrie d’accueil, celle de tous les hommes libres. D’après Hérodote, au temps des Pélasges (peuple grec qui étaient là avant l’invasion des achéens, éoliens et ioniens), avant l’invasion des Hellènes, il n’y avait pas d’esclaves ; ceux-ci furent constitués au fur et à mesure des razzias, à l’instar de ce qui est raconté dans l’Iliade, notamment pour ce qui concerne les femmes et enfants. C’est d’ailleurs à ce moment de l’histoire grecque qu’apparaît le mot grec « liberté ». (p. 98) Néanmoins, la liberté d’Athènes reposait sur l’asservissement des autres (p. 101), à l’extérieur comme à l’intérieur, et notamment grâce aux esclaves.

Gaulois captif (Musée Arles)

Aristote justifie l’existence des esclaves en parlant de « nature » d’esclave (p. 102) : ils ne sont pas capables de raison et trouvent ainsi un avantage à être guidés, soumis. Alors quid des hommes que l’on fait esclave, captifs de guerre ? On répond tout simplement que les Barbares, par exemple, étant soumis à un despote dans leur pays d’origine, sont par nature esclaves… (p. 103) Hum Hum… Il est possible que Platon n’ait pas été en accord avec cela ; cependant, notez que dans une telle conception, affranchir les esclaves paraissaient inconcevable, contrairement à ce qui se passait couramment à Rome (p. 104). Et c’est dans ce contexte que souffla un vent de rébellion, notamment avec Socrate… et son « démon » ou sa voix intérieure, son indépendance d’esprit, sa quête de la vérité et sa relation avec le controversé Alcibiade. Socrate fut accusé de « corrompre la jeunesse ». (p. 110)

La mort de Socrate (David)

« Socrate, donc, mourut, mais les thèses qu’il soutenait marquèrent le début d’une « liberté » nouvelle. Sa mort, la fermeté avec laquelle il soutint, en se sacrifiant, le caractère sacré des lois aussi injustes qu’elles fussent, apportèrent la révélation qu’il était possible d’être « libre », même en face de tyrans déchaînés – qu’il s’agît d’un tyran unique, comme ce Phalaris qui, en Sicile, jetait des hommes dans le corps en bronze d’un taureau chauffé à blanc – ou d’un tribunal composé de « libres » citoyens. » (p. 110)

Les héritiers d’une telle liberté et indépendance d’esprit ne seraient pas Platon, selon Grimal, mais plutôt Antisthène et les Cyniques, ceux qui s’étaient affranchis de l’opinion en particulier. Quoi qu’il en soit de leur devenir, les philosophes deviennent ceux qui généralement montrent la voie aux autres hommes. Qu’il s’agisse des stoïciens ou des cyniques, ces deux mouvements opposés témoignent tout de même d’un certain malaise de la pensée grecque du IVè siècle (guerres contre Sparte, Thèbes ; factions), la liberté a perdu de son attrait. La démocratie a ses propres contraintes, et l’on s’en aperçoit ; les intellectuels vantent par ailleurs les mérites de la société perse, par exemple (Xénophon – Cyropédie) (p. 113) Finalement, dans les discours d’Isocrate, on trouve une certaine sympathie des grecs à l’égard de la monarchie. Philippe, puis surtout Alexandre, s’ils n’arrivent pas en terrain conquis, ont toutefois quelques facilités. (p. 115) Les philosophes sont ceux qui créèrent « les conditions spirituelles de cette immense communauté que fut le monde hellénistique. Paradoxalement, ce sera dans les monarchies qui en sortirent que se réaliseront et se formuleront les lois d’une nouvelle liberté. » (p. 116) Au IIIè s, dans la Grèce hellénistique, malgré la menace perse, les citoyens se sentent libres : « Partout, l’hellénisme triomphe. Quant à la liberté intérieure, elle n’est plus une revendication majeure. Les citoyens la possèdent dans leur vie quotidienne, plus entière que jamais. » (p. 116). En effet, ils peuvent participer aux grandes fêtes, aux cultes et les écoles ouvertes par les philosophes et les rhéteurs se multiplient. (p. 117)

Chapitre IV : La conquête héroïque

On considère que le développement des mouvements cyniques, au sein de l’hellénisme, après la libération selon Socrate, serait plutôt un symptôme qu’une cause d’une montée de l’individualisme. (p. 120)

Cette théorie, développée ci-après dans le livre de Grimal, selon laquelle l’individualisme se développe à partir de la mort de Socrate, faisant comme si celle-ci avait eu un grand retentissement dans le monde intellectuel de l’époque, est aujourd’hui souvent remise en question.

« Un courant profond existe donc, à l’intérieur de l’hellénisme, dont on peut suivre les progrès de décennie en décennie, qui sépare l’homme de la cité, le rend indépendant d’elle et, plus généralement, de la société humaine quelle qu’elle soit, et prétend faire en sorte qu’il trouve en lui-même les conditions spirituelles de son bonheur et de son existence même. » (p. 120)

Qu’en est-il de la liberté pour les Grecs ? Comment se la figuraient-ils ? Car les eleutheroi, les « hommes libres », ne l’étaient que par rapport aux esclaves, appelés alors andrapoda, « homipèdes »… (p. 123) mais qu’en est-il de la liberté de penser ? La condamnation de Socrate peut être une preuve de la façon dont elle était reçue dans la démocratie athénienne.

« La pensée ne devait pas aller outre certaines limites et, en particulier, chercher à expliquer l’univers autrement que par les mythes relatifs aux divinités – l’homme « libre » lui-même, l’homme de pensée restait soumis à ce que l’on croyait savoir des dieux. » (p. 124)

Les Moires (LaGoya)

Les poèmes homériques nous montrent des héros soumis à un Destin que rien ne peut contrarier. « Ainsi, chaque mortel a sa Moira, le sort qui l’attend et auquel il ne saurait échapper. » (p. 124) Selon la légende, la ville de Troie a été construite sur la colline où est tombée la déesse Atè, l’erreur… ce qui explique de façon rétrospective tous les mauvais choix politiques de ses dirigeants. (p. 124) Tous les héros homériques vivent sous une contrainte. Si l’histoire d’Ulysse est devenue célèbre, c’est parce qu’il lutte pour conserver sa liberté, en dépit de tout ce qui semble se liguer contre lui. (p. 125) Ulysse pourrait être le héros de la liberté, en ce sens (p. 126) et cependant les dieux l’aident. « À ce moment, deux conceptions de la liberté sont en présence, ou plutôt se superposent : d’un côté, il y a la liberté que les divinités concèdent aux mortels, pour qu’ils puissent accomplir leur destin ; liberté aveugle, illusoire, mais qui sur le moment, apparaît comme totale. » […] et de l’autre, « la plus profonde, qui, elle, échappe au pouvoir du Destin, la volonté obstinée du héros, celle qui répond à ses exigences intérieures, sur lesquelles les dieux ne peuvent rien. » (p. 127)

Hercule et Omphale (Rubens)

Grimal parle encore d’erreur de la liberté pour évoquer le cas d’Héraclès, né après Eurysthée, son cousin qui le réduit donc en esclavage, du fait d’un droit d’aînesse. Héraclès serait lui aussi né sous Atè, l’erreur. (p. 129) Il devient donc esclave par erreur et dans ce cadre va réaliser les fameux douze travaux pour affirmer… sa liberté. (p. 130) Dans ce cycle, Héraclès est la « gloire d’Héra », littéralement. Il est possible que ce mythe très ancien, plus ancien que les grecs, plutôt issus des Hellènes, « ait été imaginé pour rendre de cette subordination du dieu à la déesse et, dans une certaine mesure, la rationaliser. » (p. 131) Thésée et Cadmos eux aussi ont affaire à l’esclavage – ces légendes de héros qui gagnent leur liberté ou la reconquièrent étaient reçues comme des modèles à suivre. Dans ces combats, l’homme est placé face aux dieux, sans toutefois leur être égal : le combat de Prométhée est aussi un combat contre le Destin, ou du moins, la lutte pour une liberté au sein de ce Destin (p. 137) On trouve dans les tragédies d’Eschyle une trace de cette liberté… contre le règne d’Egisthe et de Clytemnestre, les vieillards s’insurgent : ils ne sauraient être dirigés par ce tyran et préférait le règne de leur basileus, Agamemnon, consacré par les dieux. « Eschyle, par sa naissance, appartenait à la noblesse des Eupatrides. La démocratie, intransigeante, hostile aux vieilles familles qui avaient autrefois dirigé la cité, ne pouvait guère attirer sa sympathie. Éprouve-t-il quelque nostalgie du temps mythique où des rois régnaient dans Athènes ? » (p. 138)

Les Euménides « porte à la scène la parrhésia, le droit à la parole, si souvent invoqué par les partisans d’un régime démocratique et contre lequel Démocrite, témoin des erreurs de ce régime, après le « règne » de Périclès, avait mis les Athéniens en garde, en disant : « la liberté de parole est la marque de la liberté, mais le danger réside dans le discernement de l’occasion. » Au théâtre, le danger était moindre qu’à l’agora. Au fur et à mesure qu’avance le siècle, les débats sur la liberté, dans la tragédie, portent de plus en plus sur la liberté « intérieure » face au pouvoir » (p. 142) (cf Antigone de Sophocle) Sophocle valorise la liberté de l’homme – Protagoras, l’homme qui est la mesure de toute chose. Mais apparaît alors comme un danger le crime d’hybris, possible, voire inévitable à travers la liberté de démesure. (p. 143) La liberté d’Antigone est aussi celle du sacrifice (p. 144) et Grimal de suggérer :

« Paradoxalement, ce sont le plus souvent des femmes qui attestent ainsi leur liberté, par leur consentement à mourir. Peut-être parce que leur code de l’honneur est plus exigeant, peut-être parce que, soumises à un père, à un mari, à un frère, elles ont peu l’occasion, dans leur vie quotidienne, d’exercer leur liberté. » (p. 145) Grimal évoque donc les exemples d’Alceste, qui se sacrifie par amour de son mari Admète ; Laodamie également. Ou encore la jeune Néoptolème, qui se suicide pour échapper à l’esclavage. (p. 146)

Je ne sais pas dans quelle mesure on peut suivre Grimal jusque-là puisque souvent ces femmes se sacrifient pour un homme, pour l’honneur de la famille, bref, pour autrui. Il veut y voir une marque de leur liberté de mourir plutôt que d’être esclave et développe ici encore cette idée ancienne mais je ne suis guère convaincue ; d’autant moins qu’il continue avec Phèdre, qu’il montre comme esclave de ses passions chez Euripide (Hippolyte). Bien plus tard, Sénèque choisit de montrer chez elle plutôt le combat entre la volonté et la passion. (p. 148)

Zénon de Citium est plus jeune qu’Alexandre d’une vingtaine d’années seulement. On lui prête d’avoir conseillé au jeune empereur d’être le guide des Grecs et le maître des Barbares. Toutefois, il pensait aussi que les citoyens ne devraient pas vivre séparés chacun dans sa cité mais devraient peupler le monde comme un seul peuple. Cela serait possible si tous étaient libres, et en particulier dotée d’une certaine liberté intérieure (p. 149-150). Son successeur Chrysippe s’exprime ainsi : « il faut appeler liberté (eleutheria), la connaissance sûre (la science, epistémè) de ce qui est permis et de ce qui est autorisé, et esclavage (douleia), l’ignorance de ce qui est autorisé et de ce qui ne l’est pas. » (p. 151) Cette fois, la liberté se trouve au-delà des lois de la cité. Seul le sage est véritablement libre.

Trois « bonnes passions » aux yeux des stoïciens : la joie, la volonté et la prudence.

(Vraiment, je me demande ce qu’on a inventé de mieux que le stoïcisme… l’épicurisme peut-être ?)

Est-ce que les idées stoïciennes ont donné des idées de révolte et peut-on les mettre en relation avec les rébellions de Sicile ou d’Italie (Spartacus) ? On ne le sait pas et l’hypothèse semble fragile. (p. 153) Quelle fut leur influence ? plutôt certaine et visible sur le pouvoir en place, notamment dans le monde romain. (p. 154)

Un petit clin d’œil amusant : le roman de Iamboulos (Jambule), rapporté par Diodore de Sicile : histoire de deux grecs capturés par des Ethiopiens et embarqués de force par ceux-ci, amenés sur une île lointaine, dont les habitants se donnent le titre de Fils du Soleil… est-ce une préfiguration du stoïcisme ? (pour en savoir plus sur ce roman, ici)

Chapitre V : La liberté sous les Césars

Les mers étaient remplies de pirates, notamment au IVè, comme en témoignent les intrigues de la Comédie Nouvelle (de Ménandre par exemple). C’est par la lutte contre les pirates que les Romains étendent leur Empire (p. 155). C’est Pompée, en 67 av JC, qui débarrasse la méditerranée des derniers pirates dans leur derniers repaires (Cilicie) ; elle devient mare nostrum, un espace de libre circulation des biens et des personnes. Vive la liberté du commerce ! (p. 157)

En réalité, dans cet espace, plusieurs états de droits se superposent et se complètent : « un premier statut, considéré comme fondamental, lié à la patrie de chacun, à sa citoyenneté dans la cité dont il est originaire, puis un autre, à l’intérieur de l’empire, par lequel il participe, de façon variable, selon les provinces, aux garanties conférées aux citoyens romains eux-mêmes par la civitas romana. Le premier statut, s’il est celui des citoyens d’une cité libre, les soumet aux institutions propres de cette cité. Mais les autorités romaines possèdent un droit de regard sur leur fonctionnement et forment une véritable juridiction d’appel, dans le cas où les intéressés estiment que leur « liberté » a été lésée, par exemple à la suite d’une décision prise par un tribunal formé de leurs concitoyens. » (p. 157) (cf les édits d’Auguste découverts à Cyrène en 1926)

Sous Auguste, les Romains vivaient sous une monarchie, mais elle se présentait comme protectrice et respectueuse des conditions premières de la liberté, soit le règne d’une justice impartiale. Dans cette configuration, les esclaves étaient soumis à une autorité plus haute que celle de leur maître, et s’en remettait à la fides qu’ils leur devaient, et qu’ils pouvaient invoquer contre leur maître en cas d’injustice. (p. 165) 

Cybèle, la déesse mère phrygienne (Phrygie => Centre Turquie)

De même, une certaine liberté religieuse était garantie, du moment que le culte officiel n’était point dérangé et qu’il était respecté (p. 166) : les citoyens pouvaient bien en penser ce qu’ils voulaient, il ne fallait pas troubler l’ordre public. C’est une bien grande différence avec la démocratie athénienne qui condamna Socrate pour avoir introduit de nouveaux dieux. L’Empire romain regorgeait de dieux nouveaux, apparaissant et disparaissant parfois. Seuls restaient interdits les débordements contraires à la vie publique : viols, assassinats dans le cas des Bacchanales, ou mutilations et délires orgiastiques dans le cas du culte de Cybèle, la Grande Mère de Phrygie (fin du IIIè av JC). Cependant, c’est vrai que le druidisme fut interdit et même aboli sous Claude. (p. 169) Pourquoi ? Peut-être en raison du pouvoir qu’ils exerçaient sur leurs contemporains ? Peut-être aussi parce qu’ils pratiquaient le sacrifice humain… et que cela répugnait aux Romains qui avaient extirpé cette pratique de leur propre culte ? 

Quid des chrétiens ? Le problème des chrétiens, c’est qu’ils refusaient d’accomplir les gestes rituels d’adoration devant la statue de l’Empereur. Encore une fois, c’est le comportement et non ce que l’on pense ou croit qui est incriminé. 

« Le problème posé par le développement de la religion des Chrétiens est à nos yeux le plus important de ceux que rencontrèrent les empereurs, de Néron à Constantin. Il eut pour effet de mettre fin, graduellement, au traditionnel libéralisme de Rome, en dressant une barrière infranchissable entre Chrétiens et païens. Et, lorsque l’Empereur devint chrétien, et qu’il fallut choisir, les persécuteurs d’antan devinrent à leur tour les persécutés. Des temps nouveaux s’instauraient, créant une faille dans la tradition romaine. » (p. 171)

Quel désespoir ce dut être, que celui des romains conscients d’un tel bouleversement !

Les philosophes grecs furent accueillis (IIès av JC), puis chassés dès lors qu’ils prônèrent la recherche de plaisir individuel (cf les épicuriens), les autorités craignant alors qu’ils ne corrompent la jeunesse qui deviendraient lascive, égoïste, incompatible avec l’idéal de dévouement à l’État. (p. 171) Les rhéteurs latins constituèrent eux aussi une menace : on tolère les rhéteurs grecs… mais ceux qui peuvent s’adresser à tous et enseignent la manipulation des foules ? Certainement pas (p. 172)

Plus menaçant en revanche est apparue le grand nombre d’esclaves. Ils étaient bien souvent médecins, architectes, pédagogues, secrétaires, intendants, grammairiens, philosophes comme Épictète, qui était le directeur de conscience de l’empereur. (p. 174) Les affranchissements étaient nombreux et courants par ailleurs : on n’était pas esclave toute sa vie (enfin sauf les femmes à mon avis ^^) 

La mort de Sénèque (David)

Après Auguste, on dit que tout le monde se rua dans la servitude de Tibère, puis, pire, de Caligula, qui fut le premier vrai tyran. (p. 184) « les historiens anciens, Tacite, Suétone, Dio Cassius énumèrent les actes arbitraires de Caligula, Claude, Néron, les accusations portées contre les hommes les plus éminents du Sénat, dès qu’ils étaient soupçonnés de quelque indépendance. Dans un tel monde, il n’y a aucune place pour la liberté, du moins celle qui s’affirme par des actes ou des paroles. La seule liberté qui subsiste est celle des consciences. Le mot libertas prend alors un sens qui, sans doute, n’est pas nouveau mais exalte un aspect qui, jusque-là, restait secondaire. La libertas est alors un nom que l’on donne à la dignité de la personne, à l’indépendance maintenue en dépit de tout, même si elle ne se traduit pas en actions. » (p. 185) Pour conserver sa liberté, Sénèque accusé de conjuration par Néron et à qui il ordonne de se suicider ne peut que s’exécuter. « Une fois de plus, la liberté se découvre inséparable de la mort. » (p. 185)

La Bâtarde, de Violette Leduc

Magnifique, ardu, coloré, âpre, amer, haletant, mesquin, écœurant, surprenant… un peu trop long. (Gallimard)

Dans la Bâtarde, VL raconte sa vie, dans l’ordre, en citant ses livres précédents, se référant à sa vie quotidienne, aux événements de sa jeunesse, au Paris d’avant-guerre, au marché noir auquel elle participa sans complexe avec Maurice Sachs notamment.

Un personnage complexe, touchant et odieux à la fois.

Juste avant, j’avais lu Thérèse et Isabelle. Je retrouve dans la Bâtarde des passages entiers de cette histoire d’amour de collégiennes. Dans la Bâtarde, je découvre la fin réelle. Violette est déçue par Isabelle, par le réel, et l’abandonne. 

Elle se laisse aimer par Hermine, par Gabriel. Elle se tue aux pieds de Gabriel quand Hermine l’abandonne, lasse. Elle poursuit Maurice Sachs de ses assiduités. Il part en Allemagne.

Quelques notes de musique au début du récit, le piano importe. On peut écouter :

L’oiseau prophète de Schumann… et Le tombeau de Couperin de Ravel ou encore Le Concerto italien de Bach !

Et voici quelques extraits de la poésie de Violette Leduc  :

Elle cousait de plus en plus vite des prières avec ses lèvres.

Berthe ma mère, j’étais ton mari avant ton mariage.

Un être absent de sa beauté est deux fois plus beau.

(Gallimard, pp. 30, 40 et 41)

Il s’agit d’Isabelle désormais :

Mon corps prenait la lumière du doigt comme le sable prend l’eau.

Quand elle me revoit et que son visage est altéré, c’est authentique. Quand elle ne me voit pas et que son visage n’est pas altéré c’est authentique aussi

(Gallimard, pp. 86 et 88)

VL est obsédée par la beauté des autres, complexée par sa laideur à elle :

Les poignets des plus belles femmes de Paris frôlèrent mes poignets avec la délicatesse, le velouté, la fatalité d’une aile de chauve-souris. Les petits nez aux narines arquées voletaient contre mes tempes. Ils entrèrent dans mes yeux, ils piquèrent ma nuque. Les pieds mignons planèrent plus légers que les églantiers. Ils faisaient du rase-mottes sur mes épaules. Les doigts effilés avec leur pâleur pour seul bijou montèrent, se laissèrent porter comme les feuilles détachées des branches. Bouches, lèvres ourlées pareilles à des guêpes taquinèrent, emmêlèrent les fils de ma toison intime. Une employée coupa le courant.

(p. 214)

Effets de style, l’absence de ponctuation pour la foule parisienne et l’agitation des commerces. Les répétitions comme des litanies et l’amour dans un hôtel devant des inconnus.

Lorsqu’Hermine la quitte… la désertion affective est admirablement peinte

Une chenille, c’est lent, c’est caressant ; elle entraîne la route avec ses frissons de velours visibles et imperceptibles. Le changement d’Hermine à Ploumanac’h pendant les grandes vacances, après notre après-midi dans l’hôtel de la rue Godot-de-Mauroy, était visible et imperceptible. Elle s’approchait du rideau empesé de la fenêtre, elle regardait, en continuant de limer ses ongles, les vagues qui montaient plus haut que les maisons, elle rêvait à autre chose, le rideau crissait entre mes doigts.

(p. 233)

 Jusqu’au petit mot d’Hermine.

Ne m’attends pas. Je ne reviendrai plus. Tu dois être courageuse

La détresse est immense. Elle appelle Maman. Elle souffre. 

… toujours des gifles, elle est partie. Pitié, Violette, pitié. Aïe mon Dieu, aïe, aïe… regarder fixement le couvercle du piano jusqu’à ce que cela recommence…

[…] 

Patience. J’écris cela pour me consoler, vingt-cinq ans après, de la fuite d’Hermine.

(p. 241)

Et fantastique, elle nous propose d’entrer en son esprit bouleversé, qui cherche à se soigner et se concentre, pour cela, sur Pythagore. Elle recopie ce qu’elle recopiait pour fixer son esprit :

Le travail de séparation se refera pendant que je recopierai la notice : Pythagore, philosophe et mathématicien grec, né dans l’île de Samos vers 580- vers 500 dont l’existence est peu connue sur dix lignes ! jusqu’à emboutir la table de multiplication…

(p. 241)

Plus tard toujours ce sentiment d’abandon qui la poursuit.

Je végétais dans la cuisine ; je voulais prendre exemple sur M. Motté qui surveillait le canard au four, qui plongeait une de ses bouteilles de cidre bouché dans un seau d’eau froide. Je n’y parvenais pas. Rejetée par Maurice, rejetée par Gérard, rejetée par M. Motté, rejetée par Arnold qui ne me connaissait pas. Je ne pouvais pas me souvenir d’une étreinte, d’un abandon, d’une complicité de tendresse depuis que nous étions arrivés. Je vivais au garde à vous. […] M’enfuir, m’en aller mourir de faim avec ce chien squelettique. Je serai délivrée. Délivrée de quoi ? Si je me roulais à ses pieds… il n’est pas impossible qu’il me réponde oui. Il est bon. Je ne m’y risquerai pas. Du fumier, cet accouplement. Je suis prévoyante, je ne le demanderai pas. J’étais incapable d’aimer comme Gérard, de m’oublier comme M. Motté. Gabriel, Hermine, Isabelle… Je demeurais une enfant donc il fallait s’occuper. Une idiote au point mort. »

(p. 393)

Le désespoir qui s’en va par les chemins la poursuit dans les campagnes.

J’ai pris la route du blé coupé. Le cri sortait de terre. Alouettes, feu d’artifice à ras de terre, où étiez-vous ? Je marchais par cœur, l’œil sec je pleurais. Guirlande des troupeaux somnambules au long des fils et des barrières. Je me cachai dans la haie, je vis un monde en liberté. Écrire. Oui Maurice. Plus tard.

La crinière pleurait sur les yeux du cheval. C’était lui le plus appliqué, le plus efface. La truie était trop nue, la brebis trop habillée. Une poule était amoureuse d’une vache. Elle la suivait, enfermée entre quatre pattes. Est-ce que je m’en vais ? Je ne serai jamais rassasiée du poulain suivant sa maman. Une génisse se mit à courir, j’attendis le renouveau de l’harmonie pour partir.

Scintillements lucides des marches du métro, je ne vous oublie pas. Le poème qui gonflera ma gorge jusqu’à la grosseur d’un goitre sera mon poème préféré. Que je ne meure pas avant que la musique des astres me suffise.

Assise sous un pommier chargé de pommes vertes et roses, je trempai ma plume dans l’encrier et, en ne pensant à rien, j’écrivis la première phrase de L’Asphyxié : « Ma mère ne m’a jamais donné la main. »

(p. 399)

Je n’ai pas envie de lire L’Asphyxié. En revanche, ses portraits de Maurice Sachs, qui la fascine, qu’elle aime, qui semble un géant, qui n’avait qu’un an de plus qu’elle, me donne davantage envie de lire Alias, ce livre que Violette aurait lu la première.

C’est Simone de Beauvoir qui l’encourage à écrire la Bâtarde, qui préface merveilleusement ce livre ; VL parle d’elle d’une façon un peu discrète, façon clin d’œil, clin d’œil aussi pour son propre gros livre à elle.

Je ne pouvais pas détacher mon regard du livre neuf à couverture blanche des éditions Gallimard. l’ouvrage était posé au centre du bureau, sur un sous-main.

– Ce gros livre a été écrit par une femme, me répondit le meilleur ami de Maurice. c’est L’invitée de Simone de Beauvoir.

Je lus le nom de Simone de Beauvoir, ensuite le titre : L’invitée. Une femme avait écrit ce livre. Je le remis à sa place. J’étais en paix avec moi-même.

(p. 437)

Un petit documentaire pour en savoir davantage ? cliquez ici.